lundi, 08 août 2022
Le retour de la physis
Le retour de la physis
par Giovanni Sessa
Source : https://www.ariannaeditrice.it/articoli/il-ritorno-della-physis
L'échec des philosophies de l'histoire a incité, notamment depuis les années 1960, de nombreux penseurs à se pencher avec plus d'intérêt sur la réalité de la nature. Ce retour à la physis a certainement été facilité par le déploiement complet de la perturbation environnementale. Lynn White a identifié, à ce moment-là, dans l'image d'Adam comme seigneur et dominateur, le prototype de l'homme exploitant la terre. Au contraire, James Barr considère que les présupposés de l'anthropocentrisme prométhéen, sont implicites dans le rationalisme grec, fait sien par les églises chrétiennes et manifesté, dans toute sa puissance destructrice, dans la modernité. Cette phase historique est centrée sur l'anthropocentrisme et le dualisme homme-nature, le mythe de la croissance infinie, l'idée d'une temporalité progressive et la réduction de la physis à une simple quantité. Dans un intéressant volume de trois universitaires, Marcello Ghilardi, Giangiorgio Pasqualotto et Paolo Vidali, L'idea di natura tra Oriente e Occidente (L'idée de nature entre Orient et Occident), en librairie grâce à la maison d'édition Scholé (pp. 200, euro 16,00), la nature n'est pas lue à la lumière des notions d'entité et de substance, mais de relation. Selon les trois auteurs, l'idée de nature "...doit être discutée et redessinée en dialogue avec d'autres modes de signification [...] non pas pour tomber dans des formes paresseuses de relativisme culturel, mais plutôt pour activer le potentiel de différentes cultures et traditions" (p. 8).
Le texte du livre est divisé en trois chapitres. Dans le premier, Vidali présente le développement historique de l'idée de nature en Occident, dans le second, Ghilardi en parle à la lumière de la tradition sino-japonaise tandis que, dans le troisième, Pasqualotto traite de cette idée dans le bouddhisme. Vidali nous rappelle que la physis grecque "ne naît pas, ne se produit pas et surtout ne se crée pas: elle persiste pour toujours, en tant que matière animée et vivante" (p. 12). L'arché est, à la fois, origine, substance et fin. C'est, en un mot, kosmos, l'ordre qui prend le relais du Chaos primordial (Hésiode). Chez Platon, l'âme de la physis n'est pas un simple mouvement, mais une raison active. Au Moyen Âge, la nature côtoie les textes sacrés : en elle, Dieu parle : "La vérité s'offre à l'homme 'per seculum et in aenigmate', comme dans un miroir et dans la confusion" (p. 17). La réalité vers laquelle il faut tendre est Dieu, la nature est donc dévalorisée : "L'homme est le sommet de la création, mais il n'est pas le centre du monde" (p. 18). La chair le limite. L'analogie, dans l'investigation de la nature, cède bientôt la place à la recherche des causes. Avec le "rasoir" d'Ockham, la voie a été ouverte à la recherche empirique et à la connaissance scientifique.
La nature sera désormais interprétée comme une machine, dont les lois ne peuvent être comprises (Galilei) qu'en termes mathématico-géométriques. Avec Descartes, le dualisme de la res cogitans et de la res extensa sera introduit: la nature est désormais réduite à une quantité, exploitable au profit de l'homme. Newton poussera cette vision à l'extrême tandis que, pendant le Romantisme, l'exégèse qualitative et holistique de la nature réapparaîtra chez Goethe et Schelling. Les certitudes des scientifiques allaient être remises en question par la théorie quantique et la relativité, qui ont clarifié la façon dont la nature ne se comporte pas du tout de manière déterministe: "produire des effets égaux en présence de causes égales" (p. 49). Après Einstein, il n'était plus possible de parler d'une réalité donnée indépendamment du système de référence dans lequel elle est décrite. Par ailleurs, face aux exacerbations de l'anthropocène, on assiste à la redécouverte d'une vision de la nature fondée sur la relation. Elle était déjà présente chez Platon. Ce dernier avait fait valoir que "seul l'être en relation explique que "ce qui est" apparaît" (p. 60). La relation précède la substance, elle définit les entités, les sépare et les unit. Tout existe dans le réseau des relations: "d'où la nécessité de penser le réel non pas à partir d'objets, mais de systèmes, imbriqués et seulement épistémiquement distinguables" (p. 65).
Il est nécessaire de penser en termes de systèmes complexes, de dépasser l'opposition du sujet et de l'objet. Dans la physis, tout pense, même le monde végétal, quoique sur un mode différent du nôtre. La nature, dans cette perspective, est un écosystème intégré dans lequel l'homme, avec les autres espèces, est un invité, et non un maître. Selon Ghilardi, une vision non différente de cette relation émerge de la conception chinoise de la nature. Dans le taoïsme, le Ciel et la Terre : "doivent être compris comme les deux polarités extrêmes entre lesquelles se déroule le "processus" cosmique" (p. 95). Le Tao est le déroulement du monde, son écoulement. La nature est essentiellement spontanée. Il n'y a pas de dualisme en elle: le corps et l'âme sont des étapes différentes d'une même dynamique énergétique induite par le souffle de la vie, dont la pensée japonaise était également consciente, qui a un développement rythmique centré sur le yang et le yin. Les "cinq agents" (les éléments) sont liés par une relation de naissance et de génération: "chaque élément est un processus, et en tant que tel, il est conditionnant et conditionné" (p. 101). Tout est dans tout, bien qu'à des degrés divers de séparation. Au Japon, la nature elle-même est considérée comme : "le siège du divin, et on peut y accéder par un seuil, un limen, une frontière à franchir" (p. 108). La nature est : "ce qui s'offre à l'œil comme un phénomène dynamique" (p. 109).
Son caractère éphémère et transitoire est saisi dans la "mélancolie poignante ressentie en contemplant la beauté des fleurs de cerisier [...]" (p. 111). Dans le Zen, on pense que chaque réalité naturelle peut devenir Bouddha, l'éveil est, in nuce, dans tout. Un peintre authentique est celui qui, dans son œuvre, fait ressortir le souffle de vie qui habite les entités. Ainsi, l'être humain est un être-dans, un moment dans la relation naturelle. Pasqualotto fait valoir que "L'idée d'une interconnexion universelle [...] est présente sous forme poétique dans les Avatamsaka sūtra, un texte fondamental du bouddhisme Mahāyāna " (pp. 139-140). Tout phénomène, en plus d'être lui-même, est le reflet de tous les autres. Aucune réalité n'est : " une entité autonome, isolée, indépendante [...] Cela [...] signifie que toute réalité existe dans la mesure où elle est constituée d'autres réalités " (p. 143). La fleur qui s'épanouit n'est que le moment d'un processus qui comporte en lui les étapes précédentes et futures. Tout " est le résultat de l'entrecroisement des fils qui le constituent " (p. 147).
Cette conception, à l'époque contemporaine, a été reprise par le moine vietnamien Thìch Nhat Hanh (photo). Si tous les êtres sont interconnectés et, au-delà, souffrent, il est nécessaire de pratiquer la bienveillance et la compassion. Ainsi, "l'écosophie doit être envisagée dans un horizon qui dépasse celui de l'écologie [...] elle exige une sagesse qui dépasse les connaissances scientifiques" (p. 173). La rencontre avec la Sophia orientale peut peut-être, au-delà de tout relativisme, nous permettre de retrouver le savoir oublié de l'Europe ancienne.
22:36 Publié dans Livre, Livre, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, physis, livre, taoïsme | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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