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jeudi, 02 mai 2013

La démocratie peut-elle être installée par des armées étrangères ?

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Irak, Afghanistan, Libye, Syrie…

La démocratie peut-elle être installée par des armées étrangères ?

Rony Brauman*

Ex: http://metamag.fr/
En Syrie, comme en Libye, ces événements se situent dans le monde arabe et aux abords de la Méditerranée. Ces points communs renforcent le contraste entre le volontarisme de l’intervention étrangère en Libye et la prudence qui peut paraître excessive face à la situation en Syrie. Mais il convient de se placer au-delà d’une démarche purement morale qui récuserait ces différences de traitement, car le propre de la politique internationale consiste à tenir compte de la singularité des circonstances et des événements.
 
Le cas Libyen

En Libye, l’extrême faiblesse diplomatique et militaire du régime a rendu l’intervention possible. Kadhafi, isolé, ne bénéficiait d’aucun appui au Conseil de sécurité de l’ONU, contrairement à la Syrie qui est soutenue par la Russie et la Chine. Le régime libyen était également très faible sur le plan militaire : chaque intervention de son armée au Tchad s’était soldée par une défaite, son aviation était presque inexistante, ses blindés en mauvais état et ses troupes divisées.
 
Par ailleurs, des dirigeants européens voyaient dans l’intervention en Libye l’occasion de créer dans leur pays un sentiment d’union nationale. Mise à part la période d’enlisement constatée par les militaires eux-mêmes, une seule bavure importante de l’Otan a eu lieu, ce qui est très peu dans une guerre de sept mois. Cette guerre, menée avec un savoir-faire technique notable, a rassemblé la quasi-totalité de la classe politique française, des opinions et des éditorialistes. Les conditions favorables étaient donc réunies pour qu’adviennent une victoire militaire et un résultat politiquement acceptable. La défaite de Kadhafi était certaine, mais le doute subsistait quant à ce qui allait suivre son exécution et la défaite du régime. J’en parle d’autant plus librement que j’étais l’un des rares opposants à cette intervention.
 

Rony Brauman et BHL : Guerre juste ou juste une guerre ? 
 
Les conditions dans lesquelles la guerre a été déclenchée restent à éclaircir mais tout laisse à penser que Nicolas Sarkozy et Claude Guéant l’ont très vite voulue. Les manifestations ont commencé le 15 février à Benghazi du fait de l’emprisonnement d’un avocat, militant des droits de l’homme, avant de s’étendre rapidement dans l’est du pays, les premiers affrontements se produisant le 17 février à Benghazi (7 morts). On ignorait tout, en France et en Angleterre, de ceux qui allaient diriger ce soulèvement. Or il n’a fallu que trois semaines entre le premier jour du soulèvement et la reconnaissance du Conseil national de transition (CNT) comme instance légitime, alors que la composition de ce dernier était inconnue, et il n’a fallu qu’une semaine de plus pour l’entrée en guerre. 
 
Le CNT a été d’emblée reconnu par la France dès le 10 mars, sous l’influence avérée de Bernard-Henri Lévy, et décrété seul représentant légitime du peuple libyen. En moins de trois semaines, cette nouvelle instance remplaçait les représentants de l’État libyen au Conseil des droits de l’homme et au Conseil de sécurité de l’ONU, alors que Kadhafi se trouvait encore en place et que la Libye faisait partie du Conseil de sécurité au moment de la guerre. Il n’existe pas, à ma connaissance, de précédent à cette situation et cette procédure inédite est passée inaperçue, comme si elle allait de soi. Il est vrai qu’elle se justifiait par l’accumulation d’allégations alarmantes : usage d’avions contre des manifestants, déploiements de milliers de mercenaires dopés au Viagra, déjà coupables de milliers de morts et de viols, colonnes de chars marchant sur Benghazi pour exterminer les insurgés et leurs complices... S’il est avéré que la répression avait fait dès le début mars plusieurs dizaines de morts et que des chars avaient pénétré dans Benghazi (d’où ils avaient été repoussés par les insurgés), le reste des allégations reste à prouver. Cette précipitation en dit long sur la légèreté dont a fait preuve l’ensemble de la classe politique et de la classe « éditocratique » françaises. 
 
Aujourd’hui, le pays se morcelle, les milices surarmées se multiplient et n’entendent pas abandonner le pouvoir qu’elles ont réussi à prendre, d’autant moins que le CNT ne représente personne, même en Cyrénaïque dont il est issu. J’ajoute que, selon le CNT, le bilan humain de cette guerre se monte à 30 000 morts, chiffre présenté par les nouvelles « autorités » comme un minimum. Si elle a été menée dans le but d’épargner des vies, le résultat est catastrophique et l’on comprend que ces chiffres aient été escamotés par les tenants de l’intervention.
 
« Deux poids deux mesures ? »

Face à la situation syrienne, l’approche des dirigeants occidentaux semble beaucoup plus élaborée ; la situation politique locale est prise en compte, alors même qu’elle a été délibérément ignorée en Libye. Ils ont à l’esprit les distances qui séparent l’opposition extérieure de l’opposition intérieure, ce qui oppose les groupes d’insurgés dans les différentes régions et, à l’intérieur de ces régions, les divisions entre les diverses composantes de l’opposition syrienne. Les diplomaties sont prêtes à travailler avec certaines d’entre elles, d’autres semblent plus menaçantes pour l’unité syrienne et pour l’établissement d’un état de droit. On peut dire que la lucidité, le réalisme comme méthode (et non pas comme principe) ont trouvé toute leur place dans la situation syrienne et si certains parlent de « deux poids, deux mesures » je ne suis pas mécontent que la réaction soit mieux mesurée et réfléchie en Syrie.
 
                                                     L'ambassade de France à Tripoli dévastée par un attentat
 
D’autres situations ont pu faire l’objet de réactions de type « deux poids, deux mesures ». Ainsi, quand l’Irak a envahi le Koweït, une coalition internationale s’est dressée. Mais quand les États-Unis ont envahi l’Irak, malgré une opposition presque unanime, on n’a pas imaginé qu’une coalition internationale pouvait se constituer pour leur faire la guerre. Outre le rapport de force militaire en faveur des États-Unis, personne n’a émis l’idée qu’il serait souhaitable d’arrêter les États-Unis plutôt que de les laisser dégrader une situation déjà très complexe au Proche-Orient. 
De la même manière, personne n’a souhaité engager une action militaire contre Israël envahissant le Liban en 2006 ou « matraquant » Gaza en 2009 ; personne aujourd’hui ne souhaite s’attaquer à Israël, lorsque ce pays envisage sérieusement une attaque sur l’Iran avec des conséquences qui pourraient être catastrophiques selon de nombreux experts stratégiques israéliens eux-mêmes, y compris d’anciens patrons du Mossad ou d’anciens chefs d’État-major.
 
Malgré toutes les critiques que je peux formuler vis-à-vis de la politique israélienne, je ne prônerais certainement pas une attaque militaire contre l’Iran, non pas parce qu’il devrait être de toute éternité exempt de toute mesure de rétorsion, mais parce que je suis convaincu que les résultats seraient pire que le mal que l’on veut traiter. Dans ce genre d’affaires comme en pharmacologie, on n’est jamais certain de trouver d’emblée la solution positive. En médecine comme en politique, un bon traitement est le résultat d’un bon calcul ; personne ne peut savoir d’avance ce qui va se passer. C’est pourquoi je défends l’idée de « deux poids, deux mesures », car c’est bien en fonction des conséquences plus ou moins prévisibles des décisions qu’il faut se déterminer.
 
Ingérence et recours à la guerre : quelle légitimité ?

L’ingérence et le recours à la guerre sont-ils forcément légitimes pour défendre les droits de l’homme ? Lorsqu’on pose comme objectif le rétablissement d’une situation favorable aux droits de l’homme, par l’interposition d’un bouclier qui viendrait protéger des civils contre les menées agressives de forces armées, on est apparemment précis, mais en réalité on est dans le vague le plus complet. 
 
« Protéger les populations », comme on le dit maintenant à la suite de la résolution de 2005 du Conseil de sécurité, c’est ni plus ni moins établir un gouvernement, car c’est précisément à l’instance qui gouverne le territoire qu’il revient de protéger la population. Ou alors l’alternative serait la fragmentation du pays en autant de groupes de populations qu’il existe de menaces et l’on assisterait non seulement à la guerre de tous contre tous mais au morcellement généralisé de tous les pays dans lesquels des violations sérieuses et répétées des droits de l’homme se produisent. S’ingérer pour protéger des populations afin de défendre leurs droits fondamentaux, c’est la recette pour le chaos, c’est l’invitation à entrer dans un grand nombre de conflits, car il y a un grand nombre de pays où les droits de l’homme sont violés. 
 
Faut-il pour autant condamner toute intervention armée, tout usage de la violence, dans le domaine international, autrement que pour assurer la défense de son propre territoire ? Ma position est plus nuancée. La guerre de défense garde toute sa légitimité et nul ne condamnerait un pays pour avoir voulu défendre ses frontières contre une agression extérieure, y compris des pays qui viennent défendre le pays envahi contre l’agresseur extérieur.
 
Reste à déterminer dans quelles conditions des interventions extérieures comme au Sierra Leone, au Kosovo, au Timor, en Côte d’Ivoire, en Afghanistan, en Irak ou en Libye... peuvent être un recours légitime. De saint Augustin et saint Thomas jusqu’à la résolution du Conseil de sécurité de septembre 2005 instituant la « responsabilité de protéger », les cinq critères de la guerre dite juste sont restés remarquablement stables : ce sont l’autorité légitime, la cause légitime, la proportionnalité des moyens, l’usage de la guerre comme dernier recours et enfin des chances raisonnables de succès. Le contenu de ces critères se comprend différemment selon les époques (pour saint Thomas, l’autorité légitime était l’Eglise et la cause légitime la défense des chrétiens) mais, si évolutifs qu’ils soient, ils conservent un sens immédiatement intelligible et figurent à peu près sous cette forme dans le document des Nations Unies (l’autorité légitime étant aujourd’hui le Conseil de sécurité et la cause légitime la défense de la paix et la prévention de crimes contre l’humanité). Je laisserai de côté les trois premiers, d’ordre juridique, pour mettre en exergue les deux derniers que je qualifie d’éthico-politiques.
 
On peut analyser les « chances raisonnables de succès » au vu de la série assez longue d’interventions qui se sont produites depuis la chute du mur de Berlin, de la première guerre d’Irak jusqu’à la guerre en Libye. Certaines de ces interventions peuvent être considérées comme des « succès raisonnables », même si le terme « succès » peut sembler déplacé, car ces guerres provoquent toujours des destructions et des souffrances, des déplacements de population aux effets durables. Des succès raisonnables ont été remportés, lors de la première guerre d’Irak, lorsque le mandat était extrêmement clair : il s’agissait de faire sortir du territoire koweitien les troupes irakiennes qui s’y trouvaient. L’objectif était facile à cerner et le résultat simple à constater, dès que les troupes irakiennes furent rentrées chez elles. Un mandat limité, précis, observable sur le terrain est donc une condition. 
 
En Sierra Leone, il s’agissait de défendre le régime en place contre une offensive de la guérilla du RUF . Ce régime mis en place par les Nations Unies, renforcé par une élection et défendu par la communauté internationale, était mis en danger par une guérilla très violente venue menacer la capitale et dont les exactions étaient connues de tous. Les forces spéciales britanniques sont intervenues et, en un mois, ont battu la guérilla après une intervention très meurtrière, considérée comme réussie parce que la menace contre le gouvernement légal a été levée. Au terme de cette victoire, les SAS britanniques sont rentrées chez eux et le conflit était terminé. Ce n’était pas une guerre des droits de l’homme. Si on s’était intéressé au bilan des droits de l’homme, on aurait constaté qu’un certain nombre des composantes qui formaient le gouvernement sierra-léonais de l’époque s’était rendu coupable d’exactions comparables à celles du RUF. Pour les instances internationales, il s’agissait d’abord de la protection du gouvernement et de la stabilité du pays.
De la même façon en Côte d’Ivoire, l’installation d’Alassane Ouattara dans le palais présidentiel et l’éviction de Laurent Gbagbo pouvaient parfaitement être défendues. L’objectif était clair. Il s’agissait de destituer Gbagbo qui se cramponnait au pouvoir après des élections qui venaient de donner la victoire à son concurrent, selon les observateurs chargés de la régularité du vote. Il est avéré qu’Alassane Ouattara s’est rendu coupable d’exactions, au même titre que Gbagbo peut-être, même s’il demeure difficile de déterminer avec précision les auteurs de ces massacres dans ce genre de situation. Les violations des droits de l’homme se partagent entre les deux camps. Ce n’est pas sur ce point que l’intervention militaire a été menée, mais sur l’objectif précis de la mise en place du nouveau gouvernement reconnu par les Nations Unies et élu par le peuple ivoirien.
 
On pourrait continuer sur le Kosovo. Les alliés ont misé sur l’UCK, l’Armée de libération du Kosovo, qui était connue, et pas nécessairement de façon honorable. Cependant, le territoire était limité et se prêtait à un contrôle militaire réel. Le Kosovo est aujourd’hui une garnison de l’Otan. Jusqu’à peu, des soldats américains gardaient encore ses frontières et le pays vit sous perfusion européenne ; il ne vit pas très bien, mais un certain calme règne. Ce n’est pas sur la question des droits de l’homme que l’on s’est déterminé. Je précise que j’étais pour ma part engagé du côté bosniaque et que j’ai pris parti pour le cosmopolitisme de la Bosnie multiethnique, mais je rappelle au passage une vérité factuelle bien peu connue. Les termes de « purification ethnique » – qui ont pris force de formulation juridique aujourd’hui –, apparaissent dans un mémorandum de l’Académie des sciences de Belgrade en 1986-1987 pour désigner une situation que les nationalistes serbes redoutaient au Kosovo. C’était un vieil enjeu pour eux et ils soutenaient que les Serbes du Kosovo étaient menacés d’être « ethniquement purifiés » par les Albanais yougoslaves du Kosovo, le berceau historique de la Serbie. De fil en aiguille, sur un mode militant très émotionnel et fusionnel, on a fait un renversement de programme dans un renversement de termes, et l’on a prêté aux nationalistes serbes le projet de la purification ethnique comme programme central. Le paradoxe ultime de cette situation, c’est que la prophétie des nationalistes serbes du Kosovo s’est réalisée avec l’aide de ceux qui entendaient défendre le pluralisme, le cosmopolitisme et le multi-ethnisme. 
 
Reste que c’est bien avec des objectifs politiques que l’intervention a été conduite au Kosovo, celui d’empêcher que l’on ne redessine des frontières en fonction de la race et par la force sur le territoire européen. C’est la leçon des guerres en Yougoslavie et c’est la raison pour laquelle – tout en étant non interventionniste en général –, je considère que les interventions armées en Bosnie puis au Kosovo ont eu des justifications sérieuses et que leurs résultats qui ne sont pas enthousiasmants, mais pas désastreux non plus. Cependant, dès lors que l’on déplace la question du mode de la responsabilité politique vers celui des droits de l’homme, on est dans l’hubris, dans la démesure, dans le no limit. On n’en finit pas de filer des paradoxes troublants dès lors qu’on installe le débat comme l’ont fait Bernard Kouchner, Bernard-Henri Lévy ou André Glucksmann, tous ces interventionnistes prêts à toutes les guerres pour les droits de l’homme. Pour terminer, un mot sur le critère du « dernier recours », pour rappeler que c’est au contraire une guerre de recours immédiat qui a été conduite en Libye, toute offre de médiation – il y en a eu plusieurs – ayant été systématiquement écartée.
 
Ma réponse à la question qui est posée initialement est donc négative : la force permet de renverser un régime, dictatorial ou non, mais elle allume des incendies qu’elle est impuissante à éteindre et elle ne permet certainement pas d’installer la démocratie.
 
*Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, professeur associé à Sciences Po, auteur notamment de "Penser dans l’urgence. Parcours critique d’un humanitaire" (Seuil) et de "Humanitaire, diplomatie et droits de l’homme" (éditions du Cygne).
 
Article paru dans : politique-autrement.org
Les illustrations sont de la rédaction

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