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mercredi, 01 janvier 2014

Arthur C. Clarke, La Cité et les Astres

Chronique littéraire: Arthur C. Clarke, La Cité et les Astres, 1956.

Ex: http://cerclenonconforme.hautetfort.com

Edition Denoël.jpg

Le Paradis Galactique perdu

Ecrit il y a plus d’un demi siècle, la Cité et les Astres est un roman-clé de la science-fiction dite « classique ». C’est aussi l’un des ouvrages les plus riches d’Arthur C. Clarke, l’auteur britannique de 2001, l’Odyssée de l’Espace.

Dans un futur extrêmement lointain, Diaspar – anagramme de Paradis - est le dernier bastion d’humanité sur terre. Une bonne partie de l’univers a été ravagé par une guerre entre empires galactiques, et les rares hommes survivants ont constitué une sorte de base autonome durable ultime au cœur de la vaste étendue désertique que constitue désormais la Terre, à mi-chemin entre Matrix et la Cité idéale de Brunelleschi. Un jeune adolescent un peu à part,  Alvin, choisit de se détourner du petit confort ultime de Diaspar pour diriger son regard vers les Astres, vers les contrées lointaines, qui terrifient ses congénères…

Jusque-là, rien de bien original. Et pourtant, il me semble qu’on aurait tort de passer son chemin.

Ce qui frappe dans cet ouvrage, c’est tout d’abord le foisonnement des sujets abordés. On y trouve en effet la plupart des thèmes chers aux auteurs de SF classiques : l’immortalité, l’eugénisme, la mise en question du divin, mais aussi un certain nombre d’éléments propres au space-opéra : les robots, les extra-terrestres et autres envahisseurs, les pouvoirs télépathiques, télékinésiques, la téléportation, etc., le tout mâtiné d’un certain nombre d’éléments issus des civilisations indo-européenne : l’ aspect cyclique du temps, la philosophie, l’omniprésence de l’art - mosaïques, sculptures intégrées à l’espace publique -, permanence de la vie culturelle, de l’architecture qui défie les âges…

A première vue, Diaspar se présente comme une sorte de société idéale : plutôt qu’à un monde post-apocalyptique, on est confronté à un univers propret, auto-suffisant et quasi-immuable, caractérisé par une sorte d’état de béatitude perpétuel. La guerre, la maladie, et même la mort elle-même ont été éradiqués.

Même si le terme n’est jamais mentionné directement, on ne peut s’empêcher de songer à un retour à l’Âge d’or, après plusieurs millénaires d’une interminable décadence intergalactique, ayant atteint son paroxysme avec la destruction de la majorité de l’humanité par de mystérieux Envahisseurs : ainsi la cité s’organise-t-elle autour d’une colline, réminiscence de la montagne sacrée, de l’axe cosmique, du nombril de la terre[1], au sommet de laquelle se trouve un édicule abritant la statue du Créateur de la cité, un peu à la manière d’un temple ; de plus, la réincarnation et la réminiscence des vies antérieures assure virtuellement sur Diaspar l’immortalité, et donne d’ailleurs à la mort un visage totalement différent de celui qu’on lui trouve habituellement : certains protagonistes, dans le livre de Clarke, se donnent volontairement la mort pour échapper à tout problème qui leur semble de trop grande envergure, presque sans état d’âme, parce qu’ils sont assurés de se réincarner plus tard. L’homme n’ayant plus à craindre la mort, les problèmes existentiels récurrents subissent des inflexions monumentales. On trouve aussi le thème de la prééminence de l’esprit sur la matière, puisque les hommes de Diaspar peuvent créer et détruire à volonté tous les objets de la vie quotidienne, par la seule force de la pensée.

Bien que Clarke ne fournissent que peu de détails quant à ces étranges pouvoirs, il semble que toutes ces mystérieuses facultés psychiques soient fournis par une sorte de processeur hypertrophié, tout à la fois cœur et cerveau de cette cité idéale aux allures de Paradis perdu et pourtant dystopique à maints égards…

Le versant dystopique

Car ce mystérieux Âge d’or n’aurait probablement pas trouvé grâce aux yeux d’un Guénon ou d’un Evola. La première dissonance perceptible dans l’ouvrage de Clarke consiste en une phobie insurmontable pour tous les habitants de Diaspar : celle de l’éventualité même de se confronter à quoi que ce soit ayant un rapport avec le monde extérieur à la cité. Les grands espaces inspirent aux hommes de Diaspar une peur qui semble venue du fond des âges. Ce premier élément discordant est très révélateur de la mentalité d’une société qui pense avoir atteint une sorte d’état de grâce en empruntant la voie de la technologie. Car au-delà des apparences, Diaspar n’est rien d’autre qu’une société régie en totalité par les seuls moyens  matériels. Les robots sont quasi-invisibles mais omniprésents, et assurent le bon fonctionnement de la Cité ; un cerveau-machine, appelé Calculatrice Centrale, fait office de divinité locale - et universelle en raison du caractère unique de Diaspar. Les hommes de Diaspar se sont donné les moyens matériels de maîtriser à la perfection leur microcosme et chacun de ses composants, et il semble donc tout naturel que ce soit une machine omnipotente qui leur tienne lieu d’entité divine.

Le confort de tous les instants implique un autre phénomène : la seule notion d’effort physique, et partant, tout ce qui peut constituer une aventure authentique, est devenue étrangère aux habitants de la cité ; le héros du roman en fera d’ailleurs l’expérience au cours de ses pérégrinations. Dès lors un grand nombre de qualités humaines parfois triviales mais absolument essentielles - le courage, la patience, le dévouement… ne trouve plus de champ d’expression. Il en va de même des liens entre les hommes, qui se trouvent totalement dénaturés : immortels, les habitants de Diaspar se connaissent ou se reconnaissent tous, mais ne sont même pas en mesure d’éprouver l’authenticité des liens qui semblent pourtant unir certain d’entre eux : l’amitié comme l’amour sont sur Diaspar des abstractions supplantées par des éléments plus directement sensibles et superficiels, comme la simple attirance physique par exemple.

Les dissemblances avec la société traditionnelle apparaissent à mesure que l’on progresse  dans la lecture de La Cité et les Astres. La conception de la cellule familiale, par exemple, est réduite à peau de chagrin : la procréation elle-même n’a plus de finalité génésique ; la maternité n’existe plus, et l’éducation à proprement parler se réduit à une simple formalité, les individus de Diaspar sortent préfabriqués idéalement d’un « temple de la Création », déjà physiquement âgés d’une vingtaine d’années, et les parents de chaque individu sont attribués de manière aléatoire.

Ajoutons qu’au cours du roman, l’auteur nous gratifie d’une confrontation particulièrement éclairante avec un autre type de société régie par un système de valeurs radicalement différent, ce qui a le mérite de procurer plus de profondeur encore au propos, et de donner un second souffle à l’intrigue.

Un bon exemple de roman de science-fiction intelligent

Arthur C. Clarke.jpgLe microcosme que Clarke nous fait entrevoir semble donc idéal, et fondé en apparence sur un système traditionnel ; pourtant il ne faut pas longtemps pour découvrir au contraire une société hédoniste, nombriliste et dont la vanité est à peine voilée par les avancées technologiques éblouissantes, qui agissent comme autant de narcotiques sur la conscience de chacun. Bien à l’abri au cœur de leur petit monde  contemplatif, esthétisant, intellectualisant, désacralisé au possible, aux antipodes des protagonistes de la République du Mont Blanc de Saint Loup, les habitants de Diaspar sont des « super-hommes » sur le plan physique ou même culturel, mais sont à des années-lumière du surhomme de Nietzsche. Une vie passée à méditer et à créer n’a aucun sens, aucune valeur, si rien ne vient mettre quoi que ce soit en péril, si rien ne vient troubler la quiétude égocentrique de l’homme, car c’est seulement lorsqu’il est confronté aux difficultés que celui-ci est capable de s’élever au-dessus de sa médiocre condition.

Toute ressemblance avec une société existante ou ayant existé n’est donc plus tout à fait fortuite : l’idéal d’une société capitaliste, fondée sur la soumission de l’essentiel aux seuls impératifs économiques, censés apporter le Salut à l’homme occidental par le confort matériel, sécularisée jusqu’à la corde, ne constitue-t-il pas un prototype de Diaspar ?

Les parallèles que l’on pourrait établir avec le monde actuel ne s’arrêtent pas là : on peut lire aussi La Cité et les Astres comme un prolongement de 1984, puisque la société qu’on y trouve est bâtie sur une série de mensonges complaisamment entretenus par un système donné. Tout comme dans 1984, un seul individu, le personnage principal de l’œuvre, semble avoir les yeux décillés. C’est à partir de son expérience, dissidente, déstabilisante, comme le serait un virus dans un système informatique, que se développe le roman.

Plusieurs éléments du roman de Clarke renvoient au thème de la religion, parfois d’une manière très allusive ; de façon générale on peut remarquer que l’auteur met en cause, si ce n’est la spiritualité dans son ensemble, au moins l’idéal dogmatique des religions révélées. Je ne vous en dis pas davantage afin de ne pas déflorer ce qui est sans doute l’un des passages les plus surprenants et les plus inventifs de tout le roman, mais je ne ferais pas preuve d’une grande honnêteté en présentant ce livre comme un plaidoyer pour un retour à la spiritualité. A mon avis Clarke a plutôt choisi dans cet ouvrage d’insister sur l’importance vitale de l’éducation, de l’épreuve, et d’autres vertus propres à l’homme – ce qui, dans le fond, n’a rien de théologique, mais présente au moins le mérite de faire appel à un ensemble de valeurs supérieures.

L’auteur nous livre, au final, une vision relativement positive de ce que peut devenir l’homme dans une société hypermatérialiste, puisque d’une part la société de Diaspar échappe à la guerre de tous contre tous, et que d’autre part, à l’inverse de ce que l’on peut lire dans certains classiques d’anticipation tels que 1984 ou Farenheit 451, on trouve sur Diaspar des aspects de vie culturelle ou philosophique. Mais les habitants de cette petite utopie sont dépourvus de vitalité, de sève, de force intérieure ; la vie sur Diaspar se développe exclusivement sur le plan horizontal. Ce roman met en scène de  façon assez intelligente l’éradication de la troisième dimension de l’homme, qui fait que chaque individu devient non pas un être humain doté de sens critique, mai un logiciel incarné.

Lyderic


[1] consultez Mircea Eliade si ces notions ne vous sont pas encore familières

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