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jeudi, 10 avril 2025

Enric Ravello Barber: «L'Argentine est le principal acteur en Amérique du Sud et le pont entre l'Amérique latine et l'Europe»

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Enric Ravello Barber: «L'Argentine est le principal acteur en Amérique du Sud et le pont entre l'Amérique latine et l'Europe»

L'analyste géopolitique espagnol a analysé en profondeur avec PoliticAR les phénomènes liés à ce que l'on appelle désormais la « nouvelle droite libérale », tant en Amérique latine qu'en Europe et il a été direct : « Trump se tourne vers un techno-féodalisme », ce qui pour lui confirme la thèse selon laquelle il est la solution miracle pour tous les espaces qui se sentent partie prenante du « banquet » rassemblé autour du président américain.

Interview réalisée par Luciano Ronzoni Guzmán

Source: https://politicar.com.ar/contenido/593/enric-ravello-barb...

Enric Ravello Barber est un intellectuel bien établi, un polémiste et un penseur pointu avec lequel on peut débattre pendant de nombreuses heures. Il possède une double compétence qui fait de lui une figure très attrayante pour instaurer le débat d'idées : il sait être tranchant tant avec la gauche progressiste qu'avec la droite libérale. Son opinion pèse lourd en ces temps où les boussoles n'ont plus que des aimants désarticulés. Pour la première fois en Amérique latine, ce penseur-phare de notre temps entre dans le débat médiatique.

- À quoi correspond le phénomène de la dite "nouvelle droite libérale" qui est aujourd'hui en vogue en Amérique latine et en Europe ?

Je dirais que le phénomène est assez complexe et bourré de contradictions internes.

Je ne parlerais pas d'un phénomène de « nouvelles droites libérales », mais d'une confluence stratégique spécifique de « droites » d'origines diverses, voire opposées, qu'il convient d'analyser.

Il y a trois « acteurs » dans cette confluence :

- Trump, avec sa politique tarifaire protectionniste et sa confrontation économique et géopolitique claire avec l'Europe.

-  Milei, un ultra-libéral, anti-protectionniste et anti-étatique. Je me souviens qu'un membre éminent du parti nationaliste flamand Vlaams Belang m'avait invité à donner une conférence sur Milei au siège de son parti à Anvers. À la fin de la conférence, on m'a demandé : « Pouvons-nous considérer Milei comme une “référence” ou non ? Ma réponse a été claire : « Vous et vos partis alliés en Europe vous définissez comme des “souverainistes”, c'est-à-dire des défenseurs de l'idée de la souveraineté de l'État. Milei dit que l'Etat est l'ennemi et qu'il doit être détruit au profit du marché. La réponse est dès lors évidente.

- Il y a ensuite la mal nommée « droite » européenne. Nous les appellerons désormais les partis nationalistes européens, qui ont toujours été caractérisés par un fort contenu social et dont la base électorale est constituée par les classes populaires autochtones.

Il y a en effet des points de convergence et de nombreux points de contradiction dans cette confluence stratégique compliquée. Dans ce contexte, nous devons nous poser quelques questions :

Qui est derrière tout cela ? Fondamentalement, nous pointons du doigt le CPAC, l'organisation conservatrice américaine.  Les conférences qu'elle organise sont la vitrine de cette convergence.

Quel est le facteur unificateur ? La défense de certaines valeurs traditionnelles, l'opposition à l'immigration illégale, la défense de la souveraineté nationale - difficilement applicable dans le cas de Milei - et l'opposition à l'idéologie woke.

Dans quel but ? Pour que ce réseau agisse au niveau international comme une courroie de transmission du Parti républicain présidé par Donald Trump, et donc désormais du gouvernement de la Maison Blanche.

- Selon vous, quel rôle joue Trump par rapport à ce phénomène politique en Europe, est-il un carburant ou une solution miracle pour ces secteurs de l'individualisme radical ?

La deuxième partie de votre question confirme la première contradiction, laquelle relève des effets de l'élection de Trump en Europe. Ce ne sont pas du tout les secteurs de « l'individualisme radical » - dont l'expression serait la droite libérale classique - qui s'alignent sur Trump, mais le nationalisme européen, socialement et sociologiquement profilé, propre des travailleurs issus des classes moyennes et populaires.

La deuxième erreur est de s'allier avec quelqu'un qui a annoncé - et mis en œuvre - des mesures tarifaires sévères contre l'agriculture et l'industrie européennes : comment leurs alliés européens défendront-ils la politique tarifaire de Trump contre le vin français, l'huile espagnole et les voitures allemandes, alors que ces mesures douanières affectent gravement leurs économies nationales ? Il est évident que cette contradiction ne peut être maintenue dans le temps. Qui plus est, elle peut s'aggraver, comme en témoignent les aspirations annexionnistes de Trump à l'égard du Groenland. Anders Visiten, membre du parti nationaliste danois Dansk Folkeparti (DF), a répondu au Parlement européen aux prétentions de la Maison Blanche sur le Groenland par un retentissant et retentissant « Trump fuck off ».

La troisième erreur est qu'être l'équivalent européen de Trump, c'est aussi assumer les erreurs, les problèmes et les échecs de l'administration Trump. L'administration de la Maison Blanche s'oriente vers un techno-féodalisme de nature incertaine et dont les résultats économiques ne sont pas clairs à ce jour. Un échec économique de l'administration Trump serait compris en Europe comme un échec politique de ceux qui ont voulu s'identifier à lui, un gros risque à prendre s'il l'on agit de manière irréfléchie.

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Qui gagne et qui perd dans ce nouvel échiquier géopolitique dessiné par Trump ?

Trump a un objectif clair : l'expansion impérialiste des USA. Il a aussi une vision claire de la scène mondiale, où il n'y a que trois acteurs principaux. Ce sont les États-Unis, la Russie, qu'il tente d'éloigner de l'orbite chinoise en partageant avec elle une nouvelle partition de l'Europe (un Yalta II) et la Chine comme grand adversaire contre lequel concentrer tous les efforts.

Sur cet échiquier, l'Europe et l'Amérique latine sont en train de perdre, ou plutôt de disparaître dans l'anonymat de l'impuissance.

Une Europe que Trump vise à éliminer en tant que concurrence économique et à annuler par occupation/soumission/partition avec la Russie en tant que puissance politique - et a fortiori militaire.

Et une Amérique latine à laquelle Trump a dit ne « pas être intéressé »; je crois qu'il ne la considère même pas comme une arrière-cour: il l'ignore et ne s'y intéresse que lorsqu'elle est la cible de politiques très spécifiques et ponctuelles.

L'Europe et l'Amérique latine sont-elles condamnées à ne plus être qu'une périphérie ou de simples « arrière-cours » où règnent querelles et inimitiés ?

Cette question est importante. Dans l'histoire, plus que les condamnations des autres, c'est la volonté propre ou l'absence de volonté qui compte. L'Europe est à un moment existentiel de son histoire, et, de ce fait, il faut voir s'il y a des élites capables d'établir les lignes d'action politiques pour l'unification et l'émancipation du continent, c'est-à-dire des élites capables de penser en des termes adéquats pour ce milieu du 21ème siècle qui s'annonce. Cela implique d'accepter fondamentalement le défi de l'époque, comme le disait le géopolitologue autrichien Jordis von Lohausen, c'est-à-dire « penser en termes de continents », aussi comme le faisait Jean Thiriart, théoricien du nationalisme grand-européen et ami de Juan Domingo Perón, dans les années 1960.

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Si de telles élites ne se manifestent pas bien vite et si les personnages politiques européens restent figés dans les marges mentales étroites d'époques révolues, l'Europe deviendra une périphérie décadente, avec tout ce que cela implique en matière de crise civilisationnelle et économique et en tensions sociales croissantes.

Les perspectives pour l'Amérique latine sont très similaires : y aura-t-il quelqu'un pour relever ce défi historique décisif ?

- Quel rôle l'Argentine pourrait-elle jouer dans cette réalité ?

J'ai des liens affectifs et familiaux très forts avec l'Argentine, c'est pourquoi je réponds presque comme un « local ». L'Argentine possède trois éléments qui font d'elle le grand atout géopolitique de l'Amérique du Sud.

- La puissance. En raison de sa taille, de ses ressources, de sa réalité bi-océanique, de son niveau d'éducation et de sa qualité démographique, l'Argentine est sans aucun doute le premier acteur du continent. Perón a perçu cette réalité lorsqu'il a proposé son ABC comme premier pas vers la construction géopolitique d'une Amérique du Sud émancipée de la domination étrangère.

- L'ABC est donc l'un des héritiers de la plus grande construction politique et géopolitique de l'ère moderne réalisée par les descendants des Espagnols sur le continent américain. Cela lui confère une position privilégiée dans ses relations avec l'Espagne, un pays qui, à son tour, peut jouer un double rôle - de la même manière que l'Argentine - dans la construction de son propre pôle européen - émancipé de la puissance américaine - et en tant que pont vers le pôle nécessairement lié et potentiellement complémentaire de l'Amérique du Sud.

- L'Argentine en tant qu'Euro-Amérique. L'Argentine n'existerait pas sans l'arrivée massive de populations européennes à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle. Cette arrivée a fait de l'Argentine un pays à physionomie démographique propre. Italiens, Espagnols (« Galiciens »), Français, Allemands, Polonais, Flamands, Croates, Gallois, un contingent de descendants européens constituent l'essentiel de la population argentine. En Europe, on est très conscient que l'Argentine est le pays le plus européen d'Amérique du Sud. Cela suscite un grand intérêt et un désir de rapprochement. J'ai été un témoin privilégié de cette attitude lors de mes rencontres avec les députés européens au Parlement de Bruxelles. L'Argentine suscite un intérêt très particulier et une proximité avec l'Europe qu'aucun autre pays d'Amérique du Sud ne génère.  C'est un potentiel que la diplomatie argentine n'a jamais su jouer avec intelligence et constance.

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En résumé, l'Argentine est le principal acteur en Amérique du Sud et en même temps le pont entre l'Amérique du Sud et l'Europe. Son rôle pourrait être décisif dans toute « géopolitique alternative » au projet de Trump et au monde tripolaire (États-Unis, Russie et Chine).

« Milei est un ultra-libéral qui est entré dans une phase de décadence »

« Milei est déjà dans une phase de déclin et de perte de consensus et de soutien populaire qu'il lui sera très difficile d'inverser. Il a été élu en espérant qu'il serait capable de construire un nouveau modèle économique qui relancerait l'économie nationale. Il est devenu évident qu'un tel modèle alternatif n'existe pas et que ses formules étaient loin d'être magiques.

Milei était présenté dans de nombreux médias européens comme l'homme miracle et la référence absolue en tant qu'économiste. Aujourd'hui, ses références positives ont complètement disparu, encore plus après ses « recommandations sur LIBRA » qui remettent en cause non seulement sa gestion mais aussi son éthique.

Milei est désormais dépendant du prêt du FMI, ce qu'il avait pourtant critiqué dans sa grande incohérence. Je pense que finalement le FMI lui accordera le prêt et, en échange, exigera d'exercer une « dictature » sur la politique économique de l'Argentine. Milei, en bon ultra-libéral, continuera à mettre les ressources de l'Argentine entre les mains des entreprises et des organisations internationales. Je pense qu'il tiendra jusqu'à la fin de son mandat, mais avec un affaiblissement progressif et qu'il atteindra 2027 avec une très faible popularité. S'il existe un projet alternatif social, national et populaire pour les élections présidentielles de 2027, ce sera la fin de Milei ».

* Enric Ravello Barber (Valence, 1968). Diplômé en géographie et en histoire, doctorant en histoire. Cours de géopolitique à l'Institut LISA et au CEDEGYS. Diplôme de troisième cycle en métapolitique. Écrivain et conférencier. Président de l'AAESA (Association d'amitié euro-sud-américaine).

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