Ce 20 juillet commençait en Turquie le procès du vaste complot appelé Ergenekon.
Significativement la mise en scène publique de cette procédure intervient à quelques jours du vote par le parlement d'Ankara, dans la nuit du 26 au 27 juin, de la réforme politique majeure des tribunaux militaires, supprimant leurs privilèges. Ceux-ci s'inclineront désormais devant les pouvoirs civils. On y verra, au moins formellement, le triomphe de la démocratie et de l'adage romain [autrefois] bien connu : cedant arma togae.
L'Europe institutionnelle tiendra sans doute pour magnifique cette concession à ses exigences juridiques. Le grand argument invoqué par les autorités du parti AKP, disposant de toutes manières d'une large majorité parlementaire, consistait à présenter le vote comme indispensable à la procédure d'adhésion à l'union européenne. Et cette démarche continue donc son petit bonhomme de chemin. Elle était prévue d'emblée pour durer 10 ans, peut-être 15, et elle avance tranquillement comme un téléchargement que personne n'interrompt.
J'avoue donc à cet égard me féliciter presque, et paradoxalement, de la présence de M. Lellouche dans le dispositif officiel de l'État français. Car ce saint jean bouche d'or ne devrait pas manquer de commettre quelque impair compromettant pour la doctrine affichée par son propre parti.
De toutes manières, la négociation se déroule entre Bruxelles et Ankara. Le gouvernement de Paris apparaît de plus en plus comme représentatif d'un membre sur 27. On pourrait même parler de ce pays comme singulièrement impécunieux. Il fait partie du groupe des 6 Etats-Membres invités par Bruxelles à mettre de l'ordre dans ses finances. La Roumanie communique sur cette situation, mais le pouvoir bonapartiste n'aime pas ce genre d'aveux.
Et qu'on le veuille ou non, le processus d'européanisation se déroule, ou ne se déroule pas, objectivement, en Asie mineure surtout.
Les fameux critères de Copenhague définis en 1993, à l'usage de tous les candidats, n'ont jamais posé le laïcisme comme condition à l'appartenance communautaire. Jamais non plus, probablement, on ne définira l'islam comme un cas d'empêchement.
En revanche, les intérêts économiques du système de sous-traitance, au plan mondial par la Chine, au plan européen par la Turquie, supposent que l'on masque à la vue du public les verrues disgracieuses de tels partenaires y compris lorsqu'ils abritent de larges activités de contrefaçon. On les gommera donc, sur la photo, à défaut de corriger le modèle, lorsqu'elles dénotent le caractère mafieux ou dictatorial du pouvoir et de sa police.
Pékin se situant à l'autre bout du monde, le Quai d'Orsay peut supporter l'élégant ministre qualifiant impunément de "yoghourts" les minorités gênantes pour la sérénité du nécessaire dialogue avec les Fils du Ciel.
En revanche les vis-à-vis européens ou proche-orientaux de l'État post-ottoman, disposant de quelques relais d'opinions, perturbent quelque peu les consignes de silence.
De la sorte l'observation de la vie politique turque, moins aveuglée par les rideaux de fumée officieux, permet d'en comprendre la contradiction majeure:
D'une part le gouvernement actuel d'Ankara s'adosse véritablement à la société civile. On le dit même représentatif des "Turcs noirs", c'est-à-dire du peuple véritable venu de l'Anatolie profonde. Rappelons que dans ce pays 46 % des électeurs ont voté pour ce parti AKP que l'on dit aujourd'hui, sans craindre l'usage des oxymores, "islamiste modéré". Et incidemment 70 % des femmes portent dans la rue un voile qui fait encore question pour les étudiantes à l'université : autorisé par le parlement en février 2008, il redevint interdit par une décision de la Cour suprême en juin. Feuilleton symbolique à suivre.
D'autre part, la république kémaliste d'Asie mineure que nous appelons Turquie se rengorge elle-même du qualificatif "laïc". Or le véritable garant de ce caractère, hypothétique, mais qui lui vaut, en théorie, une sorte de droit d'accès à l'Europe demeure indiscutablement l'armée, première infanterie de l'OTAN.
En février 1945, au moment des accords de Yalta et du bombardement de Dresde, elle s'est courageusement, quoique sans inutile effusion de sang, impliquée dans l'alliance victorieuse. Elle appliquait ainsi, fort scrupuleusement, les accords signés par elle en septembre 1939, avec la France et l'Angleterre.
Rappelons à ce sujet le contexte historique trop souvent oublié. Ce petit traité fut signé au lendemain du pacte germano-soviétique, au moment où les deux alliés totalitaires envahissaient la Pologne. Le ministre turc était à Moscou, et il fut disposé qu'en aucun cas la Turquie ne se trouverait en contradiction avec l'État stalinien, à l'instant même allié de l'aventurier hitlérien. Il fallait qu'Ankara respecte le traité fondamental soviéto-turc jetant en 1921 les bases du partage du Caucase, où allaient se trouver englouties et rayées de la carte, en 1922, les républiques sociales-démocrates ("menchéviques") de Géorgie et d'Arménie et permettant l'expulsion de chrétiens d'Asie mineure. La France qui céda généreusement en cette occasion, sur le conseil avisé du cabinet de Londres, le sandjak syrien d'Alexandrette, était représentée pour la circonstance par la glorieuse figure du général Weygand.
Depuis 1946, et afin de sauver la démocratie, pour sûr, l'état major d'Ankara réalise en gros un coup d'État préventif tous les 15 ans. Le dernier en date, de forme plus discrète, remonte à 1997 où il força le gouvernement de Necmettin Erbakan à démissionner.
Le réseau "Ergenekon", unissait les diverses forces nationalistes, militaristes et laïcistes en vue de donner un nouveau coup d'arrêt à la réislamisation du pays. Tout se préparait bien tranquillement jusqu'à la découverte fortuite du complot en 2008. Cette année-là l'offensive a changé de camp, la puissance laïque et militaire commençant à reculer très sérieusement, aux applaudissements d'ailleurs des supporteurs de la "marche européenne de la Turquie".
Or tant que les forces des deux coalitions, islamo-conservatrice d'une part, laïco-militariste d'autre part, s'équilibrent, les dirigeants de la diplomatie européenne, à Paris ou à Bruxelles, à Londres ou à Stockholm peuvent faire semblant de ne rien voir.
Rappelons que cette contradiction, et cette instabilité potentielle, n'existent, hormis cette exception, dans aucun pays européen, membre ou candidat à l'Union. Nulle part en Europe on n'entend la rumeur, même dépourvue d'aboutissement sinon de fondement, d'un pronunciamento de l'armée. Nul État-Membre n'a connu la procédure visant, comme l'an dernier, à Ankara à faire dissoudre le parti majoritaire dans les urnes et au sein du parlement. L'AKP y a échappé de justesse devant la Cour constitutionnelle en juillet 2008.
Que cet équilibre instable se détériore, au profit d'un camp ou bien de l'autre, et l'Europe pourrait se trouver contrainte d'ouvrir les yeux, alors que manifestent ses dirigeants ne le désirent pas.
Mais si l'on devait émettre un souhait, et peut-être même contribuer à en faire avancer la réalisation, il tendrait à faire prendre conscience, par l'Europe, de son identité comme de ses frontières, de sorte qu'elle puisse dire "non". Sans drame. Dignement. Sans attendre comme un prétexte le malheur de l'interlocuteur.
Significativement la mise en scène publique de cette procédure intervient à quelques jours du vote par le parlement d'Ankara, dans la nuit du 26 au 27 juin, de la réforme politique majeure des tribunaux militaires, supprimant leurs privilèges. Ceux-ci s'inclineront désormais devant les pouvoirs civils. On y verra, au moins formellement, le triomphe de la démocratie et de l'adage romain [autrefois] bien connu : cedant arma togae.
L'Europe institutionnelle tiendra sans doute pour magnifique cette concession à ses exigences juridiques. Le grand argument invoqué par les autorités du parti AKP, disposant de toutes manières d'une large majorité parlementaire, consistait à présenter le vote comme indispensable à la procédure d'adhésion à l'union européenne. Et cette démarche continue donc son petit bonhomme de chemin. Elle était prévue d'emblée pour durer 10 ans, peut-être 15, et elle avance tranquillement comme un téléchargement que personne n'interrompt.
J'avoue donc à cet égard me féliciter presque, et paradoxalement, de la présence de M. Lellouche dans le dispositif officiel de l'État français. Car ce saint jean bouche d'or ne devrait pas manquer de commettre quelque impair compromettant pour la doctrine affichée par son propre parti.
De toutes manières, la négociation se déroule entre Bruxelles et Ankara. Le gouvernement de Paris apparaît de plus en plus comme représentatif d'un membre sur 27. On pourrait même parler de ce pays comme singulièrement impécunieux. Il fait partie du groupe des 6 Etats-Membres invités par Bruxelles à mettre de l'ordre dans ses finances. La Roumanie communique sur cette situation, mais le pouvoir bonapartiste n'aime pas ce genre d'aveux.
Et qu'on le veuille ou non, le processus d'européanisation se déroule, ou ne se déroule pas, objectivement, en Asie mineure surtout.
Les fameux critères de Copenhague définis en 1993, à l'usage de tous les candidats, n'ont jamais posé le laïcisme comme condition à l'appartenance communautaire. Jamais non plus, probablement, on ne définira l'islam comme un cas d'empêchement.
En revanche, les intérêts économiques du système de sous-traitance, au plan mondial par la Chine, au plan européen par la Turquie, supposent que l'on masque à la vue du public les verrues disgracieuses de tels partenaires y compris lorsqu'ils abritent de larges activités de contrefaçon. On les gommera donc, sur la photo, à défaut de corriger le modèle, lorsqu'elles dénotent le caractère mafieux ou dictatorial du pouvoir et de sa police.
Pékin se situant à l'autre bout du monde, le Quai d'Orsay peut supporter l'élégant ministre qualifiant impunément de "yoghourts" les minorités gênantes pour la sérénité du nécessaire dialogue avec les Fils du Ciel.
En revanche les vis-à-vis européens ou proche-orientaux de l'État post-ottoman, disposant de quelques relais d'opinions, perturbent quelque peu les consignes de silence.
De la sorte l'observation de la vie politique turque, moins aveuglée par les rideaux de fumée officieux, permet d'en comprendre la contradiction majeure:
D'une part le gouvernement actuel d'Ankara s'adosse véritablement à la société civile. On le dit même représentatif des "Turcs noirs", c'est-à-dire du peuple véritable venu de l'Anatolie profonde. Rappelons que dans ce pays 46 % des électeurs ont voté pour ce parti AKP que l'on dit aujourd'hui, sans craindre l'usage des oxymores, "islamiste modéré". Et incidemment 70 % des femmes portent dans la rue un voile qui fait encore question pour les étudiantes à l'université : autorisé par le parlement en février 2008, il redevint interdit par une décision de la Cour suprême en juin. Feuilleton symbolique à suivre.
D'autre part, la république kémaliste d'Asie mineure que nous appelons Turquie se rengorge elle-même du qualificatif "laïc". Or le véritable garant de ce caractère, hypothétique, mais qui lui vaut, en théorie, une sorte de droit d'accès à l'Europe demeure indiscutablement l'armée, première infanterie de l'OTAN.
En février 1945, au moment des accords de Yalta et du bombardement de Dresde, elle s'est courageusement, quoique sans inutile effusion de sang, impliquée dans l'alliance victorieuse. Elle appliquait ainsi, fort scrupuleusement, les accords signés par elle en septembre 1939, avec la France et l'Angleterre.
Rappelons à ce sujet le contexte historique trop souvent oublié. Ce petit traité fut signé au lendemain du pacte germano-soviétique, au moment où les deux alliés totalitaires envahissaient la Pologne. Le ministre turc était à Moscou, et il fut disposé qu'en aucun cas la Turquie ne se trouverait en contradiction avec l'État stalinien, à l'instant même allié de l'aventurier hitlérien. Il fallait qu'Ankara respecte le traité fondamental soviéto-turc jetant en 1921 les bases du partage du Caucase, où allaient se trouver englouties et rayées de la carte, en 1922, les républiques sociales-démocrates ("menchéviques") de Géorgie et d'Arménie et permettant l'expulsion de chrétiens d'Asie mineure. La France qui céda généreusement en cette occasion, sur le conseil avisé du cabinet de Londres, le sandjak syrien d'Alexandrette, était représentée pour la circonstance par la glorieuse figure du général Weygand.
Depuis 1946, et afin de sauver la démocratie, pour sûr, l'état major d'Ankara réalise en gros un coup d'État préventif tous les 15 ans. Le dernier en date, de forme plus discrète, remonte à 1997 où il força le gouvernement de Necmettin Erbakan à démissionner.
Le réseau "Ergenekon", unissait les diverses forces nationalistes, militaristes et laïcistes en vue de donner un nouveau coup d'arrêt à la réislamisation du pays. Tout se préparait bien tranquillement jusqu'à la découverte fortuite du complot en 2008. Cette année-là l'offensive a changé de camp, la puissance laïque et militaire commençant à reculer très sérieusement, aux applaudissements d'ailleurs des supporteurs de la "marche européenne de la Turquie".
Or tant que les forces des deux coalitions, islamo-conservatrice d'une part, laïco-militariste d'autre part, s'équilibrent, les dirigeants de la diplomatie européenne, à Paris ou à Bruxelles, à Londres ou à Stockholm peuvent faire semblant de ne rien voir.
Rappelons que cette contradiction, et cette instabilité potentielle, n'existent, hormis cette exception, dans aucun pays européen, membre ou candidat à l'Union. Nulle part en Europe on n'entend la rumeur, même dépourvue d'aboutissement sinon de fondement, d'un pronunciamento de l'armée. Nul État-Membre n'a connu la procédure visant, comme l'an dernier, à Ankara à faire dissoudre le parti majoritaire dans les urnes et au sein du parlement. L'AKP y a échappé de justesse devant la Cour constitutionnelle en juillet 2008.
Que cet équilibre instable se détériore, au profit d'un camp ou bien de l'autre, et l'Europe pourrait se trouver contrainte d'ouvrir les yeux, alors que manifestent ses dirigeants ne le désirent pas.
Mais si l'on devait émettre un souhait, et peut-être même contribuer à en faire avancer la réalisation, il tendrait à faire prendre conscience, par l'Europe, de son identité comme de ses frontières, de sorte qu'elle puisse dire "non". Sans drame. Dignement. Sans attendre comme un prétexte le malheur de l'interlocuteur.
JG Malliarakis
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