jeudi, 23 juin 2016
Le testament de l'orange d'Anthony Burgess
Le testament de l'orange d'Anthony Burgess
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À propos d'Anthony Burgess, Le testament de l'orange (Robert Laffont, coll. Pavillons Poche, traduction d'Hortense Chabrier et Georges Belmont, 2011).
Enderby, professeur de littérature anglaise dans une université new-yorkaise, est un de ces personnages sidérants de vérité, qu'on dirait avoir croisés dans notre propre vie.
Enderby, professeur de littérature anglaise dans une université new-yorkaise, est un de ces personnages sidérants de vérité, qu'on dirait avoir croisés dans notre propre vie.
Enderby est laid, gras, gros même, sale si l'on en juge par l'état calamiteux de l'appartement qu'il loue, obsédé de sexe (après tout, à fréquenter toute la journée ces Lolita d'étudiantes, on prend quelques risques...) mais parvenant tout de même, de temps à autre, à jouir d'une femme (plutôt jeune, professorat oblige), supérieurement intelligent encore, très drôle mais souvent à ses dépens. Un sale type.
Toute ressemblance avec un personnage réel s'arrête ici puisque Enderby écrit et a même réussi à publier certains de ses livres, bien que le poème, aussi savant que parodique, qu'il a consacré à saint Augustin et Pélage, dont nous suivons la rédaction truculente et mystico-salace, ne sera pas édité (de même que cette Odontiade, «chronique poétique en trente-deux livres d'une décadence dentaire», p. 74) puisque, dans Le testament de l'orange, Enderby mourra d'une crise cardiaque, avant que Burgess toutefois, comme pris de remords, ne le ressuscite dans le quatrième et dernier volume de ses aventures (intitulé Enderby's Dark Lady) que nous pourrions tout aussi bien nommer ses déconvenues.
La première d'entre elles, la plus grave, celle qui oriente toutes les pensées d'Enderby dont il serait tentant de faire le porte-parole de Burgess, est de vivre dans une époque grotesque où tout part en ruine, y compris même l'idée de pérennité : «[...] à Tanger où notre homme conservait plus ou moins, d'une façon, une sorte d'adresse permanente, si tant est qu'il reste de nos jours un domaine justifiant la notion de permanence» (p. 11) et ce n'est là que l'une des innombrables critiques que Burgess adresse à son époque tout entière remplie d'audiovisuel (cf. p. 44), mécanisée (cf. p. 16) et à ce point déshumanisée qu'Enderby peut raisonnablement se décrire comme étant «cent pour cent mécanaméricanisé» (p. 35), tout juste capable de vivre, ce qui signifie : «regarder la télévision, mettre des disques de chants protestataires sur l'électrophone de sa propriétaire et assister de la fenêtre aux actes de violence en bas dans la rue» (p. 53). Le monde, c'est bien le moins qu'on puisse dire avec Enderby, «rétrécit de jour en jour» (p. 60), à mesure que l'appétit de notre anti-héros, lui, semble se dilater. Phénomène classique mille fois expérimenté par les décadences : Des Esseintes, Ethal, Gray, veulent tout savoir, du moins expérimenter, ont soif de la singularité la plus aiguë, alors que la société où ils vivent s'étrique et se rabougrit sous les slogans d'une démocratie publicitaire et massifiée.
À ce titre, la description du crétinisme effronté des étudiants d'Enderby auxquels il jouera l'excellent tour de leur faire un cours sur un auteur qu'il vient d'inventer, l'évocation de son propre employeur, l'université, «maison close de progressisme et d'abdication intellectuelle» (p. 80), la description de ses déplacements dans un métro dont la faune à sombre pelage devrait faire plaisir à Richard Millet et horrifier les apôtres de l'angélisme versicolore ou bien encore l'évocation de son passage sur un plateau télévisé avec l'inévitable faire-valoir universitaire, la demi-mondaine aussi prétentieuse que sotte et le stupide présentateur (cf. chapitre 7), ces scènes sont d'une drôlerie et d'une méchanceté jouissives et, bien que parfois caricaturales, stigmatisent une époque à bout de souffle, où l'angélisme exterminateur triomphe, où l'Unique est condamné au génie ou à la déchéance, les deux en même temps souvent.
Mais il n'y a pas que drôlerie et méchanceté dans ces scènes. Le désespoir y tellement visible qu'il nous semble bien inutile de le cacher sous l'étalage de la misère insignifiante du personnage. Enderby, en effet, comme Marchenoir, semble être inconsolable après avoir constaté que son idéal, cette pureté qui est «une insulte à la face impure de ce monde» (p. 46) et «la nostalgie désespérée, commune à l'espèce, d'une ultime simplicité préservée dans la glace» (p. 72), à moins qu'il ne s'agisse, encore plus simplement, d'un rêve de grandeur passée (cf. p. 126), avait été saccagé, et non seulement saccagé mais piétiné, violenté, violé même.
En effet, Enderby, qui a lancé, devant un réalisateur de cinéma, l'idée d'adapter à l'écran Le naufrage du Deutschland du grand Manley Hopkins, n'en finit plus d'être inquiété par tout un tas de fanatiques de la pureté et de la vertu qui lui reprochent la violence et la pornographie du film tel qu'il a été ridiculement réalisé. Il est vrai que, après la sortie du film, des religieuses ont été violées par quelques voyous, allusion transparente aux faits qui eux-mêmes défrayèrent la chronique lorsque des arsouilles crurent devenir célèbres en s'inspirant du film de Kubrick, Orange mécanique, pour accomplir leurs méfaits, méfaits (et film d'ailleurs) qui furent suffisamment reprochés au réalisateur et à l'écrivain.
Le monde est cassé, la violence qui, comme la vulgarité, n'est qu'un des masques hideux du Mal, prolifère, l'enfer est probable malgré le fait que plus personne ne semble croire à son existence (cf. p. 83) : alors, dans ces conditions, que faire ?
L'unique chance de sauver les apparences et peut-être même, pour l'homme, de réussir sa sortie, ne résiderait-elle pas dans sa liberté, dont Enderby a beau jeu de rappeler qu'elle est un don magnifique de Dieu ? Certes, c'est par la confrontation (et même le film !) qu'il imagine entre Pélage et saint Augustin que Burgess se fait le héraut d'une liberté qui, en dernier recours, doit quand même permettre à un homme raisonnable de ne point commettre le viol d'une bonne sœur, y compris même s'il est allé voir un film où de telles scènes ont été mises en images. Pourtant, Burgess semble partagé entre le pélagisme et l'augustinisme, ne serait-ce que parce qu'il clame sa conviction que l'homme naît pécheur : «La violence et le péché ont toujours été le propre de l'homme et le seront toujours» (p. 163) alors même que Pélage et saint Augustin, du haut d'une colline, assistent au saccage de Rome, le 24 août 410, par des Goths, spectacle abominable d'un vieillard cloué sur une croix, de calices dans lesquels des hommes urinent qui contraignent des femmes à en boire le contenu, spectacle qui fera dire à Augustin que : «Le Mal commence à peine à se manifester dans l'histoire de notre Occident chrétien. L'homme est mauvais, mauvais, mauvais, et il est damné pour sa méchanceté, à moins que Dieu, en son infinie miséricorde, ne lui accorde sa grâce» (pp. 225-6).
La liberté n'est point suffisante, il faut le craindre, surtout si, encore une fois selon l'Augustin de Burgess, Dieu, qui est «prescience», «prévoit le mal [et] prédamne, [...] préchâtie» (p. 226)..
Nous ne serons pas étonnés que Burgess nous suggère une autre réponse, commune à bien d'autres écrivains mais qu'il a su illustrer par sa propre écriture, si inventive et coruscante : c'est dans le langage que réside l'ultime chance d'un rachat de l'homme.
«Le plus urgent», affirme ainsi Enderby devant quelques-uns de ses étudiants ignares, «c'est la tâche de conservation : préserver la signification linguistique dans sa totalité complexe, à l'intérieur d'une forme que l'on puisse isoler de ce monde ordurier» (p. 118), définition qui ressemble fort à celle de la poésie.
J'ai noté plusieurs fois, notamment dans certaines de mes notes sur la littérature post-apocalyptique, le rôle éminent que le langage, l'écriture, les derniers livres sauvés des flammes, pouvaient remplir pour les survivants.
Il s'agit, dans tous les cas, de conserver c'est-à-dire garantir la possibilité de la transmission. Enderby à ses étudiants : «Dépêchez-vous d'apprendre la solitude : plus question (1) de faire l'amour ni même d'avoir droit à des livres. Il ne vous restera que le langage, le grand conservateur, et la poésie, la grande créatrice solitaire de formes. Bourrez-vous l'esprit de langage, nom de Dieu. Apprenez à écrire le mémorable (2) – non, pas à écrire : à composer mentalement. Le jour viendra où l'on vous interdira jusqu'au moindre bout de crayon, au moindre dos d'enveloppe» (p. 118).
Enderby semble avoir vécu ce cauchemar qui est même parvenu à bout de son désespoir moins destructeur que cynique.
Notes
(1) Nous avons supprimé ici une virgule fautive.
(2) Comment ne pas songer à l'exemple de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury ?
00:05 Publié dans Littérature, Livre, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : orange mécanique, anthony burgess, lettres, lettres anglaises, littérature, littérature anglaise | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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