Ezra Pound est la figure majeure de la poésie du XXe siècle. Qu’il s’agisse de ses fameux Cantos, comme de ses abécédaires (et de son Comment Lire), l’œuvre poundienne constitue une incontournable source d’appréhension et de compréhension de la littérature, comme de la poésie. Cela étant, au travers de ses essais et de ses poèmes, Ezra Pound établit à plusieurs reprises une corrélation entre la décadence littéraire d’une nation et la décadence de cette nation elle-même. Si le langage et la littérature entretiennent des liens évidents, Pound remarquait que la régression littéraire engendrait forcément une régression du langage, et fatalement celle de la culture nationale : « si la littérature d’une nation décline, cette nation s’atrophie et périclite ». S’il évoquait déjà subrepticement la question dans Comment lire, c’est dans son ABC de la lecture qu’il aborda au fil des chapitres le drame du déclin littéraire comme déclin national, dans l’indifférence la plus totale, sinon dans la joie de la masse de consommateurs acculturés.
Si Comment Lire était un pamphlet auquel on reprocha cependant de ne pas aller suffisamment au fond des choses, Ezra Pound se rattrapa dans ABC de la lecture qui doit être lu comme un complément au premier livre où il y développa sa propre doctrine littéraire, mais surtout sa propre doctrine du langage. Or, comme la littérature est « du langage chargé de sens », la « grande littérature est tout simplement du langage chargé de sens au plus haut degré possible ». Ainsi, pour Ezra Pound, « le Langage a été manifestement créé pour – et sert manifestement à – la communication » (communication ne s’entendant pas dans son acception moderne qu’est celle du marketing, bien évidemment). De la sorte, lorsque la littérature connaît une phase de déliquescence, cela influe fatalement sur le langage, et donc sur la communication entre les hommes. Pire même, c’est la culture de la nation qui subit cet avilissement ; en s’accoutumant au médiocre, l’homme finit par le considérer comme une normalité des plus banales, avant de le confondre avec l’excellence, puisqu’« un peuple qui croît dans l’habitude d’une mauvaise littérature est un peuple sur le point de lâcher prise sur son empire et sur lui-même ».
« L’Homme sensé ne peut rester assis tranquillement à ne rien faire quand son pays laisse mourir sa littérature, quand la bonne littérature ne rencontre que le mépris, de même qu’un bon docteur ne peut avoir la conscience tranquille quand un enfant ignorant est en train de s’inoculer la tuberculose comme s’il s’agissait simplement de manger des tartes à la confiture. »
-Ezra Pound-
Les causes de l’avilissement du langage selon Ezra Pound convergent avec les observations que fit Pasolini quelques années plus tard dans Empirisme Hérétique ; il pointe les dégâts que cause l’Usure, mais aussi le catholicisme qu’il percevait comme une religion castratrice, en prenant comme point d’appui la décadence de Rome qui transforma « de bons citoyens romains en esclaves ». De fait, si Dieu est aussi mort aux yeux de Pound, l’hégémonie culturelle des sociétés modernes est aux mains de la Technique. Si le degré hégémonique de cette dernière indique le niveau de décadence d’une civilisation, Ezra Pound estime que c’est d’abord la littérature, et donc le langage, qui en pâtit la première, car si « Rome s’éleva avec la langue de César, d’Ovide et de Tacite. Elle déclina dans un ramassis de rhétorique, ce langage des diplomates « faits pour cacher la pensée », et ainsi de suite », dit-il dans ABC de la Lecture. La critique d’Ezra Pound ne diffère guère de celle de Bernanos ou de Pasolini sur ce point, outre le fait qu’il aille plus loin dans la critique, n’hésitant pas à fustiger les universités, au moins étasuniennes, comme agents culturels de la Technique, mais aussi l’indifférence navrante de ses contemporains. Le triomphe des Musso, Levy et autre Meyer ne trouve aucune explication logique, tout du moins sous le prisme littéraire. Seules les volontés capitalistes des éditeurs – se cachant sous les jupes du « marché » qu’ils ont pourtant façonné – expliquent leur invasion dans les librairies. Comme il l’affirme dans Comment Lire, « Quand leur travail [des littérateurs, ndlr] se corrompt, et je ne veux pas dire quand ils expriment des pensées malséantes, mais quand leur matière même, l’essence même de leur travail, l’application du mot à la chose, se corrompt, à savoir devient fadasse et inexacte, ou excessive, ou boursouflée, toute la mécanique de la pensée et de l’ordre, socialement et individuellement, s’en va à vau-l’eau. C’est là une leçon de l’Histoire que l’on n’a même pas encore à demi apprise ».
En lançant pareille provocation, Ezra Pound se refusait cependant à tout élitisme. Au contraire, puisqu’il jugeait l’état littéraire d’une nation comme représentative de sa santé culturelle et politique. Il anticipa néanmoins les critiques de ses détracteurs en déplorant qu’« il [soit] très difficile de faire comprendre aux gens cette indignation impersonnelle qui vous prend à l’idée du déclin de la littérature, de ce que cela implique et de ce que cela produit en fin de compte. Il est à peu près impossible d’exprimer, à quelque degré que ce soir, cette indignation, sans qu’aussitôt l’on vous traite « d’aigri » ou de quelque autre chose, du même genre. »
C’est justement cette incapacité à réagir, et même cette propension incompréhensible à applaudir l’avilissement que provoque la culture de masse, qui hérissait Ezra Pound. Le poète s’accorde plusieurs apartés dans Comment Lire où il raille cette hégémonie de la Technique sur la création. Alors que la poésie, et la littérature, sont chargés de sens, il voyait dans l’avènement des pseudo-manuels du bon écrivain non pas une réelle méthodologie comme celles qu’il aborda dans ABC de la Lecture, mais une recette qui fonctionnerait à tous les coups pour fainéants qui souhaiteraient avoir du succès en matière littéraire, au détriment de la connaissance et du savoir. « Le mépris général voué au « savoir », le mouvement de recul du grand public devant tout livre réputé « bon » et, d’autre part, les publicités flamboyantes sur le mode « Comment avoir l’air de savoir quand on ne sait rien », auraient pu indiquer depuis beau temps aux âmes sensibles que quelque chose cloche dans les méthodes contemporaines de diffusion des belles-lettres »
« Un premier larron invente quelque chose, un deuxième met en valeur, ou plusieurs douzaines généralisent un enthousiasme ou une surabondance mousseuse ou onctueuse, après quoi un dernier tente de remettre de l’ordre. Par exemple, l’estimable Pléiade émascule la langue française, et les classiques anglais, etc., toutes choses bonnes à reléguer en zone subsidiaire : intérêt pour une époque, intérêt historique, bric-à-brac pour musées. »
-Ezra Pound-
Cette glorification de la médiocrité, Ezra Pound la voyait d’autant plus dans la reproduction hédoniste à laquelle s’adonnent certains scribouillards dans le but de connaître un succès commercial. Aujourd’hui, plus que jamais, la réussite d’un genre littéraire entraîne une surproduction incestueuse de ce même genre, comme c’est notamment le cas en littérature de fantaisie, où l’on vampirise encore Tolkien avec autant de vergogne qu’un charognard. Si la « technicisation » de la littérature comme moyen créatif, ou plutôt en lieu et place de toute création, devient la norme, alors, comme le remarquait plus tard Pasolini, cela débouche sur une extrême uniformisation du langage, dans une forme déracinée, qui efface petit à petit les formes sophistiquées ou argotiques d’une langue au profit d’un galimatias bon pour les robots qui présentent le journal télé comme on lirait un manuel technique. Les vestiges d’une ancienne époque littéraire ne sont plus que le fait de compilations hors de prix et d’hommages ataviques afin de les présenter au public comme d’antiques œuvres dignes d’un musée : belles à regarder, mais réactionnaires si elles venaient à redevenir un modèle. Ezra Pound disait que « le classique est le nouveau qui reste nouveau », non pas la recherche stérile d’originalité qui agite la modernité comme une sorte de tautologie maladive.
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