Tout cela devrait inciter à s'interroger sur la persistance des forces du mal.
Certains s'étonneront peut-être qu'on puisse dès lors rechercher des références plus lointaines en scrutant l'Histoire révolutionnaire européenne. Aux yeux de nos maîtres incultes il peut paraître curieux, sans doute même dérisoire, de recourir ainsi à la littérature russe du XIXe siècle.
Pourtant, le mystère et le génie de Dostoïevski confèrent à cet égard un caractère prophétique à ses derniers romans.
Le titre russe du plus terrible et du plus politique d'entre eux, "Béssi", devrait se traduire par "les Démons". Les slavisants d'origine s'accordent en général sur ce point.
Nous avons pris, cependant, l'habitude en France de le nommer "Les Possédés". Cela remonte à sa première traduction dans notre langue en 1886 (1). Et depuis, nous l'appelons de la sorte, d'une manière presque traditionnelle. Ainsi, l'adaptation théâtrale qu'en fit Albert Camus en 1959, portait ce titre. Et comme elle a déterminé, à l'époque, une part essentielle de ma vie, c'est-à-dire la conviction que le communisme incarnait le Mal absolu, j'éprouverais de la difficulté à devoir m'en défaire après un demi-siècle, je l'avoue.
La rédaction de cet immense récit avait commencé en 1869. Elle se situe au lendemain de "l'affaire Ivanov". Un crime avait bouleversé l'opinion dans l'empire des Tsars. Un étudiant avait été assassiné par le groupe révolutionnaire nihiliste (2) dirigé par Netchaïeff. Publiée d'abord en feuilleton en 1871 l'œuvre sera éditée en 1872. Elle sera marquée aussi, entre-temps, par les fautes sanglantes commises, à l'instigation des éléments terroristes, sous le régime éphémère de la Commune de Paris.
Tout cela peut paraître terriblement daté. Même la révolution léniniste de 1917, avec son cortège de monstruosités, pressentie un demi-siècle à l'avance par Dostoïevski, semble s'estomper aujourd'hui dans la mémoire collective.
Évoquons un instant la portée spirituelle du débat entre les deux titres, "Les Démons" et "Les Possédés". Elle nous semble éternelle, et éclairante pour notre époque.
En exergue du livre, deux citations sont destinées à éclairer le lecteur.
L'une reprend un poème de Pouchkine évoquant des diables errants. Ils peuvent donc légitimement être tenus au pire pour des "Démons", au mieux pour des farfadets. Le titre du poème se retrouve dans celui du roman.
En revanche la seconde renvoie au fameux passage évangélique, chez saint Luc, de la guérison du possédé gérassénien (3). Le Christ le libère de sa servitude. Il laisse alors les forces démoniaques s'emparer d'un troupeau de porcs et les entraîner dans la mer. Cette citation, plus importante, pourrait alors plaider en faveur de l'utilisation du mot "Possédés" dans la traduction du titre.
Je me sens obligé de me rendre à une troisième interprétation. Elle m'a été soulignée par une figure indiscutable de la théologie contemporaine : Fiodor M. Dostoïevski avait perçu de manière prophétique ce qui allait s'emparer de la Russie. (4)
J'en conclus donc qu'il conviendrait de voir le caractère surnaturel, au-delà du champ terrestre ordinaire.
Un possédé, au contraire d'un démon, demeure un être humain. Il correspond à la figure qui apparaît dans Zarathoustra (5) comme "le dernier des hommes", celui dont la médiocrité ultime a fait le pire des pécheurs. L'épisode des gérasséniens frappe par sa fantasmagorie. La bête grasse, impure par excellence aux yeux du monde juif, se jette collectivement dans la mer. En cela le personnage central de Stepan Trofimovitch Verkhovenski se révèle probablement un possédé. Je ne raconterai pas la fin du roman. On voit l'intellectuel de gauche confronté à des démons, y compris le sien. Tous les tableaux l'abordent sous l'angle d'un humour bien particulier, semblable à celui d'un conte soufi oriental ou d'un récit picaresque espagnol.
La bonne nouvelle, éducatrice de l'occident, consiste à nous annoncer que tout homme peut toujours être sauvé. Autrement dit, il peut être tiré de sa médiocrité, guéri de son absence pathétique d'amour, voire redressé de son indomptable orgueil.
Le fier Sicambre se courbera devant l'humilité de l'enfant divin. Il acceptera de brûler ce qu'il a adoré. Il accomplira cette démarche personnellement et librement (6). Le plus petit, le plus déshérité d'entre nous, voire le plus méchant, sera promis spirituellement à la grâce divine, s'il accepte de suivre la voie droite. Pour aller jusqu'au bout de la logique chrétienne orthodoxe de l'auteur, le calendrier liturgique associe à l'épisode de cette guérison l'épître de saint Paul soulignant que c'est par grâce, par amour, que nous avons été sauvés. Nulle contrainte ne saurait intervenir dans cette affaire. La créature doit simplement s'efforcer individuellement de répondre à l'appel qui lui est adressé.
En cela, le prétendu "socialisme chrétien" se trompe radicalement. Il n'exprime aucun autre sens que celui de profaner, et donc de nier, de singer, et donc de bafouer, de vouloir supplanter, et donc d'imaginer, vainement, d'assassiner la charité divine.
Chaque individu comme chaque peuple peut s'en sortir par une libre et authentique expression de son génie propre. On reconnaîtra que toute la question consiste à définir ce que l'on accepte par là. Aucune personnalité n'échappera jamais aux lois de la physique sociale, aucune nation ne gagne non plus à s'affranchir du droit naturel. Mais personne ne s'émancipera, de toute manière, par l'autorité d'une administration fût-elle bienveillante ou, comme on le disait à l'époque "occidentaliste". – On la dirait aujourd'hui docile à la gouvernance mondiale.
Aujourd'hui comme hier on voudrait violer les règles élémentaires de la vie sociale. Suggérant toujours d'aligner le jugement sur le ressentiment, les forces du mal incitent à mesurer la société nationale et l'ordre mondial à l'aune de revendications totalement contradictoires, énoncées comme autant de droits. L'intellocratie, au lieu de guider le peuple vers la vérité, en appelle à la destruction.
Le lecteur reconnaît sans peine qu'il ne s'agit plus ici du drame ancien de l'empire des Tsars ni même de la problématique lointaine des pays du tiers-monde, mais bel et bien du contre-modèle hexagonal en voie lui-même de tiers-mondisation. (7)
JG Malliarakis
Aujourd'hui
nous reprenons sur Lumière 101 la diffusion de notre série Dostoîevski par "Quelques détails biographiques à propos de Stepan Trofimovitch Verkhovensky." Premier tableau des “Démons” (”Les Possédés”) de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski
Apostilles
- Réalisée par Victor Dérély (1840-1904) elle est disponible en téléchargement sur le site de la Bibliothèque nationale. La plus élégante traduction nous paraît celle du musicologue franco-russe Boris de Schlœzer. Elle fut publiée d'abord en Pléïade en 1955 précédée d'une excellente et éclairante notice. La même version est actuellement disponible en Folio classique (No 2781), (titre "Les Démons"). Elle se trouve hélas malencontreusement affligée d'une préface commandée par l'éditeur à une spécialiste de la psychanalyse. On sautera donc sans dommage ces quelques pages ineptes et impudiques. On doit noter aussi une vogue récente pour les traductions "novatrices" de Markowicz. L'ancienne édition poche était préfacée par le philosophe post-maurrassien Pierre Boutang. Comme souvent, s'agissant de cet auteur, cette introduction est écrite dans une langue que je ne comprends pas. Un très ancien ami me l'avait prêté, il y a 30 ans, contrairement à mon habitude, je ne l'ai pas encore rendue.
- Le terme le plus correct pour désigner son Catéchisme révolutionnaire me paraît celui de "terroriste" qui correspondait parfaitement à ses pratiques de violence. Les "anarchistes" d'alors, en la personne de Bakounine, le rejetèrent avec horreur.
- Évangile selon saint Luc, ch. VIII, 18-27.
- J'évoque ici un entretien personnel avec lui, mais je me permets de renvoyer à une homélie du Père Boris Bobrinskoÿ.
- "Dostoïevski est la seule personne qui m'ait appris quelque chose en psychologie" reconnaissait Nietzsche, qui se définissait lui-même non comme un philosophe mais comme un psychologue.
- Cela nous sépare radicalement de la notion de conversion par la force par exemple celle des Saxons par Charlemagne.
- En ce sens le parallèle fait dès 1949 par Jules Monnerot dans sa "Sociologie du communisme" entre l'entreprise léniniste et l'islamisme prend chaque jour plus d'actualité.