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mardi, 28 novembre 2023

Anthony Burgess et son « orange mécanique »

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Anthony Burgess et son « orange mécanique »

par Joakim Andersen

Source: https://motpol.nu/oskorei/2023/10/26/en-apelsin-med-urverk/

Anthony Burgess (1917-1993), tout comme D.H. Lawrence, se distingue facilement comme l'un des écrivains les plus incompris du 20ème siècle. Burgess était à bien des égards un homme de droite. Il a collaboré avec le GRECE, le Groupement de Recherche et d'Études pour la Civilisation Européenne de la Nouvelle Droite, et s'est décrit comme un jacobite plutôt qu'un jacobin. Burgess a écrit des dystopies gratifiantes comme The Wanting Seed et des histoires apocalyptiques comme The End of the World News. Réactionnaire plutôt que conservateur, bien qu'anarchique, il pouvait dire du divorce qu'"un mariage, disons qui dure vingt ans ou plus, est une sorte de civilisation, une sorte de microcosme - il développe son propre langage, sa propre sémiotique, son propre argot, sa propre sténographie ... le sexe en fait partie, il fait partie de la sémiotique. Détruire, sans raison, une telle relation, c'est comme détruire toute une civilisation". Alors que le psychologue perspicace Lawrence est aujourd'hui souvent considéré comme un pornographe à cause de Lady Chatterley, Burgess est plutôt associé au controversé Orange mécanique, habilement adapté au cinéma par Kubrick.

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À première vue, Orange mécanique est une description de la vie quotidienne d'un jeune homme, faite de sexe, de drogue et de violence. Écrit en 1962, il préfigure à la fois la désintégration sociale et les sous-cultures des années 1960. Moins superficiellement, il s'agit de l'une des dystopies les plus intéressantes d'un point de vue philosophique et anthropologique, en ce sens qu'elle rappelle American Psycho. Elle se déroule dans un futur proche, un peu plus anarchique que celui de Burgess et avec un argot d'influence russe. L'argot, le nadsat, ajoute à l'expérience ; le flux de conscience par lequel le protagoniste décrit l'événement est rempli de mots tels que "chelloveck", "horrorshow" et "malenky". La tendance "sub-littéraire" de Burgess n'est pas non plus aussi marquée que dans Les nouvelles de la fin du monde ; certaines descriptions de l'environnement échappent aux dialogues.

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Le protagoniste et ses "droogs" commencent l'histoire de manière plutôt symbolique en déchirant des livres et en rossant un ancien combattant. Ils volent des gens, agressent des mineurs et se battent avec d'autres gangs. Le personnage principal, Alex, n'est pas tout à fait unidimensionnel, comme le suggèrent son langage parfois éduqué et son amour de Beethoven et de l'opéra. C'est d'ailleurs ce qui le dessert : c'est lorsqu'il réprimande l'un de ses acolytes pour son inculture que la chance d'Alex tourne au malheur. Certaines qualités plus profondes restent difficiles à identifier, par exemple, Alex est profondément étranger au code d'honneur qui entoure la trahison et la réprimande suggère une déficience de leadership autant qu'un amour de la culture supérieure. Lorsque la chance d'Alex s'arrête, l'État commence à le soumettre physiquement à l'ingénierie sociale pour en faire un citoyen fonctionnel. Il est impossible d'en dire trop à ce sujet.

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Ce que l'on peut noter, cependant, c'est qu'Orange mécanique est une dystopie ultime dans la mesure où presque tout le monde est antipathique. La décadence ne se limite pas à l'État, elle imprègne également l'opposition et le protagoniste. Burgess a identifié ici un défi pour tous les traditionalistes : et si le matériel humain était devenu tel qu'il n'y a plus de leaders ni de suiveurs? C'est par ailleurs une société anarcho-tyrannique qu'il esquisse, où l'État ferme les yeux sur la violence contre les gens ordinaires et recrute même de nombreux anciens camarades d'Alex dans son bras répressif.

Burgess est également proche de la vision chrétienne de l'humanité dans A Clockwork Orange. Alex n'est pas mauvais parce qu'il est opprimé ou marginalisé, il commet des actes mauvais parce qu'il y trouve du plaisir. Aucun centre de loisirs au monde ne peut y remédier. Mais la vision plus complexe que Burgess a de l'humanité va plus loin, il se demande également si la bonté sans la capacité de choisir le mal est la bonté. Un prêtre dit de la "reprogrammation" d'Alex que "vous passez maintenant dans une région où vous serez hors de portée du pouvoir de la prière". C'est une chose terrible à envisager. Et pourtant, dans un sens, en choisissant d'être privé de la capacité de faire un choix éthique, vous avez vraiment choisi le bien". Fondamentalement, il s'agit ici de la perspective chrétienne contre la perspective managériale.

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Dans l'ensemble, il s'agit d'un classique moderne et bien mérité. La narration de Burgess est concentrée, avec juste ce qu'il faut de description de l'environnement et une intrigue claire. C'est un roman passionnant, mais c'est aussi un roman d'idées. En ce qui concerne la société anarchique que Burgess pouvait prédire, la réalité a largement dépassé le poème aujourd'hui; la tendance à l'anarcho-tyrannie et le contraste entre deux visions de l'humanité restent néanmoins d'actualité. Le livre et l'adaptation cinématographique de Kubrick méritent tous deux un examen approfondi.

lundi, 03 juillet 2023

Burgess, une dystopie dépopulationniste

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Burgess, une dystopie dépopulationniste

par Joakim Andersen

Source: https://motpol.nu/oskorei/2023/06/09/burgess-som-depopulationistisk-dystopiker/

Anthony Burgess (1917-1993) est surtout connu aujourd'hui comme l'auteur d'Orange mécanique. On sait moins qu'il était politiquement proche de la même école de pensée "anarcho-monarchiste" que Tolkien et qu'il a collaboré avec le GRECE, le Groupement de Recherche et d'Études pour la Civilisation Européenne de la Nouvelle Droite. Burgess s'intéressait également à l'histoire, passée et future, et écrivait des dystopies. A Clockwork Orange en est un exemple ; une autre, moins connue mais non moins d'actualité, est The Wanting Seed (= La folle semence, 1962).

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The Wanting Seed se déroule dans un futur malthusien, où la lutte contre la surpopulation domine à la fois la théorie et la pratique. Le mariage et la natalité sont découragés ; il existe un ministère de l'infertilité et une police de la population. Les lois formelles sont tout aussi importantes que les lois informelles, lesquelles se présentent sous la forme d'une culture et d'une idéologie. On nous dit que "vous avez le droit de vous marier si vous le souhaitez, vous avez le droit à une naissance dans la famille, même si, bien sûr, les meilleures personnes ne le font pas". Les classes respectables n'ont pas d'enfants ; en termes de carrière, les personnes sans enfants, homosexuelles et castrées sont favorisées. Les policiers, les "greyboys", semblent être recrutés parmi ces derniers, y compris les "greyboys brutaux aux lèvres fardées". Il convient de noter que Burgess ne semble pas être homophobe au sens propre du terme; il décrit une logique politique et idéologique. Entre autres choses, cette logique recoupe en partie ce que le polémiste américain conservateur Steve Sailer appelle "la fuite du blanc", qui explique en partie l'augmentation rapide du nombre de personnes LGBT parmi les jeunes Américains blancs: "être homo, voyez-vous, efface tous les autres péchés, les péchés des pères, par exemple, voyez-vous".

L'histoire se déroule dans une future Union anglophone, Enspun, comprenant un empire russophone appelé Ruspun. Contrairement à Orwell, il n'y a pas de guerre entre eux, la lutte est à la fois réelle et symbolique mais focalisée seulement contre la surpopulation. Enspun est multiethnique; la future Angleterre est peuplée de personnes originaires de différentes parties du monde ("Eurasiens, Euro-Africains, Euro-Polynésiens"). Il n'y a pas non plus de conflits entre eux. Cependant, Burgess introduit discrètement dans l'intrigue des souvenirs de sang racial, à la fois gastronomiques et plus concrets. Les personnages principaux sont d'origine anglo-saxonne, le professeur d'histoire Tristram Foxe et sa femme Beatrice-Joanna. Alors que leur relation se dégrade suite à l'infidélité de Béatrice avec le frère de Tristram, de profonds changements sociaux sont en cours. Ces changements sont conformes à la théorie cyclique de l'histoire que professe Tristram.

Tristram utilise les concepts de pelfase, d'interphase et de gusphase, le premier et le dernier étant nommés d'après les théologiens Pélage et Augustin. Pendant la phase de pelfase, les dirigeants partent du principe que les gens sont relativement bons par nature. Les punitions sont légères et la société est socialiste. Mais avec le temps, l'élite perd confiance dans la bonté de la population, ce qui conduit à une répression accrue. "Les gouverneurs sont déçus lorsqu'ils découvrent que les hommes ne sont pas aussi bons qu'ils le pensaient. Enveloppés dans leur rêve de perfection, ils sont horrifiés lorsque le sceau est brisé et qu'ils voient les gens tels qu'ils sont réellement". Nous passons alors à l'interphase, qui rappelle davantage le 1984 d'Orwell. Elle aussi ne dure pas éternellement, les gouvernants se détournent de la répression ("les gouvernants sont choqués par leurs propres excès"). Ils assouplissent les règles et le chaos s'installe. Mais ils ont désormais une vision pessimiste de la nature humaine et ne répondent pas par la répression. Peu à peu, ils se rendent compte que les hommes sont encore très bons et la phase pélagienne reprend. Etcetera.

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Le modèle cyclique de l'histoire selon Tristram n'est pas totalement inintéressant, même s'il peut être difficile d'identifier la phase de notre propre époque. Par exemple, nous avons la punition douce de la pelphase combinée au chaos de la gusphase. Une société véritablement multiethnique permet évidemment une vision pélagienne de certains groupes avec une répression interphase des autres, bref la fameuse anarcho-tyrannie. Néanmoins, le modèle historique de Burgess est une petite théorie originale de l'élite, où les réactions émotionnelles de l'élite aux résultats de ses propres politiques conduisent l'histoire. Il contient de nombreux passages percutants, tels que l'observation selon laquelle "les petits capitalistes sortaient de leur trou, rats au cours de la pelphase mais lions d'Augustin (dans la gusphase)".

Un thème intéressant de The Wanting Seed est le dépopulationnisme en tant qu'idéologie excessive ; il y a quelques similitudes avec notre époque. Tout aussi intéressant est l'accent mis par Burgess sur les mécanismes informels de la politique. Il s'agit notamment de la création d'une pression sociale et de l'influence de l'industrie culturelle. Il écrit que "pendant des générations, les gens se sont allongés sur le dos dans l'obscurité de leur chambre à coucher, les yeux rivés sur le carré bleu aquatique du plafond: des histoires mécaniques sur les bonnes personnes qui n'ont pas d'enfants et les mauvaises qui en ont, les homos qui s'aiment, les héros d'Origène qui se castrent eux-mêmes au nom de la stabilité mondiale". En même temps, cette influence semble moins efficace lorsqu'elle entre en conflit avec les instincts humains. Dès que la super-idéologie sexuellement négative est ébranlée dans ses fondements, les gens recommencent à avoir des relations sexuelles et à manger de la viande dans le roman.

Dans l'ensemble, il s'agit d'une dystopie originale, avec plusieurs thèmes intéressants. Certains passages sont passionnants et captivants, comme l'introduction où nous faisons connaissance avec les personnages principaux et le voyage de Tristram dans une Angleterre où la société est en crise et où le cannibalisme est une menace réelle. Mais le point faible est la longueur, l'histoire est trop longue et aurait pu être raccourcie. A bien des égards, il est plus actuel que Clockwork Orange, mais c'est en tant que dystopie plutôt que purement fictionnel qu'il est un petit bijou.

mercredi, 19 juin 2019

Anthony Burgess and Modernism

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Anthony Burgess and Modernism

Anthony Burgess came of age as modernism was at its peak, and the movement influenced much of his writing. As a reaction against the realism of the late nineteenth century, modernist works of literature aimed to disrupt many of the established tenets of novel-writing and poetry. In novels, the omniscient narrators, the linear structures and the focus on external description of environments and characters were replaced with subjectivity, fractured plotlines and a focus on the internal thoughts of characters (the latter inspired by the rise in psychoanalysis of the early twentieth century). Modernist poets rejected the devices of the Romantic period, preferring to experiment with form, allusion and the patchwork technique of using many fragmented languages and registers. The whole modernist project could be summed up with Ezra Pound’s phrase ‘make it new’.

Burgess’s first introduction to a modernist text was his reading of James Joyce’s A Portrait of the Artist as a Young Man at the age of fourteen. He describes the most modernist section of the novel, the hellfire sermon, as fear-inducing, so important in his mind that it drove him back to the church for another try at Catholicism. It was in the early 1930s, still a student at school when he first encountered Joyce’s Ulysses, a moment he describes in conflicting terms. While Ulysses was a constant presence throughout his career, and his first novels attempted to superimpose a contemporary story onto a mythological framework (see A Vision of Battlements’ treatment of the Aeneid and The Worm and the Ring’s retelling of the Niebelungenlied, for example), he writes that the post-Ulysses novelist ‘is forced to pretend Ulysses does not exist’, and that Joyce’s achievements made him cautious about writing his own fiction.

Yet what Burgess takes from Joyce is the elevating of language above almost everything else. He writes, ‘If Joyce taught nothing else he certainly taught a rigorous attention to language – an aspect of the traditional British novel which is generally despised’. Throughout all of his fiction, Burgess experiments with language, sometimes in overt ways as in A Clockwork Orange and Nothing Like the Sun, and sometimes in more subtle ways in novels such as the Enderby books and One Hand Clapping.

Despite his early connection to Joyce, it was T.S. Eliot who galvanised Burgess’s artistic interest in modernism. He first read Eliot when he borrowed The Waste Land from the public library in Manchester when he was fifteen. For the young Burgess, this was a gateway to Dante and Baudelaire, and he strove to memorise the poem in its entirety. Some years later, on a trip to London in 1936, he bought Eliot’s Collected Poems: 1909-1935 at a bookshop on Charing Cross Road. He began reading the poems on the train back to Manchester, and was so taken with Eliot’s work, he began a musical setting of the songs in Sweeney Agonistes. The impact of Eliot’s work on Burgess is hard to gauge, though Burgess goes some way to explain the influence: ‘the tastes of most of us have been Eliotian for the past forty-five years. He was a maker in a double sense: he made not only his poetry but also the minds that read it […] To reject Eliot was to welcome anarchy.’

Burgess’s analysis of Eliot’s influence recalls his writing about Ezra Pound. He describes Pound’s Cantos and his Homage to Sextus Propertius as ‘immensely important, supreme examples of the development of an idiolect, a personal language, which became the language of a whole generation.’

It was with the voices of Joyce, Pound and Eliot in his head that Burgess began writing fiction and his experiments with form, narrative and language owe these writers a large debt. Burgess’s most clear experiment in modernist expression came in 1974 when he published Napoleon Symphony. As with Joyce’s work (and indeed his own early work), the novel rests on a mythic framework. Burgess maps the biography of Napoleon onto the myth of Prometheus, but in another layer of complexity, he also frames the narrative around Beethoven’s Eroica symphony (itself based on the Prometheus myth). The story is told in the high modernist style, linguistically complex and fragmented.

Throughout Burgess’s career as a writer his experiments in fiction have been heavily influenced by modernism, yet he also experimented with postmodern form, in particular in the playful MF, based on the post-structuralist theories of Claude Levi-Strauss. This makes it hard to categorise Burgess, though perhaps the best depiction of the push and pull the various literary movements of the twentieth century had on his work is in Earthly Powers. As his protagonist Kenneth Toomey arrives at his eighty-first birthday he has experienced the blossoming of the modernist movement and the explosion of postmodern culture. He is the ultimate twentieth century writer, and perhaps Burgess is thinking of his own creative maturation through the different movements of the century.

Graham Foster

Visit our exhibition ‘Anthony Burgess and Modernism’ exploring all of these themes in more depth at the Burgess Foundation, 17 June to 30 September 2019. Free and open weekdays 10am to 3pm, and in the evenings for events. Anthony Burgess’s books Here Comes Everybody: An Introduction to James Joyce for the Ordinary Reader and Flame Into Being: the Life of D.H. Lawrence are republished this month by Galileo. Click here for more.

 

jeudi, 23 juin 2016

Le testament de l'orange d'Anthony Burgess

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Le testament de l'orange d'Anthony Burgess

Ex: http://www.juanasensio.com

À propos d'Anthony Burgess, Le testament de l'orange (Robert Laffont, coll. Pavillons Poche, traduction d'Hortense Chabrier et Georges Belmont, 2011).

orangetest.jpgEnderby, professeur de littérature anglaise dans une université new-yorkaise, est un de ces personnages sidérants de vérité, qu'on dirait avoir croisés dans notre propre vie.

Enderby est laid, gras, gros même, sale si l'on en juge par l'état calamiteux de l'appartement qu'il loue, obsédé de sexe (après tout, à fréquenter toute la journée ces Lolita d'étudiantes, on prend quelques risques...) mais parvenant tout de même, de temps à autre, à jouir d'une femme (plutôt jeune, professorat oblige), supérieurement intelligent encore, très drôle mais souvent à ses dépens. Un sale type.

Toute ressemblance avec un personnage réel s'arrête ici puisque Enderby écrit et a même réussi à publier certains de ses livres, bien que le poème, aussi savant que parodique, qu'il a consacré à saint Augustin et Pélage, dont nous suivons la rédaction truculente et mystico-salace, ne sera pas édité (de même que cette Odontiade, «chronique poétique en trente-deux livres d'une décadence dentaire», p. 74) puisque, dans Le testament de l'orange, Enderby mourra d'une crise cardiaque, avant que Burgess toutefois, comme pris de remords, ne le ressuscite dans le quatrième et dernier volume de ses aventures (intitulé Enderby's Dark Lady) que nous pourrions tout aussi bien nommer ses déconvenues.

La première d'entre elles, la plus grave, celle qui oriente toutes les pensées d'Enderby dont il serait tentant de faire le porte-parole de Burgess, est de vivre dans une époque grotesque où tout part en ruine, y compris même l'idée de pérennité : «[...] à Tanger où notre homme conservait plus ou moins, d'une façon, une sorte d'adresse permanente, si tant est qu'il reste de nos jours un domaine justifiant la notion de permanence» (p. 11) et ce n'est là que l'une des innombrables critiques que Burgess adresse à son époque tout entière remplie d'audiovisuel (cf. p. 44), mécanisée (cf. p. 16) et à ce point déshumanisée qu'Enderby peut raisonnablement se décrire comme étant «cent pour cent mécanaméricanisé» (p. 35), tout juste capable de vivre, ce qui signifie : «regarder la télévision, mettre des disques de chants protestataires sur l'électrophone de sa propriétaire et assister de la fenêtre aux actes de violence en bas dans la rue» (p. 53). Le monde, c'est bien le moins qu'on puisse dire avec Enderby, «rétrécit de jour en jour» (p. 60), à mesure que l'appétit de notre anti-héros, lui, semble se dilater. Phénomène classique mille fois expérimenté par les décadences : Des Esseintes, Ethal, Gray, veulent tout savoir, du moins expérimenter, ont soif de la singularité la plus aiguë, alors que la société où ils vivent s'étrique et se rabougrit sous les slogans d'une démocratie publicitaire et massifiée.

À ce titre, la description du crétinisme effronté des étudiants d'Enderby auxquels il jouera l'excellent tour de leur faire un cours sur un auteur qu'il vient d'inventer, l'évocation de son propre employeur, l'université, «maison close de progressisme et d'abdication intellectuelle» (p. 80), la description de ses déplacements dans un métro dont la faune à sombre pelage devrait faire plaisir à Richard Millet et horrifier les apôtres de l'angélisme versicolore ou bien encore l'évocation de son passage sur un plateau télévisé avec l'inévitable faire-valoir universitaire, la demi-mondaine aussi prétentieuse que sotte et le stupide présentateur (cf. chapitre 7), ces scènes sont d'une drôlerie et d'une méchanceté jouissives et, bien que parfois caricaturales, stigmatisent une époque à bout de souffle, où l'angélisme exterminateur triomphe, où l'Unique est condamné au génie ou à la déchéance, les deux en même temps souvent.

Mais il n'y a pas que drôlerie et méchanceté dans ces scènes. Le désespoir y tellement visible qu'il nous semble bien inutile de le cacher sous l'étalage de la misère insignifiante du personnage. Enderby, en effet, comme Marchenoir, semble être inconsolable après avoir constaté que son idéal, cette pureté qui est «une insulte à la face impure de ce monde» (p. 46) et «la nostalgie désespérée, commune à l'espèce, d'une ultime simplicité préservée dans la glace» (p. 72), à moins qu'il ne s'agisse, encore plus simplement, d'un rêve de grandeur passée (cf. p. 126), avait été saccagé, et non seulement saccagé mais piétiné, violenté, violé même.

En effet, Enderby, qui a lancé, devant un réalisateur de cinéma, l'idée d'adapter à l'écran Le naufrage du Deutschland du grand Manley Hopkins, n'en finit plus d'être inquiété par tout un tas de fanatiques de la pureté et de la vertu qui lui reprochent la violence et la pornographie du film tel qu'il a été ridiculement réalisé. Il est vrai que, après la sortie du film, des religieuses ont été violées par quelques voyous, allusion transparente aux faits qui eux-mêmes défrayèrent la chronique lorsque des arsouilles crurent devenir célèbres en s'inspirant du film de Kubrick, Orange mécanique, pour accomplir leurs méfaits, méfaits (et film d'ailleurs) qui furent suffisamment reprochés au réalisateur et à l'écrivain.

Le monde est cassé, la violence qui, comme la vulgarité, n'est qu'un des masques hideux du Mal, prolifère, l'enfer est probable malgré le fait que plus personne ne semble croire à son existence (cf. p. 83) : alors, dans ces conditions, que faire ?

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L'unique chance de sauver les apparences et peut-être même, pour l'homme, de réussir sa sortie, ne résiderait-elle pas dans sa liberté, dont Enderby a beau jeu de rappeler qu'elle est un don magnifique de Dieu ? Certes, c'est par la confrontation (et même le film !) qu'il imagine entre Pélage et saint Augustin que Burgess se fait le héraut d'une liberté qui, en dernier recours, doit quand même permettre à un homme raisonnable de ne point commettre le viol d'une bonne sœur, y compris même s'il est allé voir un film où de telles scènes ont été mises en images. Pourtant, Burgess semble partagé entre le pélagisme et l'augustinisme, ne serait-ce que parce qu'il clame sa conviction que l'homme naît pécheur : «La violence et le péché ont toujours été le propre de l'homme et le seront toujours» (p. 163) alors même que Pélage et saint Augustin, du haut d'une colline, assistent au saccage de Rome, le 24 août 410, par des Goths, spectacle abominable d'un vieillard cloué sur une croix, de calices dans lesquels des hommes urinent qui contraignent des femmes à en boire le contenu, spectacle qui fera dire à Augustin que : «Le Mal commence à peine à se manifester dans l'histoire de notre Occident chrétien. L'homme est mauvais, mauvais, mauvais, et il est damné pour sa méchanceté, à moins que Dieu, en son infinie miséricorde, ne lui accorde sa grâce» (pp. 225-6).

La liberté n'est point suffisante, il faut le craindre, surtout si, encore une fois selon l'Augustin de Burgess, Dieu, qui est «prescience», «prévoit le mal [et] prédamne, [...] préchâtie» (p. 226)..

Nous ne serons pas étonnés que Burgess nous suggère une autre réponse, commune à bien d'autres écrivains mais qu'il a su illustrer par sa propre écriture, si inventive et coruscante : c'est dans le langage que réside l'ultime chance d'un rachat de l'homme.

«Le plus urgent», affirme ainsi Enderby devant quelques-uns de ses étudiants ignares, «c'est la tâche de conservation : préserver la signification linguistique dans sa totalité complexe, à l'intérieur d'une forme que l'on puisse isoler de ce monde ordurier» (p. 118), définition qui ressemble fort à celle de la poésie.
J'ai noté plusieurs fois, notamment dans certaines de mes notes sur la littérature post-apocalyptique, le rôle éminent que le langage, l'écriture, les derniers livres sauvés des flammes, pouvaient remplir pour les survivants.

Il s'agit, dans tous les cas, de conserver c'est-à-dire garantir la possibilité de la transmission. Enderby à ses étudiants : «Dépêchez-vous d'apprendre la solitude : plus question (1) de faire l'amour ni même d'avoir droit à des livres. Il ne vous restera que le langage, le grand conservateur, et la poésie, la grande créatrice solitaire de formes. Bourrez-vous l'esprit de langage, nom de Dieu. Apprenez à écrire le mémorable (2) – non, pas à écrire : à composer mentalement. Le jour viendra où l'on vous interdira jusqu'au moindre bout de crayon, au moindre dos d'enveloppe» (p. 118).

Enderby semble avoir vécu ce cauchemar qui est même parvenu à bout de son désespoir moins destructeur que cynique.

Notes

(1) Nous avons supprimé ici une virgule fautive.
(2) Comment ne pas songer à l'exemple de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury ?

vendredi, 26 février 2016

L'Orange mécanique d'Anthony Burgess

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L'Orange mécanique d'Anthony Burgess

Ex: http://www.juanasensio.com

«Excusé comme une inévitable erreur d'un parcours dont la direction reste la bonne, déclenché pour hâter la venue d'un monde nouveau grâce à l'intensification implacable d'une sélection naturelle d'ordre racial ou économique, le Mal n'est plus l'enfant de la passion déchaînée, il est devenu l'instrument salvateur d'une raison calculatrice qui le sacralise en affirmant que seule une myopie intellectuelle peut qualifier de Mal ce grain et ivraie définis et distingués par les agronomes et les cultivateurs des champs de l'histoire où se construisent des univers concentrationnaires mais donnés pour radieux.»
Jean Brun, Le Mal suivi de Sombres Lumières (Artège, 2013), p. 26.


Bon, alors, ça sera quoi, hein ? Il n'y avait que moi, comme toujours, face au malinfrat qu'est l'écrivain chaque fois qu'il se bidonske de celles et ceux qui le lisent, et qu'il vous frappe le gulliver avec ses textes, à condition bien sûr qu'ils ne soient pas seulement des igras sortant de rotes pourries, tout juste bonnes à lâcher des golosses faiblardes, parce que leur yachzick sont zoum zoum avariées et qu'il n'y a aucune différence entre elles et des broukos ouverts sous le ciel, beurk.

Il n'y avait que moi puisque, chaque fois que je lis un malenky ou beaucoup (beaucoup, plutôt, m'est avis, je lis même trop), je suis seul, seul avec mon nodz, et je n'ai plus aucun droug, ô mes frères, exquis cucuses usées, c'est comme ça, comme est seul le viokcho qui écrit, et écrit, quand même, pour donner un sens à sa douleur, et pour chercher une lumière dans la notché où il ouvre grands ses glazes, histoire de nous fourguer son raskass, et il s'en balance de nous faire platcher, comme des molodoï ptitsas. Lui, ce qui l'intéresse, c'est d'avancer, qu'on suive ou pas, tant mieux si on suit, au lieu de zaznouter, tant pis si on ne le suit pas.

Il n'y avait que moi, donc, puisque je m'étais débarrassé des toutes mes dévotchkas qui platchaient, les pauvres petites souris blanches, parce qu'elles me disaient ou me croyaient ou feignaient de me croire bézoumni et que j'en avais franchement assez de nos petits dedans-dehors, préférant à leurs malenkis critches plonger dans la dratse avec le texte, et pas besoin d'itter à l'escoliose pour comprendre la grosse golosse du veck Burgess, dont la tchina a été baisée par un groupa de cinq déserteurs de l'armée américaine, une notché comme une autre, une notché où Alex et ses drougs varitent leurs petits plans, tout casser sur leur passage, vreder et oubivater sans débat, sans remords ni regrets, alors pas de doute comme qui dirait que les livres d'un tel veck, c'est une autre vesche que du vin sladky, du moloko pour ptitsa ou petit enfant gazouillant gou gou gou.

Il n'y avait que moi, sans shaïka ni shlaga, razedraze après une telle lecture, le rassoudok pouglé par tant de mots tout droits sortis des kishkas de Burgess l'écrivain, le vrai, pas celui qu'il met en scène, dirait-on pour s'en moquer (voir la description d'un livre intitulé... L'Orange mécanique), dans son propre livre, et qui s'appelle F. Alexander, ce qui n'est pas sans étonner Alex. Le mien, de gulliver, encore rempli par les mots pourris du gloupide Youssouf, des critches d'Halimi, l'innocent yahoudi et le bratchni mélangés dans une bitva d'où le krovvi, à gros bouillons rouges rouges rouges, dégoulinait du plott supplicié.

C'est qu'on s'ennuie sec, à drinker sans avenir, tous qu'ils sont à baisser le froc, genre embrasse-moi les charrières; aussi simple que ça. N'empêche, la nuit était encore jeune mais en fait elle ne l'est plus, la notché, jeune, si jeune que ça, et la musique, faut se dépêcher de l'écouter, sublime, qui vous met les larmes aux glazes, car, ô mes frères, c'est comme si un grand oiseau était entré à tire d'ailes dans le milkbar et j'ai senti chaque malenky petit poil de mon plott se hérisser tout debout et des frissons me courir dans le dos comme qui dirait des malenkys lézards et me redescendre dans les reins, car la la musique m'a comme qui dirait affûté, ô mes frères, nous dit encore Alex, et donné le sentiment de ressembler à ce vieux Gogre soi-même, prêt à y aller comme lui de son vieux Donner teutonnant et de ses vieux blitzen des familles et à tenir en mon hâ-hâ pouvoir des vecks et des ptitsas critchant à tout va.

Car la violence, comme la musique, pour Alex, confèrent un sentiment de plénitude, de radostie, l'une et l'autre, d'ailleurs, violence et musique, étant inexplicables : Ce veck instruit répétait les vesches habituelles sur le manque de discipline parentale, comme il appelait ça, et la pénurie d'enseignants du genre vraiment tzarrible, capables de dérouiller d'innocents chiards jusqu'au sang histoire de leur faire bramer misère et bouhouhou pitié. Tout ça c'était de la gloupitude et ça m'a fait bidonsker, mais c'était genre chouette de continuer à savoir qu'on était ceux qui faisaient tout le temps les gros titres de l'actualité, l'une et l'autre, musique et violence, indissociablement liées par une mystérieuse racine commune, Dieu, pardon, le vieux Gogre ou Dieu des familles qui a fabriqué le soi, l'un, le toi et le moi soli solo, et dans ce soi se niche la musique, mais aussi le mal, et c'est ce mal que ne peut justement admettre le non-soi, autrement dit les mecs du gouvernement et de la justice et de l'école, vu qu'ils ne permettent pas le soi, et ne permettent sans doute pas davantage la musique, et alors, oui, il n'est pas faux de prétendre que toute l'histoire de notre temps, mes frères, [est] le récit des vaillantes luttes de malenkys petits soi contre ces énormes machines, violence et mal étant en fin de compte, peut-être, les dernières traces de liberté permises, qui vous obligent à comprendre que vous vivez dans une prison gardée par des chassos, Et à écouter le J. S Bach j'ai commencé à mieux pommer le sens, et je me suis dit, tout en slouchant toutes ouïes les splendeurs brunes du viokcho maître allemand, que je regrettais de ne pas avoir toltchocké plus fort ces deux-là et de ne pas en avoir fait de la charpie sur leur foutu plancher.

Orange_1.jpgCes dvié-là ont leur importance, surtout le viokcho, qui n'est autre qu'un de ceusses qui sont capables d'écrire des livres, et ce livre porte un titre étrange, qui est L'Orange mécanique, et, oui, en fait de titre, c'est plutôt gloupp. Qui est-ce qui a jamais entendu parler d'une orange mécanique ?, le livre se mirant dans le livre, le livre ittant dans le livre, façon de skaziter, sans doute, que nul, pas même celui qui a écrit un livre sur la violence, n'est à l'abri de la violence, et qu'il est bien évidemment ridicule et faux par-dessus le marché, ô mes frères, l'espoir de mâter celle-ci sur une base purement thérapeutique ou béhavioriste (tiens, Laurent Obertone serait intéressé), par d'aussi pauvres moyens que ceux imaginés par Burgess à l'époque où il écrivit son roman pour vider un oum, le tout étant de tuer le réflexe criminel. Éradication totale en un an [puisqu'il] est clair que le châtiment n'a aucun sens pour cette sorte d'individus, cette sorte de vecks comme Alex le vicieux et ses drougs vonnant la méchanceté, bratchnis de peu de foi qui du reste le trahiront, avant qu'il ne soit enfermé dans une prison, puis quand, excédé par les avances d'un nouveau plenni, il tuera ce dernier, ce qui lui vaudra de goûter aux joies d'un traitement spécial, censé le dégoûter à tout jamais de la violence, fouailler jusqu'au plus profond de ses kishkas pour y ouster chercher les racines du mal.

Anthony Burgess est-il parvenu à les mettre à nu ? Non, car son livre interroge moins le mystère du Mal que celui de la liberté ou plutôt, il ne distingue pas l'un de l'autre : l'homme qui n'est pas libre ne commettra plus le Mal mais, en tant que prisonnier, il ne méritera pas d'être appelé homme. Si la liberté de faire ou de refuser de faire le Mal est ce qui distingue, plus que tout autre caractéristique, l'homme, dont l'entrée dans l'âge adulte consiste moins à refuser de faire le Mal que de comprendre quel formidable pouvoir le vieux malinfrat divin l'a fait le maître, alors la seule façon de l'empêcher de commettre l'irréparable est de lui rendre plus que pénible, dégoûtante et odieuse, la carrière du vice et de la violence..

Éradiquer le Mal nagoï, comme qui dirait mis à nu, est une impossibilité, une absurdité, un raskass popov et prétendre y parvenir constitue peut-être même un blasphème, comme n'est pas loin de le penser le charlot qui semble avoir pris en amitié le dobby Alex : Que veut Dieu ? Le Bien ? Ou que l'on choisisse le Bien ? L'homme qui choisit le Mal est-il peut-être, en un sens, meilleur que celui à qui on impose le Bien ? Questions ardues et qui vont loin, mon petit 6655321, le matricule d'Alex à la Prita ou Prison d'État, de laquelle il finira par sortir, après avoir été le premier cobaye de la méthode Ludovico qui le rendra malade à la vue de la violence et qui l'empêchera d'écouter sans vomir cette musique classique qu'il aime tant puisque les activités les plus exquises et les plus divines ressortissent pour une part à la violence, méthode révolutionnaire censée éradiquer la violence qui fera de lui un être incapable, comme par le passé, d'être violent mais qui le lessivera et le transformera en légume sans capacité de choisir, comme tout homme, le Bien ou le Mal : S'il cesse d'être malfaisant, il cesse également d'être une créature capable de choix moral, transformé qu'il a été en une orange mécanique, alors même que Burgess va beaucoup moins loin que Kierkegaard en matière de choix, qui se pose, selon le philosophe, non pas entre le Bien et le Mal, puisque choisir l'un revient zoum zoum à reconnaître l'autre, mais entre deux conceptions du monde : ou bien reconnaître que le Bien et le Mal existent et que l'un n'est pas identique à l'autre, ou bien admettre que ni le Bien ni le Mal n'existent et qu'alors, bien sûr, absolument tout est permis.

Pourtant, l'histoire d'Alex est bien celle comme qui dirait d'une rédemption, qui semble débuter à la sortie de prison du bratchni veck, après qu'il a expérimenté une sorte de vision, puis il y a eu un choum genre dégringolade et dégrabolade et Gogre et les Anges et les Saints ont plus ou moins secoué le gulliver en me regardant, comme pour govoriter que le temps manquait maintenant mais qu'il faudrait que j'essaie encore, les choses sont claires, même pour Alex : Le passé est mort et bien mort. On m'a puni pour ce que j'avais fait dans le passé. On m'a guéri, ce qui n'est pas tout à fait vrai mais qui permettra quand même à une poignée d'opposants au régime (dont l'auteur de L'Orange mécanique dont Alex a violé la femme qui en mourra, et que l'inconsolable veuf finira par reconnaître et vouloir tuer à son tour, pour se venger), de s'emparer du cas d'Alex pour dénoncer les odieuses méthodes du Ministère de l'Intérieur ou de l'Inférieur, comme il dit, lequel, en privant un homme de sa faculté de juger et de choisir, a exercé contre lui une violence infiniment plus dangereuse et intolérable que celle que les drougs sans foi ni loi faisaient régner dans la notché, à l'abri des milichiens : Bien sûr, vous avez fait le mal, mais le châtiment était démesuré. On vous a changé et vous n'êtes plus un être humain. Vous avez perdu la faculté de choisir. Vous êtes condamné à des actes admissibles aux yeux de la société, changé en petite machine uniquement capable de faire le bien puisqu'il est certain, selon l'auteur F. Alexander qui finira par se souvenir d'avoir déjà rencontré Alex qu'il a recueilli alors qu'il errait dans la nuit, que quiconque est incapable de choisir cesse d'être un homme.
 

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Le constat est donc implacable : Changer un bon jeune homme en petit morceau de mécanique, ce n'est pas un exploit dont un gouvernement, quel qu'il soit, ait de quoi se glorifier, sauf s'il met sa gloire dans la répression, sauf, et Burgess n'a pu qu'être, comme nous tous ô mes frères, influencé par ces innombrables théories de la mort du sujet, sauf si L'Orange mécanique est moins un livre sur la violence que sur la disparition, à notre époque, de la personne, du sujet, et sa reconquête fragile, la recherche d'une intériorité qui ne soit pas strictement le tas (bundle) de sensations dont parlait Hume, qui lui aussi se moqua des notions dépassées et granchement réactionnaires d'identité, d'intériorité, de sujet et, ô mes frères, l'horrible slovo, de personne. Les théories de la mort du sujet, partant de la relativisation de sa place au sein d'une Création comprise comme un théâtre de marionnettes folles, eurent pour corollaire immédiat la récusation de toute morale, remplacée selon Lévy-Bruhl ou Durkheim par une plate science des mœurs, les valeurs humaines étant elle-mêmes salement toltchockées et remplacées par des valeurs d'usage ou d'échange, Marx ayant déjà affirmé que les idéaux éthiques n'étaient que des superstructures d'infrastructures économico-sociales, hommes c'est-à-dire personne, valeurs, Bien et Mal étant devenus des variables d'ajustement au sein d'un matérialisme vulgaire, celui par lequel Claude Lévi-Strauss symbolisait ses croyances les plus profondes, les hommes n'étant après tout à ses yeux, comme ils l'étaient à ceux de Sartre, rien de plus que des fourmis qu'il faudrait donc étudier comme des fourmis, les hommes n'étant rien d'autre pour Lévi-Strauss que des êtres autonomes se déployant dans un temps vide d'une Histoire sans histoire.

158507-004-E5E2FD70.jpgAlex, rien de plus qu'un malenky animal vicieux amateur de langues anciennes, redeviendra-t-il un homme ? Alex, ses dix-huit ans juste passés, changera, oui, après avoir tenté de se suicider en se jetant du haut d'une fenêtre, après que l'État, qui a prétendu le rendre inoffensif en l'abreuvant d'horreurs filmées et de methcath, l'a soigné et lui a offert un emploi. Il recroisera certains de ses vieux amis, dont l'un est devenu flic, un autre encore de ses anciens drougs, Pierrot, accompagné de sa femme, et soli solo, avec son tché au lait presque froid maintenant, à réfléchir et à se poser comme qui dirait des questions, il se dira que, à son âge, décidément, ce vieux Wolfgang Amadeus avait composé des concertos, des symphonies, des opéras, des oratorios et tout le gouspin – non, pas gouspin mais toute une céleste musique, et il se dira que, à son âge encore, avant l'âge de ses quinze ans même, Arthur, de son petit nom avait écrit toute sa meilleure poésie, alors que lui n'a rien fait de sa jeunesse, sinon insulter, voler, violer et tuer, et se dire qu'il n'est rien de plus qu'une orange vonneuse et grassouse dans les énormes roukes du vieux Gogre, le roman de Burgess mimant ce perpétuel recommencement sans aucune direction (et ce n'est pas le dernier chapitre, classique à souhait, qui nous présente un Alex en mal de tchina, de domie, de famille et d'enfant, qui infléchira cette impression, puisqu'il est assez peu convaincant, comme avait raison de le penser Stanley Kubrick), la langue que parle Alex, le parler nadsat composé de bribes et bouts de vieilles rengaines argotiques ainsi que d'un rien de parler manouche aussi bien que toutes les racines soient slaves, cette langue étant peut-être, plus qu'une visible déformation due à la violence, la seule preuve qu'une création est encore possible dans un monde si visiblement pourri qu'il n'en finit pas de tourner en rond, répétant Bon alors, ce sera quoi ? dans la notché sans fin, cornant sans relâche, mais aucune réponse ne vient, même si ce n'est pas par la langue reconquise qu'Alex se sauvera, ce qui eût été une magnifique conclusion pour L'Orange mécanique, le parler nadsat étant peu à peu abandonné pour un langage d'homme qui eût enfin signifié que le bratchni crasteur fût devenu un homme capable de parler correctement, le langage qui n'est un critche que chez les animaux, devenu, lui aussi, adulte, mais cette fin-là n'est pas celle qu'a choisie Anthony Burgess, qui nous laisse confrontés à une violence sans origine, purement machinale et immotivée, seulement réduite (et encore, pour un temps) par les traitements appropriés, le Mal, lui, étant décidément sans litso, perdu dans la banda bolchoï, se contentant d'investir, pour un temps, tel ou tel veck qu'il empêchera de zaznouter trop longtemps, parce que, dans le roman de Burgess (tout comme dans le livre d'Obertone qui en singe le sujet), l'homme n'est plus un homme mais une fourmi sartrienne, une chose, un pantin réifié. Amen. Et tout le gouspin.

Les extraits en italiques proviennent du texte français remarquablement traduit par Hortense Chabrier et Georges Belmont pour l'édition Robert Laffont publiée en 1972 et reprise en collection de poche par Presses Pocket.

Quelques mots de nadsat.

Banda : bande de jeunes.
Bézoumni : fou.
Bidonske (v. bidonsker) : rigolade.
Bolchoï : énorme, grand gros.
Bratchni : fumier, salopard.
Brouko : ventre.
Charlot : chapelain, aumônier.
Charrières : fesses.
Chasso : gardien de prison, maton.
Choum : bruit.
Corner : appeler.
Craste (v. craster) : vol accompagné de violence.
Critche (v. critcher) : cri.
Dedans-dehors : copulation.
Dévotchka : jeune fille.
Dobby : bon.
Domie : maison.
Dratse, dratsarre : bagarre.
Drinker : boire.
Droug : ami.
Dvié : deux.
Escoliose : école.
Exquis cucuses usées : excuses.
Glaze : œil.
Gloupp, gloupide, gloupitude : idiot, stupide, stupidité.
Golosse : voix.
Goulatier : marcher.
Gouspin (adj. gouspineux) : merde.
Govoritt (v. govoriter) : parole, discours.
Grassou : sale.
Groupa : bande de jeunes.
Gulliver : crâne, gueule.
Igra : jeu.
Itter : aller.
Kishkas : tripes.
Kleb : pain.
Koupter : acheter.
Krovvi : sang.
Litso : visage.
Malenky : petit, peu.
Malinfrat : voyou.
Methcath : drogue.
Milichien : flic.
Molodoï : jeune.
Moloko : lait.
Nadsat : jeune de moins de vingt ans.
Nagoï : nu.
Nodz : couteau.
Notché : nuit.
Oubivater : tuer.
Oum : cerveau, cervelle.
Ouster : sortir, s'en aller.
Platcher : pleurer.
Plenni : prisonnier.
Plott : corps.
Pommer : comprendre.
Popov : idiot, clownesque.
Ptitsa : fille.
Radostie : joie.
Raskass : histoire, récit.
Rassoudok : crâne, esprit.
Razedraze : bouleversé, furieux.
Rote : bouche.
Rouke : main.
Shaïka : gang.
Skaziter : dire.
Sladky : doux, sucré.
Sloucher : écouter.
Slovo : mot, parole.
Tché : thé.
Tchina : femme.
Toltchocke (v. toltchocker) : gifle, coup.
Tzarrible : terrible.
Variter : mijoter.
Veck : mec.
Vesche : chose.
Viokcho/a : vieux, vieille.
Von (adj. vonneux) : odeur, mauvaise de préférence.
Vreder : faire du tort, du mal.
Yachzick : langue.
Yahoudi : juif.
Zaznouter : dormir.
Zoum : vite.

lundi, 08 février 2010

Nouveautés sur le site "Vouloir"

Nouveautés sur le site

http://vouloir.hautetfort.com/

 

vou-7310.jpgPierre-Jean BERNARD :

Les néo-socialistes au-delà de la gauche et de la droite

 

Carl PEPIN :

Sur Georges Valois

 

Paul SERANT :

Sur Georges Valois

 

◊ ◊ ◊

 

Robert STEUCKERS :

Préface à « Religiosité indo-européenne » de H. F. K. Günther

 

Robert STEUCKERS :

La lecture évolienne des thèses de H. F. K . Günther

 

◊ ◊ ◊

 

Ralf VAN DEN HAUTE :

1984, 1984,5, 1985 ou... d’Orwell à Burgess

 

R. DUMAS :

« 1984 » : roman du pouvoir, pouvoir du roman

 

Takeo DOI :

« 1984 » d’Orwell et la schizophrénie

 

◊ ◊ ◊

 

Bruno FAVRIT :

Hypathie, vierge martyre des païens

 

John THORP :

A la recherche d’Hypathie

 

Jean-Yves DANIEL :

L’astronomie des Grecs ou comment « sauver les phénomènes » ?

 

◊ ◊ ◊

 

Frank GOOVAERTS :

Sur l’itinéraire d’Erich Wichman (1890-1929)

 

Robert STEUCKERS :

Adieu à Frank Goovaerts