Mais ces deux livres supportent difficilement la comparaison avec l’imposant volume proposé par Pierre Chalmin : 700 pages agrémentées d’un précieux « index des insulteurs ». Céline y est cité plus de quarante fois. Comme ses saillies sont bien connues des lecteurs du Bulletin, je signalerai plutôt les insultes qu’à son tour il dût encaisser : de Jean Renoir qui voit en lui un « Gaudissart de l’antisémitisme » à Elias Canetti qui le traite de « paranoïaque » en passant par un certain Ferron qui le considère « menteur, mythomane et peut-être fou », la récolte est belle. Encore que je ne voie pas bien en quoi le commentaire de Marcel Aymé (brocardant gentiment son antisémitisme) et celui de Jünger (constatant qu’il n’eut pas le même destin que Brasillach) soient vraiment injurieux. Mais sans doute faut-il tenir compte d’un imperceptible second degré...
Un des attraits du livre est de mettre en valeur des ouvrages contenant des pépites, comme le Journal de Paul Morand et celui de Matthieu Galey. Ou les critiques d’Angelo Rinaldi – celles de L’Express – étincelantes de fiel ³. Ainsi, à propos de Hervé Bazin : « Une si scrupuleuse absence d’art, qui équivaut à fournir le moteur sans le capot, sans la carrosserie, voire sans la voiture, méritait à la longue d’être relevée. » Ou à propos de Roger Peyrefitte : « Un grand méchant loup pour revue de L’Alcazar, l’œil concupiscent sous les coiffes de dentelles, et fouillant de sa patte sénile la culotte du Chaperon rouge. »
Comme tout dictionnaire, ce n’est évidemment pas un ouvrage qu’on lit d’une traite. On le butine plutôt, happant ici et là des bonheurs d’écriture. Je l’ai déjà indiqué, les pointes de Céline reprises dans cette anthologie sont archi connues, à l’exception de celle sur Malraux : « Il me semblait splendidement doué et puis il a manqué de pudeur, d’autocritique et de véritable expérience, il s’est pris au sérieux. À présent il est devenu tout à fait putain. Je ne crois plus qu’il en sortira rien. Des vagues bafouillages orientaux et prétentieux et gratuits. » Prescience de Céline ! Il écrit cela en 1934 dans une lettre privée. Ce qui ne l’empêchera pas de saluer dans Bagatelles le Malraux qu’il estimait : celui des Conquérants parus dix ans plus tôt.
Dans sa préface, Chalmin n’a pas tort de relever un certain dépérissement du genre : « On insulte aujourd’hui en se taisant, conspirant les silences : c’est un progrès qui confine à l’imitation des anémones. » Céline, lui, n’a jamais pu se taire. Inconscience mais aussi bravade sans lesquelles il ne serait pas ce génie de l’invective qui lui valut et lui vaut encore tant d’opprobres.
Marc LAUDELOUT
• Pierre Chalmin, Dictionnaire des injures littéraires, l’Éditeur, 2010, 734 pages (29 €)
1. Sylvie Yvert, Ceci n’est pas de la littérature… Les forcenés de la critique passent à l’acte, Éditions du Rocher, 2008, 222 pages.
2. Elsa Delachair, L’Art de l’insulte. Une anthologie littéraire, Éditions Inculte, 2010, 208 pages
3. Son dernier livre, Dans un état critique (Éd. La Découverte) rassemble 120 chroniques parues entre 1998 et 2003.