Pour donner des fondements
philosophiques à la «Nouvelle Droite»
Allocution prononcée à l’Université d’été du GRECE, Roquefavour, août 1992
Robert STEUCKERS
Note pour la parution sur ce site : Ce document est historique. Il est l'ultime conférence prononcée par Robert Steuckers pour le compte du GRECE, patronné par Alain de Benoist. Il prouve que Steuckers, contrairement aux allégations de de Benoist, a servi l'association métapolitique néo-droitiste avec fidélité jusqu'au bout, sans faire de vaines polémiques. Certaines pistes esquissées dans ce texte n'ont jamais été poursuivies.
En guise d’introduction: Le texte qui suit est le “script” d’une conférence prononcée lors de l’Université d’été 1992 du GRECE (Groupe de Recherches et d’Etudes sur la Culture Européenne), qui s’est déroulée à Roquefavour en Provence. A la demande du Secrétaire Général de cette association, Xavier Marchand, j’avais été sollicité cette année-là pour participer à cette manifestation annuelle de son mouvement pour deux motifs: 1) ouvrir les travaux de l’Université d’été en définissant les linéaments philosophiques de la Nouvelle Droite (où ce que le GRECE veut bien entendre derrière ce vocable) et 2) Encadrer le groupe germanophone, comptant près de la moitié des participants, alors qu’aucun responsable de cette association, soi-disant universitaire et “élitiste”, n’est capable d’aligner une phrase élémentaire dans la langue de Goethe. Sur l’Allemagne, ces gens ne citent généralement que des noms d’auteurs, qu’ils n’ont manifestement jamais lus. Cet exposé, inutile de le préciser, a été mal accueilli, notamment par son commanditaire, dont la prétention n’a d’égal que le ridicule et la préciosité. Le bonhomme aurait voulu un exposé qui aurait amené, “messianiquement”, l’histoire de toute la philosophie mondiale à son point final: la “pensée” de son gourou, le journaliste parisien Alain de Benoist. Ne me sentant pas l’âme d’un apologétiste, ne voyant pas l’utilité d’exercices aussi bouffons, j’ai envoyé sans ménagement, avec deux ou trois sarcasmes en guise de claques, ce galopin, ce Kulturanalphabet, à son petit univers onirique et, deux jours plus tard, je prenais définitivement congé de cette brochette de sectaires et d’imbéciles, tout occupés à leurs intrigues stériles. Le texte qui suit est loin d’être exhaustif; il ne prétend pas donner une recette définitive; il se borne à mettre en exergue deux domaines où la ND a eu un effet de rupture; il entendait réinscrire la démarche néo-droitiste dans le filon philosophique vitaliste (Lebensphilosophie) et dans le cadre des littératures de l’engagement et de la contestation, qui sont le sel du XXième siècle. Provoqué par le pauvre cuistre Xavier Marchand, —petit caniche aseptisé des beaux quartiers qu’on avait fraîchement galonné dans sa secte en solde parce qu’on le savait niais et manipulable—, l’incident de Roquefavour en août 1992 a démontré que la ND refusait puérilement de se doter d’un corpus philosophique cohérent, de retourner à des archétypes philosophiques solides, d’étayer sérieusement son discours, d’être tout simplement autre chose qu’une fabrique d’opinions concoctées par des journalistes en quête de gloriole ou de sensation.
Proposer une rupture des paradigmes occidentaux
La première question que doit se poser toute personne intéressée à l’univers de la ND en Europe aujourd’hui, c’est de se demander pourquoi ce mouvement a fait scandale, a suscité autant de réactions négatives dans les cercles de la pensée conventionnelle? Pour donner d’abord une réponse simple à cette question vaste, je dirais que la ND, d’emblée, proposait une rupture des paradigmes occidentaux. La ND, en effet, comme bien d’autres mouvements philosophiques ou courants de pensée, est essentiellement “rupturaliste”. Elle affirme un monde, un récit (de l’histoire des peuples), différents de ceux qui dominent l’avant-scène politique ou culturelle. Elle tourne le dos à la manie de la critique pour la critique, de la critique comme instrument pour parfaire de petites corrections marginales, de social engineering, sans interpellation radicale et globale de ce qui est lourdement en place, oppresse, opprime et oblitère les potentialités fécondes qui n’attendent qu’une chose: se manifester. Comment, dans le chef de la ND, cette rupture s’est-elle articulée? Elle s’est articulée sur deux plans: a) le plan de l’opposition organique/mécanique; b) le plan religieux, par son rejet global du message chrétien.
A. La rupture avec l’idéologie mécaniciste dominante.
Les idéologies dominantes dans le monde occidental en général et en France en particulier dérivent en majorité des options mécanicistes de la pensée, affirmés aux XVIIième et XVIIIième siècles. Toute option organique en politique ou en économie est suspecte, elle entraîne la méfiance, l’hostilité, elle n’est pas prise au sérieux. Dès la fin du XVIIIième, quelques penseurs politiques, dont l’Anglais Edmund Burke, perçoivent le gros risque que constitue l’adoption acritique, dans la pratique politique quotidienne, des modèles exclusivement mécaniques. Les peuples, comme les arbres, sont des êtres vivants, non des horloges. On ne peut pas gérer une entité politique née de l’histoire en intervenant dans son fonctionnement comme si elle était une machine composée de rouages et de vis. Les “produits de nature”, dont l’homme et ses modes de vie, sont toujours simultanément cause et effet d’eux-mêmes (Ursache und Wirkung), les lois qui président à leur développement dans le temps et dans l’espace résident au fond d’eux-mêmes, dans leur intériorité même. Les “produits d’art”, les produits issus de l’“esprit de fabrication” (Joseph de Maistre), voient leurs mouvements impulsés par un agent extérieur, qui, par la force des choses, les tient arbitrairement sous sa coupe.
L’idéologie dominante d’aujourd’hui, de ces dernières décennies, surtout en France, s’inspire du mécanicisme et est, en dernière instance, coercitive et correctrice, en dépit des discours moraux ou “démocratiques” qu’elle ne cesse de prononcer. Si l’agent extérieur disparaît, le mouvement de la machine, du “produit d’art” (Kant: Critique de la faculté de juger, 1790), cesse aussitôt. L’idéologie dominante repose donc sur l’alternative: ou la coercition ou la mort. En refusant les idéologies mécanicistes, en rappelant les ressorts organiques de l’homme et en se référant à l’œuvre du Prix Nobel Konrad Lorenz (entre autres auteurs), la ND dénonçait implicitement, peut-être même à son insu, la présence contrôlante de tout “agent extérieur” (en l’occurrence les oligarchies et les élites qui se sont elles-mêmes exclues du peuple) et, ipso facto, mettait en exergue son imposture. Grave hérésie dans l’univers politique jacobin. Du coup, le fondement moteur de l’idéologie dominante risquait de disparaître. [Remarque de 1998: la ND n’a jamais fait qu’évoquer Konrad Lorenz, a parlé à satiété de sa critique de l’égalitarisme et répété sa description de l’agressivité, mais en omettant curieusement d’analyser en profondeur sa thèse sur Kant, pourtant capitale pour comprendre son anthropologie philosophique ultérieure. Gusdorf écrit avec pertinence que Kant est aussi le premier des post-kantiens, le premier à indiquer la porte de sortie hors des enfermements euclidiens des Lumières et du newtonisme vulgaire, tout en s’interdisant personnellement d’emprunter ce chemin: à sa suite, Schelling et von Humboldt se tourneront vers l’intériorité, vivante, bien présente, des hommes et des choses, mais dissimulée sous leur surface].
Le filon romantique et organique
A la suite 1) des premières réflexions de Kant sur l’Organismus et les “produits de nature”, puis 2) du Sturm und Drang littéraire et 3) des critiques politiques plus ou moins conservatrices adressées à la France révolutionnaire, la pensée romantique allemande prend son envol. Dans ce corpus épars, mais magistralement analysé par Georges Gusdorf, réside une formidable rupture par rapport à l’anthropologie des Lumières. Celle-ci entendait déployer l’agir de l’homme dans la dimension unique de l’axiomatisation rationnelle, tandis que la révolution romantique plongeait l’individu ou les individualités collectives, les spécificités nées dans le temps et l’espace, dans une pluralité de dimensions, les immergeait dans la nature, la société, dans la communauté charnelle de ses origines (historiques, culturelles ou biologiques). Un homme, plongé ainsi dans l’intensité et l’immédiateté du vécu, n’est guère contrôlable par les “agents extérieurs” (exécutifs arbitraires, polices politiques, oligarchies de tous ordres, manipulateurs médiatiques, etc.); il échappe à leur surveillance, se rit de leurs maladresses et de leurs schématismes, brocarde leur sévérité. Il se soustrait à toute homogénéisation comportementale. Son essence ne réside pas dans un modèle abstrait, mais dans l’unicité de ses expériences spatiales et temporelles, inaliénables et intransmissibles. L’homme romantique n’est pas réductible à un schéma abstrait, n’est pas vidé d’autorité de ses substances, acquises face à la confrontation quotidienne avec le réel ou héritées d’une lignée. L’homme romantique, précise Gusdorf, est en coalescence avec l’univers. Le rationalisme des Lumières est assèchement, tandis que le romantisme, avec Carl Gustav Carus, est un anthropocosmomorphisme, où l’homme, avec son corps et ses sens, devient organe actif du Totalorganismus qu’est la nature. Cet homme ne peut être détaché du Tout qu’est la Terre. Il en est un organe.
De cet anthropocosmomorphisme dérive ce que l’histoire des idées appelera successivement la “révolution allemande” ou la “révolution conservatrice”, qui en sont des avatars ultérieurs, tout comme aujourd’hui, la ND devrait se poser clairement et sans ambiguités comme l’héritière actuelle de ce filon, dans un contexte non plus exclusivement allemand, mais un contexte européen et mondial. Le romantisme induit un savoir romantique de la nature mais aussi de l’homme, de la Cité et du politique qui prendront tour à tour les aspects de la Naturphilosophie de Schelling, de la biosophie (Troxler) ou de la géosophie (Carus), du panvitalisme (Stahl, école française de Montpellier), du monisme animiste (Fechner, maitre d’Ernst Jünger), etc. Révolution romantique, allemande ou conservatrice, peu importe le nom, ce filon de la pensée européenne est celui qui privilégie les particularités, ne leur donne jamais un statut subalterne, ne vise pas leur éradication, et pérégrine, respectueux, vers leur identité intérieure, secrète. En toute bonne logique, une ND, défenderesse des identités (ou des spécificités concrètes, réelles et charnelles que recouvre ce mot un peu malheureux), devrait s’immerger entièrement dans ce filon, travailler à le défendre et à l’illustrer, à le réactiver et à le transformer en un instrument de combat permanent contre les assèchements d’une idéologie issue des Lumières, qui prétend nous apporter la liberté et l’émancipation, mais qui n’est rien d’autre que mortifère.
Impraticabilité du cosmopolitisme
Dans le dégagement progressif de la pensée allemande du XIXième siècle hors du corset de l’Aufklärung, incapable de rendre compte de toutes les facettes de la réalité, l’éclosion de la philosophie de la vie joue un rôle de premier plan. A partir des innombrables intuitions géniales, mais exprimées en vrac, du romantisme, se construit progressivement une approche plus organique et diversifiée du monde et du réel, en réaction contre les avatars de l’Aufklärung. Cet approche porte, entre autres choses, l’appelation de “philosophie de la vie” (Lebensphilosophie). Elle est une réaction contre la première synthèse du XIXième siècle, mixte d’idéalisme allemand, de libéralisme bourgeois, d’idéal de la liberté personnelle, de la culture générale ou particulière des personnes concrètes, d’étatisme, censé se déployer dans un cadre cosmopolite (notons que ce cadre cosmopolite est revenu à l’avant-plan aujourd’hui et est revendiqué bruyamment, avec véhémence par une brochette de doxographes, dont la fonction est policière et inquisitoriale).
C’est justement cet idéal de cosmopolitisme qui constitue le point faible de cette première synthèse du XIXième siècle. Les précurseurs de la philosophie de la vie constatent l’impossibilité d’embrasser idéalement tous les paramètres du monde. Le “moi”, constatent-ils, est limité dans le temps et dans l’espace, bien que son action puisse s’exprimer d’innombrables façons dans ce cadre spatio-temporel. Tel est le destin de l’homme: il ne peut agir que dans une seule vie et, de façon constante et non furtive, fugace, éphémère, que dans un seul lieu, celui où il vit. Le cadre où s’exprime les œuvres innombrables de l’homme, est un cadre circonscrit: celui d’une nation, d’un Reich, d’une ethnie, etc. La nation allemande, le Reich bismarckien, le territoire historique (duché, terre d’église, ville impériale, etc.) inclu dans cet empire sont, pour les néo-idéalistes allemands du XIXième, autant de cadres limités, certes, mais ils sont aussi des faits de vie et, à ce titre, sont incontournables. Là, et seulement dans ces cadres-là, peuvent se concrétiser les visions de l’idéalisme et non dans une cosmopolis.
Eucken: césure entre conscience et action
Dans une deuxième étape, où les contours de cette pensée en termes de cadres (spatio-temporels) se précisent, nait le néo-idéalisme, démarche philosophique qui veut réaliser les promesses et les aspirations universelles de l’idéalisme mais dans un cadre précis. Dans un autre cadre, d’autres hommes feront de même, sous des modalités différentes, créant des formes culturelles et politiques différentes, adaptés à ce temps-ci et ce lieu-ci.
- Le différentialisme nait ou réémerge ainsi dans la pensée européenne, avec le questionnement du néo-idéalisme.
- Les néo-hégéliens prennent un certain recul par rapport à l’hégélianisme de stricte obédience, en soulignant l’existence factuelle et incontournable du divers, qu’aucun Etat omnipotent et aucune administration trop rigide des choses ne peuvent effacer.
- Les néo-kantiens tentent de sortir des interprétations trop rigides ou trop spéculatives de la pensée de Kant, en s’ouvrant à la métaphysique traditionnelle, à l’éthique, aux découvertes de l’empirisme, à la sensualité.
- Eucken, lui, face à ces corpus hégéliens ou kantiens critiqués par leurs propres adeptes, constate, plus largement, une dépersonnalisation de la civilisation sous l’effet de l’industrialisme technique: la grande question de la seconde moitié du XIXième siècle est posée. Que faire, comment ne pas perdre, sous les coups d’une modernité outrancièrement schématisante, ces myriades de possibles tapis dans l’âme de millions d’hommes uniques et originaux? Après avoir observé l’abîme se creusant entre la conscience (l’idéal, la vision idéale, idéaltypique, les archétypes, les visions archétypales projetées vers le passé ou l’avenir) et l’action dans le monde concret, Eucken en conclut qu’il faut revenir à la situation où pensée et action n’étaient pas encore séparées et suggère une réponse “personnaliste”, le personnalisme étant chez lui une force, propre à la personne,
- qui va vers l’idéal ou retourne aux archétypes,
- qui sort de ses torpeurs stéréotypées,
- qui acquiert maturité ou majorité (Kant!) en se dégageant des dogmes ou des enfermements de l’idéologie des Lumières, comme les partisans honnêtes de l’idéologie des Lumières avaient voulu sortir des enfermements imposés par les scholastiques de tous ordres (et sans vouloir faire des Lumières une nouvelle scholastique),
- qui active sa subjectivité dans un travail politique, public ou communautaire.
Son objectif est de créer une civilisation portée par des hommes prêts à renoncer à leur subjectivité immédiate et individuelle pour assumer leur rôle d’«êtres personnels» et décidés à remonter à ce point d’unité de l’existence où pensée et action ne sont pas encore séparées. Plus tard, d’autres nommeront ce point d’unité la «Tradition» et tenteront de ramener ou de restaurer des éléments religieux et politiques traditionnels.
Du néo-romantisme à l’ultra-vitalisme
L’idée d’un cadre spatio-temporel limitant mais permettant à tous les possibles surgis au fil du temps dans les confins de cette limite de s’exprimer, la nécessité de sortir des torpeurs et des enfermements, la nécessité d’un engagement personnel, constituent donc les découvertes premières de la critique de l’idéalisme, de l’Aufklärung et des démarches mécanicistes. Le néo-romantisme, dans une étape ultérieure, voudra saisir la vie immédiatement (sans filtre et sans obstacles) et dans son a-logicité. Ce postulat fait crouler toutes les idoles idéalistes ou néo-idéalistes telles l’Etat éthique, le culte de la logique et de la raison. Chez les néo-idéalistes, l’Etat, la logique et la raison devaient s’efforcer de prendre en compte d’autres dimensions de la vie, d’être plus attentifs au vécu. Les néo-romantiques voudront “pénétrer au fond originel de nous-mêmes”, retrouver une parenté purifiante et vivifiante avec la nature-mère. Si cette parenté est intacte, l’homme échappe complètement au piège de la conscience et de la réflexion, car la vie est un donné qui échappe à toute réflexion. La vertu cardinale dans une telle optique est l’intuition. Contrairement aux positions d’Eucken, le vécu, dans cette optique intuitive-vitaliste-matérialiste, envahit tout, l’homme devient incapable de recul, de planifier des actions à long terme. Pour les néo-idéalistes et Eucken, l’expérience vécue est centrale mais reste un vécu réfléchi. Le dérapage ultra-vitaliste, dénoncé quelque fois comme un “biologisme forcené”, a attiré l’attention critique d’Ortega y Gasset (qui croyait trouver un juste milieu dans le “ratiovitalisme”) et des écoles traditionalistes (Guénon, Evola). Henri Arvon écrit: «La vie, n’étant plus soumise au verdict de la raison, s’affranchit de toute tutelle et s’arroge le droit d’imposer ses propres critères qu’elle déduit de ses instincts, fussent-ils les plus obscurs et les moins avouables». De leur côté les biologistes s’insurgent également contre le vœu anti-culturel implicite d’un biologisme exacerbé. Ainsi Jakob von Uexküll (1864-1944): «L’expérience humaine ne suffit pas pour saisir la vie, puisque la raison humaine elle-même est un produit de la vie. Toute expérience est nécessairement liée aux limites de l’intelligence du sujet qui fait l’expérience. La vie cependant qui crée les sujets dépasse les limites de chaque sujet. La vie n’est pas égocentrique, ni même anthropocentrique...».
Simmel et la tragédie de la culture
La Lebensphilosophie, le vitalisme, ont couru le risque d’une survalorisation des sentiments et des instincts contre l’intellect parce qu’il y avait eu refoulement. Certains avatars de ce vitalisme ont ainsi débouché sur l’irrationalisme ou une mystique débridée. Le plongeon nécessaire et indispensable dans l’océan du vécu doit toujours s’accompagner d’une lucidité, prélude à l’action consciente et planifiée. Sinon, autre risque, le vitalisme peut en venir à accepter des déviances inacceptables sous prétexte qu’elles sont faits de monde et pourvues d’une certaine force, d’inertie ou de “catagogie” (= chute vers le bas).
Pour Georg Simmel (1858-1918), sociologue et philosophe original, la vie est une situation d’agonalité vis-à-vis du milieu, de l’environnement, des limites que fixe l’espace. Pourquoi? Parce que la vie cherche à s’étendre, se reproduire, accroître ses potentialités, à surpasser sa finitude (la mort). Quelle est dès lors la stratégie de la vie? Sa stratégie est de produire des formes socio-culturelles; ces formes sont des émanations de la vie mais elles s’en détachent graduellement, s’éloignent de leur source au fil du temps. Il se produit alors ce que Simmel nomme la Wendung zur Idee, c’est-à-dire le processus de dévitalisation des institutions, des formes, des manifestations culturelles pour devenir pure idée, pure représentation, forme morte, forme dévitalisée, forme rigidifiée. Dans ce processus d’éloignement de l’idée par rapport à la vitalité, à la source vitale, l’idée acquiert une dynamique propre qui se retourne contre la vie. C’est la révolution qui dévore ses enfants, l’institution qui se sclérose et contrarie le libre épanouissement des citoyens et des entreprises, etc. Pour Simmel, ce processus est la tragédie de la culture, processus où les forces idéelles, produites par la vie, se retournent contre la vie.
Face à ce processus, où est la liberté humaine, en quoi consiste-t-elle? Elle consiste à ouvrir de nouveaux horizons pour la vie, en luttant contre les formes sclérosées. Pour Simmel, l’éthique n’est pas installée dans une “généralité” définie une fois pour toutes mais dans un continuum précis, historique, circonstantiel, personnel. D’où il ne peut y avoir de loi générale valide, non pas tant parce qu’il y aurait pluralité des valeurs ou polythéisme des valeurs mais parce qu’il y a de fait pluralité des expressions de la vie, et que ces expressions ne sauraient être délibérément ignorées. La démarche de Simmel, les grandes lignes de sa pensée, sont autant de modèles dont la ND doit s’inspirer dans sa lutte contre les scléroses dominantes. Une lecture ou une relecture de Simmel s’avère impérative, parce qu’elle demeure vitaliste,
- en évitant l’enlisement dans la prolixité des faits de monde,
- en nous indiquant les dangers d’un conservatisme qui voudrait maintenir des formes mortes,
- en suggérant une pratique de la liberté qui soit simultanément “ouverture au monde”, - en dénonçant les éthiques fallacieuses qui se fondent sur des “généralités” inexistantes dans le réel.
Simmel reste à l’ordre du jour.
L’organicisme comme contestation radicale
Cet éventail de références à l’organicisme naissant, à Gusdorf, à Eucken, à la philosophie de la vie, au néo-idéalisme, à Simmel n’est pas exempt d’implications politiques, surtout en France. Ces corpus doctrinaux solidement étayés constituent une réfutation radicale des pratiques politiques centralisatrices et jacobines. Elles suggèrent explicitement d’autres formes de gouvernement, soucieuses de maintenir vivantes les différences organiques, nées de l’histoire et de la géographie, donc du temps et de l’espace, de la durée et de la Terre. Ces autres formes sont nécessairement fédérales, subsidiaires, régionales ou linguistiques/dialectales/ethniques. Elles ne reposent pas sur des schémas définis par des scribes isolés dans leur tour d’ivoire mais sur des faits de monde visibles et tangibles. Toute ND cohérente doit donc se brancher sur les pensées s’inscrivant dans ce filon organique, pour déployer une critique systématique des pouvoirs et institutions en place, tout en gardant en réserve des modèles d’institutions praticables et non abstraits, qui ont été inscrits, à un moment ou à un autre de l’histoire, dans un continuum enraciné. En ce sens, elle serait rupturaliste mais constructive dans sa rupture. Le côté constructif d’une telle rupture s’explique par l’épuisement et le basculement dans l’inauthentique (Heidegger) des institutions, règles de droit, pratiques économiques et sociales d’inspiration mécaniciste. A ces institutions, règles et pratiques inauthentiques, il faut substituer des institutions, règles et pratiques authentiques, c’est-à-dire, selon la définition “existentiale” que nous suggère Heidegger, des institutions, règles et pratiques qui relèvent d’une authenticité qui est telle parce que plongée dans un Dasein spatio-temporellement circonscrit, limité, mais réel, car c’est le seul cadre d’action possible pour l’homme, être jeté-là (de par sa déréliction) et contraint par l’échéance de sa mort inéluctable, par le fait de sa finitude incontournable, de lancer un projet (Entwurf) d’organisation de son environnement (Umwelt), porté par le souci (Sorge). La nécessité d’un Entwurf implique des communautés humaines constructives, prospectives, “pro-actives” (on retrouve ici, systématisée, la démarche des néo-idéalistes du XIXième siècle).
Le filon romantique donne donc ses assises à ce que l’on appelait au XIXième siècle la “révolution allemande” et, sous la République de Weimar, la “révolution conservatrice”. Ce filon a des implications politiques: il nous enjoint à critiquer de fond en comble, puis à travailler inlassablement à la ruine de toutes les institutions dérivées d’un intellectualisme raisonnant more geometrico et instituant quantité de “médiations” coercitives, administratives ou abstraites entre le pouvoir et l’homme concret (bien ancré dans son territoire et sa profession et responsable devant les siens et les autres de ce lieu et de cette fonction). En clair, cette triple révolution, romantique, allemande et conservatrice interpelle le jacobinisme, veut
- lui prouver son inadéquation fondamentale,
- lui indiquer la porte de sortie et détruire ses traductions institutionnelles, parce qu’elles oblitèrent l’exercice serein d’un métier, d’une profession, d’un savoir concret et pratique (l’exercice de la médecine, la créativité scientifique, le passage rapide de nouvelles idées de la puissance à l’acte, l’intuition lucide et l’insolence didactique du poète, etc.). Se référer à ce filon aux facettes innombrables, c’est réclamer, plus ou moins distinctement, l’avènement d’autres méthodes de gouvernement, d’autres institutions, d’autres structures de représentation et de pouvoir. Les régionalismes et les ethnismes en sont des formes conviviales et symbiotiques, qui devrait, en tous points du globe, rencontrer notre approbation et notre solidarité.
B. La «nouvelle droite» comme rupturalisme dans la sphère religieuse
Dans le domaine religieux, la «Nouvelle Droite» a fait scandale. En se positionnant à “droite”, elle s’inscrivait d’emblée, pour le meilleur et (le plus souvent) pour le pire, dans le camp de la conservation des institutions mentales, judiciaires et politiques ou dans le camp du réformisme lent et graduel (cf. les éditoriaux de Louis Pauwels et les articles d’Alain de Benoist sur Aron ou sur Popper dans les colonnes du Figaro Magazine). En déboulant sous les feux de la rampe à la fin des années 70, et en prenant plus ou moins le contrôle de l’hebdomadaire Figaro-Magazine, la ND semblait implicitement défendre la tradition ou les conformismes, le déjà-vu ou le prêt-à-penser a-critique, conservateur et satisfait (rien ne serait contestable et toute contestation serait folie), tout simplement parce qu’elle acceptait le label de “droite” et semblait chercher un ancrage et quelques casse-croûte dans les partis ou lobbies conservateurs ou néo-libéraux. Mais, dans le cadre de cette droite, elle a pris une option “païenne”, donc elle a affirmé une rupture (difficilement acceptable pour les droites et les notables moisis) par rapport à un “héritage”, celui de la culture dominante en Europe, que cette culture soit restée sur ses positions (catholiques ou protestantes conservatrices) ou qu’elle ait opté pour une laïcisation (libérale conservatrice ou progressisme de façade) ou qu’elle ait parié pour un ronron social-démocrate ou qu’elle ait fait de la contestation de 68 un corpus figé, répété ad nauseam. Mais, malgré son audace et sa pertinence contestatrice, l’option païenne de la ND laisse planer quelques ambiguïtés. En effet, le concept de “paganisme” véhicule des acceptions diverses et divergentes. Il existe de fait un paganisme urbain, cosmopolite et persifleur à l’égard des folklores ruraux, pourtant authentiques héritiers de la paganité antique. A côté de ce paganisme urbain, survit un paganisme ou un post-paganisme rural, perpétuant des cultes agraires immémoriaux. Mircea Eliade le définissait comme le dépositaire de l’immémoriale religion du cosmos, toujours vivace sous un vernis chrétien, avec ses processions, ses carnavals et ses charivaris. Ce paganisme rural est plus proche du “christianisme populaire et villageois” que du paganisme des élites urbaines esthétisantes, professant très souvent un cosmopolitisme sourd à l’appel des lieux. La ND, cela va sans dire, doit éviter (et se défier) des pièges du paganisme urbain.
Les leçons de Robert Muchembled et de Jacques Heers
Enfin, dans le paganisme, qu’il soit urbain ou rural, les options sont multiples (paganismes gréco-romain, celtique, germanique, etc.), conduisant parfois à des conflits. Tout discours néo-droitiste et païen doit faire sienne la distinction opérée naguère par le Professeur Robert Muchembled entre “culture populaire” et “culture des élites”. La culture des élites est essentiellement urbaine, rationnelle, vise à créer des concepts instrumentaux pour mettre les âmes au pas (les “policer”), voire pour éradiquer les expressions de la religiosité et de la convivialité populaires, païennes dans leur essence, mais jugées “grossières” et “irrévérencieuses”, par les caciques et les apparatchiks de tous poils. La culture populaire, selon Muchembled, a été refoulée dans les marges de nos sociétés ou houspillée hors des esprits, après le moyen âge. Au bout de quelques décennies de refoulement, la jeunesse des villes, les associations juvéniles qui avaient eu droit au chapitre et à la représentation dans le gouvernement des cités à la fin du moyen âge, sont éliminées de la dynamique sociale (cf. Jacques Heers, Fêtes des fous et carnavals, Fayard, 1983). Les hommes réels, de chair et de sang, doivent ployer le genou devant la norme, nouvelle idole conceptuelle, invention de la “culture des élites”. Sur base de cette présentation (très succincte) de la distinction théorisée par Muchembled, nous pouvons constater que le recours aux filons organiques de la pensée européenne et le recours à la “culture populaire” (donc au paganisme qui lui est sous-jacent et constitue son fond vital) conduisent tous deux à un rejet de toute norme rigide, appelée à dresser les esprits et juguler les effervescences spontanées sans jamais aller se ressourcer dans le magma vital et dans la mémoire vive des peuples. Comment ne pas penser au culte rigide de la “Loi” que Bernard-Henry Lévy avait annoncé naguère comme nouvelle parousie biblico-laïque, tout en condamnant globalement les expressions organiques de la pensée française, énoncées sans succès politique réel depuis les premiers théoriciens de la “droite révolutionnaire” (Zeev Sternhell), à la fin du XIXième siècle?
Sternhell et ses terribles simplificateurs
Sternhell a toutefois posé une équation trop simpliste à notre avis: celle qui assimile la “droite révolutionnaire” (et ses multiples questionnements) à une préfiguration pure et simple du fascisme. Si les travaux de Sternhell sont universitaires et fouillés, l’exploitation qu’en font quelques simplificateurs conduit à pas mal de quiproquos. Si elles sont caricaturées outrancièrement et transposées anachroniquement dans l’actualité contemporaine par des bateleurs d’estrade, des journalistes ou des penseurs médiatisés peu scrupuleux, les thèses de Sternhell conduisent à condamner d’avance, a priori et de manière irréfléchie tout infléchissement de la pensée politique ou de la sociologie vers des critères ou des méthodologies organiques et/ou systémiques.
Car ces idéologues n’ont qu’une idée fixe: faire l’équation entre pensée organique et nazisme (celui-ci étant abordé non pas comme un phénomène politique de l’histoire allemande de ce siècle, mais comme un croquemitaine universel, dont les traits ont été établis une fois pour toute par le cinéma de la propagande américaine depuis 1945). Or la civilisation européenne est traversée de filons organiques depuis l’antiquité grecque. Ipso facto, si tous ces filons sont intrinsèquement pervers et potentiellement “fascistogènes”, le nazisme fantasmagorique de nos idéologues et médiacrates parisiens devient une vieille chose increvable, tapie depuis la nuit des temps dans tous les coins et recoins de notre pensée, une monstruosité insinuée dans la syntaxe de chaque syllogisme ou de chaque assertion que nous sommes amenés à énoncer. Une chasse permanente est ouverte, traquant sans merci toute bribe, parole ou borborygme exprimant la nuisance du croquemitaine, même à l’insu du locuteur ou du balbutiant naïf et inconscient.
Si, à l’instar des inquisiteurs habituels, on prend la perspective païenne de la nouvelle droite française comme l’une des expressions sournoises, habiles et camouflées du croquemitaine, ipso facto la religiosité immémoriale de nos campagnes, celle du paysan éternel selon Spengler et Eliade, devient la matrice du croquemitaine, de même que la “vraie religion de l’Europe”, telle que l’entend Sigrid Hunke. Sont ainsi potentiellement “criminalisées”, des écoles d’ethnologie comme celles de Van Gennep, les explorations des contes et récits populaires comme celles de Saintyves, des revues pionnières du XIXième siècle comme Mélusine de Henri Gaidoz et Eugène Rolland, ou La Revue des Traditions populaires de Paul Sébillot (cf. Nicole Belmont, Paroles païennes, Imago, 1986).
Sigrid Hunke, critique des dualismes
Sigrid Hunke a abordé les filons non-dualistes de la pensée, depuis les Grecs jusqu’à nos jours, filons qu’elle appelle “unitariens”. L’histoire spirituelle de l’Europe serait l’histoire d’un long conflit entre une pensée dualiste, segmentante, hostile au donné naturel et une pensée unitarienne, fusionnante et émerveillée face au donné naturel. Les élites dominantes coercitives se seraient toujours inscrites dans la tradition dualiste. Les élites populaires, dans les traditions unitariennes, panthéistes et naturalistes. En d’autres termes, nous retrouvons ici une méthodologie finalement assez semblable à celle de Muchembled. Si les filons unitariens ne sont pas nécessairement païens et dépassent le polythéisme, ils ne montrent pas une agressivité féroce à l’endroit des dieux antiques et des croyances spontanées du peuple. Ils acceptent et incluent la diversité polythéiste dans leur vision de l’unité du cosmos. Pour Sigrid Hunke, la mystique médiévale de Meister Eckhart, la pensée de Nicolas de Cues et le soufisme iranien-musulman appartiennent clairement à la tradition unitarienne. A partir de cette unité de foi, de savoir et d’action, postulée par l’unitarisme (“Dieu aime les hommes libres”, qui croient, savent et agissent) et espérée par Eucken (cf. supra), nous entrons dans les domaines de la Tradition (et de ses innombrables avatars) et des traditions (les expressions populaires, mais incontournables, de la religion pérenne, telle que l’a définie Schuon). L’optique prise serait tout à la fois organique, païenne-populaire et unitarienne (non dualiste).
Sigrid Hunke est assez sévère à l’égard de Plotin (plus sévère que nous le serions personnellement). Elle estime que sa théorie des émanations, exprimée dans les Ennéades, conduit à un dualisme, certes moins rigide que celui que nous ont légué le platonisme, les dualismes grecs, le mythe biblique du péché originel, les christianismes paulinien et augustinien ou, en pour le résumer en un seul terme, l’helléno-christianisme. Pour la pensée de Plotin, les émanations se diffusent au départ de l’Un divin, mais, en s’éloignant de cette source, elles tombent dans la déchéance, dans le monde de la matière privée de lumière, ce qui nous ramène le dualisme idées/matière, monde idéel/monde charnel. Sigrid Hunke préfère Scot Erigène qui affirme audacieusement l’unité Dieu-Nature, au-delà de tous les dualismes.
Révolution métapolitique et référence à Gramsci
Les ruptures de la ND, au niveau épistémologique (mécanicisme vs. organicisme) et au niveau religieux (unitarisme/paganisme vs. dualismes, etc.), postulent une RÉVOLUTION MÉTAPOLITIQUE. Celle-ci doit articuler ces ruptures/propositions/révolutions (au sens de retours aux origines) dans un projet culturel cohérent. Ce projet doit certes reposer sur une lecture des leçons de Gramsci. Mais Gramsci définit l’”intellectuel organique” comme l’intellectuel au service d’une superstructure, qu’elle soit conservatrice ou contestratrice du pouvoir en place. L’hégémonisme en place ou l’hégémonisme challengeur vont tenter de mobiliser en leur faveur les intellectuels en apparence traditionnels (issus de structures traditionnelles comme les anciennes universités ou l’Eglise) ou indépendants (créateurs isolés, en dehors des circuits établis), qui ne sont pas d’office considérés comme les “commis” d’une classe ou d’une catégorie sociale ou d’un parti. Mais la ND n’est pas l’officine des intellectuels de tel ou tel groupe social. Son intention est plus globale, holiste, s’adresse à l’ensemble des citoyens dans tous les pays européens, au-delà de leurs différences socio-économiques (avec les risques de “désincarnement” que cela implique).
Au départ des écrits de Gramsci, la ND envisage
- l’élaboration d’une nouvelle culture (tirée de linéaments refoulés de l’histoire de la pensée européenne);
- d’initier une “réforme intellectuelle et morale”, visant l’émancipation des intelligences et la remise en surface des linéaments culturels refoulés;
- de proposer une théorie de la connaissance, n’offrant encore aucune systématisation «car celle-ci produirait immanquablement sa stérilisation, en la solidifiant dans des schémas “logiques “ ou “formels” tels que ceux dans lesquels le marxisme avait été enfermé par les dirigeants de la II° Internationale»; comme pour Gramsci, la théorie, selon la ND, doit s’imbriquer et s’incarner dans le réel historique; elle est en ce sens un “historicisme absolu”, un replongeon activiste et intentionnel dans un passé, jugé toujours vivant et non dévalorisé comme un “tas de formes mortes”, pour produire les racines idéologiques de la transformation des mentalités (cf. Dominique Grisoni & Robert Maggiori, Lire Gramsci, éd. universitaires, 1973);
- d’extirper les déformations idéologiques dont souffre la politique en général dans le monde occidental, c’est-à-dire le positivisme, l’économicisme, le déterminisme et le mécanicisme, tout comme Gramsci avait voulu en purger le marxisme;
- de restaurer l’homme dans son statut de producteur/créateur de son histoire, tout en cherchant à le dégager définitivement de son statut abstrait d’”homme universel” (où on ne le définit plus que comme “idée” ou “esprit”), en restant ainsi aussi dans la logique de Gramsci; pour la ND comme pour le théoricien communiste italien de la métapolitique, l’homme n’est pas une abstraction qui aurait sa référence en dehors de lui-même (Grisoni & Maggiori, op. cit.); sur base de ce constat, on peut amorcer une critique de l’idéologie des “droits de l’homme”, sans pour autant contester le fait bien tangible que les hommes concrets et réels ont des droits, hérités de leur histoire particulière, et qu’ils doivent les faire valoir, non pas contre les institutions organiques, mais contre les manipulations médiatiques et les propagandes désincarnées/désincarnantes;
- de libérer l’homme de toutes les idéologies (bourgeoises, jacobines, réformistes ou autres) qui visent à l’émietter, pour le guider ensuite dans un processus d’évolution réformiste, où il s’agit de le rapiécer continuellement, mais de l’extérieur, comme s’il était un organisme qui ne possède pas à l’intérieur de lui-même sa propre raison d’être (A. Gramsci, Il materialismo storico e la filosofia di B. Croce). On ne peut être plus clair: Gramsci s’inscrit bel et bien dans un filon issu de la philosophie de la vie, au-delà de son marxisme proclamé. A la ND de suivre ses pas. Elle peut le faire sans hésitation, sans trahir ses propres options de base.
En Allemagne, l’éditeur Eugen Diederichs, qui fonde sa maison d’éditions en 1896, est un exemple de “gramscisme” non politique qui a pleinement réussi. Ses intentions sont claires: il déplore la “mécanisation” des esprits, à laquelle il faut opposer une “réforme” (intellectuelle et morale), basée sur le vitalisme naissant, sur la contestation des églises figées et institutionalisées, sur un retour pré-écologique à la nature, sur les formes de socialisme ayant inclu des éléments bergsoniens dans leur démarche. Jusqu’à sa mort, et ses héritiers après lui, Diederichs va œuvrer pour contrecarrer l’expansion de la “mécanisation”. Sa maison d’édition a constitué non seulement un rempart contre le déferlement des idéologies non vitales et mécanicistes, mais aussi et surtout une base de lancement, d’où ont fusé des jets incandescents de vitalisme, vivifiant la pensée allemande et les pratiques induites par cette pensée. Précision: la maison d’édition de Diederichs existe toujours aujourd’hui et exploite les même thématiques (note de 1998: pour plus de précision sur Diederichs, cf. Michael Morgenstern, «Eugène Diederichs: grand éditeur, romantique et universaliste», in Vouloir n°8/nouvelle série, automne 1996; et Robert Steuckers, «Eugène Diederichs et le Cercle “Sera”», in Vouloir n°10/nouvelle série, printemps 1998; les deux articles comportent des bibliographies, pour explorer plus en profondeur l’impact de cette exceptionnelle personnalité).
C. Pour illustrer et étoffer la théorie: s’ouvrir à la littérature
Nous avons vu que les premières manifestations de la pensée organique, à la fin du XVIIIième siècle, s’accompagnent d’un foisonnement littéraire et poétique, qui commence avec le Sturm und Drang. De la fin du XIXième à nos jours, la littérature, elle aussi, est très souvent une protestation véhémente contre les idéologies et les pratiques politiques dominantes. Nul autre que René-Marill Albérès a mieux suivi pas à pas cette histoire littéraire européenne, exploré les filons multiples de cette séculaire protestation. C’est pourquoi, trois de ses ouvrages nous apparaissent essentiels, devraient à tout instant nous servir de référence:
- La révolte des écrivains d’aujourd’hui, Ed. Corrêa, Paris, 1949.
- Bilan littéraire du XXe siècle, Aubier, Paris, 1956.
- L’Aventure intellectuelle du XXe siècle. Panorama des littératures européennes, 4ième éd., Albin Michel, Paris, 1959-69 (Les quatre rééditions successives de cet ouvrage démontrent son importance didactique et l’ampleur de son impact). Dans le cadre du présent exposé, la référence aux ouvrages d’Albérès est purement didactique. Elle vise à suggérer au futur cadre du GRECE des manuels pédagogiques bien structurés de façon à s’orienter —et à orienter les postulants— dans les débats d’idées en Europe. Mais, cette référence utile n’exempt pas le cadre de recourir, si possible, directement aux textes des auteurs.
Phénomène dérivé des options non conformistes de l’après-guerre français, la ND s’inscrit, elle aussi, dans la révolte des écrivains du XXième siècle et sa révolte conduit aux ruptures que nous avons évoquées dès le début du présent exposé. Cette révolte des écrivains du XXième siècle est multiforme. René-Marill Albérès nous enseigne justement à reconnaître, chacune pour elle-même, ces formes innombrables, à nous repérer dans cette forêt des lettres françaises et européennes. L’existentialisme et ses traductions littéraires participent d’options volontaires et affirmatrices. Le primat de l’existence sur l’essence induit, entre moultes autres choses, une revalorisation de l’aventurier (cf. Roger Stéphane, Portrait de l’aventurier, avec la préface de Sartre). Or les pulsions, les gestes et les engagements de l’aventurier ont toujours séduit notre public, nos lecteurs. Spontanément, c’est vers ce type de littérature que nous étions et sommes portés. La question qui se pose à nous est dès lors la suivante: comment resituer les opti