Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

dimanche, 01 novembre 2015

Les progrès de la médecine, est-ce fini ? C’est peut-être pire encore.

IdY7i.jpg

Les progrès de la médecine, est-ce fini ? C’est peut-être pire encore

 
Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste
Ex: http://www.lesobservateurs.ch

Anne-Laure Boch est une pasionaria de la vie de l’esprit mais aussi de la vie du corps. Elle a d’abord étudié la médecine, ce qui l’a conduite à devenir neurochirurgienne à  l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Ensuite elle a obtenu un doctorat en philosophie. Elle voulait  comprendre ce qu’elle faisait comme médecin, et pourquoi. C’est cette méditation sur le sens de la médecine qu’elle a partagé avec les étudiants de l’institut Philanthropos à Fribourg. Devant eux, elle a posé la question de savoir si l’on pouvait encore attendre des progrès en médecine. Elle en doute et craint que la médecine ne produise désormais plus de méfaits que de bienfaits.

Elle n’a évidemment pas nié que la médecine occidentale a fait d’énormes progrès dans les trois derniers siècles.  Mais rien ne nous garantit que des progrès passés engendrent des progrès pour l’avenir. Les communistes croyaient dur comme fer aux progrès de la science et ils ont bien placé Gagarine en orbite. Mais au-delà, plus rien ou presque. Ce n’est pas seulement que le progrès peut s’arrêter mais que, sur sa lancée, il peut produire du déclin, l’accélérer même. Une fusée, en retombant, peut faire des dégâts. La fusée de la médecine et des recherches qui lui sont associées est-elle en train de retomber ? On peut le craindre et c’est à repérer les raisons de cette crainte qu’Anne-Laure Boch s’est attachée.

La vocation de la médecine est de guérir. A-t-elle guéri le cancer par exemple ? Non, elle a fait de lui une maladie chronique, mais de guérison, point ! Si le but de la médecine est de faire survivre à n’importe quel prix, alors, oui, elle parvient effectivement à faire vivre plus longtemps les malades du cancer ? Mais le but de la médecine est la guérison du malade, pas son maintien en vie avec acharnement thérapeutique. Là, c’est l’échec, malgré les milliards investis dans la recherche depuis 50 ans. Faut-il se résigner à voir dans la médecine ce qui nous amène aux chaises roulantes, au semainier avec ingestion quotidienne de pilules, à un cheminement de plus en plus chevrotant avant la tombe ? Anne-Laure Boch ne s’y est jamais résignée. Pourquoi ?

Parce que, pour elle, l’être humain n’est pas un « tas de molécules » dont il faudrait comprendre le fonctionnement pour les rendre plus performantes. Elle a noté en passant que si nous ne sommes qu’un tas de molécules, l’amour se réduit à un frottement de chairs suivis de l’émission d’un liquide gluant. Pouvons-nous encore aimer si nous sommes un tas de molécules ?

La science ne connaît que des choses, et la technique « désanime » les êtres. De plus en plus dominée par la science, la médecine est devenue une « grande découpeuse » qui coupe le corps en tranches de plus en plus fines, comme le font d’ailleurs les images produites par un scanner médical. Plus encore, ce découpage conduit aujourd’hui à des greffes d’organes qui, à terme et selon certains, devraient nous permettre de vivre des centaines d’années (pour peu que les banques d’organes s’enrichissent…) Le philosophe Jean-Luc Nancy a témoigné de son expérience de greffé du cœur et du sentiment qu’il a eu d’être devenu « autre » après son opération. Or devenir autre, c’est se sentir aliéné. La médecine moderne s’est engagée sur un chemin qui, si elle le poursuit, pourrait non seulement faire de nous des assistés en chaise roulante, mais aussi des êtres qui se sentiraient étrangers à eux-mêmes. J’entends déjà caqueter les vautours de la vie à tout prix : « Au moins ils seraient vivants ! » Une vie mortelle, peu importe comment ! Étrange caquetage, puisque cette vie, nous devrons la quitter. Anne-Laure Boch n’est pas allée aussi loin mais je crois qu’elle me pardonnera de le faire. Je ne résiste pas toujours au plaisir d’extrapoler.

Nous ne sommes pas des choses dont la destination ultime serait de fonctionner le mieux possible dans le temps et dans l’espace. Si tel était le cas, alors oui, il faudrait tout faire pour nous rendre plus performants, plus propres, plus sains. Qui serait cet homme performant dont la figure transparaît en filigrane dans toutes les injonctions à ne pas fumer, à ne pas manger de viande, à ne pas boire le gras du lait, pour… éviter le cancer, les maladies cardiovasculaires, le diabète ou même la grippe lorsqu’arrive l’automne ? Cet homme, a souligné Anne-Laure Boch, serait un « homme nouveau ». Il serait si propre, si fonctionnel que, dans l’imaginaire des peuples modernes, il  échapperait à la mort. Il suffit de se tourner vers les propositions du transhumanisme pour voir se dessiner le visage de cet homme nouveau ou surhomme. Pas tout à fait un visage encore, puisqu’il est question, dans ce transhumanisme, d’utérus artificiel ou de cerveau agrandi, mais le visage apparaîtra bien un jour. Il y a des chances pour que ce soit celui de Frankenstein, couturé de cicatrices en raison des greffes subies, le regard perdu en raison des pilules absorbées.

Voilà ce qui inquiète Anne-Laure Boch : l’image presque toute-puissante d’un homme nouveau qui a échappé à la condition humaine, à sa condition d’homme mortel. C’est cette image qui guide, oriente, soutient la médecine moderne qui a oublié sa vocation première, guérir, pour participer à une grande marche vers une nouvelle terre et de nouveaux cieux. Chacun connaît la formule prononcée aux enterrements : « tu es né de la poussière et tu redeviendras poussière ». Eh bien, pas du tout pour la médecine d’aujourd’hui qui promeut un homme nouveau ! Elle n’est pas consciente, ajouterai-je, de s’être faite le promoteur de cet homme, mais elle n’en est pas moins orientée par lui. Était-il conscient de ce qu’il promouvait, cet expert de l’OMS qui expliquait récemment que la viande rouge augmente les risques de cancer du côlon ? Il est probable qu’interrogé, il aurait nié vouloir promouvoir un homme que la mort ne limiterait plus. Pour autant, le rapport de L’OMS sur la viande rouge tueuse n’en suggérait pas moins qu’à long terme, la mort pourrait être éradiquée non seulement par les greffes d’organes mais aussi par une prévention systématique dont on devinait que, une fois mise en place, elle nous conduirait vers d’enchantés pâturages où broutent déjà les adeptes du « véganisme ».

Les gardiens ou gargouilles d’une médecine orientée par pilotage automatique vers un homme nouveau abondent. Mais il n’y a pas que cela. Anne-Laure Boch nous a rendus attentifs au fait que différentes infrastructures se sont mises en place autour de la promotion de l’homme nouveau : structures d’accueil pour la fin de vie, personnel soignant pour ces structures, industrie pharmaceutique qui renforce le mythe d’une nouvelle vie grâce au viagra et autres pilules roses.

Notre époque n’aime pas les dogmes religieux, mais elle avale tout cru le dogme du progrès en général, le dogme du progrès de la médecine en particulier. C’est contre lui qu’Anne-Laure Boch s’est élevée avec, comme bélier pour enfoncer les portes de cette nouvelle citadelle dogmatique, Ivan Illich. Ce prêtre philosophe a en effet montré combien le dogme du progrès conduit à penser que, quoi qu’il arrive, on va vers le mieux, plus de bien-être, plus de bonheur. Staline déclarait en 1936 que les Russes étaient de plus en plus heureux, juste après avoir fait mourir de faim des millions d’Ukrainiens et juste avant d’organiser des grandes purges avec des centaines de milliers d’assassinats. Mais les gens l’ont cru, tant la soif de bonheur et d’immortalité est grande en nous.

Est-ce que, parmi des déambulateurs, des chaises roulantes, des drogués au Prozac, nous continuerons à bêler notre credo sur les bienfaits de la médecine et de la recherche ?

Pour Anne-Laure Boch ce n’est pas sûr. Nous voyons grandir la proportion des gens qui préfèrent mourir plutôt que d’être pris en charge par une médecine qui risque de faire d’eux des morts-vivants. Rejoindre le cortège des chevrotants ne les tente guère. Un autre facteur est que la schizophrénie s’aggrave chez les soignants : d’un côté ils sont encouragés à manifester de la bienveillance envers les malades – d’un autre côté, on leur dit que ces mêmes malades sont un « tas de molécules ». Viendra un jour où soigner des patients « molécularisés » n’aura plus de sens. Ce jour-là, il sera peut-être possible de retrouver une médecine qui se contente de guérir plutôt que de s’acharner à faire survivre à n’importe quel prix.

Jan Marejko, 28 ocotobre 2015

00:05 Publié dans Philosophie, Science, Sciences | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : science, sciences, médecine, philosophie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Les commentaires sont fermés.