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samedi, 17 décembre 2022

Métavers, multivers, plurivers: trois concepts à ne pas confondre

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Métavers, multivers, plurivers: trois concepts à ne pas confondre

par Georges FELTIN-TRACOL

Un an après le changement d’appellation du groupe Facebook en Meta, on entend de plus en plus parler du Métavers. On voit même sur plusieurs chaînes de télévision des publicités payées par l’entreprise de Mark Zuckerberg qui expliquent cette ambitieuse réalisation numérique dans laquelle les étudiants en philosophie assisteront à une joute verbale entre Socrate et Platon. La réalité est moins optimiste puisque l’enthousiasme suscité autour de ce projet décroît en raison des difficultés techniques et financières rencontrées. Le Métavers n’est pas pour demain. Dans le même temps, les adolescents regardent les super-productions cinématographiques étatsuniennes dont l’intrigue se déroule dans le Multivers. Enfin, les milieux de gauche s’accaparent du Plurivers. Attention à ne pas confondre ces trois termes !

couverture-3336-dick-philip-k-les-androides-revent-ils-de-moutons-electriques.jpgInspiré de l’œuvre de l’écrivain US de science-fiction Philip K. Dick, auteur du roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968), adapté au cinéma en 1982 par Ridley Scott sous le nom mythique de Blade Runner, le Métavers est un ensemble d’univers virtuels connectés à Internet qui offre à l’utilisateur la perception d’une pseudo-réalité augmentée. Dans les années 1970, l’écrivain français Philippe Curval évoquait dans sa trilogie d’anticipation, L’Europe après la pluie (préface de Jean Quatremer, La Volte, 2016), un continent européen fermé au monde dont les habitants repus se réfugiaient dans des caissons ralentisseurs du temps, puis dans des cabines d’élargissement de l’espace, faisant de leurs domiciles de véritables continents intérieurs.

PHILIPPE-CURVAL-L-EUROPE-APRES-LA-PLUIE-LA-VOLTE-9782370490186-MAX-ERNST-6-STEPHANIE-APARICIO.jpgL’ébauche du Métavers commence en 2003 avec Second Life, un univers virtuel tridimensionnel. Le logiciel permettait aux usagers de créer des ambiances originales et de jouer des personnages au moyen d’avatars, c’est-à-dire de représentations virtuelles sous la forme humanoïde de leur choix. Ces avatars s’inscrivaient dans un monde aventureux partagé en cinq contrées et en de nombreuses îles, car Second Life, dont le succès médiatique s’étendit de 2004 à 2008 environ, se concevait à l’origine comme un immense jeu en ligne permanent constitué en réseau informatique multijoueurs, qu’on soit ou non connecté ! Second Life a ainsi préparé les esprits à l’e-sport. Le FN fut le premier parti à investir ce domaine à l’époque balbutiant.

On peut se faire une idée plus précise du Métavers en regardant le film de Steven Spielberg sorti en 2018 et adapté du roman d’Ernest Cline paru en 2011 Player One sous le titre de Ready Player One (« Le premier joueur prêt à jouer »). Le film adresse de nombreux clins d’œil musicaux, cinématographiques et picturaux à la « Pop’culture » occidentale américanomorphe. Les personnages de ce film vivent par procuration dans un univers où tout est permis et dans lequel le jeu de rôle devient une seconde nature d’autant que les conditions de vie dans le monde réel sont éprouvantes (pollution massive, pauvreté généralisée, logements exigus et vétustes).

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L’acceptation du Métavers passe peut-être par l’accoutumance du public aux séries télévisées style House of the Dragon, The Rings of Power, The Mandalorian, etc., produites par Netflix, Prime Video, Disney +. Outre l’indéniable prégnance wokiste, ces feuilletons préparent l’entrée dans la virtualité avec, à terme, la possibilité accordée aux téléspectateurs les plus assidus de participer aux prochains films en tant qu’acteurs amateurs majeurs.

Le Métavers se conçoit en structure globale ouverte et ordonnée, ce qui nécessite d’énormes dépenses d’énergie. Est-ce encore souhaitable à l’heure d’éventuelles coupures de courant ? Sans électricité, cette fuite industrielle vers des chimères, des mirages et d’autres illusions risque bien de demeurer une vaine rêverie. Cette entreprise de haute technicité pourrait toutefois constituer un conditionnement des masses en leur proposant des dérivations psychologiques. Les cénacles pensants de l’hyper-classe mondiale (Trilatérale, Bilderberg, etc.) supposent que la dématérialisation des activités économiques plongera 80 à 90 % de la population dans le non-emploi à vie. L’usage du Métavers associé à la légalisation des drogues, en particulier du cannabis, voire à leur consommation obligatoire, le « soma » du Meilleur des mondes, constituerait une excellente méthode récréative et indolore pour briser tout risque de tensions sociales.

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Le Multivers n’est pas le Métavers. Popularisé par l’univers cinématographique étendu Marvel (MCU) avec, par exemple, le récent film de Sam Raimi, Doctor Strange in the Multiverse of Madness (2022), ou, hors du MCU, le film de Daniel Kwan et de Daniel Scheinert, Everything Everywhere All at Once (2022), voire The One (2001) de James Wong, le Multivers se définit comme un faisceau d’univers présents en même temps composés de mondes parallèles, de réalités alternatives ou uchroniques et d’intervalles spatio-temporels servant d’éventuelles passerelles entre ces univers. Dès les années 1960, l’écrivain britannique de science-fiction Michael Moorcock élaborait un Multivers pourvu d’un « Champion éternel » décliné à travers différentes sagas en anti-héros attachants (Elric le Nécromancien, ultime empereur de Melniboné, le duc de Köln Dorian Hawkmoon, Corum et Erekosë).

Or le concept de Multivers n’est pas qu’une fiction littéraire. Il repose sur des considérations cosmologiques, de physique quantique  et d’astro-physiques. Pour faire simple, le Multivers s’articulerait autour d’échelles macroscopique, moléculaire, atomique, subatomique et des « cordes » en référence aux complexes théories éponymes.

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L’approche scientifique (et non philosophique) du Multivers apparaît dans les années 1950 quand le physicien étatsunien Hugh Everett suppose l’existence de milliards de milliards d’univers dissemblables, concurrents et imbriqués les uns dans les autres sans contact aucun du fait d’une séparation dimensionnelle et/ou d’une variation de longueur d’onde. Dans son essai Before the Big Bang. The Origin of Our Universe from the Multiverse (Londres, Bodley Head, 2022), la cosmologue quantique de l’Université de Caroline du Nord, Laura Mersini – Houghton, se penche sur ces théories étonnantes. Par ailleurs, dans son numéro de juillet 2022, New Scientist a présenté les recherches conjointes de Venkatesh Vilasini de l’École polytechnique fédérale suisse de Zurich et de Roger Colbeck de l’Université britannique de York. Ces deux chercheurs modélisent des séries d’univers théoriques, étudient les boucles temporelles possibles et analysent les flux de certaines informations transitant entre deux agents liés l’un à l’autre dans le même continuum d’espace-temps (c’est-à-dire placés dans le passé, le présent ou le futur) malgré la distance matérielle qui les sépare le cas échéant. En conclusion de ses observations, Venkatesh Vilasini précise que ces « boucles causales n’entraîneraient pas systématiquement des paradoxes considérables mais c’est la preuve théorique que passé et avenir peuvent être liés de façon contre-intuitive ». Les travaux de Mersini – Houghton, de Vilasini et de Colbeck confirment les intuitions visionnaires de Giorgio Locchi sur l’interprétation dynamique de l’histoire. On aborde ici les confins de la métaphysique et de la spéculation ontologique.

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Le Multivers n’a rien à voir avec le Métavers, sauf si ce dernier le récupère en tant que divertissement de masse. Dans Libération du 14 octobre 2022, Céline Minard opposait volontiers le Métavers au Plurivers défini comme la « construction kaléïdoscopique d’un monde commun soutenable ». À la fin de la décennie 1990, les zapatistes mexicains du célèbre sous-commandant Marcos le considéraient déjà comme une possibilité de former un monde où cohabiteraient différents mondes. Il n’est pas anodin d’apprendre la parution récente de l’ouvrage collectif, Plurivers. Un dictionnaire du post-développement (Wildproject, coll. « Le monde qui vient », 550 p., 25 €).

Il est cependant regrettable que l’extrême gauche et l’ultra-gauche adoptent ce concept stimulant déjà avancé par Carl Schmitt en 1932. Pour le grand juriste allemand, « le caractère spécifique du politique entraîne un pluralisme des États. Toute unité politique implique l’existence éventuelle d’un ennemi et donc la coexistence d’une autre unité politique. Aussi, tant que l’État en tant que tel subsistera sur cette terre, il en existera plusieurs et il ne saurait y avoir d’État universel englobant toute l’humanité et la terre entière. Le monde politique n’est pas un universum, mais, si l’on peut dire, un pluriversum (dans La notion de politique. Théorie du partisan, préface de Julien Freund, Flammarion, coll. « Champ », 1992) ».

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La vision pluriverselle du monde correspond en matière diplomatique au « monde multipolaire » ou une organisation « mosaïque » des relations internationales. Le condominium USA – URSS pendant la « Guerre froide » (1947 – 1991) et l’hégémonie planétaire des États-Unis depuis 1991 doivent s’effacer au profit de façons de penser radicales et parfois même contradictoires d’un espace global fini commun peuplé d’humanités différentes ou, si l’on préfère, de civilisations variées parce que Carl Schmitt souligne toujours dans La notion de politique que « le concept d’humanité est un instrument idéologique particulièrement utile aux expansions impérialistes, et sous sa forme éthique et humanitaire, il est le véhicule spécifique de l’impérialisme économique (p. 96) ». Pour résumer, le nomos de la Terre à venir s’organisera autour de grands espaces civilisationnels et/ou continentaux caractérisés par la divergence intrinsèque de leurs principes fondateurs respectifs.

Si le Métavers est la dernière trouvaille de l’arraisonnement technicien mental et vise au dressage sociologique de l’imaginaire dans une perspective de domination marchande, le Multivers et le Plurivers réintroduisent dans les sciences dites dures et en géopolitique des démarches audacieuses qui relèvent des polythéismes des valeurs. Chassé du domaine spirituel et exclu des cérémonies publiques, le paganisme revient finalement en force sous des formes novatrices et pertinentes. Par conséquent, œuvrons à la pluralité inhérente de la Vie et agissons en faveur de vues du monde multiverselles surgies du terreau fécond de l’ethno-différentialisme !           

GF-T

  • « Vigie d’un monde en ébullition », n° 55, mise en ligne le 13 décembre 2022 sur Radio Méridien Zéro.

samedi, 29 janvier 2022

Entretien avec Leonid Savin: "Lorsque les Européens auront retrouvé une identité forte, personne ne pourra les dominer spirituellement et culturellement"

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Entretien avec Leonid Savin: "Lorsque les Européens auront retrouvé une identité forte, personne ne pourra les dominer spirituellement et culturellement"

Entretien avec le journal Deutsche Stimme réalisé par Alexander Markovics

Cher Monsieur Savin ! Actuellement, les relations diplomatiques entre l'Occident et la Russie sont tendues. L'UE accuse la Russie et la Biélorussie de mener une guerre hybride. L'Occident déclare craindre une intervention militaire russe en Ukraine et accuse la Russie de vouloir déclencher une guerre alors qu'elle a elle-même rompu les accords de Minsk. La ministre allemande des Affaires étrangères Annalena Baerbock appelle même à l'arrêt du Nord Stream 2.  La Russie mène-t-elle une guerre hybride contre l'UE et les Etats-Unis ou les politiques occidentaux accusent-ils le président Poutine de crimes dont ils sont eux-mêmes responsables ?

En fait, l'UE et les Etats-Unis affirment depuis six ans déjà que Moscou mène une guerre hybride et que la Russie est intéressée par la division de la société occidentale. En réalité, les gouvernements occidentaux jouent ce jeu de manière bien plus efficace, en raison des erreurs politiques et idéologiques qu'ils commettent chaque jour et de l'état actuel de la démocratie dans leurs pays (n'oublions pas que les bureaucrates de la Commission européenne ne sont même pas élus par leurs propres peuples). Le coup d'État de 2014 en Ukraine a été organisé par l'Occident (notamment avec le soutien financier et diplomatique des États-Unis) et, lors de la "révolution orange" précédente, en 2004, les pays européens et les États-Unis ont également soutenu des politiciens qu'ils ont choisis dans ce pays. Où est donc ici la "guerre hybride de la Russie" ?

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Après le référendum en Crimée qui a conduit à la réunification avec la Russie, l'Occident a affirmé qu'il s'agissait d'une "annexion", mais les pays occidentaux oublient la sécession du Kosovo en 1999, qui a été soutenue par l'OTAN. Lorsque 100 personnes ont été brûlées vives par des néonazis à Odessa et que les autorités ne les ont pas empêchées, l'Occident n'a pas daigné jeter le moindre regard. La Russie ne pouvait pas rester les bras croisés et attendre que le même scénario se produise en Crimée (et c'est en fait ce qui a été préparé par les forces qui ont mené à bien le putsch de février 2014).

Le terme de "guerre hybride" a été inventé à l'origine par la marine américaine pour décrire des situations de combat complexes impliquant différents acteurs. Plus tard, c'est devenu une marque d'infamie politique, qui a été utilisée pour stigmatiser toute forme d'activité russe (économique, politique, diplomatique, etc.). Si Moscou fait un pas quelconque dans ses relations économiques ou initie de nouveaux contacts, l'Occident le qualifie immédiatement de "guerre hybride". Mais je suis tout à fait certain que toute inactivité serait également qualifiée de "guerre hybride". L'Occident affirmerait immédiatement que la Russie est en train d'ériger un nouveau rideau de fer. Nous nous trouvons dans une situation étrange, ne pensez-vous pas ? 

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Depuis la fin de la guerre froide, l'Occident dirigé par les États-Unis a pris plusieurs mesures unilatérales et a fait la guerre à la Yougoslavie, à l'Irak, à l'Afghanistan et à la Libye. Ce "moment unipolaire" a provoqué le chaos, une violence massive et des mouvements de réfugiés aux quatre coins du globe. Dans votre livre récemment paru Ordo Pluriversalis. The End of Pax Americana & the Rise of Multipolarity, vous vous prononcez en faveur d'un monde multipolaire avec plusieurs centres de pouvoir au lieu de la domination occidentale. Les détracteurs occidentaux de ce concept affirment qu'un ordre mondial multipolaire entraînerait davantage de conflits et une plus grande instabilité dans le monde. Quels sont les avantages d'un système multipolaire par rapport à l'hégémonie occidentale, notamment pour les Européens ? 

Du point de vue de l'Occident, la multipolarité sera toujours présentée comme un désordre instable et semi-anarchique, car la vision occidentale de la multipolarité est basée sur l'époque multipolaire précédente, qui était eurocentriste et colonialiste. Aujourd'hui, la situation a changé et le centre de l'économie mondiale s'est déplacé vers l'Asie. Toutefois, la multipolarité n'est pas seulement une question d'équilibre des forces, mais aussi et surtout une question de restauration prudente de l'histoire elle-même, des traditions et du développement du potentiel culturel des groupes ethniques et des peuples du monde entier. Il existe de nombreuses formes uniques de gouvernance, de juridiction et de droits, enracinées dans une expérience millénaire.

Le néolibéralisme (même s'il a malheureusement connu un grand succès dans les années 1990 et jusqu'à récemment) ne peut pas prétendre à une validité mondiale (ce qui vaut bien sûr aussi pour d'autres types d'idéologies politiques). Un seul système peut être valable pour le monde entier, et c'est le pluriversalisme. Celui-ci peut contenir des éléments controversés, mais c'est normal parce que c'est naturel. Regardez la carte du monde et vous verrez que l'Occident politique (l'alliance transatlantique) n'est qu'une partie du monde, et même pas la plus grande ! Jusqu'à présent, il a eu une influence énorme sur le monde entier, mais celle-ci est aujourd'hui en déclin.

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Du point de vue européen, la multipolarité signifie davantage de souveraineté et d'indépendance vis-à-vis des États-Unis. Il existe déjà des initiatives pour une autonomie européenne, soutenues par l'Allemagne et la France, mais elles ne sont pas réalisables dans le futur proche tant que l'on ne se sépare pas de Washington. Les Etats-Unis poursuivent leur propre agenda au sein de l'UE et diffusent ainsi une propagande anti-chinoise et anti-russe afin d'attiser diverses craintes chez les Européens. Mais l'Europe est destinée à coopérer avec la Russie (et, dans une moindre mesure, avec la Chine) parce que nous sommes voisins et que nous vivons ensemble sur le continent eurasien. C'est un fait évident.

Dans ce contexte, il est tragique de voir la cancel culture se répandre en Europe et une nouvelle forme de décadence entraîner de nombreux pays vers l'abîme. La reconfiguration du monde dans le cadre de la multipolarité aurait le pouvoir de guérir l'Europe et de l'aider à trouver sa propre place et sa propre voie dans la politique mondiale. 

L'avenir des relations internationales et de la géopolitique est un sujet très discuté par les experts. Alors que Samuel Huntington a avancé la thèse du "choc des civilisations", Mohammad Khatami parle d'un "dialogue des civilisations". Selon vous, quelle prédiction est la plus probable et que peuvent faire les militants et partis politiques à tendance antimondialiste pour permettre une coexistence pacifique des civilisations ?

Huntington a parlé du "choc des civilisations" non pas dans le sens d'une fatalité inéluctable, mais comme un avertissement. Beaucoup ne lisent pas correctement son œuvre, voire pas du tout, tout comme beaucoup de libéraux de notre époque ne lisent pas Adam Smith. Mais ce qui est important dans son œuvre, c'est la constatation claire qu'il existe plusieurs civilisations ! Pas une seule, comme l'ont suggéré de nombreux érudits occidentaux auparavant, mais plusieurs ! Une multitude de civilisations signifie à son tour qu'il existe automatiquement une multitude de systèmes politiques différents.

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Le problème de nombreux antimondialistes est qu'ils voient la culture politique des autres peuples à travers la lentille de leurs propres modèles d'ennemis.  Il s'agit d'une nouvelle forme d'exclusivité. Nous devons oublier le principe de l'ethnocentrisme, qui repose sur le double codage du "groupe du nous" et du "groupe des autres", et commencer à penser à partir d'un point d'inclusion approfondi. Je suis conscient que tout cela n'est pas facile. Mais nous devons enfin commencer ! Si nous avons l'intention de construire un pont entre les civilisations, il est plus sage de parler dans les langues de ces civilisations et de ne pas utiliser le langage de la pseudo-"civilisation" représentée par la société mondiale actuelle de la consommation et du capitalisme financier.   

En raison du matérialisme dominant, du chaos social, de l'individualisme et de l'aliénation dans l'Occident moderne, le nombre d'Européens qui cherchent à revenir à la forme traditionnelle de leur civilisation augmente. Dans votre livre Ordo Pluriversalis, vous proposez le concept de pluriversalité pour prouver qu'une alternative à la société capitaliste et moderne de l'Occident est possible. Veuillez expliquer le concept de pluriversité/pluralité et sa signification pour un futur monde multipolaire !   

La société capitaliste et moderne est fondée sur l'uniformisation et le nivellement de tout vers un standard unique. D'où le sentiment de supériorité et le racisme profondément enracinés dans la société occidentale. Paradoxalement, cet état d'esprit se développe également dans les sociétés non occidentales. Des phénomènes tels que les traitements médicaux visant à éclaircir la peau dans certains pays arabes sont le résultat de la domination occidentale imposée à cette région (car il existe aussi des personnes à la peau blanche en Yakoutie, au nord-ouest de la Russie, mais elles n'ont jamais conquis le Moyen-Orient).

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Lorsque nous parlons de plurivers, nous entendons par là la multiplicité des visions du monde. Dans la région andine de l'Amérique latine et dans l'Afrique profonde, les gens suivent leurs propres traditions ancestrales. Certains éléments ressemblent à la tradition indo-européenne (parce que nous vivons sur la même planète et voyons le même soleil et la même lune), mais d'autres non. Nous pouvons y trouver des systèmes de débat public et des modèles d'auto-organisation politiques et économiques très uniques - tous doivent être préservés et développés. L'expérience d'autres peuples peut également être instructive et utile pour les sociétés "avancées".

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Tout d'abord, nous devons considérer les autres peuples comme des entités similaires. Le géographe russe Nikolaï Miklukho-Maklay (photo, ci-dessus) a probablement été le premier anthropologue culturel à contester l'existence d'une hiérarchie raciale et à affirmer que les peuples "primitifs" d'autres régions du monde sont égaux aux Européens. Aujourd'hui, sous l'égide de l'idéologie néolibérale, nous entendons des slogans similaires en Occident, mais dans la pratique, ils ne se manifestent que par des actions telles que "Refugees welcome !", le "Cancel Culture", etc. En fin de compte, nous n'avons pas un seul système politique mondial, car la Terre n'est pas un disque, mais un système composé de nombreux systèmes avec différentes couches d'organisation.

De nombreux détracteurs du mondialisme en Occident ont d'une part une opinion très positive de la résistance russe à l'impérialisme américain, mais sont d'autre part sceptiques quant à une coopération avec la Chine et l'Iran en raison de leurs systèmes politiques et de leurs convictions religieuses divergents. En cas d'alliance, ils craignent une exportation de systèmes comme celle que les Européens ont connue avec l'américanisation. En tant qu'expert en géopolitique et connaisseur des pays musulmans d'Asie, pensez-vous que ces craintes sont justifiées ? 

Outre l'Iran et la Chine, l'Asie compte de nombreux autres pays et cultures. Le soufisme se distingue de l'islam sunnite d'inspiration saoudienne. L'islam chiite n'est pas seulement présent en Iran, mais aussi en Azerbaïdjan (où les gens boivent de l'alcool), ainsi que sous des formes spécifiques en Syrie et au Liban, mais aussi en Afghanistan et au Pakistan. Il serait particulièrement simpliste de considérer les pays musulmans d'Asie comme un bloc musulman unique, car il existe en leur sein de nombreuses coutumes et traditions culturelles, qui possèdent à leur tour différents marqueurs en tant que nomades, clans, groupes ethniques et tribus. Chacun d'entre eux a une signification.

Même si nous considérons le monde musulman du point de vue de la multipolarité, il ne se compose pas d'un seul pôle, mais de plusieurs. En Afrique du Nord et en Asie occidentale, nous trouvons un mélange très intéressant de traditions soufies, de culture berbère et de vestiges des empires byzantin et ottoman. En Asie centrale, nous trouvons de très fortes influences d'éléments nomades et de nostalgie postsoviétique, et en Asie du Sud-Ouest, un melting-pot d'éléments indigènes, de nouvelles écoles de renaissance islamique, qui ont vu le jour dans le cadre d'une matrice postcoloniale/anticoloniale. Mais ce qui est important dans tout cela, c'est que toutes les régions mentionnées se trouvent en Eurasie (l'Afrique du Nord y est historiquement et géographiquement liée, c'est pour cette raison que Halford Mackinder a considéré l'Eurasie et l'Afrique comme une unité appelée l'île mondiale).

La Russie se trouve au centre de l'Eurasie. Un mur mythique a été construit par Alexandre le Grand pour se protéger de Gog et Magog sur la côte caspienne près de la ville de Derbent - il s'agit de la ville la plus au sud de la Russie, dans l'actuelle République du Daghestan (en fait, il a emprunté un autre chemin lors de sa campagne en Bactriane et en Inde). C'est la raison pour laquelle la Chine est si intéressée par la construction d'infrastructures dans le cadre de la Nouvelle route de la soie via la Russie, afin d'établir une connexion avec l'Europe.

Le corridor nord-sud relie l'Iran et donne à la Russie un accès à des ports libres de glace. Un corridor similaire sera également créé via le Pakistan.  C'est la question de la géopolitique eurasienne et elle ouvre de formidables perspectives. Pour les Européens, tout cela peut sembler un peu suspect. D'un point de vue pragmatique, vous pouvez poser la question suivante : "Qu'allons-nous accomplir dans ces circonstances ?" Le moteur économique du monde n'est plus l'Occident, mais l'Asie.

Enfin, toute exportation de valeurs culturelles et religieuses n'est pas possible si vous la refusez. Par exemple, après l'effondrement de l'Union soviétique, il y avait en Russie beaucoup d'émissaires de sectes occidentales et de religions orientales, mais ils n'ont pas réussi. Les Russes sont en effet retournés à leurs propres racines, le christianisme orthodoxe (il y a bien sûr aussi des adeptes du bouddhisme, de l'islam et du judaïsme chez nous). La Russie est d'ailleurs l'un des pays où l'on trouve des adeptes d'un paganisme traditionnel tel qu'il existait en Europe. Lorsque les Européens auront retrouvé une identité forte, personne ne pourra les dominer spirituellement et culturellement. Vous pouvez étudier l'expérience russe en ce qui concerne la reconquête de sa propre souveraineté spirituelle et nous serons heureux de vous aider !  

    Merci beaucoup pour cet entretien !  

Leonid Savin est chef de l'administration du Mouvement eurasien international, membre de la Société des sciences militaires du ministère de la Défense de la Fédération de Russie et membre du comité directeur du Forum international de lutte contre le terrorisme à Islamabad. Il est l'auteur de nombreux livres, publications scientifiques et études spéciales sur les relations internationales, la philosophie politique, la géopolitique et les conflits internationaux.