jeudi, 24 avril 2008
Nous sommes les vilains garnements de l'histoire
Rodolphe LUSSAC:
Nous sommes les vilains garnements de l'histoire…
NdlR: Dans l'entretien que Robert Steuckers avait accordé à Marc Lüdders (in: Vouloir n°11), sur les racines de la pensée néo-droitiste, il déplorait l'absence de réflexions de la ND (Canal historique… et hystérique, ajoutent quelques humoristes) sur son propre corpus. Notamment, rien n'a été dit sur l'œuvre de Maurice Blondel, théoricien de l'action, ni, a fortiori, sur les prédécesseurs de Blondel que sont un Maine de Biran et un Jules Lachelier. Couplé à Bergson et à l'influence croissante de Nietzsche en France, la philosophie développera une doctrine de la vie et de l'action, dont le plus beau fleuron sera incontestablement Georges Sorel, qu'Armin Mohler considère comme le théoricien le plus fécond pour la pensée politique révolutionnaire, non conformiste et rupturaliste. Si Mohler remonte à Sorel, pour le désigner comme ancêtre du réalisme héroïque, nous entendons remonter au-delà de Sorel et renouer avec les démarches qui ont précédé cette effervescence pré-fasciste, in temporibus non suspectis. Le texte de Rodolphe Lussac, que nous reproduisons ici, est un premier texte cadre pour nous lancer dans cette exploration.
Certains milieux de la mouvance droitière se targuent de représenter un courant anti-progressiste par excellence face au progressisme niveleur et uniformisateur du mondialisme dominant en adoptant une phraséologie antidémocratique autoritariste et en agitant les symboles et grigris, la panoplie coutumière du parfait «réac» convaincu du bien fondé, du préchi prêcha de leurs idoles. En fait il n'en est rien. Obsédé par l'idée de décadence, la haine de la pensée et une idéologie paranoico-conspirationniste, ces petites chapelles hermétiques et séniles reproduisent inconsciemment l'idée et la foi en un progrès de l'humanité, qui consisterait au retour d'un prétendu ordre, fondé sur l'unique autorité, le conformisme et la sécurité des honnêtes citoyens.
Le progressisme à rebours de VCRAQNP
En fait elles sont affectées par une forme de progressisme à rebours, un néo-progressisme patrimonial qui se conforte dans l'image charismatique d'un chef, d'un guide à l'image paternaliste, une historiographie et une iconographie partisane quasi sacrée. C'est que, pour être authentiquement anti-progressiste, il leur manque un authentique sens de l'histoire ou plutôt une vision, une réflexion lucide et mûrie sur la marche de l'histoire. Pour notre part, nous réfutons cette seconde forme de néo-progressisme édulcoré, «réac» et patrimonial, qui s'imagine que le destin des individus et des nations réside dans un pseudo ordre moral qui doit être terriblement emmerdant, fondé sur les curés, l'armée , l'image du paternel, le tout se délectant paisiblement dans les parades militaires et les commémorations sur la tombe du soldat inconnu, et les flirts pour scouts frustrés dans les fêtes foraines du dimanche, sous les airs de Charles Trenet (paix à son âme). Il faut rappeler qu'il y a longtemps, pour notre part, que nous «avons tué l'image du père». Indéniablement, notre idéal d'homme n'est pas le fameux «VCRAQNP» de Paul Morand, soit «vieux con réactionnaire, attaché à la quille d'un navire en perdition».
L'histoire n'est pas la résultante d'une “Raison”
Personnellement, nous nous réclamons d'une authentique vision radicalement anti-progressiste de l'histoire, car si nous croyons à l'idée de chute et de dégénérescence, c'est que nous pensons qu'elle est une maladie inhérente à l'humanité et que nous nous ne berçons pas dans l'illusion d'une possible renaissance salvatrice, l'avatar d'une confiance béate et conservatrice. Appelez cela du nihilisme, comme il vous plaira! En fait, la grossière erreur que font les progressistes de tous bords, c'est de croire que l'histoire est la résultante d'une Raison. Pour les mondialistes, une raison égalitariste, naturaliste et évolutionniste/technotronique, pour les «réac», la raison élitiste, hiérarchique et piétiste. En fait, ces deux formes de progressisme sont ancrées dans une vision structuraliste et rationnelle de l'histoire. Idée d'une part qu'il existe une raison de et dans l'histoire qui peut venir au jour aussi bien dans le langage hégélien de «l'Etre suprême» que dans celui, marxiste, de la lutte des classes et du communisme. Sans parler des déviations structuralistes de Canguilhem, de Foucault ou d'un Freud qui aboutissent, en inscrivant l'histoire dans un champ sémiotique, dans une science des signes, à une forme de pessimisme relativisant l'histoire, qui n'est pas sans rappeler le pessimisme culturel des premiers néo-conservateurs de la République de Weimar.
Napoléon a dit un jour: «Les révolutions sont le fruit de la vanité, la liberté n'est qu'un prétexte». Non sans tomber dans une certaine forme de cynisme, nous pensons que les hommes, dans leurs relations quotidiennes, ne font que reproduire inconsciemment des rapports structurels et hiérarchisés de dominance, et l'on retrouve les mêmes motivations dans l'inconscient collectif des peuples et à l'échelon historique. Ce que nous pensons, c'est que l'histoire n'est pas soumise à la Raison, qu'elle est le fruit d'une certaine conjonction de facteurs socio-politiques, de la volonté et l'orgueil d'un être individuel et collectif poussés par des forces irrationnelles, en perpétuel devenir, qui résultent de la nécessité. Pour se référer à Jakob Burckhardt, le pivot de l'histoire, c'est l'homme, la spontanéité créatrice de l'esprit humain, les convulsions historiques ne faisant que révéler les guides et les êtres d'exception, des figures de proues, pour reprendre Rousseau; l'histoire ne serait que le moyen le plus approprié à la naissance de génies individuels qui s'affirmeraient dans le domaine des arts, de la culture et de la politique.
Immanence transcendantale
Point d'optimisme plébéien, d'optimisme chrétien, d'optimisme hégélien, point d'idée rationaliste de renaissance, juste le jeu de la puissance et de la nécessité: «Macht». Pour compléter Burckhardt, il conviendrait de méditer sur l'œuvre d'Alfred Weber Le tragique et l'histoire. Selon Alfred Weber, l'histoire est le fruit de forces irrationnelles et occultes, créatrices, qui dépassent l'entendement humain et qui aboutissent à une synthèse «de la personnalité et du monde», entre le charisme individuel et le collectif. Cette «immanence transcendantale», qui est le support de toute l'histoire, aboutit à la mise en forme de l'âme humaine, processus qu'il dénomme «idéatique». S'opposant à la conception morphologique de l'histoire, propre de ce courant qu'est le «pessimisme culturel», Alfred Weber nous dit que l'histoire est l'expression d'un tragique inhérent à la civilisation occidentale, qui s'exprime par la dialectique conflictuelle entre des «entéléchies spirituelles», versée dans l'immanence transcendantale. Dans la même lignée, nous pensons que l'histoire n'est pas salvatrice, et qu'elle est tout simplement le produit des relations de causes et d'effets, qui ne sont que l'expression de la nécessité.
La phase ascendante et héroïque de l'histoire d'un peuple peut contenir en même temps et simultanément les germes d'une phase prosaïque et déliquescente. Pour nous, l'histoire est marquée par un pan-tragisme inhérent, où l'héroïsme individuel, s'il existe, n'est pas célébré et commémoré mais, comme un «perpetuum mobilum», est indéfiniment soluble dans la désillusion et la désincarnation d'une révolution, confisquée par le collectivisme et le poison du systémisme. Un pan-tragisme qui, progressivement, déconstruit, dé-substantialise tout ressort salutaire illusoire pour inscrire l'histoire dans une dialectique d'idéalisation/actualisation réaliste: il s'agit d'une conception «entéléchique» et «agonique», l'histoire comme accoucheuse d'un désespoir à la fois individuel et collectif. Oui, pour nous, l'histoire ne fait que des orphelins et nous l'acceptons, comme nous acceptons le défi de toute époque, une acceptation lucide et joyeuse, une Bejahung courageuse, un réalisme héroïque, diraient les nationaux révolutionnaires du temps de Weimar. L'histoire possède une dimension «stochastique» (Wahrscheinlichkeitsbetrachtung), c'est-à-dire qu'elle permet à la volonté de puissance de s'exprimer à travers une réalité en retrouvant «l'innocence du devenir» (die Unschuld des Werdens), un devenir dont l'innocence ne demande qu'à être constamment profanée. Plutôt que les douces sonates réconfortantes de Schubert, qu'apprécie la petite bourgeoisie en chambre, nous préférons le martèlement et le fracas, surprenant et déconcertant, atonal et assourdissant, des sonorités de Stockhausen, les chœurs embrasés et païens de Carl Orff et de Prokofiev.
Révolution permanente et force “hyper-organique”
S'il y a une destinée de l'histoire, alors nous la refusons, au titre de paradigme d'un instinct de conservation collectif inconscient, et nous la concevons plutôt comme l'expression d'une potentialité constante de l'individu, qui exige sa réalisation, l'intégration de son «telos» dans le cadre d'une forme absolue. En fait, nous récusons les époques d'une histoire muselée dans l'embrigadement, la sclérose des systèmes et du fonctionnariat atrophiant, pour nous faire les promoteurs d'un continuum historique perpétuel, d'une révolution permanente. L'histoire, pour nous, n'est que le prétexte pour l'affirmation et la réalisation des êtres d'exception, qui ne demandent que la fidélité et un honneur froid, par pure nécessité, et non pas par gloire. Platon s'efforçait de faire saisir sa pensée à travers des mythes, de se représenter l'homme comme une statue, d'abord inanimée mais qui recevrait ensuite avec les différents sens, la capacité de subir l'action du monde extérieur. La même démarche est adoptée par Condillac qui propose une conception sensualiste de l'histoire; dans la même perspective, Maine de Biran voyait dans l'expérience du corps et l'effort musculaire l'existence de la volonté en tant que force «hyper-organique».
Oui, nous voulons mesurer notre volonté ainsi que toutes nos capacités hyper-organiques aux défis historiques de notre époque pour nous plonger dans la volupté enivrante de l'action. Ainsi, nous aspirons à devenir une légion de statues mouvantes, pour découvrir, comme le disait Frédéric Rauch, la véritable morale qui réside au cœur de l'action, en particulier dans l'action collective, non dans le secret d'une conscience ou d'un cabinet de travail. Une doctrine morale ne vaut que si elle est vérifiée par l'action; se complaire et ressasser les sempiternelles critiques comme les «réac», se satisfaire de sa propre vertu, de sa prétendue perfection n'a rien de moral. L'homme d'exception, le maître et l'être historique entreprennent de transformer le monde au-delà des catégories morales du bien et du mal, pour se placer dans une attitude impartiale, impersonnelle, sobre, martiale et déterminée; cet homme d'exception est juge en sa propre cause comme en celle d'autrui. Il ne pense pas par mots, mais par émotions ou images d'actions, son langage, c'est sa vie et sa vie se développe comme une formule de nécessité. Oui, à la lisière des «grosse Männer» de Burckhardt et le «génie historique» de Weber, le Zarathoustra et l'Ecce homo de Nietzsche, notre histoire est le vecteur du mythe vivant, non point le mythe mortifié, embaumé de cire muséifié, mais le mythe dynamique, «constitutif» en perpétuel ébullition, non le mythe en carton pâte des défilés nostalgiques, mais le mythe conquérant de nouveaux horizons, de nouveaux espaces mentaux.
Nous sommes les ultras de la nécessité
Nous sommes les ultras de la nécessité, la cheville ouvrière de l'impérieux, car nous pensons que l'histoire ne vaut la peine d'être vécue que dans la mesure où elle établit un certain ordre des choses, un principe hiérarchique habillé d'une forme absolue, et incarné par un être d'exception. La necessitas, cette sensation, cette intuition qui, immédiatement, provoque le sentiment que telle action est indispensable. Entre la perception de la situation et la résolution d'agir, l'entendement n'opère aucune médiation. S'impose le jaillissement de l'évidence qu'il n'y a pas d'autre alternative. Ici apparaît la notion du sublime et du tragique. L'entendement est paralysé et comme suspendu, libérant une action vigoureuse; necessitas legem non habet. Nous serons alors peut-être les vilains garnements, les fidèles d'un ordre éphémère, lequel finira sûrement dans un désastre tragique qui rejette toute piètre consolation métaphysique et toute forme de mémoire fossilisante; comme disait la chanson «et à l'heure dernière nous quitterons la terre aux rythmes des hauts tambours des lansquenets», résolument et sans états d'âme, nous la quitterons à l'aube d'un désenchantement seigneurial... Shakespeare écrivait: «celui qui persiste à suivre avec fidélité un maître déchu est le vainqueur du vainqueur de son maître».
Ni paradis ni enfer ni purgatoire
Oui, ce qui compte, c'est de se lancer corps et âme, lucidement, dans une histoire sans salut, par seul souci de fidélité inconditionnelle, et partir avec le sourire, le clin d'œil ironique d'avoir vécu en l'espace du moment, quelque chose de plus ample, de plus grand, de plus fort. Sommes nous des barbares? Oui, nous sommes des barbares à la fois lucides, légers et déchirés, car nous détruisons dans une désinvolture nonchalante toutes les certitudes pour ne laisser place qu'à la désillusion et la dure réalité, la pleine conscience qu'il n'y a ni paradis ni enfer ni purgatoire; comme la hache à double tranchant, nous sommes des êtres en scission, comme dirait Kierkegaard, les enfants qui sont le fruit d'une existence engendrée par l'infini et le fini, par l'éternel et le temporel et qui de se fait s'efforceront continuellement de réaliser une synthèse d'infini et de fini, d'éternel et de temporel. Notre histoire n'est au fond que l'histoire de cette scission, de ce déchirement, elle n'est qu'une passerelle héroïque entre la vie et la mort. C'est pourquoi nous aspirons à un édifice historique qui soit «jailli d'un désir absolu de hauteur», c'est précisément là que réside tout le tragique, à savoir que, comme la hauteur de certaines cîmes de montagnes, notre histoire reste inaccessible, une histoire qui, comme une apparition élégante et foudroyante, est née posthume.
Rodolphe LUSSAC.
00:11 Publié dans Réflexions personnelles | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théorie politique | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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