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mercredi, 28 mai 2025

Le “moment Constantin” et la force des choses divines

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Le “moment Constantin” et la force des choses divines

Claude Bourrinet

Source: https://www.facebook.com/profile.php?id=100002364487528

Les Antonins, au IIe siècle, portèrent l’Empire, fondé par Auguste sur les ruines restaurées d’une Res publica de façade, à un degré de puissance et d’équilibre inégalé, dont le forum de Trajan, le conquérant, témoigne. La tâche d’Hadrien était désormais, une fois les limites de la sécurité militaire atteintes, d’incarner dans une politique philhellène méthodique, au travers de pérégrinations touristiques aux confins de l’Empire et de réalisations architecturales qui synthétisaient dans une harmonie et une plénitude enfin retrouvées, la vérité dans la beauté, en quoi se reconnaît le génie grec. Mais c’était un point d’équilibre précaire. Jamais la civilisation n’avait atteint ce degré d’épanouissement classique, mais tandis que les formes affichaient une froideur pour ainsi dire officielle, publique, politique, et qu’elles rendaient par là les fruits de la paideia, de la culture humanistique des hautes classes imprégnées de rhétorique, de philosophie et d’art grecs, une inquiétude souterraine minait les cœurs et les consciences. C’est le paradoxe d’une époque louée par Aelius Aristide en 147 devant Antonin le Pieux, âge de la pax romana, d’une prospérité universelle, d’une politique sage dans le respect de l’ordre. Mais c’est ce même Aristide, hypocondriaque, malade chronique, qui vouera à Asclépios un culte dont les relents s’apparentent à la superstition populaire que les Grecs, sans la condamner, opposaient à la sagesse philosophique.

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On doit bien avoir à l’esprit cette faille spirituelle intérieure pour juger à sa juste mesure un Nietzsche un peu trop influencé par Gibbon. Non qu’il ne faille voir, si l’on veut, dans la prise du pouvoir par Constantin, un pronunciamento qui a réussi; mais il faut préciser plusieurs traits de cet Empire qui était destiné, selon le philosophe au marteau, à durer quasi éternellement. Peut-être au demeurant aurait-il été plus fidèle aux présocratiques, qu’il prisait tant, comme Héraclite, par exemple, en rectifiant son assertion un peu aventureuse. Giuseppe Tomasi de Lampedusa, dans Le Guépard, est certainement plus proche de la réalité lorsqu’il place dans la bouche du prince la fameuse boutade : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change… ». L’Empire « byzantin », tel que l’institua génialement (même si l’on n’aime pas le personnage, il faut bien reconnaître sa grandeur, et ce n’est pas déchoir que de percevoir dans ses pires ennemis les vertus qu’on loue par ailleurs) Constantin, était la continuation par d’autres moyens de l’entreprise que Dioclétien avait mise en place par sa formule de la tétrarchie, et surtout de la légitimation de l’ordre politique par l’ordre divin – idée qui hantait les laudateurs de princes depuis les diadoques au moins – stoïciens et, plus tard, néoplatoniciens n’étant pas en reste pour donner aux rudesses du régime impérial les lustres d’une onction supraterrestre. Avec les empereurs illyriens, il s’agit d’une politique consciente, méthodique, brillamment appliquée, réorganisation administrative, financière, militaire, religieuse qui sauva l’Empire. La seule erreur de perspective de Dioclétien fut la croyance qu’on pût coopter le meilleur, comme sous les Antonins. Cependant, on peut dire qu’il assit les fondations du nouvel Empire sur un terrain solide, que Constantin étaya avec le christianisme. La « seconde Rome » allait durer encore plus de mille ans.

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Néanmoins, pourquoi le christianisme ? Pourquoi pas, comme fut tenté de le faire un temps Constantin, le culte d’Apollon, ou bien, comme Aurélien, celui du Sol Invictus ? Il faut bien sûr faire la part des influences. Constantin était entouré d’aristocrates christianisés, à commencer par sa mère, Hélène, et de nombreux soldats avaient été convertis au galiléisme. Les facteurs sont autant subjectifs qu’opportunistes. Peut-être faudrait-il invoquer un machiavélisme de tout temps, celui des hommes d’État, ou les caprices d’un homme qui joignait au réalisme une âme inquiète et impulsive, comme la plupart de ses contemporains.

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Néanmoins, il faut resituer le « moment Constantin » dans une plus large perspective, et s’interroger sur la « force des choses », une nécessité qui vient de loin, et qui s’inscrit dans un fatum par définition irrésistible. Non qu’il faille accepter la fable magistralement élaborée par l’âme damnée de Constantin, Eusèbe de Césarée, qui réécrivit l’histoire romaine en l’interprétant théologiquement à la lumière de la saga chrétienne, depuis la création du monde jusqu’à l’avènement du dominus vénéré. Cependant, il existe une logique interne à un phénomène que Jaspers a nommé le basculement axial, c’est-à-dire, de fait, la naissance de l’État il y a cinq mille ans. La relation vivante de l’homme avec le divin subit alors une fracture, ou plus précisément un éloignement du principe, de l’origine, qui, en offrant une certaine autonomie au champ politique, et donc le moyen pour des spécialistes de l’administration et de la religion d’arraisonner les consciences, les cœurs et les corps, ont intériorisé la piété, et ouvert dans l’abîme individuel un puits sans fond d’angoisse et d’espérance.

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Comme l’explique Marcel Gauchet dans Le Désenchantement du monde, cette dynamique politique ne pouvait que s’élargir à l’Empire universaliste, à une paradoxale égalité des destinées, face à la mort et à la survie de l’âme, doublée d’une hiérarchisation drastique des conditions sociales et économiques. Le processus s’est effectué sur une longue durée, avec des phases de ralentissement ou de précipitation, de l’Est vers l’Ouest, selon des modalités ethno-historiques différentes (la polis grecque n’étant pas l’Empire achéménide), mais toujours dans le sens d’une prise en main par les hommes de leur propre destinée, et par un dessaisissement du divin, une dépossession de la part du sacré transcendant. La véritable question résidait, en ce qui concerne l’Empire romain, non sur son régime, car il était, d’une façon ou d’une autre, voué au totalitarisme, mais à l’identité de la religion, ou de la métaphysique, qui allait emporter le morceau. Et ce fut le christianisme.

L’Empire despotique et universaliste avait à sa disposition plusieurs dispositifs sacro-idéologiques (liant là-bas et ici, et diffusant dans le corps social une légitimation puisées aux sources de l’ailleurs et du tout autre); ainsi la tétrarchie dioclétienne tenta-t-elle un « revival » polythéiste enté dans le passé païen. Dioclétien est littéralement un réactionnaire, il réagit aux défis et à l’urgence en s’emparant de ce que le patrimoine gréco-romain lui lègue. Cependant, et Julien, un siècle plus tard l’apprendra à ses dépens, les statues polythéistes se sont progressivement pétrifiées, ont perdu de leur vie sacrale, avec leurs socles, qui étaient la polis, la cité-État antique, laquelle s’est vue dépossédée de ses prérogatives politiques et militaires par un État central qui ne lui a laissé que la gestion municipale et sa culture propre. Jupiter ne pouvait plus faire vraiment concurrence au Dieu jaloux des Juifs, au moment où la tendance lourde de l’aspiration religieuse était au monothéisme.

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Les empereurs orientaux, comme Aurélien, l’avaient saisi, de par leur origine, et parce que l’esprit du temps les frappait particulièrement, eux qui venaient d’une terre pourvoyeuse de divinités. Car si le syncrétisme marquait les consciences en recherche depuis surtout le IIe siècle, mêlant Osiris, Jupiter, Cybèle, Jésus, que sais-je encore ?, des cristallisations se réalisaient autour de certaines figures particulièrement séduisantes, le Soleil, notamment, qui voit tout et semble donner l’existence à tout ce qui vit, et Mithra, la divinité iranienne dispensatrice de lumière, dont le culte était répandu dans les légions, du fait de son caractère martial et de son dualisme radical (sa luminosité étant perçue comme un symbole de lutte du Bien contre les forces ténébreuses du Mal).

Toutefois, ces religiosités possédaient maints traits qui les invalidaient: le culte du Sol invictus, trop abstrait, moins personnifié que celui du Christ, ne survivra qu’après sa récupération comme symbole (par exemple dans le choix du 25 décembre comme date de la nativité); celui de Mithra, outre qu’il était pratiqué par des soldats qui n’étaient pas très aimés des populations, avaient le défaut rédhibitoire d’être la religion de l’ennemi héréditaire, des Perses. Il reviendra en Occident, au Moyen Âge, avec sa déclinaison chevaleresque. Il faut aussi évoquer la mystique platonicienne, bien trop intellectuelle pour déborder des cercles restreints. L’homme angoissé parviendrait-il à prier l’Un pour guérir ses blessures existentielles ? Certes, la théologie, la métaphysique, néo-platonicienne était d’une rare profondeur, en quoi elle constituait un danger latent pour l’orthodoxie ecclésiale, dans la mesure même où elle influait sur les esprits de manière prégnante (par exemple, Augustin, après sa période manichéenne, y viendra, avant de s’abandonner au christianisme). Mais la métaphysique de Plotin – pour n’évoquer que le meilleur penseur, le disciple, avec Origène, de l’Alexandrin Ammonius Saccas (ill. ci-dessous), nourrira la théologie chrétienne et même islamique.

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L’apophatisme, son aboutissement logique, dont Damascius est un des principaux représentants (et, dans sa version chrétienne, le pseudo-Denys l’« Aréopagite »), ne sera pas sans conséquences pour la pensée européenne. Néanmoins, il n’y avait pas dans ses trésors philosophiques, malgré leur pendant théurgique (Jamblique, Porphyre) combattu par l’Église, la charge émotive susceptible de mouvoir les masses. Quant au christianisme, il avait l’inappréciable avantage d’être une religion apte à les toucher subjectivement, à leur offrir une espérance eschatologique fondée sur la foi, à manier la terreur supranaturelle et celle, plus matérielle, du bras séculier, à déployer de façon méthodique un appareil de propagande, d’endoctrinement, et, finalement, peut-être son atout principal, à offrir à l’État un appareil de quadrillage, de contrôle et de mobilisation du corps social dont l’Empire, ce camp retranché, cette forteresse assiégé, avait tant besoin pour assurer un maximum de cohésion. Tout cela a été répété dans d’excellents ouvrages. L’Église est donc la grande gagnante du renversement de monde, de mentalité, de vision qu’a constitué l’Antiquité tardive.

Il est indispensable cependant d’apporter quelque repentir à cette ligne directrice. En effet, si victoire il y eut, elle ne fut pas totale. D’abord subsistaient des poches importantes de résistance, surtout dans la pars occidentalis de l’Empire, notamment dans l’aristocratie, mais aussi dans la paysannerie, qui restera par ailleurs attachée, malgré la christianisation des campagnes, à ses us et coutumes, quitte à les décorer du vernis galiléen. Ce que l’on nommera plus tard la superstition, la magie, ou tout simplement le folklore, n’est qu’une persévérance dans les certitudes païennes, lesquelles seront encore présentes dans nos campagnes jusqu’au XIXe siècle.

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Ramsay MacMullen a très bien montré combien ces traditions étaient encore très vivantes, avec leur pittoresque, leur chaleur, en plein siècle constantinien. Il semble bien que leur réduction se soit faite surtout par tout un tas de moyens de coercition et d’influence. Si le christianisme a eu du succès, ce fut tout autant pour des raisons politiques que pour des causes sociales ou psychologiques touchant les esclaves et les femmes, explication qu’il ne faudrait pas au demeurant exagérer, l’Église étant aussi conservatrice en ce domaine que le milieu dans lequel elle baignait.

En revanche, s’il faut à tout prix s’aventurer dans le secteur économique pour chercher les racines du triomphe chrétien, il paraît douteux qu’on les trouve dans la stratégie des puissants locaux, des maîtres campagnards qui, pressés par un fisc envahissant et exigeant, auraient sauté sur l’occasion d’instiller à des colons au statut plus libre que celui des esclaves les vertus du travail et l’attachement à des tâches pénibles. Le régime social du colonat, du fait de la raréfaction de la main d’œuvre servile, les conquêtes ayant cessé à partir du IIe siècle, ne saurait expliquer à lui seul les progrès du christianisme, dont une extrapolation rétrospective nous souligne la morale de responsabilité, l’individuation, voire l’individualisme, et la réhabilitation du travail humain. Outre que l’invocation de l’économie comme génératrice de comportement et de mentalité paraît largement sujette à caution, du fait de sa simplicité, de son schématisme abusif (il est inutile de reprendre toutes les critiques, justifiées, qui ont été portées à ce sujet contre le marxisme), une telle hypothèse rencontre des objections sérieuses. Écartons l’hypothèse naïve qui voudrait qu’on eût fait appel au Charpentier divin pour revaloriser un travail mis à mal par les préjugés antiques, qui l’associaient au mépris de l’esclave.

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L’otium était un luxe aristocrate; dans la pratique, le paysan, libre ou non, ne se posait pas un type de questionnement restant le privilège de ceux qui avaient le loisir de penser : il travaillait rudement, par besoin, pour offrir à sa famille le minimum pour vivre (l’économie, comme celle du Tiers-Monde aujourd’hui, ou celle de l’Ancien Régime, ayant été sujette à une précarité permanente). Dans la réalité, il n’existait pas toujours de différence entre l’esclave, considéré comme chose, et le cultivateur « libre », lié par la nécessité à la terre et au maître qui la possédait. Qu’il eût à fournir un labeur épuisant ne relevait pas d’un choix.

Le paganisme offrait un cadre existentiel capable de justifier le rôle de chacun dans l’économie des devoirs et des droits. La vie d’un humble se situait surtout à l’échelle de sa famille. L’antique religiosité polythéiste comportait assez d’arguments pour persuader le paysan de remplir ses charges. Non qu’il ne pût, parfois, quitter, à ses risques (car Dioclétien avait institué la fixité des conditions, de génération en génération) son lieu de survie. Mais pour quelle aventure ? Peut-être la ville (qui était surveillée), sans doute le brigandage. Mais c’étaient des destins individuels (une autre option était, comme on le verra, le monastère, l’érémitisme). Cependant, dans l’hypothèse où l’explication du colonat serait fondée pour éclairer la victoire du christianisme, pourquoi lui a-t-il fallu plusieurs siècles pour s’imposer, dans le même temps que le colonat se répandait ? Ensuite, il se trouve que c’est dans la partie orientale de l’Empire que la religion du Christ s’est le plus divulguée, par exemple à Antioche, ou à Alexandrie, là où justement le colonat était beaucoup moins adopté qu’en Europe occidentale, qui a mis tant de mal à se donner au christianisme ?

En Asie se trouvaient des villages de paysans libres, autogérés, ou sans protection. L’un des atouts de l’Église a été de déposséder les anciens protecteurs pour se substituer à eux, ou bien de les incorporer à son appareil. Mais n’oublions pas une chose essentielle, que l’on a tendance à occulter, et qui est réapparue dans sa vérité à l’avènement de la modernité, après que le christianisme médiéval, qui drainait d’antiques réflexes, eut laissé la place à un monde individualisé et citadin : le christianisme est par essence une religion du déracinement, donc anti-paysanne, et son anthropologie relève de la ville, du nomadisme, de l’individu face au Dieu unique, et d’une intersubjectivité en principe délivrée des attaches traditionnelles. Elle est porteuse d’un projet dynamique qui pousse l’avenir, transmute la personne et la rive à un avenir eschatologique indéfini.

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Enfin, si le dominus a pu s’appuyer, par hypothèse, sur la vertu d’obéissance qu’on prête à la morale chrétienne, le contraire est non moins vrai, car non seulement la révolte au nom de Dieu, du moins la réprobation des princes de ce monde, peut éventuellement être justifiée (et combien de soulèvements, dans l’Empire byzantin, ont-ils eu lieu !), mais il n’est pas donné que l’intégration au siècle soit assurée. Il n’est qu’à évoquer l’anachorétisme, qui s’est justement répandu au moment du triomphe chrétien, et qui a vu des dizaines de milliers de paysans, à qui on faisait parfois la chasse, fuir dans le désert, ou se réfugier dans des monastères. Si c’était là un calcul, il s’est avéré coûteux. De fait, le travail comme valeur productive, après avoir été une pénitence durant de nombreux siècles pour les religieux, n’est devenu un facteur économique sérieux qu’à partir du XIe siècle, sous l’influence conjuguée du monachisme (surtout de son courant cistercien) et de la ville, qui, progressivement, s’émancipe des contraintes morales du passé, tout en revalorisant l’argent, le profit, le travail productif. Lexicalement, le terme « travail » remplace labeur seulement à la fin du Moyen Âge. Quant à l’Antiquité tardive, qui est pesamment redevable du monde du passé, et qui, dans son mode de vie, en reprend toutes les structures, on ferait un anachronisme de lui octroyer des caractéristiques qui n’appartiennent qu’au futur.

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En revanche, il semble que le christianisme soit parvenu à répondre aux attentes des masses, dont MacMullen souligne l’homogénéité mentale, quelles que soient les origines sociales (pour lui, l’Empire de Dioclétien a remplacé les anciennes élites par de nouvelles, moins cultivées et partageant de plus en plus la vision du bas peuple). Il est très difficile d’expliquer l’émergence et le succès d’une religion. Beaucoup trop de causes se mélangent. Toutefois, certains signes peuvent se lire, notamment dans ce qui constitue la haute expression de la sensibilité, de l’esprit et de la culture, à savoir l’art. Bernard Andrae, dans le superbe ouvrage qu’il consacra à l’art de l’ancienne Rome, aux éditions Mazenod, a suivi pas à pas l’évolution des reliefs des sarcophages à partir du IIe siècle, le rituel de l’inhumation ayant à cette époque tendu à remplacer l’incinération, les catacombes à loculi, les columbaria.

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Je reprends son chemin exégétique, pour mettre en évidence l’évolution spirituelle des habitants de l’Empire, tout autant dans les hautes classes (qui sont plus analysées ici) que dans les basses (finalement plus prémunies contre les révolutions radicales). Le sarcophage de Velletri (140 – 150) présente, dans la scène intitulée « Les travaux d’Hercule », l’espérance d’une survie après la mort, souci relativement délaissé par la mentalité païenne traditionnelle. Cette angoisse se rencontre dans le culte du favori d’Hadrien Antinoüs, disparu tragiquement et divinisé par son amant, lui-même rongé par une inquiétude cachée par le vernis hellénique. C’est à cette époque que la piété, dans les œuvres philosophiques, rencontre la notion de responsabilité morale, là aussi phénomène relativement inédit dans la vision antique.

L’art, à partir de ce moment, va transposer les valeurs de sacralité et surtout l’aspiration à l’éternité. Les sarcophages à bas-reliefs sont originaires de l’Orient, ce qui n’est pas sans intérêt religieux. Les tombeaux sur la voie Appienne, la via Latine, ou la via portuense sont un témoignage des nouvelles habitudes des classes aisées. On a retrouvé, sous les thermes de Caracalla, une peinture sur fond rouge, datée sous Hadrien entre 130 et 138. « Elle exprime une agitation intérieure étrangère au véritable classicisme, un abandon mystique total au charme du monde dionysiaque. Ces figures […] trahissent […] le déchirement entre la ratio et l’anima qui fut le destin de cette époque ». D’un point de vue technique, la sculpture adopte une nouvelle méthode: l’utilisation de la vrille et du burin donne plus d’intériorité aux iris et pupilles, tandis que celle de la vrille sans interruption, afin d’obtenir un sillon continu, dématérialise cheveux et vêtements.

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À Portonaccio, en 190, sous Marc-Aurèle, une « Bataille contre les Barbares » (ill. ci-dessus), masse bouillonnante découpée par l’ombre et la lumière, montre des « êtres épuisés, émaciés, marqués par le chagrin et l’humiliation », symbole de la fragilité humaine. Andrae insiste sur la rupture brutale que constitue la période qui va du règne d’Antonin à celui de Marc-Aurèle : « ce tournant a été l’un des événements les plus profondément marquants pour la conscience humaine en Occident. C’est le seuil entre l’Antiquité et le Moyen Âge. Il signifie la relève du concept empirique fondé sur l’observation de la nature par une notion spéculative, métaphysique. Si réfléchie que soit cette nouvelle acception de l’art, son mobile n’en est pas moins l’irrationnel, la quête de la vérité intérieure des phénomènes, de leur transcendance. »

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De même, la composition de la colonne Aurélienne (ill. ci-dessus) exprime à sa manière ce tournant, en dédaignant l’espace au profit d’une monotonie quasi abstraite et la préférence pour un alignement frontal, comme si la projection dans une autre dimension, spirituelle, gommait les aspérités du réel naturaliste. Cette logique s’accentue avec les empereurs-soldats. La série des portraits impériaux du IIIe siècle, notamment, montre des traits qui se dématérialisent et qui expriment une grande intensité émotionnelle, une violence intériorisée et une angoisse sous jacente. À moins qu’ils ne nous offrent, comme celui du fils de l’empereur Valérien, Gallien (ill. ci-dessous), la « forme hiératique d’une image de sauveur, un nouvel idéal de l’être animé par le pneuma prôné par la philosophie de l’époque ».

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Ces bustes semblent fixer un lointain inaccessible, peut-être cette éternité qui apparaît sur un sarcophage sous la figure de Vénus, sur ce bas-relief qui décrit une chasse au lion, animal symbole de la mort. Les chrétiens chantaient : « Libera nos de ore leonis », « Délivre-nous, Seigneur, de la gueule du lion », c’est-à-dire de la mort terrestre. Sur le sarcophage du musée de Prétextat, les Dioscures font référence au destin eschatologique de l’âme, au salut. Sur celui de Flavius Arabianus (270 – 280), « nous voyons un alignement sévère, l’espace est devenu plan. Corps et costumes sont également épurés, dématérialisés. […] Au centre, […] le couple nuptial […]; les regards se cherchent avec une intensité douloureuse ».

Le sarcophage du musée Tolonia (597) nous lègue l’« idéal de l’aner musicos, de l’homme cultivé qui, dans ce monde en proie aux troubles extérieurs, a édifié un nouvel univers intérieur et su trouver en son sein, autant que dans les cérémonies de la vie publique, repos et éternité ». Celui du Latran, monumental, montre un philosophe enseignant : il a « le front très haut, chargé de pensées, au regard interrogateur ». Les figures sont pourvues de grandes mains, à « la recherche de la transcendance ». Le grand sarcophage « Ludovisi » (ill. ci-dessous), au musée des Thermes à Rome, annonce déjà le Moyen Âge dans les visages douloureux et terriblement humains des barbares prisonniers. Dans les représentations des tétrarques, les traits, par contre, sont « désindividualisés » : l’accent est mis sur la fonction symbolique.

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Avec l’Arc de Constantin, qui porte des bas-reliefs de l’Arc de Dioclétien, nous sommes « en face d’un dessin purement linéaire, sans volume ». « À travers la surface des linéaments abstraits, [on devine] la forme incorporelle des anges chrétiens et des saints qui allaient décorer les enceintes de marbre des chœurs et illustrer dans un autre style, celui de la mosaïque, l’intérieur des églises chrétiennes. » Les figures, qui ont perdu toute individualité, sont disposées, sur la frise qui décrit la scène de distribution d’argent, « selon un ordre hiérarchique qui assigne à chacun sa place fixe ». Dans la basilique édifiée par Maxence, la statue de l’empereur (Palais des conservateurs à Rome - ill. ci-dessous) montre « le nouveau souverain, créature humaine siégeant dans l’Au-Delà », dépassé par la majesté divine. Le « visage limpide, calme, aux yeux immenses, rayonnants, […] témoigne d’une nouvelle certitude transformant de fond en comble toutes les valeurs ».

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Le sarcophage de porphyre d’Hélène, mère de Constantin, à Trèves, comporte un lien de parenté avec la « Dea Barberini » du palais du Latran, la fresque du plafond du palais de Crispus, le sol mosaïque de la villa constantinienne de Daphné. « Toutes ces œuvres ont un caractère commun : elles ne cherchent plus à traduire une réalité extérieure, soumise à la loi naturelle organique, à la pesanteur, aux impératifs de l’espace euclidien; elles créent un univers spirituel lumineux qui transcende la vie terrestre. [Au] palais de Trèves, les incrustations de marbre poli qui, grâce à des fenêtres cintrées, fondent en lumière l’immense espace de la cour, ainsi sur le fond lumineux de porphyre du sarcophage géant se détache, affranchie de la pesanteur, la charge triomphale des lanciers au-dessus des ennemis enchaînés et terrassés. L’espace qui emporte l’adversaire dans un tourbillon est un espace dans un tourbillon est un espace abstrait, insaisissable, les vainqueurs rayonnant dans la lumière réfléchie flottent plutôt qu’ils ne chevauchent. La formidable pesanteur du bloc de roche est abolie dans l’éclat et le scintillement du porphyre poli ».

Ainsi Constantin se vit-il comme le restaurateur, le continuateur, celui qui résumait en un nouvel empire l’ancien et le nouvel homme, spirituel, mystique et jouant son existence éternelle dans la cité terrestre. Jamais il n’eut la prescience qu’il rompait radicalement avec l’Empire pérenne. Au contraire, il lui assurait une vie supérieure en le spiritualisant. Qu’il se soit trompé, qu’il ait installé une religion qui serait, comme le démontre Marcel Gauchet, la religion de la sortie de la religion, comment l’aurait-il su ?

samedi, 24 mai 2025

Orthodoxie et hérésie durant l’Antiquité tardive

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Orthodoxie et hérésie durant l’Antiquité tardive

Claude Bourrinet

La période qui s’étend du IIIe siècle de l’ère chrétienne au 6ème, ce qu’il est convenu d’appeler, depuis les débuts de l’Âge moderne, le passage de l’Antiquité gréco-romaine au Moyen Âge (ou Âges gothiques), fait l’objet, depuis quelques années, d’un intérêt de plus en plus marqué de la part de spécialistes, mais aussi d’amateurs animés par la curiosité des choses rares, ou poussés par des besoins plus impérieux. De nombreux ouvrages ont contribué à jeter des lueurs instructives sur un moment de notre histoire qui avait été négligée, voire méprisée par les historiens. Ainsi avons-nous pu bénéficier, à la suite des travaux d’un Henri-Irénée Marrou, qui avait en son temps réhabilité cette époque prétendument « décadente », des analyses érudites et perspicaces de Pierre Hadot, de Lucien Jerphagnon, de Ramsay MacMullen, de Christopher Gérard et d’autres, tandis que les ouvrages indispensable, sur la résistance païenne, de Pierre de Labriolle et d’Alain de Benosit étaient réédités. Polymnia Athanassiadi, professeur d’histoire ancienne à l’Université d’Athènes, a publié, en 2006, aux éditions Les Belles Lettres, une recherche très instructive, La Lutte pour l’orthodoxie dans le platonisme tardif, que je vais essayer de commenter.

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Avant tout, il est indispensable de s’interroger sur l’occultation, ou plutôt l’aveuglement (parce que l’acte de voiler supposerait une volonté assumée de cacher, ce qui n’est pas le cas), qu’ont manifesté les savants envers cette période qui s’étend sur plusieurs siècles. L’érudition classique, puis romantique (laquelle a accentué l’erreur de perspective) préféraient se pencher sur celle, plus valorisante, du 5ème siècle athénien, ou de l’âge d’or de l’Empire, d’Auguste aux Antonins. Pourquoi donc ce dédain, voire ce quasi déni ? On s’aperçoit alors que, bien qu’aboutissant à des présupposés laïques, la science historique a été débitrice de la vision chrétienne de l’Histoire. On a soit dénigré ce qu’on appela le « Bas Empire », en montrant qu’il annonçait l’obscurantisme, ou bien on l’a survalorisé, en dirigeant l’attention sur l’Église en train de se déployer, et sur le christianisme, censé être supérieur moralement. On a ainsi souligné dans le déclin, puis l’effondrement de la civilisation romaine, l’avènement de la barbarie, aggravée, aux yeux d’un Voltaire, par un despotisme asiatique, que Byzance incarna pour le malheur d’une civilisation figée dans de louches et imbéciles expressions de la torpeur spirituelle, dans le même temps qu’on saluait les progrès d’une vision supposée supérieure de l’homme et du monde.

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Plus pernicieuse fut la réécriture d’un processus qui ne laissa guère de chances aux vaincus, lesquels faillirent bien disparaître totalement de la mémoire. À cela, il y eut plusieurs causes. D’abord, la destruction programmée, volontaire ou non, des écrits païens par les chrétiens. Certains ont pu être victimes d’une condamnation formelle, comme des ouvrages de Porphyre, de Julien l’Empereur, de Numénius, d’autres ont disparu parce qu’ils étaient rares et difficiles d’accès, comme ceux de Jamblique, ou bien n’avaient pas la chance d’appartenir au corpus technique et rhétorique utile à la propédeutique et à la méthodologie allégorique utilisées par l’exégèse chrétienne. C’est ainsi que les Ennéades de Plotin ont survécu, contrairement à d’autres monuments, considérables, comme l’œuvre d’Origène, pourtant chrétien, mais plongé dans les ténèbres de l’hérésie, qu’on ne connaît que de seconde main, dans les productions à des fins polémiques d’un Eusèbe.

La philosophie, à partir du 2ème siècle, subit une transformation profonde, et se « platonise » en absorbant les écoles concurrentes comme l’aristotélisme et le stoïcisme, ou en les rejetant, comme l’académisme ou l’épicurisme, en s’appuyant aussi sur un corpus mystique, plus ou moins refondé, comme l’hermétisme, le pythagorisme ou les oracles chaldaïques. De Platon, on ne retient que le théologien. Le terme « néoplatonisme » est peu satisfaisant, car il est un néologisme qui ne rend pas compte de la conscience qu’avaient les penseurs d’être les maillons d’une « chaîne d’or », et qui avaient hautement conscience d’être des disciples de Platon, des platoniciens, des platonici, élite considérée comme une « race sacrée ». Ils clamaient haut et fort qu’il n’y avait rien de nouveau dans ce qu’ils avançaient. Cela n’empêchait pas des conflits violents (en gros, les partisans d’une approche « intellectualisante » du divin, de l’autre ceux qui mettent l’accent sur le rituel et le culte, bien que les deux camps ne fussent pas exclusifs l’un de l’autre). Le piège herméneutique dont fut victime l’appréhension de ces débats qui éclosent au seuil du Moyen Âge, et dont les enjeux furent considérables, tient à ce que le corpus utilisé (en un premier temps, les écrits de Platon) et les méthodes exégétiques, préparent et innervent les pratiques méthodologiques chrétiennes. Le « néoplatonisme » constituerait alors le barreau inférieur d’une échelle qui monterait jusqu’à la théologie chrétienne, sommet du parcours, et achèvement d’une démarche métaphysique dont Platon et ses exégètes seraient le balbutiement ou la substance qui n’aurait pas encore emprunté sa forme véritable.

Or, non seulement la pensée « païenne » s’inséra difficilement dans un schéma dont la cohérence n’apparaît qu’à l’aide d’un récit rétrospectif peu fidèle à la réalité, mais elle dut batailler longuement et violemment contre les gnostiques, puis contre les chrétiens, quand ces derniers devinrent aussi dangereux que les premiers, quitte à ne s’avouer vaincue que sous la menace du bras séculier.

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Cette résistance, cette lutte, Polymnia Athanassiadi nous la décrit très bien, avec l’exigence d’une érudite maîtrisant avec talent la technique philologique et les finesses philosophiques d’un âge qui en avait la passion. Mais ce qui donne encore plus d’intérêt à cette recherche, c’est la situation (pour parler comme les existentialistes) adoptée pour en rendre compte. Car le point de vue platonicien est suivi des commencements à la fin, de Numénius à Damascius, ce qui bascule complètement la compréhension de cette époque, et octroie une légitimité à des penseurs qui avaient été dédaignés par la philosophie universitaire. Ce n’est d’ailleurs pas une moindre gageure que d’avoir reconsidéré l’importance de la théurgie, notamment celle qu’a conçue et réalisée Jamblique, dont on perçoit la noblesse de la tâche, lui qui a souvent fort mauvaise presse parmi les historiens de la pensée.

Pendant ces temps très troublés, où l’Empire accuse les assauts des Barbares, s’engage dans un combat sans merci avec l’ennemi héréditaire parthe, où le centre du pouvoir est maintes fois disloqué, amenant des guerres civiles permanentes, où la religiosité orientale mine l’adhésion aux dieux ancestraux, l’hellénisme (qui est la pensée de ce que Paul Veyne nomme l’Empire gréco-romain) est sur la défensive. Il lui faut trouver une formule, une clé, pour sauver l’essentiel, la terre et le ciel de toujours. Nous savons maintenant que c’était un combat vain (en apparence), en tout cas voué à l’échec, dès lors que l’État allait, par un véritable putsch religieux, imposer le culte galiléen. Durant trois ou quatre siècles, la bataille se déroulerait, et le paganisme perdrait insensiblement du terrain. Puis on se réveillerait avec un autre ciel, une autre terre. Comme le montre bien Polymnia Athanassiadi, cette « révolution » se manifeste spectaculairement dans la relation qu’on cultive avec les morts : de la souillure, on passe à l’adulation, au culte, voire à l’idolâtrie des cadavres.

5a7ec4a1503124ffbd13612fc04e2500-1185442151.jpg

À travers cette transformation des cœurs, et de la représentation des corps, c’est une nouvelle conception de la vérité qui vient au jour. Mais, comme cela advient souvent dans l’étreinte à laquelle se livrent les pires ennemis, un rapport spéculaire s’établit, où se mêlent attraction et répugnance. Récusant la notion de Zeitgeist, trop vague, Polymnia Athanassiadi préfère celui d’« osmose » pour expliquer ce phénomène universel qui poussa les philosophes à définir, dans le champ de leurs corpus, une « orthodoxie », tendance complètement inconnue de leurs prédécesseurs. Il s’agit là probablement de la marque la plus impressionnante d’un âge qui, par ailleurs, achèvera la logique de concentration extrême des pouvoirs politique et religieux qui était contenu dans le projet impérial. C’est dire l’importance d’un tel retournement des critères de jugement intellectuel et religieux pour le destin de l’Europe.

Il serait présomptueux de restituer ici toutes les composantes d’un processus historique qui a mis des siècles pour réaliser toutes ses virtualités. On s’en tiendra à quelques axes majeurs, représentatifs de la vision antique de la quête de vérité, et généralement dynamisés par des antithèses récurrentes.

L’hellénisme, qui a irrigué culturellement l’Empire romain et lui a octroyé une armature idéologique, sans perdre pour autant sa spécificité, notamment linguistique (la plupart des ouvrages philosophiques ou mystiques sont en grec) est, à partir du 2ème siècle, sur une position défensive. Il est obligé de faire face à plusieurs dangers, internes et externes. D’abord, un scepticisme dissolvant s’empare des élites, tandis que, paradoxalement, une angoisse diffuse se répand au moment même où l’Empire semble devoir prospérer dans la quiétude et la paix. D’autre part, les écoles philosophiques se sont pour ainsi dire scolarisées, et apparaissent souvent comme des recettes, plutôt que comme des solutions existentielles. Enfin, de puissants courants religieux, à forte teneur mystique, parviennent d’Orient, sémitique, mais pas seulement, et font le siège des âmes et des cœurs. Le christianisme est l’un d’eux, passablement hellénisé, mais dont le noyau est profondément judaïque.

Plusieurs innovations, matérielles et comportementales, vont se conjuguer pour soutenir l’assaut contre le vieux monde. Le remplacement du volume de papyrus par le Codex, le livre que nous connaissons, compact, maniable, d’une économie extraordinaire, outil propice à la pérégrination, à la clandestinité, sera déterminant dans l’émergence de cette autre figure insolite qu’est le missionnaire, le militant. Les païens, par conformisme traditionaliste, étaient attachés à l’antique mode de transmission de l’écriture, et l’idée de convertir autrui n’appartenait pas à la Weltanschauung gréco-romaine. Nul doute qu’on ait là l’un des facteurs les plus assurés de leur défaite finale.

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Le livre possède aussi une qualité intrinsèque, c’est que la disposition de ses pages reliées et consultables à loisir sur le recto et le verso, ainsi que la continuité de lecture que sa facture induit, le rendent apte à produire un programme didactique divisé en parties cohérentes, en une taxinomie. Il est par excellence porteur de dogme. Le canon, la règle, l’orthodoxie sont impliqués dans sa présentation ramassée d’un bloc, laissant libre cours à la condamnation de l’hérésie, terme qui, de positif qu’il était (c’était d’abord un choix de pensée et de vie) devient péjoratif, dans la mesure même où il désigne l’écart, l’exclu. Très vite, il sera l’objet précieux, qu’on parera précieusement, et qu’on vénérera. Les religions du Livre vont succéder à celles de la parole, le commentaire et l’exégèse du texte figé à la recherche libre et à l’accueil « sauvage » du divin.

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Pour les Anciens, la parole, « créature ailée », selon Homère, symbolise la vie, la plasticité de la conscience, la possibilité de recevoir une pluralité de messages divins. Rien de moins étrange pour un Grec que la théophanie. Le vecteur oraculaire est au centre de la culture hellénique. C’est pourquoi les Oracles chaldaïques, création du fascinant Julien le théurge, originaire de la cité sacrée d’Apamée, seront reçus avec tant de faveur. En revanche la théophanie chrétienne est un événement unique: le Logos s’est historiquement révélé aux hommes. Cependant, sa venue s’est faite par étapes, chez les Juifs et les Grecs d’abord, puis sous le règne d’Auguste. L’incarnation du Verbe est conçue comme un progrès, et s’inscrit dans un temps linéaire. Tandis que le Logos, dans la vision païenne, intervient par intermittence. En outre, il révèle une vérité qui n’est cernée ni par le temps, ni par l’espace. La Sophia appartient à tous les peuples, d’Occident et d’Orient, et non à un « peuple élu ». C’est ainsi que l’origine de Jamblique, de Porphyre, de Damascius, de Plotin, les trois premiers Syriens, le dernier Alexandrin, n’a pas été jugé comme inconvenante. Il existait, sous l’Empire, une koïnè théologique et mystique.

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Que le monothéisme sémitique ait agi sur ce recentrement du divin sur lui-même, à sa plus simple unicité, cela est plus que probable, surtout dans cette Asie qui accueillait tous les brassages de populations et de doctrines, pour les déverser dans l’Empire. Néanmoins, il est faux de prétendre que le néoplatonisme fût une variante juive du platonisme. Il est au contraire l’aboutissement suprême de l’hellénisme mystique. Comme les Indiens, que Plotin ambitionnait de rejoindre en accompagnant en 238 l’expédition malheureuse de Gordien II contre le roi perse Chahpour, l’Un peut se concilier avec la pluralité. Jamblique place les dieux tout à côté de Dieu. Plus tard, au 5ème siècle, Damascius, reprenant la théurgie de Jamblique et l’intellectualité de Plotin (3ème siècle), concevra une voie populaire, rituelle et cultuelle, nécessairement plurielle, et une voie intellective, conçue pour une élite, quêtant l’union avec l’Un. Le pèlerinage, comme sur le mode chrétien, sera aussi pratiqué par les païens, dans certaines villes « saintes », pour chercher auprès des dieux le salut.

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Les temps imposaient donc un changement dans la religiosité, sous peine de disparaître rapidement. Cette adaptation fut le fait de Numénius qui, en valorisant Platon le théologien, Platon le bacchant, comme dira Damascius, et en éliminant du corpus sacré les sceptiques et les épicuriens, parviendra à déterminer la première orthodoxie païenne, bien avant la chrétienne, qui fut le fruit des travaux de Marcion le gnostique, et des chrétien plus ou moins bien-pensants, Origène, Valentin, Justin martyr, d’Irénée et de Tertullien. La notion centrale de cette tâche novatrice est l’homodoxie, c’est-à-dire la cohérence verticale, dans le temps, de la doctrine, unité garantie par le mythe de la « chaîne d’or », de la transmission continue de la sagesse pérenne. Le premier maillon est la figure mythique de Pythagore, mais aussi Hermès Trismégiste et Orphée. Nous avons-là une nouvelle religiosité qui relie engagement et pensée. Jamblique sera celui qui tentera de jeter les fondations d’une Église, que Julien essaiera d’organiser à l’échelle de l’Empire, en concurrence avec l’Église chrétienne.

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Quand les persécutions anti-païennes prendront vraiment consistance, aux 4ème, 5ème et 6ème siècles, de la destruction du temple de Sérapis, à Alexandrie, en 391, jusqu’à l’édit impérial de 529 qui interdit l’École platonicienne d’Athènes, le combat se fit plus âpre et austère. Sa dernière figure fut probablement la plus attachante. La vie de Damascius fut une sorte de roman philosophique. À soixante-dix ans, il décide, avec sept de ses condisciples, de fuir la persécution et de se rendre en Perse, sous le coup du mirage oriental. Là, il fut déçu, et revint dans l’Empire finir ses jours, à la suite d’un accord entre l’Empereur et le Roi des Rois.

De Damascius, il ne reste qu’une partie d’une œuvre magnifique, écrite dans un style déchiré et profondément poétique. Il a redonné des lettres de noblesse au platonisme, mais ses élans mystiques étaient contrecarrés par les apories de l’expression, déchirée comme le jeune Dionysos par les Titans, dans l’impossibilité qu’il était de dire le divin, seulement entrevu. La voie apophatique qui fut la sienne annonçait le soufisme et une lignée de mystiques postérieure, souvent en rupture avec l’Église officielle.

Nous ne faisons que tracer brièvement les grands traits d’une épopée intellectuelle que Polymnia Athanassiadi conte avec vie et talent. Il est probable que la défaite des païens provient surtout de facteurs sociaux et politiques. La puissance de leur pensée surpassait celle des chrétiens qui cherchaient en boitant une voie rationnelle à une religion qui fondamentalement la niait, folie pour les uns, sagesse pour les autres. L’État ne pouvait rester indifférent à la propagation d’une secte qui, à la longue, devait devenir une puissance redoutable. L’aristocratisme platonicien a isolé des penseurs irrémédiablement perdus dans une société du ressentiment qui se massifiait, au moins dans les cœurs et les esprits, et la tentative de susciter une hiérarchie sacrée a échoué pitoyablement lors du bref règne de Julien.

Or, maintenant que l’Église disparaît en Europe, il est grand temps de redécouvrir un pan de notre histoire, un fragment de nos racines susceptible de nous faire recouvrer une part de notre identité. Car ce qui frappe dans l’ouvrage de Polymnia Athanassiadi, c’est la chaleur qui s’en dégage, la passion. Cela nous rappelle la leçon du regretté Pierre Hadot, récemment décédé, qui n’avait de cesse de répéter que, pour les Anciens, c’est-à-dire finalement pour nous, le choix philosophique était un engagement existentiel.

samedi, 18 janvier 2020

“Orthodoxie et hérésie durant l’Antiquité tardive”

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“Orthodoxie et hérésie durant l’Antiquité tardive”

par Claude Bourrinet

Recension:

Polymnia Athanassiadi, La lutte pour l’orthodoxie dans le platonisme tardif. De Numénius à Damascius, Les Belles Lettres, Paris, 2006, 276 p., 25 €

path-ortho.jpgLa période qui s’étend du IIIe siècle de l’ère chrétienne au VIe, ce qu’il est convenu d’appeler, depuis les débuts de l’Âge moderne, le passage de l’Antiquité gréco-romaine au Moyen Âge (ou Âges gothiques), fait l’objet, depuis quelques années, d’un intérêt de plus en plus marqué de la part de spécialistes, mais aussi d’amateurs animés par la curiosité des choses rares, ou poussés par des besoins plus impérieux. De nombreux ouvrages ont contribué à jeter des lueurs instructives sur un moment de notre histoire qui avait été négligée, voire méprisée par les historiens. Ainsi avons-nous pu bénéficier, à la suite des travaux d’un Henri-Irénée Marrou, qui avait en son temps réhabilité cette époque prétendument « décadente », des analyses érudites et perspicaces de Pierre Hadot, de Lucien Jerphagnon, de Ramsay MacMullen, de Christopher Gérard et d’autres, tandis que les ouvrages indispensable, sur la résistance païenne, de Pierre de Labriolle et d’Alain de Benoist étaient réédités. Polymnia Athanassiadi, professeur d’histoire ancienne à l’Université d’Athènes, a publié, en 2006, aux éditions Les Belles Lettres, une recherche très instructive, La Lutte pour l’orthodoxie dans le platonisme tardif, que je vais essayer de commenter.

Avant tout, il est indispensable de s’interroger sur l’occultation, ou plutôt l’aveuglement (parce que l’acte de voiler supposerait une volonté assumée de cacher, ce qui n’est pas le cas), qu’ont manifesté les savants envers cette période qui s’étend sur plusieurs siècles. L’érudition classique, puis romantique (laquelle a accentué l’erreur de perspective) préféraient se pencher sur celle, plus valorisante, du Ve siècle athénien, ou de l’âge d’or de l’Empire, d’Auguste aux Antonins. Pourquoi donc ce dédain, voire ce quasi déni ? On s’aperçoit alors que, bien qu’aboutissant à des présupposés laïques, la science historique a été débitrice de la vision chrétienne de l’Histoire. On a soit dénigré ce qu’on appela le « BasEmpire », en montrant qu’il annonçait l’obscurantisme, ou bien on l’a survalorisé, en dirigeant l’attention sur l’Église en train de se déployer, et sur le christianisme, censé être supérieur moralement. On a ainsi souligné dans le déclin, puis l’effondrement de la civilisation romaine, l’avènement de la barbarie, aggravée, aux yeux d’un Voltaire, par un despotisme asiatique, que Byzance incarna pour le malheur d’une civilisation figée dans de louches et imbéciles expressions de la torpeur spirituelle, dans le même temps qu’on saluait les progrès d’une vision supposée supérieure de l’homme et du monde.

Plus pernicieuse fut la réécriture d’un processus qui ne laissa guère de chances aux vaincus, lesquels faillirent bien disparaître totalement de la mémoire. À cela, il y eut plusieurs causes. D’abord, la destruction programmée, volontaire ou non, des écrits païens par les chrétiens. Certains ont pu être victimes d’une condamnation formelle, comme des ouvrages de Porphyre, de Julien l’Empereur, de Numénius, d’autres ont disparu parce qu’ils étaient rares et difficiles d’accès, comme ceux de Jamblique, ou bien n’avaient pas la chance d’appartenir au corpus technique et rhétorique utile à la propédeutique et à la méthodologie allégorique utilisées par l’exégèse chrétienne. C’est ainsi que les Ennéades de Plotin ont survécu, contrairement à d’autres monuments, considérables, comme l’œuvre d’Origène, pourtant chrétien, mais plongé dans les ténèbres de l’hérésie, qu’on ne connaît que de seconde main, dans les productions à des fins polémiques d’un Eusèbe.

La philosophie, à partir du IIe siècle, subit une transformation profonde, et se « platonise » en absorbant les écoles concurrentes comme l’aristotélisme et le stoïcisme, ou en les rejetant, comme l’académisme ou l’épicurisme, en s’appuyant aussi sur un corpus mystique, plus ou moins refondé, comme l’hermétisme, le pythagorisme ou les oracles chaldaïques. De Platon, on ne retient que le théologien. Le terme « néoplatonisme » est peu satisfaisant, car il est un néologisme qui ne rend pas compte de la conscience qu’avaient les penseurs d’être les maillons d’une « chaîne d’or », et qui avaient hautement conscience d’être des disciples de Platon, des platoniciens, des platonici, élite considérée comme une « race sacrée ». Ils clamaient haut et fort qu’il n’y avait rien de nouveau dans ce qu’ils avançaient. Cela n’empêchait pas des conflits violents (en gros, les partisans d’une approche « intellectualisante » du divin, de l’autre ceux qui mettent l’accent sur le rituel et le culte, bien que les deux camps ne fussent pas exclusifs l’un de l’autre). Le piège herméneutique dont fut victime l’appréhension de ces débats qui éclosent au seuil du Moyen Âge, et dont les enjeux furent considérables, tient à ce que le corpus utilisé (en un premier temps, les écrits de Platon) et les méthodes exégétiques, préparent et innervent les pratiques méthodologiques chrétiennes. Le « néoplatonisme » constituerait alors le barreau inférieur d’une échelle qui monterait jusqu’à la théologie chrétienne, sommet du parcours, et achèvement d’une démarche métaphysique dont Platon et ses exégètes seraient le balbutiement ou la substance qui n’aurait pas encore emprunté sa forme véritable.

Or, non seulement la pensée « païenne » s’inséra difficilement dans un schéma dont la cohérence n’apparaît qu’à l’aide d’un récit rétrospectif peu fidèle à la réalité, mais elle dut batailler longuement et violemment contre les gnostiques, puis contre les chrétiens, quand ces derniers devinrent aussi dangereux que les premiers, quitte à ne s’avouer vaincue que sous la menace du bras séculier.

Cette résistance, cette lutte, Polymnia Athanassiadi nous la décrit très bien, avec l’exigence d’une érudite maîtrisant avec talent la technique philologique et les finesses philosophiques d’un âge qui en avait la passion. Mais ce qui donne encore plus d’intérêt à cette recherche, c’est la situation (pour parler comme les existentialistes) adoptée pour en rendre compte. Car le point de vue platonicien est suivi des commencements à la fin, de Numénius à Damascius, ce qui bascule complètement la compréhension de cette époque, et octroie une légitimité à des penseurs qui avaient été dédaignés par la philosophie universitaire. Ce n’est d’ailleurs pas une moindre gageure que d’avoir reconsidéré l’importance de la théurgie, notamment celle qu’a conçue et réalisée Jamblique, dont on perçoit la noblesse de la tâche, lui qui a souvent fort mauvaise presse parmi les historiens de la pensée.

oeuvres-de-jamblique.jpgPendant ces temps très troublés, où l’Empire accuse les assauts des Barbares, s’engage dans un combat sans merci avec l’ennemi héréditaire parthe, où le centre du pouvoir est maintes fois disloqué, amenant des guerres civiles permanentes, où la religiosité orientale mine l’adhésion aux dieux ancestraux, l’hellénisme (qui est la pensée de ce que Paul Veyne nomme l’Empire gréco-romain) est sur la défensive. Il lui faut trouver une formule, une clé, pour sauver l’essentiel, la terre et le ciel de toujours. Nous savons maintenant que c’était un combat vain (en apparence), en tout cas voué à l’échec, dès lors que l’État allait, par un véritable putsch religieux, imposer le culte galiléen. Durant trois ou quatre siècles, la bataille se déroulerait, et le paganisme perdrait insensiblement du terrain. Puis on se réveillerait avec un autre ciel, une autre terre. Comme le montre bien Polymnia Athanassiadi, cette « révolution » se manifeste spectaculairement dans la relation qu’on cultive avec les morts : de la souillure, on passe à l’adulation, au culte, voire à l’idolâtrie des cadavres.

À travers cette transformation des cœurs, et de la représentation des corps, c’est une nouvelle conception de la vérité qui vient au jour. Mais, comme cela advient souvent dans l’étreinte à laquelle se livrent les pires ennemis, un rapport spéculaire s’établit, où se mêlent attraction et répugnance. Récusant la notion de Zeigeist, trop vague, Polymnia Athanassiadi préfère celui d’« osmose » pour expliquer ce phénomène universel qui poussa les philosophes à définir, dans le champ de leurs corpus, une « orthodoxie », tendance complètement inconnue de leurs prédécesseurs. Il s’agit là probablement de la marque la plus impressionnante d’un âge qui, par ailleurs, achèvera la logique de concentration extrême des pouvoirs politique et religieux qui était contenu dans le projet impérial. C’est dire l’importance d’un tel retournement des critères de jugement intellectuel et religieux pour le destin de l’Europe.

Il serait présomptueux de restituer ici toutes les composantes d’un processus historique qui a mis des siècles pour réaliser toutes ses virtualités. On s’en tiendra à quelques axes majeurs, représentatifs de la vision antique de la quête de vérité, et généralement dynamisés par des antithèses récurrentes.

L’hellénisme, qui a irrigué culturellement l’Empire romain et lui a octroyé une armature idéologique, sans perdre pour autant sa spécificité, notamment linguistique (la plupart des ouvrages philosophiques ou mystiques sont en grec) est, à partir du IIe siècle, sur une position défensive. Il est obligé de faire face à plusieurs dangers, internes et externes. D’abord, un scepticisme dissolvant s’empare des élites, tandis que, paradoxalement, une angoisse diffuse se répand au moment même où l’Empire semble devoir prospérer dans la quiétude et la paix. D’autre part, les écoles philosophiques se sont pour ainsi dire scolarisées, et apparaissent souvent comme des recettes, plutôt que comme des solutions existentielles. Enfin, de puissants courants religieux, à forte teneur mystique, parviennent d’Orient, sémitique, mais pas seulement, et font le siège des âmes et des cœurs. Le christianisme est l’un d’eux, passablement hellénisé, mais dont le noyau est profondément judaïque.

Plusieurs innovations, matérielles et comportementales, vont se conjuguer pour soutenir l’assaut contre le vieux monde. Le remplacement du volume de papyrus par le Codex, le livre que nous connaissons, compact, maniable, d’une économie extraordinaire, outil propice à la pérégrination, à la clandestinité, sera déterminant dans l’émergence de cette autre figure insolite qu’est le missionnaire, le militant. Les païens, par conformisme traditionaliste, étaient attachés à l’antique mode de transmission de l’écriture, et l’idée de convertir autrui n’appartenait pas à la Weltanschauung gréco-romaine. Nul doute qu’on ait là l’un des facteurs les plus assurés de leur défaite finale.

Le livre possède aussi une qualité intrinsèque, c’est que la disposition de ses pages reliées et consultables à loisir sur le recto et le verso, ainsi que la continuité de lecture que sa facture induit, le rendent apte à produire un programme didactique divisé en parties cohérentes, en une taxinomie. Il est par excellence porteur de dogme. Le canon, la règle, l’orthodoxie sont impliqués dans sa présentation ramassée d’un bloc, laissant libre cours à la condamnation de l’hérésie, terme qui, de positif qu’il était (c’était d’abord un choix de pensée et de vie) devient péjoratif, dans la mesure même où il désigne l’écart, l’exclu. Très vite, il sera l’objet précieux, qu’on parera précieusement, et qu’on vénérera. Les religions du Livre vont succéder à celles de la parole, le commentaire et l’exégèse du texte figé à la recherche libre et à l’accueil « sauvage » du divin.

Pour les Anciens, la parole, « créature ailée », selon Homère, symbolise la vie, la plasticité de la conscience, la possibilité de recevoir une pluralité de messages divins. Rien de moins étrange pour un Grec que la théophanie. Le vecteur oraculaire est au centre de la culture hellénique. C’est pourquoi les Oracles chaldaïques, création du fascinant Julien le théurge, originaire de la cité sacrée d’Apamée, seront reçus avec tant de faveur. En revanche la théophanie chrétienne est un événement unique : le Logos s’est historiquement révélé aux hommes. Cependant, sa venue s’est faite par étapes, chez les Juifs et les Grecs d’abord, puis sous le règne d’Auguste. L’incarnation du Verbe est conçue comme un progrès, et s’inscrit dans un temps linéaire. Tandis que le Logos, dans la vision païenne, intervient par intermittence. En outre, il révèle une vérité qui n’est cernée ni par le temps, ni par l’espace. La Sophia appartient à tous les peuples, d’Occident et d’Orient, et non à un « peuple élu ». C’est ainsi que l’origine de Jamblique, de Porphyre, de Damascius, de Plotin, les trois premiers Syriens, le dernier Alexandrin, n’a pas été jugé comme inconvenante. Il existait, sous l’Empire, une koïnè théologique et mystique.

9782251004143.jpgQue le monothéisme sémitique ait agi sur ce recentrement du divin sur lui-même, à sa plus simple unicité, cela est plus que probable, surtout dans cette Asie qui accueillait tous les brassages de populations et de doctrines, pour les déverser dans l’Empire. Néanmoins, il est faux de prétendre que le néoplatonisme fût une variante juive du platonisme. Il est au contraire l’aboutissement suprême de l’hellénisme mystique. Comme les Indiens, que Plotin ambitionnait de rejoindre en accompagnant en 238 l’expédition malheureuse de Gordien II contre le roi perse Chahpour, l’Un peut se concilier avec la pluralité. Jamblique place les dieux tout à côté de Dieu. Plus tard, au Ve siècle, Damascius, reprenant la théurgie de Jamblique et l’intellectualité de Plotin (IIIe siècle), concevra une voie populaire, rituelle et cultuelle, nécessairement plurielle, et une voie intellective, conçue pour une élite, quêtant l’union avec l’Un. Le pèlerinage, comme sur le mode chrétien, sera aussi pratiqué par les païens, dans certaines villes « saintes », pour chercher auprès des dieux le salut.

Les temps imposaient donc un changement dans la religiosité, sous peine de disparaître rapidement. Cette adaptation fut le fait de Numénius qui, en valorisant Platon le théologien, Platon le bacchant, comme dira Damascius, et en éliminant du corpus sacré les sceptiques et les épicuriens, parviendra à déterminer la première orthodoxie païenne, bien avant la chrétienne, qui fut le fruit des travaux de Marcion le gnostique, et des chrétien plus ou moins bien-pensants, Origène, Valentin, Justin martyr, d’Irénée et de Tertullien. La notion centrale de cette tâche novatrice est l’homodoxie, c’est-à-dire la cohérence verticale, dans le temps, de la doctrine, unité garantie par le mythe de la « chaîne d’or », de la transmission continue de la sagesse pérenne. Le premier maillon est la figure mythique de Pythagore, mais aussi Hermès Trismégiste et Orphée. Nous avons-là une nouvelle religiosité qui relie engagement et pensée. Jamblique sera celui qui tentera de jeter les fondations d’une Église, que Julien essaiera d’organiser à l’échelle de l’Empire, en concurrence avec l’Église chrétienne.

Quand les persécutions anti-païennes prendront vraiment consistance, aux IVe, Ve et VIe siècles, de la destruction du temple de Sérapis, à Alexandrie, en 391, jusqu’à l’édit impérial de 529 qui interdit l’École platonicienne d’Athènes, le combat se fit plus âpre et austère. Sa dernière figure fut probablement la plus attachante. La vie de Damascius fut une sorte de roman philosophique. À soixante-dix ans, il décide, avec sept de ses condisciples, de fuir la persécution et de se rendre en Perse, sous le coup du mirage oriental. Là, il fut déçu, et revint dans l’Empire finir ses jours, à la suite d’un accord entre l’Empereur et le Roi des Rois.

De Damascius, il ne reste qu’une partie d’une œuvre magnifique, écrite dans un style déchiré et profondément poétique. Il a redonné des lettres de noblesse au platonisme, mais ses élans mystiques étaient contrecarrés par les apories de l’expression, déchirée comme le jeune Dionysos par les Titans, dans l’impossibilité qu’il était de dire le divin, seulement entrevu. La voie apophatique qui fut la sienne annonçait le soufisme et une lignée de mystiques postérieure, souvent en rupture avec l’Église officielle.

Nous ne faisons que tracer brièvement les grands traits d’une épopée intellectuelle que Polymnia Athanassiadi conte avec vie et talent. Il est probable que la défaite des païens provient surtout de facteurs sociaux et politiques. La puissance de leur pensée surpassait celle de chrétiens qui cherchaient en boitant une voie rationnelle à une religion qui fondamentalement la niait, folie pour les uns, sagesses pour les autres. L’État ne pouvait rester indifférent à la propagation d’une secte qui, à la longue, devait devenir une puissance redoutable. L’aristocratisme platonicien a isolé des penseurs irrémédiablement perdus dans une société du ressentiment qui se massifiait, au moins dans les cœurs et les esprits, et la tentative de susciter une hiérarchie sacrée a échoué pitoyablement lors du bref règne de Julien.

Or, maintenant que l’Église disparaît en Europe, il est grand temps de redécouvrir un pan de notre histoire, un fragment de nos racines susceptible de nous faire recouvrer une part de notre identité. Car ce qui frappe dans l’ouvrage de Polymnia Athanassiadi, c’est la chaleur qui s’en dégage, la passion. Cela nous rappelle la leçon du regretté Pierre Hadot, récemment décédé, qui n’avait de cesse de répéter que, pour les Ancien, c’est-à-dire finalement pour nous, le choix philosophique était un engagement existentiel.

Claude Bourrinet