Nicolas BONNAL:
Remarques perçantes sur les lettres persanes et la pensée médiatique
Ah ! Ah ! Monsieur est Persan ?
C’est une chose bien extraordinaire !
Comment peut-on être Persan ?
En 1721 Montesquieu publie les « Lettres persanes« , petit ouvrage crochu et politiquement correct, destiné à être lu par le public décalé et jouisseur de la Régence : le succès est immense. Le bouquin est devenu un classique de cette littérature du XVIIIe siècle à dire vrai assez médiocre, mais si proche de nos moeurs, de nos marottes, de nos caprices de vieux. Le livre invente aussi quelque part le style journalistique venu d’Angleterre, comme toute la décadence française et même européenne, le matérialisme et la superficialité contemporaines.
Ce qui est le plus marrant dans le style journalistique, c’est qu’il ne se rend pas compte des rares fois où il dit la vérité. L’homme moderne, comme dit Soljenitsyne ne sait pas s’il est vivant, et le journaliste ambiant ne sait surtout pas quand il est conscient. Sur Montesquieu et son style élevé, sa lucidité parfois réelle, on peut citer cette phrase mémorable des « Commentaires » de Debord :
« Il est vrai que cette critique spectaculaire du spectacle, venue tard et qui pour comble voudrait « se faire connaître » sur le même terrain, s’en tiendra forcément à des généralités vaines ou à d’hypocrites regrets ; comme aussi paraît vaine cette sagesse désabusée qui bouffonne dans un journal. »
Montesquieu est peut-être avec Molière le seul classique qui nous quitte les remords de ne pas être né avant, à cette époque, in illo tempore, comme on dit chez Virgile. Reprenons le si scolaire (et mal expliqué, cela va de soi) passage sur les Persans à Paris. Ils deviennent des célébrités exotiques et dans l’instant on les « reproduit ». On est déjà dans la société de l’image, de la légende urbaine et de l’icône culturelle :
« Chose admirable ! Je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m’avoir pas assez vu. »
La société de la Régence a rompu avec le Grand siècle, Bossuet et Louis XIV. On récolte les escroqueries financières, la culture du badaud amusé et le libertinage en attendant la Révolution. Les « Lettres persanes » sont en grande partie faites des cancans du harem, des minettes favorites, des eunuques et du reste qui annonce nos reality-shows. On n’y possède pas encore de gadgets Apple, mais c’est tout comme :
« Si j’étais aux spectacles, je voyais aussitôt cent lorgnettes dressées contre ma figure : enfin jamais homme n’a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d’entendre des gens qui n’étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : Il faut avouer qu’il a l’air bien persan. »
On remarque les préoccupations très people de cette meute de beaufs qui veulent être tenus au courant du dernier persan venu à paris, en attendant celles sur le prochain persan bombardé… Le fait de tous faire mécaniquement la même chose, au siècle de l’homme-machine de La Mettrie et des chefs-d’oeuvre de Vaucanson ne retient personne, bien au contraire ! Etre branché, être au courant, être réactif, c’est faire comme le troupeau. C’est l’apophtegme de la démocratie moderne et libertaire : sois toi-même, fais comme tous. Il faut être là ou ça bouge, c’est-à-dire là où ça s’entasse.
Montesquieu rit bien sûr du pape, « vieille idole que l’on encense par habitude ! ». Il hait le catholicisme (L’inquisition ! L’inquisition !), il se moque du roi, « grand magicien » en matière monétaire (on a fait mieux depuis !!!) et il encense la vieille Venise et l’Angleterre. Mais il s’intéresse surtout à la mode, comme tous les esprits profonds de notre temps. Et que dit-il ?
« Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants. Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été ; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver : mais surtout on ne saurait croire combien il en coûte à un mari, pour mettre sa femme à la mode. »
Tout va très vite, madame la marquise ! Dans leur ton provocateur, ces phrases sont étonnantes de lucidité ignorée et inconsciente. Montesquieu pressent la fin de l’histoire de Hegel et Kojève, et il annonce le présent permanent des penseurs profonds du XIXe, concept repris par notre dernier classique Guy Debord pour dépiauter notre réalité contemporaine :
« La construction d’un présent où la mode elle-même, de l’habillement aux chanteurs, s’est immobilisée, qui veut oublier le passé et qui ne donne plus l’impression de croire à un avenir, est obtenue par l’incessant passage circulaire de l’information, revenant à tout instant sur une liste très succincte des mêmes vétilles, annoncées passionnément comme d’importantes nouvelles ; alors que ne passent que rarement, et par brèves saccades, les nouvelles véritablement importantes, sur ce qui change effectivement. »
L’idée que tout va très vite est vieille comme la civilisation. En tout cas, il est défendu dans ces lignes de s’absenter de la matrice : elle pourrait se venger ! Il ne faut pas se laisser oublier, il faut préparer son retour, son come-back, comme on dit chez les vrais ploucs !
« Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la campagne en revient aussi antique que si elle s’y était oubliée trente ans. »
Il est vrai qu’à cette époque la campagne est encore un peu loi, même si Manon Lescaut et son amant joueur et spéculateur veulent leur hôtel particulier pas trop loin de la capitale !
J’en finis avec cette belle phrase, qui annonce bien nos temps qui courent, ou qui galopent même :
« Dans cette changeante nation, quoi qu’en dise le critique, les filles se trouvent autrement faites que leurs mères. »
Elle me fait tant penser dans sa perfection à celle de Debord, ce classique venu du marxisme, qui s’en prend à ce monde où « les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leur père. » Et c’est ainsi que le choc générationnel était bien plus profond et même ancien qu’on ne le croyait !
Il serait temps, en cette fin des temps, d’être un peu plus… perçant.
Nicolas Bonnal
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