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mercredi, 25 février 2015

Entretien avec le philosophe Jean-François Mattéi (2009)

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Entretien avec le philosophe Jean-François Mattéi (2009)

Ex: http://marcalpozzo.blogspirit.com

Rappel: Jean-François Mattéi, Diagnostic d'une crise du sens

Marc Alpozzo : Votre pensée philosophique n’est pas, je dirais, une pensée de la décadence, mais de l’épuisement.

 

Jean-François Mattéi : Un peu, en effet. Certes, c’est une pensée qui n’est finalement pas très originale si je peux en juger moi-même. Mais dans la même lignée que Baudelaire, Poe, puis Valéry et, plus près de nous, Georges Steiner, à ce qui leur semble et me semble également, je soutiens que les intuitions majeures de la pensée européenne sont en train de s’affaiblir. Tout se passe comme si la culture universelle que l’Europe a apportée au XVIIIe siècle, le siècle des Lumières, était en train de s’affaiblir dans ses principes. Ses principes n’enrichissent plus suffisamment la réalité.

 

Je pense qu’il y a un choc des différentes cultures, non pas entre la culture arabo-musulmane et européenne par exemple, mais entre des visions différentes de la culture de notre temps : la vision ethnologique, l’approche anthropologique, la culture des banlieues, la culture des bourgeois, la contre-culture, etc. Il y a désormais une sorte d’éclatement de ce que l’on appelait autrefois classiquement la Culture.

 

Vous pensez à une dévalorisation, voire à un dépérissement de la Culture, avec l’apparition d’une diversité de cultures mises toutes sur le même pied d’égalité ?

 

Prenez Michel Maffesoli, le sociologue bien connu. Bien qu’il vive comme un grand bourgeois, il s’intéresse aux « tribus », au sens moderne évidemment, c’est-à-dire qu’il étudie et défend les cultures indigènes, de la drogue, des banlieues. Plus c’est éclaté, mieux c’est, même s’il n’y participe pas à titre personnel. Il défend sociologiquement les micros-cultures. Il n’y a selon lui aucune culture universelle, ni en réalité ni en projet, il n’y a que des micros-cultures. Par exemple, il est très intéressé par ces personnes qui font des « rave-party », des « drogue-party », ou encore les « gothiques ».

 

Mais n’avez-vous pas le sentiment que cette pensée sociologique-là, favorise le communautarisme ?

 

Beaucoup. Voilà pourquoi je suis réservé sur le sujet, non pas seulement philosophiquement mais politiquement, car je crois que la culture explose entre plusieurs petites communautés qui se fragmentent jusqu’à l’infini et qui se replient sur elles-mêmes, comme aux États-Unis. Pour moi, la culture est une ouverture sur l’universel. Un universel potentiel peut-être, mais un universel avisé. Au sens de Kant par exemple.

 

Votre ouvrage est celui d’un philosophe qui a une conscience politique, et qui constate le dépérissement progressif de la notion d’Europe, et de la notion d’altérité.

J’ai en effet tout un chapitre critique sur Jacques Derrida, même s’il est ambigu étant donné que l’auteur d’un côté défend l’eurocentrisme, puis de l’autre critique ce même eurocentrisme, etc. C’est le principe même de la déconstruction que Derrida a répété durant quarante ans : telle réalité ou tel concept n’est ni ceci ni cela : c’est la « double dénégation ». L’Europe n’est ni le centre du monde, dit-il, ni une société particulière, ni une société universelle, ni une société singulière. On trouve également d’autres auteurs, comme par exemple Marc Crépon, qui avancent que l’Europe a toujours été autre, et que donc elle ne recouvre plus rien car elle ne renvoie qu’à des altérités : l’altérité arabe, viking, américaine, communiste. Seulement, jamais une seule fois on ne se pose la question de savoir si toutes ces altérités, en tant qu’autres, ne renvoient pas à une identité, car pour être l’autre de quelque chose il faut que l’autre de son autre soit cependant lui-même.

 

Vous interrogez précisément la question de l’identité de l’Europe, et à travers cette question, vous mettez en problème la question des identités. L’âme européenne, c’est le souci du monde, c’est donc le souci de l’altérité. Contre les « sanglots de l’homme blanc », vous montrez subtilement dans ce livre que l’on a beau critiquer la culture européenne ou occidentale, à savoir la supériorité supposée affichée de sa culture, elle n’en a pas moins été soucieuse d’entrer en contact avec les autres cultures, et de les comprendre.

 

J’ai l’impression que l’Europe est une « méta-culture » au sens où l’on parle en logique et en mathématique d’un « métalangage » depuis Bertrand Russel : un langage qui permet de parler d’autres langages moins puissants. Je dirais volontiers que l’Europe et l’Occident, c’est-à-dire la culture universelle, est une « méta-culture ». On ne peut pas vraiment dire qu’elle serait supérieure aux autres par rapport à des critères absolus ; mais elle est une métalangue culturelle qui lui permet de s’attacher aux autres cultures avec l’invention de la philosophie, de l’ethnologie, de l’anthropologie, ou de la sociologie comparée. Vous noterez, entre parenthèses, que vous avez dans toutes ces sciences la présence même du mot logos : quand on dit que l’on va détruire le logos européen, le logocentrisme en tant qu’ethnocentrisme selon Derrida, ce logos revient par la fenêtre alors qu’on a tenté de le chasser par la porte. Il me semble que la culture européenne est une méta-philosophie et une méta-culture à trois niveaux : 1) Méta-méthodologie : aucune autre culture n’a étudié l’Europe ; elles ne se sont pas même étudiées entres elles. Marco Polo est allé en Chine pour la connaître, mais on n’a vu aucun chinois venir à Venise. 2) Méta-ontologie : puisque son noyau, l’universalité, au moins depuis Platon, est métaphysique. Tandis que les autres cultures dans le monde n’ont cherché à communiquer avec aucune autre. 3) Méta-éthique au sens moral, car toutes les autres cultures ont eu une morale qui ne renvoyait finalement qu’à elle-même, tandis que la morale de l’Europe, à tort ou à raison, se présente comme une morale universelle. Donc, à chaque fois, il y a un principe universel ontologique, méthodologique ou éthique qui régit la culture européenne.

 

Et c’est là toute l’ambiguïté de l’Europe. Elle est à la fois elle-même, mais aussi hors d’elle-même, non seulement parce qu’elle va absorber les autres peuples - ce sont les colonisations culturelles qui ne sont pas entièrement militaires ou religieuses -  mais parce qu’elle est une absence à soi. L’Europe a toujours besoin d’absorber quelque chose d’autre. L’auteur qui l’a le mieux remarqué en philosophie c’est Hegel. Lorsqu’il parle de la Raison qui intègre les autres formes de culture, il montre qu’il y a une sorte de volonté métaphysique de l’Europe de sortir de soi[1] ; c’est toujours la même idée de sortir de soi ou d’être arraché de sa terre pour aller ailleurs.

 

Je n’irais pas jusqu’à dire que vous ne croyez plus en l’Europe, mais vous êtes actuellement dans le doute. A vous lire, on a le sentiment que notre Europe actuelle n’est plus une Europe de l’universel, c’est une Europe éclatée qui ne prend plus en compte, tel que vous venez à l’instant de l’expliquer, cette méta-culture, métamorale, etc.

 

Je me demande s’il n’y a pas actuellement une clôture de l’Europe sur son passé qui correspondrait à ce que Heidegger dit de la fin de la métaphysique, ou à ce que pressentait déjà Nietzsche, repris par Heidegger, de la fin de la philosophie et de la fin du platonisme. Nietzsche dès les années 1880 constate que la philosophie rattachée au platonisme, donc à l’universel et à la dialectique, est en train de se refermer sur elle-même, et que c’en est fini des grandes aventures de la pensée et de la culture. Heidegger, plus métaphysicien que Nietzsche, soutient que nous vivons le temps de la fin de la métaphysique et qu’autre chose va arriver à l’humanité avec une autre forme de pensée. Il y a toujours cette intuition qu’il y a une fin de l’Histoire.

 

JEAN-FRANCOIS-MATTEI.jpgJ’allais y arriver, car vous évoquez précisément dans votre précédent ouvrage une crise du sens[2] en Occident (fin de l’art, fin du monde, crise morale, etc.)

 

Mais les artistes du vingtième siècle l’avaient déjà dit : le dadaïsme, Ben, l’école de Nice, etc. Il y a beaucoup de théoriciens de l’art qui seraient même plus sérieux que Ben, par exemple Arthur Danto aux États-Unis, qui affirment que l’art n’est plus qu’une foire économique dans laquelle les galeristes font monter et descendre la côte des artistes. Le monde de l’art est devenu un grand marché de la consommation.

 

En effet, vous vous demandez d’ailleurs si par exemple Le vide de Klein ce serait si sérieux que cela. Vous avez un discours très critique et même sceptique quant à l’art contemporain.

 

Oui, par rapport à l’art conceptuel ou performatif comme on l’appelle. Le vide de Klein n’était rien d’autre qu’un discours « performatif », au sens linguistique du terme. Cela revient à dire : « Je déclare, par le seul fait de le déclarer, que cette exposition sur le vide est une œuvre d’art. » Lors de l’exposition sur Le vide de Klein il n’y avait rien dans la galerie d’art parisienne, et à l’inverse, avec l’exposition suivante, dans la même galerie, Le plein d’Arman, il y avait des tas de ferraille jusqu’au plafond, les invités ne pouvaient pas entrer dans la salle.

 

Penseriez-vous alors, à l’instar du très hégélien Fukuyama, à une fin de l’Histoire ? Ou penseriez-vous plutôt à une histoire des fins, c’est-à-dire une histoire qui se termine sur plusieurs type de fins, qui auront peut-être leurs métamorphoses, mais nous n’en savons encore rien ?

 

La seconde proposition correspondrait plutôt à mon intuition, même si on ne peut pas encore savoir ce qui se passera au XXIe siècle : y aura-t-il une catastrophe sous la forme d’une troisième guerre mondiale, un cataclysme écologique, ou une sorte de mutation ? Après tout, rappelez-vous, quel penseur antique, que ce soit Cicéron, Sénèque ou Saint-Augustin, aurait pensé à l’effondrement de l’Empire romain ? Même Saint-Augustin, l’auteur de La cité de Dieu, un berbère qui avait fait toutes ses études à Milan et à Rome, qui parlait latin comme nous parlons le français, ne pensait pas une minute que la vie allait s’arrêter sur terre ; il ne savait cependant pas ce qu’il y aurait historiquement ensuite. Nous en sommes au même point : à la croisée des chemins. Le développement de la science et des techniques est devenu quasiment exponentiel : voyez par exemple toutes les inventions qui bouleversent les systèmes de communication comme Internet, tous les systèmes de transmissions de l’information au point que l’on ne sait plus bien où l’on en est aujourd’hui. Quelle voie prendra l’humanité ? D’autant qu’il y a aujourd’hui ce que l’on appelle la mondialisation : est-elle d’ailleurs une manifestation de l’universel, c’est-à-dire de la culture, ou est-ce une mondialisation éclatée, qui va entraîner, comme le dirait Samuel Huntington[3], des chocs de civilisations ?… N’y aura-t-il pas une possibilité d’effondrement ou alors au contraire d’unification encore plus violente ?…

 

Dans les deux cas, on ne saura pas s’il y aura une évolution pour autant. Car, bien évidemment, l’idée chez Hegel, c’est que l’évolution est nécessaire aux différentes étapes que franchit l’humanité dans son histoire. Lorsqu’il évoque la fin de l’Histoire, il la date à sa propre époque, bien qu’il ne l’imaginât pas tant que cela au dix-neuvième, mais la philosophie ne saurait prédire. A présent, il semble que l’humanité soit parvenue à une phase finale d’arrachement au déterminisme de la nature, et Fukuyama par exemple, pense que l’humanité est advenue, par la démocratie libérale, et ses prouesses scientifiques et techniques, à son terme final et que l’on ne pourra pas dépasser cela.

 

Tous ces auteurs - qui sont pour la plupart des auteurs allemands, de Kant avec son Anthropologie jusqu’à Hegel, et au-delà comme Fukuyama qui est un hégélien tardif - pensent que nous sommes arrivés à un plateau, après avoir franchi un grand nombre de marches, notamment au siècle dernier, et que ce plateau est indéfini devant nous, mais qu’il n’y a pas de marche supérieure à venir. C’est donc cela la fin de l’Histoire. Pour illustrer cette idée, je vous rapporterai cette réflexion récente de M. Jean-Louis Guigou qui faisait à Marseille un exposé sur l’Union méditerranéenne, voulue par Nicolas Sarkozy, au Conseil économique et social de la région PACA où j’ai été récemment élu. Bien qu’il soit socialiste, le chercheur a reconnu que nous étions arrivés à la fin de l’économie. Cela recoupe ce que vous disiez. On ne peut pas dépasser le capitalisme, et on ne peut pas imaginer un autre système que le système rationnel libéral. Beaucoup de penseurs et de praticiens n’imaginent pas qu’il puisse y avoir autre chose. Certes, on peut faire en science des spéculations géologiques ou physiques ; mais des spéculations philosophiques ou économiques seraient beaucoup plus difficile, car comme le disait Bergson à un journaliste qui lui demandait ce que serait le théâtre de demain : « Cher Monsieur, si je le savais, je le ferais .» Cela veut bien dire qu’aucun schéma nouveau ne peut être proposé aujourd’hui. Par exemple, en matière de politique, quel système nouveau pourriez-vous proposer qui ne soit pas la démocratie ? On répète sans cesse : il faut plus de démocratie. Mais lorsque vous avez atteint l’égalité des individus, vous allez demander quoi ? Vous allez raboter les personnes les plus grandes pour que tout le monde ait la même taille ? On ne voit pas d’autre système politique que la démocratie. On n’a pas d’idée d’une nouvelle mathématique par exemple, ou voire même d’une nouvelle philosophie. C’est ce que Paul Valéry voulait dire en disant que les « noyaux pensants » de l’Europe sont épuisés. Ils sont là toujours, mais… Nietzsche l’avait annoncé également en disant que l’on avait tout sous la main : on ne fait donc plus que de l’ « histoire antiquaire ». Ce qui veut dire qu’on ne peut que repasser les vieux plats en les modernisant. Qu’est-ce qu’on a aujourd’hui de nouveau que ce soit sur Internet ou ailleurs ? Wikipédia ? Google ? Mais que crée-t-on vraiment  de neuf ?

 

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Vous citez Nietzsche, la mort de Dieu, le dépérissement de l’Universel. La fin des absolus.

 

Ces idées sont chez Nietzsche et ont été reprises par quasiment tous les auteurs du XXe siècle, Spengler dans Le déclin de l’Occident[4], Bernanos, Saint-Exupéry… Quand vous considérez les grands penseurs ou même les poètes comme René Char, vous vous apercevez que, tous, y compris les théoriciens de gauche, Walter Benjamin, Adorno, les marxistes purs et durs, style 1930, disaient que l’Occident capitaliste était en train de s’effondrer. Walter Benjamin dit par exemple, à propos de l’œuvre d’art, qu’elle s’épuise complètement. Il écrivait cela de l’époque de la reproductibilité mécanique des œuvres, alors qu’il ne connaissait pas encore la reprographie, les photocopies à l’infini, ce qui fait aujourd’hui qu’il n’y a plus d’objet original. On le voit par exemple avec les sérigraphies de Marilyn par Warhol qui sont absolument partout, alors qu’il n’y a pas d’original ou presque plus.

 

Même l’urinoir de Duchamp n’est plus un original, puisque l’original a été cassé.

 

Et le deuxième a été déclaré, par la société qui a repris Duchamp : original de Duchamp. Donc, comme nous le disions tout à l’heure, tout devient performatif. « Je déclare que cet urinoir est une œuvre d’art. » Mais si je la casse ? Alors je prends un autre urinoir, et je re-déclare : « cet urinoir est une œuvre d’art » ! On s’aperçoit que c’est la seule preuve de l’existence de l’œuvre d’art : l’acte de parole. C’est le fait de performer le dire qui fait la performance… Regardez Ben : « tout est art », « tout le monde est artiste ». Le mot, comme dirait Foucault, se substitue à la chose, et le discours se substitue à la réalité…

 

Diriez-vous derrière un Finkielkraut par exemple, qu’il faut être un critique pertinent du processus de la démocratie ? Ne pensez-vous pas que nous vivons une époque qui a épuisé toutes les idéologies ?

 

C’est ce que Jean-François Lyotard avait appelé « la fin des grands récits ». L’auteur a lancé dans les années 70 l’idée de post-modernisme[5]. Il a d’abord été marxiste, mais quand il a vu ce que c’était le marxisme à Budapest, et ailleurs, comme la plupart de ceux qui attendaient une grande révolution, il a compris que ça n’était même pas une idéologie, mais une illusion. Donc, tous les grands récits, c’est-à-dire la mise en ordre des événements comme dans un roman, lorsque l’on essaye de raconter l’histoire, se sont effondrés : le récit d’Auguste Comte, le positivisme, s’est effondré, le récit hégélien s’est effondré, le récit marxiste s’est effondré, le récit idéologique du libéralisme de type Adam Smith s’est effondré. Oui, comme vous le dites, c’est la fin des idéologies, et en même temps, comme il s’agit du même mot, c’est peut-être la fin des idéaux.

 

Et c’est probablement la raison pour laquelle vous n’êtes pas d’accord avec l’idée d’une fin de l’Histoire, puisque cela correspond avec l’avènement du Grand soir, et là, finalement, ce serait cohérent avec la fin de votre livre qui s’achève sur une gravure de Goya, Los Desastres de la Guerra. Car avec la fin du mythe, avec la fin des grands récits, avec la fin de la transcendance et la mort de Dieu, - Nietzsche avait tout dit ! -, votre épilogue est terrible, vous être en train de dire que l’Occident n’a plus ni boussole ni carte, se retrouvant désormais dans la même posture que des aveugles se guidant les uns les autres. A ce propos, vous citez fort à propos le tableau de Breughel commentant la parole du Christ aux Pharisiens dans La parabole des aveugles, disant « Si un aveugle guide un autre aveugle, tous les deux tomberont dans un trou[6]. » 

 

En effet, je ne crois pas qu’il y ait un avènement. Nous continuons d’avancer en titubant. Quand j’ai écrit ce livre, je ne savais pas comment terminer, et comme je connaissais bien cette estampe de Goya, je me suis demandé si Goya n’avait pas voulu illustrer la belle peinture de Breughel. Cela dit, nous finirons tous dans un trou. Nous n’avons pas attendu Heidegger pour apprendre que l’homme était un « être-pour-la-mort ». Mais ce qu’il y a de frappant, c’est que les Grecs ou les Romains croyaient en leurs dieux, croyaient en une vie après la mort, ou tout du moins en des actions d’éclats comme celles d’Ulysse ou d’Achille, qui laisseraient une trace. Les premiers chrétiens n’avaient aucun problème, il croyaient dans leur salut. Les musulmans, les juifs croyants aussi n’ont aucun souci de ce côté. Mais pour celui qui n’a aucune espérance métaphysique, religieuse ou politique, qu’est-ce qui reste ? La télévision ? Star academy ?

Alors comment vivre aujourd’hui ?

Vivre en aveugle, ou faire ce que nous demandent Nietzsche et Camus : créer quelque chose. C’est l’idée du Zarathoustra : il faut assumer le surhomme, c’est-à-dire, l’idée qu’il faut la création, et même si l’univers, - Camus dit « le monde » -, même si le monde m’écrase, de façon toute pascalienne, il faut imaginer Sisyphe heureux. Heureux parce qu’il crée une œuvre. Et même s’il n’y a rien derrière ni devant, même s’il n’y a que l’attente de la mort, et la dislocation de toute chose, on peut essayer de donner un sens à cette vie par la création. Mais c’est une morale extrêmement aristocratique. D’où la critique de la démocratie chez Nietzsche et même chez Camus qui était pourtant un homme de gauche à l’origine. Vous ne pouvez pas proposer ce programme politique à six milliards d’êtres humains. Alors il ne nous reste plus qu’une attitude stoïcienne, ou le pessimisme d’un Cioran par exemple. Soit une vision tragique du monde, soit une vision pessimiste.

 

Penser la politique à partir de l’Europe, croyez-vous que cela soit possible ? Est-ce qu’on pourrait par exemple penser une politique européenne qui pourrait valoir pour le monde entier ?

 

Je l’écrivais dans un article du Figaro récemment[7] : pour faire l’Europe, on doit commencer par se mettre d’accord sur la définition même du mot « Europe ». J’en parle également dans mon livre. Alors qu’est-ce que cela recoupe le terme d’ E-U-R-O-P-E ? Cela renvoie-t-il seulement à un grand marché libre ?… Qu’est-ce que ça a de spécifique l’Europe ? On ne fera pas l’Europe politique, et même économique, si l’on ne se met pas d’accord sur les fondamentaux culturels, comme on parle de fondamentaux à l’école, c’est-à-dire : apprendre à lire, écrire et compter. Or, quels sont les fondamentaux européens ? Je ne suis pas sûr que l’école ou les Universités européennes les transmettent aujourd’hui, et ce, en dépit des programmes Erasmus. Voilà pourquoi les étudiants n’ont plus un sentiment vraiment européen. On n’a pas le cœur européen. Ni le cœur ni la tête ! Alors qu’est-ce qui reste ? La consommation et la télévision ?

 

Ce qui renvoie d’ailleurs au titre même de votre ouvrage Le Regard vide.

 

Vous avez noté que mon livre commence par un texte d’Edgar Poe : « Il entrait successivement dans toutes les boutiques, ne marchandait rien, ne disait pas un mot, et jetait sur tous les objets un regard fixe, effaré, vide. » Voyez la gradation qu’à fait Poe, et que Baudelaire, son traducteur, a bien suivi : « fixe, effaré, vide » ! C’est même plus fort dans la langue originale, car le mot anglais « vacant » signifie à la fois « vide », « privé de vie » et « ouvert sur rien ». Donc, « anéantissant ». J’ai repris cette image, car ce qui définit la pensée européenne, c’est un regard porté sur le monde, sur la cité, et sur l’homme. Toujours la même idée d’un regard distant, l’esprit de la critique dialectique depuis Socrate, ou la critique chez Voltaire, Diderot, etc. Tout le monde convient que l’Europe a inventé l’esprit critique au bon sens du terme. Ça n’est pas le scepticisme en un sens négatif. Voyez le texte de Rousseau que je cite : celui qui veut connaître les hommes doit regarder autour de lui, mais celui qui veut connaître l’Homme doit « porter ses regards au loin ». Il faut donc un regard éloigné, d’où le livre d’anthropologie de Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, que je cite dans mon dernier chapitre[8].

 

D’où également le lien que vous faîtes avec Tocqueville et sa vision sceptique de la démocratie.

 

Il y a un phénomène d’épuisement de la démocratie qui est utilisée à tort et à travers et se trouve dissoute dans n’importe quoi. Certains auteurs disent aux Etats-Unis qu’il faut reconnaître un droit aux animaux et aux végétaux, une sorte de démocratie naturaliste en quelque sorte où tout ce qui est vivant aurait les mêmes droits que les êtres humains.

 

Par rapport à ces dérives, vous n’êtes pas très optimiste.

 

Pour revenir à l’idée développée plus haut, j’ai de plus en plus l’impression que l’on avance en aveugle : peut-être y aura-t-il un nouveau départ de l’Europe… Il se trouve que c’est en Europe que la culture dite universelle s’est développée au point d’être aujourd’hui mondialisée ; mais ce qui est mondialisé est peut-être ce qu’il y a de moins intéressant dans la culture. Une sorte d’économie de marché, mais qui n’a ni contenu spirituel ou intellectuel. Le fait de trouver des Mc Donald’s ou des Virgin partout, c’est surtout une manifestation de la culture économique ou financière, mais est-ce que cela donne un espoir de vivre aux êtres humains ?

 

Vous êtes un analyste critique de cette fin de la transcendance, et vous dîtes que nous sommes complètement englués dans l’immanence, pis, que nous sommes prisonniers d’un labyrinthe sans issue.

 

Regardez Joseph K. et le labyrinthe sans issue du Procès ou de l’Arpenteur du Château chez Kafka. Regardez Borges. Mais, une fois encore, Nietzsche a tout dit lorsqu’il écrit dans le Gai savoir que Dieu est mort (« L’insensé » : paragraphe 125). Il dit alors que la terre est dévastée de tout soleil. Vers où allons-nous à présent ? en haut en bas ? à droite à gauche ? On ne sait pas. Tout est éclaté. S’il n’y a plus de ciel, il n’y a plus de terre. Nietzsche a parfaitement compris, même si, pour parler comme Aragon, il ne croyait pas au ciel chrétien ni aux arrières-mondes platoniciens, que lorsqu’on détruit les arrières-mondes, on détruit en même temps le monde qui est accroché à lui en un accrochage symbolique. En bref, si vous détruisez la montagne, vous détruisez en même temps la vallée. Nous nous retrouvons alors dans un monde uniformément plat. Or une vallée ne se comprend qu’entre deux montagnes. Et voilà pourquoi Zarathoustra nous dit qu’il va nous ré-apprendre le sens de la terre. Il faut tout recommencer à zéro ; d’où la théorie d’un retour éternel chez Nietzsche. Mais il sait très bien que c’est anti-démocratique, et que seuls quelques esprits privilégiés pourront faire cela. En clair, ils donneront un sens à leur vie avant de mourir. Quant aux autres, Nietzsche est encore plus pessimiste que Pascal qui disait : « le dernier acte humain est sanglant », quoi qu’on dise, on jette un corps dans un trou avec quelques pelletées de terre dessus. Comme s’il n’y avait rien après. C’est le Pascal croyant qui disait cela... Mais Pascal s’en sort tout de même avec son argument du pari. Or, si vraiment on est mort pour rien, autant se pendre tout de suite ! Quand on voit la souffrance partout ! Le seul sens trouvé par Nietzsche ou Arendt, c’est la création : laisser quelque chose derrière soi…

 

Mais pour répondre à votre question, on ne sait pas si Nietzsche, d’autres penseurs ou d’autres artistes vont créer une nouvelle voie pour la recherche en général, étant entendu qu’il y a quand même une condition humaine qui jusqu’à présent n’a pas changé. Même si on vous change de cœur ou on fait de vous un anthropoïde, il y a une loi qui commande l’homme, ou le Dasein comme disait Heidegger, à savoir que toute chose est mortelle. Ce n’est pas simplement l’homme, mais tout dans l’univers, qui doit disparaître. C’est le principe de la dégradation de l’énergie. Tout va finir à la casse : une bouteille se vide, une pile électrique aussi. Même l’univers, ou du moins le nôtre, disparaîtra ! Et quand bien même continuerait-il à tourner, il n’y aurait de toute façon à terme plus personne pour le voir tourner. Et donc le monde, et tout ce qui existe, aura servira à quoi ? À rien ! Avec Nietzsche en revanche, on efface tout et on recommence. Mais qui va recommencer si on a tout effacé ?  

 

Jean-François Mattéi, membre de l’Institut universitaire de France, est professeur émérite de philosophie à l’université de Nice-Sophia Antipolis et à l’Institut d’études Politiques d’Aix-en-Provence. Parmi une longue bibliographie d’œuvres philosophiques, il est notamment l’auteur de Le Regard vide, Essai sur l’épuisement de la culture européenne (Flammarion, 2007, Prix Montyon de littérature et de philosophie décerné par l’Académie française en 2008), L’Énigme de la pensée (Les Paradigmes, 2006), De l’indignation (La Table ronde, 2005), et de La Barbarie intérieure, Essai sur l’immonde moderne (PUF, Quadrige, 2004). 

 

(Texte établi à partir de Le Regard vide, Essai sur l'épuisement de
la culture européenne
, Flammarion, 2007.)
(Entretien paru dans Les carnets de la philosophie, n°5, oct-nov-déc 2008.)

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