samedi, 28 juillet 2007
L'Europe comme "troisième force"
L'Europe comme «troisième force»
par Luc Nannens
Malgré les proclamations atlantistes, malgré l'engouement des droites libérales pour le reaganisme, malgré l'oubli général des grands projets d'unification continentale, depuis la fin des années 70, de plus en plus de voix réclament l'européisation de l'Europe. Nos deux publications, Orientations et Vouloir, se sont faites l'écho de ces revendications, dans la mesure de leurs très faibles moyens. Rapellons à nos nouveaux lecteurs que nous avons presque été les seuls à évoquer les thèses du social-démocrate allemand Peter Bender, auteur en 1981, de Das Ende des ideologischen Zeitalter. Die Europäisierung Europas (= La fin de l'ère des idéologies. L'Européisation de l'Europe). L'européisme hostile aux deux blocs apparaît encore et toujours comme un résidu des fascismes et de l'«Internationale SS», des rêves de Drieu la Rochelle ou de Léon Degrelle, de Quisling ou de Serrano Suñer (cf. Herbert Taege in Vouloir n°48-49, pp. 11 à 13). C'est le reproche qu'on adresse à l'européisme d'un Sir Oswald Mosley, d'un Jean Thiriart et de son mouvement Jeune Europe, ou parfois à l'européisme d'Alain de Benoist, de Guillaume Faye, du GRECE et de nos propres publications. Il existe toutefois une tradition sociale-démocrate et chrétienne-démocrate de gauche qui s'aligne à peu près sur les mêmes principes de base tout en les justifiant très différemment, à l'aide d'autres «dérivations» (pour reprendre à bon escient un vocabulaire parétien). Gesine Schwan, professeur à la Freie Universität Berlin, dans un bref essai intitulé «Europa als Dritte Kraft» (= L'Europe comme troisième force), brosse un tableau de cette tradition parallèle à l'européisme fascisant, tout en n'évoquant rien de ces européistes fascisants, qui, pourtant, étaient souvent des transfuges de la sociale-démocratie (De Man, Déat) ou du pacifisme (De Brinon, Tollenaere), comme l'explique sans a priori l'historien allemand contemporain Hans Werner Neulen (in Europa und das III. Reich, Universitas, München, 1987).
Dans
«Europa als Dritte Kraft», in Peter HAUNGS, Europäisierung Europas?, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 1989, 160 S., DM 38, ISBN 3-7890-1804-X,
Gesine Schwan fait commencer le néo-européisme dès 1946, quand la coopération globale entre l'URSS et les Etats-Unis tourne petit à petit à l'échec. L'Europe sent alors confusément qu'elle risque d'être broyée en cas d'affrontement de ces deux super-gros. Des esprits indépendants, mus aussi par le désir de rejeter le libéralisme extrême des Américains et le bolchévisme stalinien des Soviétiques avec toutes leurs conséquences, commencent à parler d'«européisation» de l'Europe, ce qui vise à une plus grande unité et une plus grande indépendance du continent vis-à-vis des blocs. La question se pose alors de savoir où s'arrête cette Europe de «troisième voie»? A la frontière polono-soviétique? A l'Oural? Au détroit de Béring et aux confins de la Mandchourie?
Mais l'essai de Gesine Schwan comprend un survol historique des conceptions continentales élaborées depuis la première moitié du XIXième siècle. Essai qui met l'accent sur le rôle chaque fois imparti à la Russie dans ces plans et ébauches. Au début du XIXième, ni la Russie ni l'Amérique, en tant que telles, n'apparaissaient comme des dangers pour l'Europe. Le danger majeur était représenté par les idées de la Révolution Française. L'Amérique les incarnait, après les avoir améliorés, et la Russie représentait le principe légitimiste et monarchiste. Les démocrates étaient philo-américains; les légitimistes étaient russophiles. Mais Washington et Petersbourg, bien qu'opposés sur le plan des principes de gouvernement, étaient alliés contre l'Espagne dans le conflit pour la Floride et contre l'Angleterre parce qu'elle était la plus grande puissance de l'époque. Russes et Américains pratiquent alors une Realpolitik pure, sans prétendre universaliser leurs propres principes de gouvernement. L'Europe est tantôt identifiée à l'Angleterre tantôt contre-modèle: foyer de corruption et de servilité pour les Américains; foyer d'athéisme, d'égoïsme, d'individualisme pour les Russes.
L'Europe du XIXième est donc traversée par plusieurs antagonismes entrecroisés: les antagonismes Angleterre/Continent, Europe/Amérique, Russie/Angleterre, Russie + Amérique/Angleterre, Russie/Europe... A ces antagonismes s'en superposent d'autres: la césure latinité-romanité/germanité qui se traduit, chez un historien catholique, romanophile et euro-œcuméniste comme le Baron Johann Christoph von Aretin (1772-1824) en une hostilité au pôle protestant, nationaliste et prussien; ensuite la césure chrétienté/islam, concrétisé par l'opposition austro-hongroise et surtout russe à l'Empire Ottoman. Chez Friedrich Gentz se dessine une opposition globale aux diverses formes de l'idéologie bourgeoise: au nationalisme jacobin et à l'internationalisme libéral américain. Contre cet Occident libéral doit se dresser une Europe à mi-chemin entre le nationalisme et l'internationalisme. Le premier auteur, selon Gesine Schwan, à prôner la constitution d'un bloc européen contre les Etats-Unis est le professeur danois, conseiller d'Etat, C.F. von Schmidt-Phiseldeck (1770-1832). Après avoir lu le célèbre rapport de Tocqueville sur la démocratie en Amérique, où l'aristocrate normand perçoit les volontés hégémoniques des Etats-Unis et de la Russie, les Européens commencent à sentir le double danger qui les guette. Outre Tocqueville, d'aucuns, comme Michelet et Henri Martin, craignent l'alliance des slavophiles, hostiles à l'Europe de l'Ouest décadente et individualiste, et du messianisme panslaviste moins rétif à l'égard des acquis de la modernité technique.
La seconde moitié du XIXième est marquée d'une inquiétude: l'Europe n'est plus le seul centre de puissance dans le monde. Pour échapper à cette amorce de déclin, les européistes de l'époque prônent une réorganisation du continent, où il n'y aurait plus juxtaposition d'unités fermées sur elles-mêmes mais réseau de liens et de rapports fédérateurs multiples, conduisant à une unité de fait du «grand espace» européen. C'est la grande idée de l'Autrichien Konstantin Frantz qui voyait l'Empire austro-hongrois, une Mitteleuropa avant la lettre, comme un tremplin vers une Europe soudée et à l'abri des politiques américaine et russe. K. Frantz et son collègue Joseph Edmund Jörg étaient des conservateurs soucieux de retrouver l'équilibre de la Pentarchie des années 1815-1830 quand règnait une harmonie entre la Russie, l'Angleterre, la France, la Prusse et l'Autriche-Hongrie. Les principes fédérateurs de feu le Saint-Empire devaient, dans l'Europe future, provoquer un dépassement des chauvinismes nationaux et des utopismes démocratiques. Quant à Jörg, son conservatisme est plus prononcé: il envisage une Europe arbitrée par le Pape et régie par un corporatisme stabilisateur.
Face aux projets conservateurs de Frantz et Jörg, le radical-démocrate Julius Fröbel, inspiré par les idées de 1848, constate que l'Europe est située entre les Etats-Unis et la Russie et que cette détermination géographique doit induire l'éclosion d'un ordre social à mi-chemin entre l'autocratisme tsariste et le libéralisme outrancier de l'Amérique. Malheureusement, la définition de cet ordre social reste vague chez Fröbel, plus vague que chez le corporatiste Jörg. Fröbel écrit: «1. En Russie, on gouverne trop; 2. En Amérique, on gouverne trop peu; 3. En Europe, d'une part, on gouverne trop à mauvais escient et, d'autre part, trop peu à mauvais escient». Conclusion: le socialisme est une force morale qui doit s'imposer entre le monarchisme et le républicanisme et donner à l'Europe son originalité dans le monde à venir.
Frantz et Jörg envisageaient une Europe conservatrice, corporatiste sur le plan social, soucieuse de combattre les injustices léguées par le libéralisme rationaliste de la Révolution française. Leur Europe est donc une Europe germano-slave hostile à une France perçue comme matrice de la déliquescence moderne. Fröbel, au contraire, voit une France évoluant vers un socialisme solide et envisage un pôle germano-français contre l'autocratisme tsariste. Pour Gesine Schwan, l'échec des projets européens vient du fait que les idées généreuses du socialisme de 48 ont été partiellement réalisées à l'échelon national et non à l'échelon continental, notamment dans l'Allemagne bismarckienne, entraînant une fermeture des Etats les uns aux autres, ce qui a débouché sur le désastre de 1914.
A la suite de la première guerre mondiale, des hécatombes de Verdun et de la Somme, l'Europe connaît une vague de pacifisme où l'on ébauche des plans d'unification du continent. Le plus célèbre de ces plans, nous rappelle Gesine Schwan, fut celui du Comte Richard Coudenhove-Kalergi, fondateur en 1923 de l'Union Paneuropéenne. Cette idée eut un grand retentissement, notamment dans le memorandum pour l'Europe d'Aristide Briand déposé le 17 mai 1930. Briand visait une limitation des souverainetés nationales et la création progressive d'une unité économique. La raison pour laquelle son mémorandum n'a été reçu que froidement, c'est que le contexte des années 20 et 30 est nettement moins irénique que celui du XIXième. Les Etats-Unis ont pris pied en Europe: leurs prêts permettent des reconstructions tout en fragilisant l'indépendance économique des pays emprunteurs. La Russie a troqué son autoritarisme monarchiste contre le bolchévisme: d'où les conservateurs ne considèrent plus que la Russie fait partie de l'Europe, inversant leurs positions russophiles du XIXième; les socialistes de gauche en revanche estiment qu'elle est devenue un modèle, alors qu'ils liguaient jadis leurs efforts contre le tsarisme. Les socialistes modérés, dans la tradition de Bernstein, rejoignent les conservateurs, conservant la russophobie de la social-démocratie d'avant 14.
Trois traditions européistes sont dès lors en cours: la tradition conservatrice héritère de Jörg et Frantz, la tradition sociale-démocrate pro-occidentale et, enfin, la tradition austro-marxiste qui considère que la Russie fait toujours partie de l'Europe. La tradition sociale-démocrate met l'accent sur la démocratie parlementaire, s'oppose à l'Union Soviétique et envisage de s'appuyer sur les Etats-Unis. Elle est donc atlantiste avant la lettre. La tradition austro-marxiste met davantage l'accent sur l'anticapitalisme que sur l'anti-stalinisme, tout en défendant une forme de parlementarisme. Son principal théoricien, Otto Bauer, formule à partir de 1919 des projets d'ordre économique socialiste. Cet ordre sera planiste et la décision sera entre les mains d'une pluralité de commission et de conseils qui choisiront entre diverses planifications possibles. Avant d'accèder à cette phase idéale et finale, la dictature du prolétariat organisera la transition. Dix-sept ans plus tard, en 1936, Bauer souhaite la victoire de la France, de la Grande-Bretagne et de la Russie sur l'Allemagne «fasciste», afin d'unir tous les prolétariats européens dans une Europe reposant sur des principes sociaux radicalement différents de ceux préconisés à droite par un Coudenhoven-Kalergi. Mais la faiblesse de l'austro-marxisme de Bauer réside dans son optimisme rousseauiste, progressiste et universaliste, idéologie aux assises intellectuelles dépassées, qui se refuse à percevoir les antagonismes réels, difficilement surmontables, entre les «grands espaces» européen, américain et soviétique.
Gesine Schwan escamote un peu trop facilement les synthèses fascisantes, soi-disant dérivées des projets conservateurs de Jörg et Frantz et modernisés par Friedrich Naumann (pourtant membre du Parti démocrate, situé sur l'échiquier politique à mi-chemin entre la sociale-démocratie et les libéraux) et Arthur Moeller van den Bruck. L'escamotage de Schwan relève des scrupules usuels que l'on rencontre en Allemagne aujourd'hui. Des scrupules que l'on retrouve à bien moindre échelle dans la gauche française; en effet, la revue Hérodote d'Yves Lacoste publiait en 1979 (n°14-15) l'article d'un certain Karl von Bochum (est-ce un pseudonyme?), intitulé «Aux origines de la Communauté Européenne». Cet article démontrait que les pères fondateurs de la CEE avaient copieusement puisé dans le corpus doctrinal des «européistes fascisants», lesquels avaient eu bien plus d'impact dans le grand public et dans la presse que les austro-marxistes disciples d'Otto Bauer. Et plus d'impact aussi que les conservateurs de la résistance anti-nazie que Gesine Schwan évoque en détaillant les diverses écoles qui la constituait: le Cercle de Goerdeler et le Kreisauer Kreis (Cercle de Kreisau).
Le Cercle de Goerdeler, animé par Goerdeler lui-même et Ulrich von Hassell, a commencé par accepter le fait accompli des victoires hitlériennes, en parlant du «rôle dirigeant» du Reich dans l'Europe future, avant de planifier une Fédération Européenne à partir de 1942. Cette évolution correspond curieusement à celle de la «dissidence SS», analysée par Taege et Neulen (cfr. supra). Dans le Kreisauer Kreis, où militent le Comte Helmut James von Moltke et Adam von Trott zu Solz, s'est développée une vision chrétienne et personnaliste de l'Europe, et ont également germé des conceptions auto-gestionnaires anti-capitalistes, assorties d'une critique acerbe des résultats désastreux du capitalisme en général et de l'individualisme américain. Moltke et Trott restent sceptiques quant à la démocratie parlementaire car elle débouche trop souvent sur le lobbyisme. Il serait intéressant de faire un parallèle entre le gaullisme des années 60 et les idées du Kreisauer Kreis, notamment quand on sait que la revue Ordre Nouveau d'avant-guerre avait entretenu des rapports avec les personnalistes allemands de la Konservative Revolution.
Austro-marxistes, sociaux-démocrates (dans une moindre mesure), personnalistes conservateurs, etc, ont pour point commun de vouloir une équidistance (terme qui sera repris par le gaullisme des années 60) vis-à-vis des deux super-gros. Aux Etats-Unis, dans l'immédiat après-guerre, on souhaite une unification européenne parce que cela favorisera la répartition des fonds du plan Marshall. Cette attitude positive se modifiera au gré des circonstances. L'URSS stalinienne, elle, refuse toute unification et entend rester fidèle au système des Etats nationaux d'avant-guerre, se posant de la sorte en-deça de l'austro-marxisme sur le plan théorique. Les partis communistes occidentaux (France, Italie) lui emboîteront le pas.
Gesine Schwan perçoit très bien les contradictions des projets socialistes pour l'Europe. L'Europe doit être un tampon entre l'URSS et les Etats-Unis, affirmait cet européisme socialiste, mais pour être un «tampon», il faut avoir de la force... Et cette force n'était plus. Elle ne pouvait revenir qu'avec les capitaux américains. Par ailleurs, les sociaux-démocrates, dans leur déclaration de principe, renonçaient à la politique de puissance traditionnelle, qu'ils considéraient comme un mal du passé. Comment pouvait-on agir sans détenir de la puissance? Cette quadrature du cercle, les socialistes, dont Léon Blum, ont cru la résoudre en n'évoquant plus une Europe-tampon mais une Europe qui ferait le «pont» entre les deux systèmes antagonistes. Gesine Schwan souligne très justement que si l'idée d'un tampon arrivait trop tôt dans une Europe en ruines, elle était néanmoins le seul projet concret et réaliste pour lequel il convenait de mobiliser ses efforts. Quant au concept d'Europe-pont, il reposait sur le vague, sur des phrases creuses, sur l'indécision. La sociale-démocratie devait servir de modèle au monde entier, sans avoir ni la puissance financière ni la puissance militaire ni l'appareil décisionnaire du stalinisme. Quand survient le coup de Prague en 1948, l'idée d'une grande Europe sociale-démocrate s'écroule et les partis socialistes bersteiniens doivent composer avec le libéralisme et les consortiums américains: c'est le programme de Bad-Godesberg en Allemagne et le social-atlantisme de Spaak en Belgique.
Malgré ce constat de l'impuissance des modèles socialistes et du passéisme devenu au fil des décennies rédhibitoire des projets conservateurs —un constat qui sonne juste— Gesine Schwan, à cause de son escamotage, ne réussit pas à nous donner un survol complet des projets d'unification européenne. Peut-on ignorer l'idée d'une restauration du jus publicum europaeum chez Carl Schmitt, le concept d'une indépendance alimentaire chez Herbert Backe, l'idée d'une Europe soustraite aux étalons or, sterling et dollar chez Zischka et Delaisi, le projet d'un espace économique chez Oesterheld, d'un espace géo-stratégique chez Haushofer, d'un nouvel ordre juridique chez Best, etc. etc. Pourtant, il y a curieusement un auteur conservateur-révolutionnaire incontournable que Gesine Schwan cite: Hans Freyer, pour son histoire de l'Europe. Le point fort de son texte reste donc une classification assez claire des écoles entre 1800 et 1914. Pour compléter ce point fort, on lira avec profit un ouvrage collectif édité par Helmut Berding (Wirtschaftliche und politische Integration in Europa im 19. und 20. Jahrhundert, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 1984; recension in Orientations, n°7, pp. 42 à 45).
L.N.
04:50 Publié dans Affaires européennes, Définitions, Géopolitique, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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