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mardi, 31 janvier 2012

Erdogan règle ses comptes avec l’armée turque

Günther DESCHNER:

Erdogan règle ses comptes avec l’armée turque

Certaines pratiques douteuses du gouvernement d’Erdogan approfondissent les césures qui existent déjà dans le monde politique et la société en Turquie

ilker-basbug.jpgL’arrestation spectaculaire de l’ancien chef de l’état-major de l’armée turque, Ilker Basbug (photo), et la plainte déposée contre l’ancien chef de la direction militaire du coup d’Etat de 1980 et ex-président de la République, Kenan Evren, a crée l’événement et éveillé toutes les attentions, bien au-delà des frontières turques. Cette arrestation et cette mise en examen ont montré clairement combien profondes sont les césures qui déchirent la société et le monde politique dans ce pays, qui est une pierre angulaire de l’OTAN. Le motif qui se profile derrière ces manoeuvres politico-judiciaires est à rechercher dans le fameux procès, qui est en cours depuis 2007, contre le réseau secret “Ergenekon”, auquel les organes du gouvernement d’Erdogan et le procureur général reprochent d’entretenir, par le biais de la terreur, des peurs et des émotions dans la population pour justifier un nouveau putsch militaire.

Avec l’arrestation de Basbug, le cercle des hommes soupçonnés d’intentions putschistes s’accroît. Il faut savoir que l’ancien chef de l’armée du deuxième pays le plus militarisé de l’OTAN, du moins sur le plan quantitatif, est considéré comme un “réaliste” (dans un commentaire publié dans le journal “Hürriyet”), “qui savait que le climat politique en Turquie avait atteint un point où plus aucun putsch militaire n’aurait été accepté, ni en Turquie même ni dans la communauté internationale”. On reproche aujourd’hui à ce général retraité depuis 2010 d’avoir été, en tant que “membre d’une association terroriste”, impliqué “dans un plan visant à renverser le gouvernement islamo-conservateur de l’AKP”.

Basbug se retrouve ainsi dans un aréopage illustre: plus de trois cents personnes —des militaires de haut rang, des professeurs, des recteurs d’université, des avocats et des journalistes— sont désormais considérées comme membres ou comme soutiens d’une ligue soi-disant secrète et incarcérées, pour partie, depuis de nombreuses années. L’opinion publique turque attend en vain, et depuis longtemps, qu’un premier jugement soit rendu ou que des preuves tangibles soient présentées. Plus le cas est trainé en longueur, plus le cercle des “putschistes” supposés va s’accroître et plus les arrestations se succéderont au sommet de la hiérarchie sociale et politique; quant à la crédibilité de l’opération, elle se réduira quasi à néant.

Certains commentateurs remarquent que le système juridique turc est responsable de cette lenteur: les procès durent longtemps parce que le système ne prévoit pas de libération conditionnelle sous caution. D’autres, plus critiques, reprochent au gouvernement d’Erdogan, de se contenter de simples suspicions et d’en profiter pour baillonner définitivement d’éventuels opposants kémalistes. Le procès, pris dans son ensemble, ne servirait en réalité qu’à consolider les positions de l’AKP dans les appareils de la justice et de l’Etat.

Certes, il s’avère exact que la Turquie est un pays où, par trois fois depuis 1960, des putsch militaires ont renversé le gouvernement. On ne peut donc pas dire que tout soupçon, quant à l’éventuelle planification d’un coup d’Etat, soit le fruit de purs fantasmes conspirationnistes. Néanmoins bon nombre d’observateurs pensent que le procès intenté sert surtout à réduire au silence ceux qui critiquent le régime.

Depuis la fondation de la république par le Général Mustafa Kemal, surnommé plus tard “Atatürk”, l’armée turque se pose comme la gardienne des principes séculiers, porteurs du “kémalisme” en tant qu’idéologie d’Etat. A ce titre, l’armée a pu acquérir une influence qui aurait été impensable dans d’autres démocraties. Jusqu’à nos jours, elle a gardé ses positions privilégiées. Au cours des années écoulées, le premier ministre Erdogan a pu réduire quelque peu cette influence, sans que les dirigeants de l’armée cessent vraiment de constituer un facteur de puissance. Ce n’était un secret pour personne: les généraux toisaient avec un grand mépris les politiciens de la “contre-élite” islamique, qui gouvernent aujourd’hui le pays.

Atatürk, fondateur de l’Etat, avait, expressis verbis, donné à l’armée la mission, après sa mort, de maintenir intact le système politique qu’il avait mis en place. Les militaires sont demeurés fidèles à cette mission et, par trois fois, en 1960, en 1971 et en 1980, ils ont renversé des gouvernements élus. Le coup d’Etat du 12 septembre 1980 fut de loin le plus sanglant: la Turquie avait été au bord de la guerre civile; 230.000 personnes furent inculpées; 50 condamnés ont été exécutés; des centainesd’autres sont morts en prison. Des dizaines de milliers de Turcs quittèrent le pays. Les généraux ont alors imposé une nouvelle constitution, dont les dispositions autoritaires ont marqué la Turquie.

Plus de trente ans après ces faits, l’ancien chef des militaires, Kenan Evren, aujourd’hui âgé de 94 ans, et l’ex-général Tahsin Sahinkaya, 86 ans, devront subir un procès. Pendant longtemps, Evren a été protégé contre toute poursuite judiciaire mais, après une modification de la constitution en septembre 2010, il a perdu son immunité. Depuis, plusieurs victimes de la junte militaire ont insisté pour que les officiers putschistes de 1980 soient poursuivis.

Une chose est sûre aujourd’hui: le moral, déjà sérieusement entamé, des dirigeants de l’armée turque, vient de prendre un nouveau coup dur avec l’arrestation de Basbug et l’inculpation d’Evren. Une fois de plus, l’AKP islamique vient de remporter un évident succès dans la lutte qui l’oppose à l’ancienne élite séculière, à laquelle appartient le sommet de la hiérarchie militaire. Le fossé se creuse de plus en plus entre le gouvernement islamisant et l’établissement séculier en Turquie.

Günther DESCHNER.

(article paru dans “Junge Freiheit”, Berlin, n°4/2012; http://www.jungefreiheit.de ).

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