De l’admiration de la révolution bolchevique à l’adhésion totale à l’antisémitisme nazi: la dérive mortelle du Dr Montandon, Neuchâtelois, médecin à Renens, ami de Céline et ennemi juré de la «Gazette de Lausanne».
Vatslav Vorovsky est un bolchevique vétéran, vieil ami de Lénine. Il était souvent à Genève avec lui au début du XXe siècle pour fabriquer les journaux du parti. Quand il revient en Suisse, en 1923, c’est en tant que diplomate soviétique, pour participer à la conférence de Lausanne sur la question turque. Il est descendu avec sa délégation à l’Hôtel Cecil. Le soir du 9 mai, un homme s’avance vers sa table, au restaurant, sort un pistolet et l’abat. L’assassin, Maurice Conradi, dont la famille avait été spoliée en Russie où elle s’était établie, revendique haut et fort son crime. En automne pourtant, il est acquitté, sous les applaudissements du public. Son procès, tenu sans rire au Casino, s’est transformé en réquisitoire contre l’URSS.
Les bolcheviques n’ont plus beaucoup d’amis au bord du Léman. Sauf le Dr George Montandon, de Renens. Cité par la partie civile, le médecin, qui durant deux ans a parcouru la Russie ravagée de Vladivostok aux pays baltes, est venu dire que la «terreur blanche» était bien pire que la «terreur rouge». Il est rentré de Moscou avec de la sympathie pour le nouveau régime. La police de sûreté vaudoise pense même qu’il est au parti. Il écrit dans Clarté, la revue philocommuniste de Romain Rolland. Mais en même temps, le Dr Montandon collabore de longue date à la Gazette de Lausanne, dont il est par ailleurs actionnaire. La Gazette n’aime guère les rouges. S’ensuivent des tensions qui deviennent, l’année suivante, explosives. Le docteur veut la tête de Charles Burnier, le directeur du journal, et il ne lésine pas sur les moyens, publiant des pamphlets de plus en plus violents et insultants. Le dernier est intitulé «Burnier fumier», avec une illustration d’une belle grossièreté. Le directeur dépose plainte, le Tribunal fédéral s’en mêle, et George Montandon écope de dix jours de prison. Mais il triomphe: entre-temps, Charles Burnier a été viré. «Ma condamnation est un honneur, écrit-il. Je paie mon attitude de sympathie à la Révolution russe.» Pour échapper à l’arrestation, le docteur prend le bateau vers Thonon, puis émigre avec sa famille à Paris.
A-t-il de l’humour, cet homme à tête de croque-mort? Il est né en 1879 à Cortaillod, fils d’un industriel riche et influent, député au Grand Conseil neuchâtelois. Après sa médecine faite à Genève, Lausanne et Zurich, il se prend de passion pour l’ethnologie, va l’étudier à Londres et à Hambourg. En 1910, il est en Abyssinie, soigne le vieux roi Ménélik II avec qui Arthur Rimbaud trafiquait ses armes, parcourt le pays en tous sens au point qu’une montagne prend son nom, Toulou Montandon. La Gazette publie au retour les longs reportages du docteur aventurier.
Quand éclate la Grande Guerre, Montandon ferme son cabinet de Renens et s’engage pour deux ans dans un hôpital militaire français. Après la révolution d’Octobre, il récidive et convainc le CICR de lui confier une mission compliquée: organiser en pleine guerre civile, par Vladivostok, le rapatriement des prisonniers austro-hongrois dispersés en Sibérie centrale. De toute évidence, l’expédition lui plaît. Il a son train, qui va et vient dans la plaine infinie. A ses moments perdus, il fait un peu de recherche ethnographique, ramasse des arcs et des lances, mesure des crânes. Il côtoie les soudards blancs qui dans la neige se réchauffent à la vodka. Il s’arrête à Omsk chez un fromager suisse émigré qui voudrait «sortir de cette maison de fous». Il connaît des chefs bolcheviques, en particulier Boris Choumiatski, qui tente de contrôler pour Moscou les immensités sibériennes et dont Staline fera son tsar du cinéma, persécutant Eisenstein, avant de l’envoyer recevoir sa balle dans une cave. Il fréquente les hordes du baron Roman von Ungern-Sternberg, ce général balte qui tente de se tailler un empire militaro-mystique au cœur des ténèbres mongoles. Il est arrêté trois fois par la Tcheka, la dernière fois à Moscou, accusé d’espionnage et enfermé à la Loubianka où il entend les pires rumeurs, et les hurlements d’une femme.
Sorti de cette aventure, George Montandon en tire un livre, Deux ans chez Koltchak et chez les Bolcheviques. Drôle de bouquin, récit picaresque plein de détails ferroviaires et militaires, de rodomontades naïves dans une langue un peu surannée, mais dans lequel on découvre des fulgurances. Louis-Ferdinand Destouches, autre docteur, n’a encore rien écrit, mais on dirait parfois du Céline. Montandon parle de l’égalité obtenue «par libre consentement ou par contrainte» qu’il observe chez les Russes, et il s’exclame: «Le costume bourgeois: néant! L’allure digne et repue du bourgeois: renéant! L’orgueil bourgeois, la morgue bourgeoise – voici, voici l’essentiel – l’orgueil bourgeois, la morgue bourgeoise: néant de néant! Les jeux sont faits, rien ne va plus! En comparaison de notre moisissure, la démocratie américaine nous avait déjà montré quelque chose de remarquable, mais voici qui est beaucoup plus fort. Ici, si l’un a plus que l’autre […] il semble en avoir honte comme d’un vice. […] Aujourd’hui, en Russie prise dans son ensemble, l’orgueil de classe est évanoui, le monocle est tombé.»
La Gazette de Lausanne n’accepte pas de parler de Deux ans chez Koltchak. Mais George Montandon n’est plus là, il s’est vengé à sa manière, et maintenant, à Paris, il met le même entêtement qu’en Afrique ou en URSS à conquérir, cette fois, les sommets universitaires qu’on vient de lui refuser à Neuchâtel. Il côtoie la crème de l’ethnologie française, Marcel Mauss, Paul Rivet, Lucien Lévy-Bruhl, s’en fait des amis, puis surtout des ennemis. Il obtient un poste, pas celui qu’il visait, en tire de la hargne. Il écrit, utilisant les observations accumulées dans ses voyages, alignant des types humains, les organisant en familles, les classant: «La race, les races». Il commence à parler un peu des juifs, qui sont avant tout «une raison sociale, et non une race uniforme». Dans le climat intellectuel de l’époque, ses écrits ne choquent pas. Il traite ensuite de «l’ethnie française», et ses écrits se durcissent. L’ancien admirateur de Lénine est désormais lu avec intérêt par les idéologues racistes allemands. Cette dérive intellectuelle l’amène finalement à rencontrer celui qui l’attendait, l’autre docteur: Céline. C’est en 1938. L’auteur du Voyage au bout de la nuit est tout occupé par ses pamphlets antisémites. Il s’inspire de Montandon dans Bagatelle pour un massacre, le cite dans L’Ecole des cadavres. Ils sont amis, jusqu’à la fin.
Quand l’armée allemande occupe la France, la haine antisémite du Neuchâtelois n’a plus de frein. Dans La France au travail, le nouveau nom donné à L’Humanité confisquée aux communistes, dont le rédacteur en chef est, sous le pseudonyme de Charles Dieudonné, le fasciste genevois Géo Oltramare, Montandon traite les juifs d’«ethnie putain» qui, «s’imposant aux Français: a) faisait bêler la paix, b) sabotait l’armement, c) et surtout dégoûtait la femme de la maternité grâce à sa presse avec ses rubriques quasi pornographiques, dirigées par des putains juives». Ailleurs, il promet aux belles actrices juives de les défigurer en leur coupant le nez.
Céline reconnaît chez le Suisse sa propre haine. Il envoie un mot de recommandation pour que son ami trouve un emploi dans l’administration des «questions juives»: «Parfait honnête homme, un peu suisse (comme J.J.), docteur en médecine (et autrefois un peu communiste), et par-dessus tout un grand savant.» Montandon obtient son emploi. Désormais, c’est lui qui établira pour le Commissariat général les certificats de non-appartenance à la race juive, qui offrent une protection à ceux qui peuvent se les payer, car les factures du docteur sont salées. Ce commerce macabre finit par indisposer Céline lui-même.
Le 3 août 1944, une camionnette s’arrête devant la villa au numéro 22 de la rue Louis-Guespin, à Clamart. Deux ou trois hommes en descendent. Ils sont armés. Marie Montandon, qui ouvre la porte, est criblée de balles. Les assaillants montent à l’étage, trouvent le docteur dans son lit, malade, et ouvrent le feu. Puis ils prennent la fuite. George Montandon n’est que blessé. Il appelle une ambulance qui le conduit à l’Hôpital Lariboisière, géré par l’armée allemande. Quelques jours plus tard, le conseiller du Commissariat général aux questions juives est emmené en Allemagne. Il meurt le 30 août, à Fulda.
Céline, qui soignait George Montandon, n’avait pas vu son ami depuis trois mois. En 1952, dans Féerie pour une autre fois, il a parlé de lui une dernière fois: «Il savait pas rire Montandon, il était gris de figure, de col, d’imperméable, de chaussures, tout… mais quel bel esprit! tout gris certes! pas une parole plus haut que l’autre! mais quelles précisions admirables! […] Bébert qu’est pourtant le malgracieux! le griffeur, le bouffeur fait chat!… il comprenait le «charme Montandon»…»
Alain CAMPIOTTI
Le Temps, 6/1/2011
Vatslav Vorovsky est un bolchevique vétéran, vieil ami de Lénine. Il était souvent à Genève avec lui au début du XXe siècle pour fabriquer les journaux du parti. Quand il revient en Suisse, en 1923, c’est en tant que diplomate soviétique, pour participer à la conférence de Lausanne sur la question turque. Il est descendu avec sa délégation à l’Hôtel Cecil. Le soir du 9 mai, un homme s’avance vers sa table, au restaurant, sort un pistolet et l’abat. L’assassin, Maurice Conradi, dont la famille avait été spoliée en Russie où elle s’était établie, revendique haut et fort son crime. En automne pourtant, il est acquitté, sous les applaudissements du public. Son procès, tenu sans rire au Casino, s’est transformé en réquisitoire contre l’URSS.
Les bolcheviques n’ont plus beaucoup d’amis au bord du Léman. Sauf le Dr George Montandon, de Renens. Cité par la partie civile, le médecin, qui durant deux ans a parcouru la Russie ravagée de Vladivostok aux pays baltes, est venu dire que la «terreur blanche» était bien pire que la «terreur rouge». Il est rentré de Moscou avec de la sympathie pour le nouveau régime. La police de sûreté vaudoise pense même qu’il est au parti. Il écrit dans Clarté, la revue philocommuniste de Romain Rolland. Mais en même temps, le Dr Montandon collabore de longue date à la Gazette de Lausanne, dont il est par ailleurs actionnaire. La Gazette n’aime guère les rouges. S’ensuivent des tensions qui deviennent, l’année suivante, explosives. Le docteur veut la tête de Charles Burnier, le directeur du journal, et il ne lésine pas sur les moyens, publiant des pamphlets de plus en plus violents et insultants. Le dernier est intitulé «Burnier fumier», avec une illustration d’une belle grossièreté. Le directeur dépose plainte, le Tribunal fédéral s’en mêle, et George Montandon écope de dix jours de prison. Mais il triomphe: entre-temps, Charles Burnier a été viré. «Ma condamnation est un honneur, écrit-il. Je paie mon attitude de sympathie à la Révolution russe.» Pour échapper à l’arrestation, le docteur prend le bateau vers Thonon, puis émigre avec sa famille à Paris.
A-t-il de l’humour, cet homme à tête de croque-mort? Il est né en 1879 à Cortaillod, fils d’un industriel riche et influent, député au Grand Conseil neuchâtelois. Après sa médecine faite à Genève, Lausanne et Zurich, il se prend de passion pour l’ethnologie, va l’étudier à Londres et à Hambourg. En 1910, il est en Abyssinie, soigne le vieux roi Ménélik II avec qui Arthur Rimbaud trafiquait ses armes, parcourt le pays en tous sens au point qu’une montagne prend son nom, Toulou Montandon. La Gazette publie au retour les longs reportages du docteur aventurier.
Quand éclate la Grande Guerre, Montandon ferme son cabinet de Renens et s’engage pour deux ans dans un hôpital militaire français. Après la révolution d’Octobre, il récidive et convainc le CICR de lui confier une mission compliquée: organiser en pleine guerre civile, par Vladivostok, le rapatriement des prisonniers austro-hongrois dispersés en Sibérie centrale. De toute évidence, l’expédition lui plaît. Il a son train, qui va et vient dans la plaine infinie. A ses moments perdus, il fait un peu de recherche ethnographique, ramasse des arcs et des lances, mesure des crânes. Il côtoie les soudards blancs qui dans la neige se réchauffent à la vodka. Il s’arrête à Omsk chez un fromager suisse émigré qui voudrait «sortir de cette maison de fous». Il connaît des chefs bolcheviques, en particulier Boris Choumiatski, qui tente de contrôler pour Moscou les immensités sibériennes et dont Staline fera son tsar du cinéma, persécutant Eisenstein, avant de l’envoyer recevoir sa balle dans une cave. Il fréquente les hordes du baron Roman von Ungern-Sternberg, ce général balte qui tente de se tailler un empire militaro-mystique au cœur des ténèbres mongoles. Il est arrêté trois fois par la Tcheka, la dernière fois à Moscou, accusé d’espionnage et enfermé à la Loubianka où il entend les pires rumeurs, et les hurlements d’une femme.
Sorti de cette aventure, George Montandon en tire un livre, Deux ans chez Koltchak et chez les Bolcheviques. Drôle de bouquin, récit picaresque plein de détails ferroviaires et militaires, de rodomontades naïves dans une langue un peu surannée, mais dans lequel on découvre des fulgurances. Louis-Ferdinand Destouches, autre docteur, n’a encore rien écrit, mais on dirait parfois du Céline. Montandon parle de l’égalité obtenue «par libre consentement ou par contrainte» qu’il observe chez les Russes, et il s’exclame: «Le costume bourgeois: néant! L’allure digne et repue du bourgeois: renéant! L’orgueil bourgeois, la morgue bourgeoise – voici, voici l’essentiel – l’orgueil bourgeois, la morgue bourgeoise: néant de néant! Les jeux sont faits, rien ne va plus! En comparaison de notre moisissure, la démocratie américaine nous avait déjà montré quelque chose de remarquable, mais voici qui est beaucoup plus fort. Ici, si l’un a plus que l’autre […] il semble en avoir honte comme d’un vice. […] Aujourd’hui, en Russie prise dans son ensemble, l’orgueil de classe est évanoui, le monocle est tombé.»
La Gazette de Lausanne n’accepte pas de parler de Deux ans chez Koltchak. Mais George Montandon n’est plus là, il s’est vengé à sa manière, et maintenant, à Paris, il met le même entêtement qu’en Afrique ou en URSS à conquérir, cette fois, les sommets universitaires qu’on vient de lui refuser à Neuchâtel. Il côtoie la crème de l’ethnologie française, Marcel Mauss, Paul Rivet, Lucien Lévy-Bruhl, s’en fait des amis, puis surtout des ennemis. Il obtient un poste, pas celui qu’il visait, en tire de la hargne. Il écrit, utilisant les observations accumulées dans ses voyages, alignant des types humains, les organisant en familles, les classant: «La race, les races». Il commence à parler un peu des juifs, qui sont avant tout «une raison sociale, et non une race uniforme». Dans le climat intellectuel de l’époque, ses écrits ne choquent pas. Il traite ensuite de «l’ethnie française», et ses écrits se durcissent. L’ancien admirateur de Lénine est désormais lu avec intérêt par les idéologues racistes allemands. Cette dérive intellectuelle l’amène finalement à rencontrer celui qui l’attendait, l’autre docteur: Céline. C’est en 1938. L’auteur du Voyage au bout de la nuit est tout occupé par ses pamphlets antisémites. Il s’inspire de Montandon dans Bagatelle pour un massacre, le cite dans L’Ecole des cadavres. Ils sont amis, jusqu’à la fin.
Quand l’armée allemande occupe la France, la haine antisémite du Neuchâtelois n’a plus de frein. Dans La France au travail, le nouveau nom donné à L’Humanité confisquée aux communistes, dont le rédacteur en chef est, sous le pseudonyme de Charles Dieudonné, le fasciste genevois Géo Oltramare, Montandon traite les juifs d’«ethnie putain» qui, «s’imposant aux Français: a) faisait bêler la paix, b) sabotait l’armement, c) et surtout dégoûtait la femme de la maternité grâce à sa presse avec ses rubriques quasi pornographiques, dirigées par des putains juives». Ailleurs, il promet aux belles actrices juives de les défigurer en leur coupant le nez.
Céline reconnaît chez le Suisse sa propre haine. Il envoie un mot de recommandation pour que son ami trouve un emploi dans l’administration des «questions juives»: «Parfait honnête homme, un peu suisse (comme J.J.), docteur en médecine (et autrefois un peu communiste), et par-dessus tout un grand savant.» Montandon obtient son emploi. Désormais, c’est lui qui établira pour le Commissariat général les certificats de non-appartenance à la race juive, qui offrent une protection à ceux qui peuvent se les payer, car les factures du docteur sont salées. Ce commerce macabre finit par indisposer Céline lui-même.
Le 3 août 1944, une camionnette s’arrête devant la villa au numéro 22 de la rue Louis-Guespin, à Clamart. Deux ou trois hommes en descendent. Ils sont armés. Marie Montandon, qui ouvre la porte, est criblée de balles. Les assaillants montent à l’étage, trouvent le docteur dans son lit, malade, et ouvrent le feu. Puis ils prennent la fuite. George Montandon n’est que blessé. Il appelle une ambulance qui le conduit à l’Hôpital Lariboisière, géré par l’armée allemande. Quelques jours plus tard, le conseiller du Commissariat général aux questions juives est emmené en Allemagne. Il meurt le 30 août, à Fulda.
Céline, qui soignait George Montandon, n’avait pas vu son ami depuis trois mois. En 1952, dans Féerie pour une autre fois, il a parlé de lui une dernière fois: «Il savait pas rire Montandon, il était gris de figure, de col, d’imperméable, de chaussures, tout… mais quel bel esprit! tout gris certes! pas une parole plus haut que l’autre! mais quelles précisions admirables! […] Bébert qu’est pourtant le malgracieux! le griffeur, le bouffeur fait chat!… il comprenait le «charme Montandon»…»
Alain CAMPIOTTI
Le Temps, 6/1/2011
Les commentaires sont fermés.