Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

samedi, 03 février 2007

Symbolisme de la roue

Symbolisme de la roue

par Julia O'Laughlin

Aujourd'hui, on trouvera moults dessins dans les manuels de préhistoire, où l'on voit un homme avec la roue qu'il vient d'inventer. Pourtant, la tradition affirme que c'est une femme qui a inventé la première roue. La roue symbolise en effet la Déesse qui gouverne le destin. C'est la roue de la galaxie, de la Voie Lactée, du Zodiaque. Le cercle qu'elle décrit indique les limites de l'univers s'étendant autour du yoni ou omphalos de la déesse (soit son nombril), son moyeu géo-centré. La roue est en même temps feu et eau, soleil et lune. La roue-étoile des Celtes, apanage de la Mère Arianrhod, ancêtre de Aryens, était une grande roue d'argent plongée dans la mer. Les héros chevauchaient cette roue pour se rendre en Emania, la terre des morts sur la lune. En Ethiopie, l'image de la déesse était placée au centre d'une roue de flammes, tout comme dans le culte indien de Kali. Les missionnaires chrétiens avaient reçu l'ordre de détruire ces idoles. C'est ce qui a suscité la légende du martyre de Sainte Catherine. Cette sainte n'a jamais existé. Son martyre sur la roue de feu est un avatar christianisé de la danse de Kali, déesse de la Roue Ardente. Kali effectue le Kathakali, la "danse du temps" sur le moyeu de l'univers.

A Royston dans le Hertshire, les archéologues ont exhumé un temple souterrain utilisé jadis par les Templiers. Les nombreux bas-reliefs des murs indiquent un mélange d'images païennes et chrétiennes. L'un d'eux représente une roue à huit rayons et une femme, que l'on peut considéré soit comme Sainte Catherine soit comme Perséphone, la déesse destructrice. L'hexagramme sacré est basé sur le mandala tantrique en forme de roue et consacré à la triple déesse, à la fois colombe (vierge et créatrice), serpent (mère et préservatrice) et truie (vieille commère et destructrice). La roue de la fortune, autre forme de la roue du temps, était actionnée par Fortuna, la mère du destin. Elle était liée, à Rome, à Juno Februata, dont la fête fut christianisée en la Saint Valentin. Fortuna est sans doute une dérivation de Vortumna, déesse pré-romaine qui "faisait tourner l'année". Vortumna a été par la suite masculinisée et est devenue un dieu saisonnier, Vertumnus, qui apparaît souvent sous les oripeaux d'une vieille femme, révélant de la sorte ses véritables origines.

La déesse de la roue accorde la royauté. Les Césars recevaient leur droit divin à gouverner le monde de la déesse Fortuna Augusti. Les rois de la première phase de l'Age du Bronze mouraient à l'intérieur d'une roue de renaissance. Le roi Ixion fut tué à la fin de son office et roulé à bas d'une colline, attaché à une roue de feu, symbolisant le soleil. Ixion est lié à la déité scandinave Kris Kringle, christianisé en "Christ de la Roue" et personnifiant le soleil mourant et renaissant au solstice d'hiver. Kris Kringle fut ultérieurement associé à la Noël, puis à Saint Nicolas (voire au Père Noël). Le corps humain, lorsque les bras et les jambes sont étendues comme les rayons d'une roue, symbolise lui aussi la roue de la vie. La roulette des joueurs, ou "petite roue", est un avatar désacralisé des roues de prière orientales. C'est en quelque sorte une "Roue de la fortune" guidée par une déesse de la chance (luck), que les anciens scandinaves nommaient Loka, la Sage-femme divine. Le rouge et le noir sur la roulette symbolisent le conscient et l'inconscient. Les nombres font référence à l'année et, ainsi, à nos vies. Le zéro est tout à la fois la naissance, la mort et la renaissance. Une procession médiévale circulaire se déroulait autour des places ou des espaces publics; c'était une sorte de carrousel ou de "Roue de chariots". Les carrousels des fêtes et des carnavals sont des réminiscences des traditions et des rites de la vieille religion de l'Europe. La Ferris Wheel des carnavals médiévaux anglais, ou Fairies' Wheel (Roue des Fées), était au départ la Roue celtique d'Arianrhod. Le carnaval lui-même doit son nom à la déesse Carna, présidant aux réincarnations, soit l'équivalent nord-ouest-européen des cycles de Kali.

Julia O'Laughlin.
 

06:10 Publié dans Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

El Che Guevara y su influencia como paradigma juvenil

Hugo E. Biagini:
El Che Guevara y su influencia como paradigma juvenil
http://www.ensayistas.org/antologia/XXA/biagini/elche.htm

06:10 Publié dans Politique | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Critique de la modernité chez P. Koslowski

Robert STEUCKERS:

Une critique de la modernité chez Peter Koslowski

 

 

Peter Koslowski est un analyste critique de notre modernité dominante et stéréotypante, dont l'ouvrage sur Ernst Jünger a été largement remarqué l'an dernier (cf. la recension que lui consacre Isabelle Fournier dans Vouloir n°4/1995). Né en 1952, ce jeune philosophe anti-moderne (mais qui n'appartient nullement à l'école néo-conservatrice), pose comme premier diagnostic que la modernité au sens le plus caricatural du terme a pris fin quand la physique a découvert la non-conservation ou entropie, soit le deuxième prin­cipe de la thermodynamique en 1875 et quand l'esprit humain a pris fondamentalement conscience de sa finitude au point de ne plus croire à ce mythe tenace de la perfectibilité infinie (cf. NdSE n°14), au progrès, aux formes diverses d'évolution(isme) téléologique, aux sotériologies laïques et eudémonistes vectoriali­sées, etc. Mais parallèlement à ces mythes progressistes, vectoriels, téléologiques, messianiques et perfectibilistes, les temps modernes, soit la Neuzeit qui précède la modernité des Lumières proprement dite, avait développé une normalité basée sur l'accroissement de complexité, ce qui revient à dire que cette Neuzeit accepte comme normal, comme fait acquis, que le monde se complexifie, que les para­mètres s'accumulent, que les paramètres anciens et nouveaux bénéficient tous éventuellement d'une équivalence axiologique quand on les juge ou on les utilise, que l'accumulation de nouveautés est un bienfait dont les hommes vont pouvoir tirer profit. Avec l'avènement de la Neuzeit, avec les innovations venues d'Amérique et des autres continents découverts par les marins et les aventuriers européens, le monde devient de plus en plus complexe et cette complexité ne va pas diminuer.

 

 

L'accroissement de complexité ne postule nullement une idéologie irénique: au contraire, nous consta­tons, au cours du XVIIième siècle, l'éclosion de philosophies fortes du politique (Hobbes), au moment où la modernité dans sa première phase offensive propose justement une pluralité de projets pour remplacer le système médiéval fixe (tellurocentré) qui s'est effondré. La Réforme, la Contre-Réforme, le Baroque, les Lumières, l'idéalisme allemand, le marxisme, sont autant de projets modernes mais contradictoires les uns par rapport aux autres; ce sont des philosophies fortes, des récits mobilisateurs (avec une téléologie plus ou moins explicite). Mais aujourd'hui, la défense et l'illustration d'une modernité, que l'on pose comme seule morale et acceptable, dérive d'une interprétation simplifiée du corpus des Lumières, pro­cède d'une réduction de la modernité à un seul de ses projets, explique Koslowski. Une schématisation du message des Lumières sert désormais de base théorique à une vulgate qui ne sous-tend finalement, ajouterions-nous, que les discours ou les systèmes politiques de la France, de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis et des Pays-Bas. Cette vulgate s'exprime dans les médias et dans la philosophie hypersimplificatrice d'un Habermas et de ses épigones parisiens, tels Bernard-Henri Lévy, Guy Konopnicki ou Christian Delacampagne. L'objectif des tenants de cette vulgate, nouveau mythe de l'Occident, est de créer une orthoglossie pour pallier à la chute des métarécits hégéliens, marxistes ou marxisants, démontés par Lyotard. Orthoglossie correspondant parfaitement au thème de la “fin de l'histoire” cher à Fukuyama, au moment de la chute du Mur. Cette orthoglossie s'appelle plus communé­ment aujourd'hui la political correctness, en bon basic English.

 

 

Mais à notre sens, la post-modernité a pour impératif de dépasser cette orthoglossie dominante et tyran­nique et:

 

- doit démontrer l'inanité et le réductionnisme de cette orthoglossie;

 

- dire qu'elle est une prison pour l'esprit;

 

- que son évacuation est une libération;

 

- que traquer cette orthoglossie ne relève pas d'un pur irrationalisme ni d'une inversion pure et simple du rationalisme de bon aloi, mais d'une volonté d'ouverture et de plasticité.

 

A ce sujet, que nous dit Koslowski qui est religieux, catholique, disciple de Romano Guardini, comme on peut le constater dans ses références? Ceci: «La finitude de l'existence humaine s'oppose tant à l'im­pératif de complètement de la modernité et de la raison discursive qu'au droit des époques futures à déve­lopper leur propre projet. La post-modernité veut poursuivre son propre projet. On ne peut pas lui enlever ce droit en imprégnant totalement le monde de raison discursive. Le droit de chaque époque est le droit de chaque génération à marquer son temps et le monde. Nous sommes contraints au­jourd'hui d'apporter des limites à cette pulsion frénétique au complètement et aussi de nous rendre dis­ponibles pour laisser en place ruines, choses inachevées et surfaces libres. Si nous ne pouvons plus aujourd'hui tolérer les ruines, les traces du passé et que nous les soumettons à la restauration, avec son perfection­nisme, ses laques et ses vernis, si nous percevons toutes les prairies ou les superficies libres comme de futurs chantiers de construction, qui devront être recouverts au plus vite, cela veut dire que nous nous trouvons toujours sous l'emprise de cette pulsion de complètement, propre à la modernité, ou sous l'emprise modernisatrice de la raison totalisante. Nous tentons de bannir de notre environnement toutes les traces de finitude et de temporalité en procédant à des restaurations et des modernisations parfaites. La profondeur et l'antiquité qui sont présentes sur le visage du monde sont évacuées au profit d'une illu­sion de complétude. Bon nombre de ruines doivent rester en place, en tant que témoins de la grandeur et du néant du passé. Leur incomplétude est une chance qui s'offre à elles de voir un jour leur construction reprendre, lorsque leur temps sera revenu, comme après plusieurs siècles, un jour, on a repris la construction de la Cathédrale de Cologne en ruines. Un jour, peut-être, on retravaillera au projet ou à cer­tains projets de la modernité. Mais aujourd'hui, il y a plus important que le projet de la mo­dernité: les ate­liers de la post-modernité» (p. 49; réf. infra).

 

 

Mais les ateliers de la post-modernité doivent-ils reproduire à l'infini ce travail de “déconstruction” entre­pris il y a quelques décennies par les philosophes français? Certes, il convient avec les post-modernes “déconstructivistes” de travailler à l'élimination des effets pervers des “grands récits”, mais sans pour au­tant se complaire et s'enliser dans un pur “déconstructivisme”, ou vagabonder en toute insouciance dans les méandres d'une polymythie anarchique, anarcho-libérale et fragmentée, qui n'est qu'un euphémisme pour désigner le chaos et l'anomie. Koslowski plaide pour la ré-advenance d'une sophia. Car toute créa­tion et toute naissance ne sont pas les produits d'une réflexion (d'un travail de la raison discursive), au contraire, créations et naissances sont les produits et de la volonté et de l'imagination et de la pensée et de l'action, soit d'un complexe que l'on peut très légitimement désigner sous le nom grec et poétique de sophia. Sans reductio  aucune.

 

 

En fait, Koslowski apporte matière à méditation pour tous ceux qui constatent que l'eudémonisme et le consumérisme contemporains, —désormais dépourvus de leurs épines dorsales qu'étaient les métaré­cits— sont des impasses, car ils abrutissent, anesthésient et mettent le donné naturel en danger. Koslowski déploie une critique de cette modernité réduite à une hypersimplification des Lumières qui ne sombre pas dans la pure critique, dans un travail de démolition finalement stérile ou dans une acceptation fataliste du chaos, camouflant mal une capitulation de la pensée. La polymythie d'Odo Marquard (qui suscite de très vives critiques chez Koslowski) ou le “pensiero debole” de Vattimo —réclamant l'avènement et la pérennisation d'une joyeuse anarchie impolitique—  sont autant d'empirismes capitu­lards qui ne permettront jamais l'éclosion d'une pensée réalitaire et acceptante, tempérée et renforcée par une sophia inspirée de Jakob Boehme ou de Vladimir Soloviev, prélude au retour du politique, à pas de colombe... Car sans sophia, le “réalitarisme” risque de n'être qu'une simple inversion mécanique et carna­valesque du grand récit des Lumières, qui confisquerait aussi aux générations futures le droit de forger un monde à leur convenance et de léguer un possible à leurs descendants.

 

 

Robert STEUCKERS.

 

(extrait d'une conférence prononcée lors de la deuxième université d'été de la FACE, Lourmarin/Provence, août 1994).

 

- Peter KOSLOWSKI, Die Prüfungen der Neuzeit. Über Postmodernität. Philosophie der Geschichte, Metaphysik, Gnosis, Edition Passagen, Wien, 1989, 167 p., ISBN 3-900767-22-X.

 

06:05 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

vendredi, 02 février 2007

Futur conflit Chiites/Sunnites

Günther DESCHNER :

Le conflit de demain : Chiites contre Sunnites

Toute le région du Proche- et du Moyen-Orient est un tonneau de poudre : l’Arabie Saoudite et l’Iran vont s’affronter pour dominer la région du Golfe et la Mésopotamie !

Fin décembre 2006, le Prince Turki al-Faisal, conseiller de l’ambassadeur d’Arabie Saoudite à Washington, a rédigé un essai dans les colonnes du « Washington Post » où il déclarait que l’Arabie Saoudite interviendrait en Irak, au cas où les troupes américaines s’en retireraient, pour protéger les Sunnites irakiens, fortement mis sous pression par les milices chiites pro-iraniennes. La lecture de ces lignes a provoqué une vive émotion. Non seulement les Saoudiens interviendraient en fournissant des fonds et en livrant des armes, mais feraient aussi jouer l’arme du pétrole comme moyen de pression, en dépit de l’alliance étroite qui lie Riad à Washington.

Riad a commencé par démentir tièdement les propos de Turki al-Faisal, en affirmant que la politique du royaume saoudien restait la même : elle ne visait que l’unité et la stabilité d’un Irak englobant tous les groupes religieux. Malgré ces assurances, le Roi Abdullah d’Arabie Saoudite, lors des préliminaires du sommet du Conseil de Coopération du Golfe (GCC), a évoqué très explicitement la situation en Irak en disant qu’elle « plaçait toute la région sur une poudrière ».

On parle donc depuis quelques semaines de l’ampleur que pourrait revêtir l’aide apportée par les Wahhabites (c’est-à-dire par les Sunnites les plus radicaux et les plus authentiques), qui gouvernent le royaume saoudien et se posent comme les protecteurs de leurs frères sunnites d’Irak. Mais ces discussions masquent à peine l’évidence : ce soutien existe bel et bien et depuis longtemps.

Depuis deux ans déjà, le mouvement de résistance et d’insurrection sunnite d’Irak reçoit sans arrêt des aides financières, logistiques et politiques de la part d’organisations et de cercles saoudiens influents, liés aux réseaux qui contrôlent l’Etat. Ce n’est un secret pour personne. En octobre 2006, l’Irakien Harith al-Dhari, chef de la « Ligue des Etudiants Islamiques », un groupe qui appartient à la résistance sunnite, a été reçu à Riad de la manière la plus officielle qui soit.

Pour les Saoudiens, l’Irak est un Etat-tampon contre l’ennemi héréditaire iranien

Depuis toujours, l’Irak fait fonction, aux yeux des Saoudiens, d’Etat tampon contre l’ennemi mortel chiite qui tient l’Iran depuis plus d’un millénaire. Cette perspective géostratégique explique pourquoi Riad a refusé au printemps 2003 d’accorder aux forces américaines le droit d’utiliser les bases saoudiennes pour déclencher leur attaque contre l’Irak et pour provoquer la chute de Saddam Hussein, ce qui avait mécontenté Washington. Saddam était le meilleur garant, pour les Saoudiens, de la stabilité de l’Irak. Lui seul, pensaient les Saoudiens, était en mesure de repousser toutes les prétentions iraniennes dans la région. Pour les princes et les décideurs politiques d’Arabie Saoudite, la seule erreur que commit jamais Saddam fut d’envahir le Koweit.

Dans la presse saoudienne, les dernières paroles de Saddam Hussein, juste avant son exécution, ont été grandement appréciées, car il maudissait les Etats-Unis et l’Iran. Les dernières paroles de Saddam exprimaient exactement les craintes arabes de voir l’Iran renforcer ses positions, ce qui lui permettrait de confisquer le rôle de guide aux puissances dominantes traditionnelles de la région, comme l’Arabie Saoudite et l’Egypte. L’Iran, craignent ces puissances arabes, risquerait bel et bien de créer un axe pro-iranien qui s’étendrait de Kaboul aux rives de la Méditerranée.

Les classes dominantes et la presse saoudiennes craignent effectivement le scénario suivant, où Téhéran entretiendrait les meilleurs rapports avec des régimes amis à Bagdad (où s’installerait un gouvernement à dominante chiite) et à Damas, continuerait à soutenir les groupes militants du Hizbollah au Liban et du Hamas en Palestine ainsi que les Chiites du mouvement Hasara en Afghanistan, tous mouvements dont l’influence ne cesse de croître dans leurs pays respectifs.

Les porte paroles de la religion officielle wahhabite en Arabie Saoudite expriment bruyamment leur point de vue : pour eux, l’islam chiite n’est qu’une hérésie diabolique ; ils n’évoquent plus qu’une « offensive perse » et qu’une « menace iranienne », terminologie qui trahit bien la vieille rhétorique persophobe des pays arabes. Selon les diplomates européens en place, le vieil affect anti-perse ne cesse d’augmenter. Le Cheik Moussa ben Abdoul Aziz, éditeur du magazine « Al Salafi », proclame même avec véhémence : « L’Iran est devenu plus dangereux qu’Israël ». Moussa ben Abdoul Aziz se pose comme un salafiste modéré, donc comme un fondamentaliste musulman, ce qui ne l’empêche pas de déclarer : « La révolution iranienne a renouvelé les prétentions perses sur notre région. Pour nous, c’est là que réside le véritable choc des civilisations ».

Intervenir aux côtés des Sunnites irakiens

Bon nombre d’observateurs pensent que l’épreuve de force avec l’Iran est désormais inévitable. La brève phase de détente, il y a quelques années, s’est évanouie devant les craintes de plus en plus aiguës de voir Téhéran devenir une puissance nucléaire et donc, de facto, une grande puissance du Proche- et Moyen-Orient.

Riad veut absolument éviter une telle évolution. Au sein de la famille royale saoudienne, qui conserve solidement les rênes du pouvoir, un débat houleux est en train d’avoir lieu sur les politiques à suivre dans l’immédiat. Des bribes de ces discussions parviennent parfois à la surface. Les questions que pose ce débat sont les suivantes : l’Arabie Saoudite doit-elle s’allier sans arrière-pensées sur la politique offensive et anti-iranienne de Washington ? Ou doit-elle faire jouer les rouages diplomatiques régionaux, proposer une politique acceptable pour Téhéran, comme cela se faisait couramment lors de la période de détente ?

Le retrait soudain de Turki al-Faisal, après seulement quinze mois, du poste d’ambassadeur à Washington avait été interprété comme l’indice d’une querelle interne entre factions saoudiennes. Turki voulait des négociations avec Téhéran. Son successeur est considéré comme moins souple sur ce chapitre ; on le perçoit davantage comme le trait d’union direct entre le Roi Abdullah et le gouvernement américain. Le Roi intervient lui-même dans les affaires étrangères désormais, vu les tensions croissantes avec l’Iran. Comme le note le « New York Times », le vice-président américain Dick Cheney, dans une conversation privée, avait averti ses collègues que l’Arabie Saoudite s’apprêtait à intervenir en faveur des Sunnites irakiens, si les Américains se retiraient d’Irak.

Dans ce contexte, le Roi aurait présenté un plan proposant une augmentation assez considérable de l’extraction de pétrole, pour faire ainsi chuter les prix et précipiter l’Iran dans des « turbulences économiques ». En agissant de cette façon, la caste dirigeante éviterait vraisemblablement toute intervention directe de l’Arabie Saoudite dans la confrontation entre les Etats-Unis, Israël et l’Iran. Si la politique du Roi parvient à s’imposer, on reconnaîtra bien là la manière d’agir de l’Arabie Saoudite.

Günther DESCHNER.

(article paru dans « Junge Freiheit », Berlin, n°3/2007).

10:25 Publié dans Politique | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Choc des civilisations: trop de jeunes mâles inactifs?

Robert STEUCKERS:

 

Choc des civilisations : trop de jeunes mâles inactifs?

Gunnar Heinsohn (°1943) est un auteur qui part d’une perspective pluridisciplinaire : il a étudié la sociologie, l’histoire, la psychologie, l’économie et les sciences religieuses à Berlin. Dans son dernier ouvrage (cf. Infra), qui est une vaste rétrospective historique, il constate que les zones géographiques, les espaces civilisationnels, qui présentent un trop-plein de jeunes hommes de 15 à 29 ans sans perspectives d’avenir, génèrent le terrorisme et la guerre. Les experts américains en ces matières démographiques nomment ce phénomène le “youth bulge”. Gaston Bouthoul, en France, en a parlé dès les années 50 et l’absence d’intérêt pour son œuvre fondamentale en dit long sur l’immaturité des beaux parleurs médiatiques et du personnel politique en place dans nos pays. Heinsohn constate que la population des pays islamiques s’est multipliée par huit en cent ans (de 150 millions à 1,2 milliard), ce qui lui permet d’aligner un immense réservoir de guerriers potentiels. Pour notre historien et démographe allemand, la stratégie américaine actuelle vise, à long terme, à contrôler ce danger potentiel, de nature démographique et quantitative. Par ailleurs, pour émettre toutefois une légère critique à l’encontre de cette thèse du “youth bulge”, très intéressante, il faut signaler que les Etats-Unis et, souvent avant eux, les Britanniques, ont utilisé à leur profit ces masses de jeunes hommes désœuvrés pour déstabiliser l’Empire ottoman (avec Lawrence d’Arabie), puis la Russie et ensuite l’Europe (notamment par immigration interposée). Où la démonstration de Heinsohn s’avère des plus intéressantes, c’est quand il nous explique que ce ne sont pas les fanatismes religieux (qui sont, pour lui, des “dérivations” au sens où l’entendait la sociologie de Pareto), ni les tribalismes ethniques (bête noire des intellos pontifiants de la place de Paris), ni la pauvreté (vieille lune des marxistes archaïques) qui constituent les moteurs de l’escalade terroriste. Ce sont les données biologiques et démographiques, bien réelles, lourdement présentes, qui poussent ces masses de jeunes mâles désœuvrés dans la guerre et le terrorisme. Heinsohn nous ramène ici aux réalités les plus crues de l’histoire, celles que refusent de voir les “belles âmes”, dont se moquait déjà copieusement Hegel [Gunnar HEINSOHN, Söhne und Weltmacht. Weitere 20 Jahre Terror? (= Fils et puissance mondiale. Encore vingt ans de terrorisme?), Orell Füssli, Zürich, 2003, 192 p., 39,80 francs suisses, 24 Euros, ISBN 3-280-06008-7 – http://www.ofv.ch <http://www.ofv.ch/> ]. (Robert Steuckers).

 

 

06:25 Publié dans Politique | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Sexualités celtiques

Kevin McCeornnock

 

Sexualités celtiques

 

 

Analyse : Peter CHERICI, Celtic Sexuality. Power, Paradigms and Passion, Duckworth, London, 1995, ISBN 0-7156-2688-4.

 

 

Le livre de Peter Cherici peut paraître étrange de prime abord car il sollicite les faits dans la perspective d’un pansexualisme et d’un féminisme qui tient le haut du pavé dans le monde anglo-saxon. La thèse de Cherici peut se résumer aisément : les Celtes d’Irlande avaient une sexualité libérée et naturelle ; les Chrétiens romains, augustiniens, anglo-saxons, catholiques et puritains, tous confondus, développaient une sexualité répressive et refoulante, corollaire d’un appétit de pouvoir temporel et politique et d’une volonté de mettre les esprits au pas. On a l’impression de découvrir un nouveau manichéisme. Mais la démarche, même outrée, est tout de même intéressante à plus d’un titre, car elle laisse entrevoir l’existence de mécanismes de coercition, bien utilisés par les pouvoirs ecclésiastiques jadis, politico-médiatiques aujourd’hui.

 

 

Cherici constate que l’Eglise a toujours fait un usage politique de la sexualité. Le Bas-Empire était décadent et ne respectait plus les règles strictes d’une sexualité légale et officielle, établie par Auguste (cf. à ce propos le livre de Pascal Quignard, Sexe et effroi, coll. Folio). La christianisation sous Constantin et ses successeurs donne à l’Evêque de Rome un pouvoir exorbitant, toutefois rapidement annihilé par les migrations germaniques. Les Germains sont païens ou disciples d’Arianus et ne reconnaissent pas le pouvoir du Pape romain. Cherici veut prouver par son ouvrage que les doctrines chrétiennes sur la sexualité ont été maniées dans des buts politiques bien précis. Le roi licencieux et peu enclin à écouter les ecclésiastiques était décrié comme immoral et pervers. Le récalcitrant libertaire pouvait être banni de sa communauté. Peu d’hommes étaient prêts à accepter une telle punition.

 

 

N’ayant jamais été soumise aux aigles romaines, l’Hibernie, l’actuelle Irlande, ne connaît pas le discrédit qui frappe la sexualité sur le pourtour de la Méditerranée et en Europe continentale. Les bardes hiberniens décrivent leur pays comme une femme, l’identifiant tour à tour à l’une des trois déesses Banba, Fólta ou Eriù. Cette société agricole a des rituels essentiellement agraires, des cultes de la fertilité. Les textes bardiques décrivent les hauteurs de l’Irlande comme des seins de femme et ses vallées comme des vulves. Autant de comparaisons poétiques et délicieusement grivoises indiquant une sexualité dépourvue de culpabilité. Les sources nous laissent également entrevoir un système social très différent des codes augustéens réglementant la sexualité des citoyens de l’Urbs. Auguste impose aux matrones des citoyens romains une chasteté absolue, où chasteté signifie non virginité mais refus total de tout plaisir sexuel et de tout orgasme, et ne tolère qu’une seule forme de mariage, la forme patriarcale absolue (cf. Quignard, op. cit.). La fantaisie sexuelle des hommes et leur goût pour les coïts ou fellations diversifiés, pouvait se satisfaire dans des bordels quasi officiels où servaient des femmes ou des gitons n’ayant aucun statut de citoyenneté. Précisons que le citoyen romain, pour Auguste, est un acteur sexuel actif et ne peut être souillé par une quelconque forme de passivité sexuelle, sous peine d’être exclu de son statut, infamie suprême. Par contraste, écrit Cherici, les systèmes sociaux irlandais et gallois permettent différentes formes légales de mariage. Certaines unions non maritales et plus charnelles reçoivent également un statut juridique bien défini, permettant le déploiement sans heurts de sexualités (hétérosexuelles) diverses. Les femmes y bénéficient d’une plus grande indépendance que les matrones romaines (d’Auguste à Constantin).

 

 

Ces multiples expressions de la sexualité celtique ont perduré jusqu’aux premières conquêtes anglaises, sous Henri II Plantagenet (qui débarqua en 1169 avec une armée composée d’une minorité d’Anglais, d’une majorité de mercenaires flamands et d’Irlandais alliés, issus du Leinster). Dans un premier temps, le Roi anglais n’exige qu’une soumission formelle et n’intervient pas dans l’énoncé des lois irlandaises. Le régime de la multiplicité des formes de mariage se maintient et est accepté avec un certain enthousiasme par les Anglo-Saxons, les Normands et les Flamands qui s’installent en Irlande. Le Pale, région où se concentre la première colonisation, adopte les mœurs irlandaises, plus libertaires. Plus tard, la sexualité non maritale s’exprime dans des bordels joyeux, ancêtres des “ale-houses” ultérieurs, acceptés par tous et rapidement exportés en Angleterre et sur le Continent. La situation perdurera jusqu’au début du XIVe siècle, où deux paradigmes sexuels se juxtaposent en Irlande : l’autochtone, plus permissif, et l’Anglo-Saxon, calqué sur les codes augustéens (pour le mariage des Nobles, copié sur les règles matrimoniales patriciennes à partir d’Auguste) et sur l’hostilité chrétienne à toute fantaisie ou plaisir sexuel (Augustin, Jérôme, Origène).

 

 

Les choses vont changer en 1317, inaugurant le cycle interminable des tragédies irlandaises, qui marque encore notre époque. Cette année-là l’évêque d’Ossory est un frère franciscain, Richard de Ledrede. Il décide que la sorcellerie corrompt l’Irlande, s’appuyant sur un synode du Pape avignonnais Jean XXII, instituant l’équivalence entre sorcellerie et hérésie. Richard de Ledrede visera à appliquer les instructions papales.

 

 

Derrière cette démarche inquisitoriale se profile une lutte plus prosaïque, où sorcellerie et hérésie ne sont que prétexte. La papauté s’est affirmée face aux pouvoirs temporels ; elle va désormais tenter de les exclure. Richard de Ledrede sera l’instrument de cette politique, et s’opposera aux règles juridiques traditionnelles d’Angleterre et d’Irlande. Les lois civiles anglaises garantissent la protection des individus face à toute persécution ou punition injustes. Cette tradition est un frein à la toute-puissance que veut acquérir la papauté en Europe. Les codes traditionnels et communautaires sont des garde-fous, des garanties face à l’arbitraire, des systèmes de lois taillés sur mesure, conformes à une continuité historique particulière. Tout pouvoir universaliste cherche à abattre de telles particularités juridiques, protectrices des hommes concrets. En ce sens, l’action de l’évêque franciscain de Ledrede est paradigmatique. Elle est le modèle de toutes les inquisitions portées par des idéaux désincarnés ; notre époque n’en est pas exempte.

 

 

L’épreuve de force va se jouer entre l’Etat (à l’époque garant des droits coutumiers et communautaires) et l’Eglise (incarnant la rigueur universaliste, sourde à toute particularité). Richard de Ledrede arguait qu’il y avait des forces maléfiques à l’œuvre dans le monde, échappant aux compétences du pouvoir civil. Le pouvoir ecclésiastique doit y suppléer et lutter contre les reliquats du paganisme (et du druidisme), contre la sorcellerie et les hérésies (surtout pélagiennes). Les Franciscains sont mobilisés pour débusquer les indésirables et les “non-conformes”. Les premières victimes sont pour l’essentiel de pauvres diables marginaux, n’appartenant à aucun clan bien défini, qui servent d’exemples mais sans grands effets. Quand Richard de Ledrede s’attaque à une femme noble, ressortissante de l’aristocratie mixte anglo-irlandaise, Alice Kyteller, et tente de la faire arrêter, il rencontre une opposition du Chancelier d’Irlande, qui estimait que les accusations portées contre l’intéressée étaient sans fondements. Alice Kyteller était accusée d’avoir empoisonné ses trois maris, de concocter des potions maléfiques (en réalité elle connaissait l’usage et les effets bénéfiques des herbes), d’avoir la visite nocturne d’un amant démoniaque, un certain “Robin mac Art” (sans doute son amant fixe dans la tradition libertaire celtique). Richard de Ledrede conteste la décision du Chancelier. Il persiste dans sa volonté de persécuter Alice Kyteller. Le Chancelier ne capitule pas et fait arrêter l’évêque ! L’épreuve de force se termine à l’avantage du pouvoir civil traditionnel. Du moins la première manche.

 

 

Richard de Ledrede fait alors cesser tous les offices religieux dans son diocèse, assurant ainsi sa libération (selon la tactique habituelle de l’Eglise). Alice Kyteller quitte l’Irlande. L’évêque fait arrêter sa servante celtique Petronilla de Meath. Elle est soumise à la torture et périt sur le bûcher. Elle est la seule femme irlandaise à avoir subi ce triste sort. Finalement, les codes irlandais et anglo-saxons, la Brehon Law et l’English Common Law eurent le dessus, car les successeurs de Richard de Ledrede n’osèrent plus s’opposer au pouvoir civil. Mais le ton était donné : les codes juridiques irlandais et les codes traditionnels anglo-saxons sont battus en brèche. On n’ose plus les affirmer avec la même aisance face aux autorités ecclésiastiques. La comparaison est aisée avec la situation actuelle, où les codes nationaux n’osent plus s’affirmer devant les prêtres laïques des nouveaux universalismes.

 

 

En 1366, Edouard III d’Angleterre s’efforce de mettre un terme à la fascination qu’exerce le droit irlandais (surtout son volet matrimonial) sur ses sujets anglo-saxons et normands. En faisant accepter par le Parlement de Londres les “Statuts de Kilkenny”, interdisant aux Anglo-Irlandais d’adopter des mœurs et des coutumes celtiques. Ces Statuts interdisent de parler la langue gaélique, de se vêtir à l’irlandaise, de monter les chevaux sans selle (une coutume irlandaise, pratiquée notamment pour rompre l’hymen des jeunes filles, frein à leur épanouissement sexuel). Enfin, les Statuts de Kilkenny interdisent les mariages entre Anglo-Saxons-Normands et Irlandais celtes, instituant un apartheid qui existe toujours. Avec Henri VIII et Cromwell, qui poursuivent l’œuvre du Franciscain de Ledrede mais sous le signe de l’anglicanisme ou du puritanisme, l’Irlande perd son autonomie, voit ses droits coutumiers foulés aux pieds. L’Eglise catholique soutient les résistants irlandais mais par pur calcul : pour prendre une Angleterre désormais anti-papiste à revers, lors de l’aventure de l’Armada espagnole ou pour soutenir les Stuarts avec l’appui français.

 

 

Cherici démontre surtout que les doctrines chrétiennes sur la sexualité ont servi d’instrument pour assurer le pouvoir de l’Eglise ou de l’Etat, quand celui-ci se transforme en humble serviteur de l’Eglise. Les Catholiques ont pratiqué cette stratégie. Les Puritains protestants la continuent, comme l’atteste la ridicule affaire Clinton/Lewinski.

 

 

Enfin le livre de Cherici contient également une étude très intéressante sur l’ascétisme sexuel dans les ordres monastiques, en Egypte sous le Bas-Empire, chez Martin de Tours et ses émules. Cherici montre que le monachisme irlandais ne mettait pas tant l’accent sur la macération et l’abstinence sexuelle mais sur le savoir. De là son succès. Néanmoins, il nous montre aussi l’ambivalence de figures comme Columcille et Colomban, tiraillées entre un ascétisme pour le bien du savoir profane et un ascétisme comme manifestation d’une hostilité profonde à l’égard de l’immanence et de la nature.

 

 

(Kevin McCeornnock).

 

06:20 Publié dans Traditions | Lien permanent | Commentaires (1) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Géopolitique japonaise

La géopolitique japonaise hier et aujourd'hui

 

 

par Bertil HAGGMAN

 

 

L'arrière-plan

 

 

Lorsque la Zeitschrift für Geopolitik  de Karl Haushofer sort son premier numéro en 1924 à Munich en Allemagne, rapidement des exemplaires de cette revue se retrouvent entre les mains de géographes et de politologues japonais. Le Prof. Nobuyuki Iimoto publie dès 1928 un article sur la nouvelle science géopolitique allemande dans Chirigaku Hyoroon  (Revue de Géographie). Il y faisait la distinction entre la géopolitique proprement dite et la géographie politique, introduite au Japon quelques années auparavant. Parmi les thèmes abordés dans cet article: la théorie organique de l'Etat, forgée au départ par le professeur suédois Rudolf Kjellén. En 1936, le livre fondamental de Kjellén, Staten som lifsform  (L'Etat en tant que forme de vie) fut traduit en japonais par le Prof. Abe Shigoro (1).

 

 

La crise mandchoue des années 30 renforça l'intérêt des milieux universitaires japonais pour la géopolitique. La géopolitique allemande devint ainsi l'étoile polaire des géopolitologues asiatiques. Ces derniers ne concevaient pas la géopolitique comme un simple instrument politique à l'usage des nations «have not», des nations démunies de ressources et d'espace. Ils la considéraient comme l'assise philosophique destinée à déterminer les objectifs politique et à les atteindre. Pendant ce temps, le Prof. Karl Haushofer, doyen de la géopolitique allemande, focalisait toute son attention, dans les colonnes de la Zeitschrift für Geopolitik, sur les problèmes de l'Asie et de l'Océan Pacifique, son thème privilégié.

 

 

L'influence de Haushofer

 

 

Entre 1908 et 1910, Haushofer, qui accéda au grade de général pendant la première guerre mondiale, fut instructeur auprès de l'artillerie japonaise. Il avait été très impressionné par la société japonaise. Raison pour laquelle la thèse de doctorat de Haushofer, présentée en 1911, traitait des bases géographiques de la puissance militaire nipponne. Entre 1913 et 1941, il écrivit pas moins de huit livres sur le Japon.

 

 

Le Général Haushofer entretenait un profond respect pour ce qu'il appelait l'«instinct géopolitique» du Japon, qu'il décrivait comme tel:

 

1. Il y a au Japon une très forte conscience des dangers qui menacent l'existence de la nation. Cette conscience a impressionné Haushofer.

 

 

2. Le gouvernement japonais est particulièrement habile à décrire le pays comme dépourvu d'espace suffisant pour nourir sa population en pleine croissance et comme menacé par les puissances environnantes.

 

 

3. Le Japon fait usage des règles du jiu-jitsu, c'est-à-dire qu'il est capable de faire machine arrière, afin de prendre distance pour observer l'ennemi et attendre qu'il fasse un faux mouvement. Ce mouvement peut alors être utilisé pour le mettre hors de combat.

 

 

Le Professeur Haushofer cultivait également un grand respect pour le shintoïsme: «Parmi les phénomènes qu'il convient d'observer parallèlement à la géopolitique, dont notamment la puissance imaginative, les impulsions artistiques et la géographie culturelle, le shintoïsme, force spirituelle qui émerge dans l'espace pacifique, est là-bas le fait de vie le plus solide. Le shintoïsme a absorbé et assimilé le bouddhisme, la philosophie nationale des Chinois et la culture occidentale, tout cela sans perdre les caractéristiques propres qui en font une culture de l'espace pacifique» (2).

 

 

L'une des idées principales de Haushofer était de forger une ligue des plus grandes nations d'Asie (Japon, Chine, Inde), dont l'Empire du Soleil Levant serait la puissance-guide «depuis l'Indus jusqu'au fleuve Amour» en incluant les petites nations de la région. Mais contre la volonté de la Chine ou de l'Inde, Tokyo ne pourrait jamais réaliser ce leadership. Hélas, l'invasion de la Mandchourie par les forces nipponnes en 1931 transforma la Chine en un ennemi juré du Japon et alarma les Indiens. Cependant, Haushofer carressait d'autres plans. Il envisageait aussi une «alliance transcontinentale entre l'Allemagne, la Russie et le Japon», espérant ainsi damer le pion des puissances thalassocratiques et impérialistes. Ce bloc, rassemblé autour de ces trois Etats, donnerait au Japon l'assurance de ne pas être attaqué depuis le continent et lui permettrait de se tailler un empire en Asie. Les Japonais, peuple marin, pouvaient de la sorte s'élancer vers l'horizon, plus précisément vers l'Australie, continent quasi vide qui aurait pu résoudre leurs problèmes démographiques.

 

 

Les Japonais remarquaient à l'époque que Haushofer, «pendant son séjour au Japon, avait étudié à Kyoto, ancienne capitale impériale et cœur de la tradition nipponne, plutôt que dans les villes européanisées que sont Yokozuka, Kobe, etc. Il rapporte dans ses mémoires qu'il s'est trouvé dans le temple de Kyoto, près du mausolée des Empereurs et qu'il est entré là en contact direct avec l'esprit japonais. Raison pour laquelle, dans la pensée haushoférienne, on percevra plus clairement et plus profondément l'influence du japonisme que chez n'importe quel autre Euro-Américain» (3).

 

 

Le Dr. Saneshige Komaki, professeur de géographie à l'Université Impériale de Kyoto, était un admirateur de la pensée «japonisée» de Haushofer et l'un des principaux instigateurs d'une géopolitique japonaise spécifique. Son point de départ: jeter les bases historiques et géographiques du futur empire japonais. La pensée géopolitique, selon le Prof. Komaki, avait émergé au Japon dès le XVIIIième siècle, bien avant le géographe allemand Friedrich Ratzel, le Prof. Haushofer ou le Suédois Kjellén.

 

 

La Société Géopolitique de Kyoto (SGK)

 

 

Le Prof. Saneshige Komaki était le président de la Kyoto Chiseigaku-kai (la Société Géopolitique de Kyoto; SGK). Comme nous venons de la dire, il était le promoteur d'une géopolitique spécifiquement japonaise, axée sur les prédispositions et les intérêts nationaux du Japon. Entre 1940-1945, il écrivit neuf ouvrages de géopolitique (4).

 

 

L'Association Géopolitique Japonaise (AGJ)

 

 

La Nihon Chiseigaku-kai (l'Association Géopolitique Japonaise; AGJ) a été mise sur pied à Tokyo en novembre 1941. Elle se référait plus directement à la géopolitique allemande que la SGK. Les recherches entreprises par l'AGJ mettaient l'accent sur «l'espace terrestre et maritime entourant le Japon et formant son Lebensraum».  L'objectif était de créer un Etat défensif japonais (un Wehrstaat). L'AGJ publiait un mensuel, Chiseigaku  (= Géopolitique) et organisait régulièrement des conférences. La SGK et l'AGJ ont eu nettement moins d'influence au Japon que l'Institut et la revue de Haushofer n'en ont eue en Allemagne.

 

 

L'Association de Recherches sur la Politique Nationale (ARPN)

 

 

La Kusaku Kenkyu-kai (Association de Recherches sur la Politique Nationale; ARPN) fut créée en 1937 par le Baron Kiumochi Okura et par Kazuo Yatsugi. Parmi les 2000 membres de l'association, on comptait de hauts fonctionnaires appartenant à divers ministères. Le rôle de Yatsugi a été particulièrement important: il ébaucha la fameux «Plan de Dix Ans pour parfaire une Politique Nationale Intégrée». Ce texte a servi de base à la célèbre «Grande Sphère de Co-prospérité Est-Asiatique» (GSCPEA), un Grossraumordnung, un «ordre grand-spatial» japonais, qui englobait les territoires conquis par les armées nipponnes pendant la seconde guerre mondiale. Selon ce plan, le Japon devait créer une sphère économique comprenant l'archipel nippon et le Manchukuo, la Chine servant de base et le Japon de cœur et de moteur. Dans cette sphère, il fallait également inclure la Sibérie orientale, la Mongolie intérieure et extérieure, les Etats du Sud-Est asiatique, l'Inde et l'Océanie. En avril 1943, l'ARPN, sous la direction de Yatsugi, publia «Le Plan des mesures à prendre pour construire la GSCPEA», document important, révélant clairement la politique japonaise, et influencé directement par le livre de Haushofer sur la géopolitique de l'Océan Pacifique.

 

 

L'Association de Recherches Showa (ARS)

 

 

La Showa Kyenkyu-kai (ARS) a été constituée en novembre 1936 par Ryunosake Goto, un ami intime du Premier Ministre japonais Konoe. Comptant 300 membres, l'ARS entretenait des liens étroits avec le Bureau du Plan du Cabinet, qui avait élaboré le plan final de la GSCPEA. L'ARS a publié un certain nombre de livres et d'essais qui ont eu une influence très profonde sur la politique impériale japonaise.

 

 

La Ligue pour l'Asie Orientale (LAO)

 

 

La Toa Renmei Kyokai (Ligue pour l'Asie Orientale; LAO) a été fondée par le Lieutenant-Général Kanjii Ishiwara en septembre 1939. Cet officier avait étudié en Allemagne dans les années 20. L'objectif de la LAO était de créer une «ligue des nations» orientales, basée sur l'Odo (La Voie Royale ou la Droite Voie). Le premier objectif était de libérer l'Asie orientale de toutes les influences extérieures. Cette Ligue publiait la revue Toa Renmei  (= Ligue Est-Asiatique). Des sociétés affiliées ont été formées par la suite dans le Manchukuo et en Chine. Le plan conçu par la LAO, prévoyant une alliance entre le Japon, le Manchukuo et la Chine, avait l'appui du Premier Ministre Konoe et de Wang Ching-wei, qui présidait le gouvernement chinois de Nanking pour le compte des Japonais. Ishiwara et ses amis ont été déçus de la politique menée par le Japon en Chine au cours de la seconde guerre mondiale. Celle-ci isolait le Japon de son principal allié potentiel. L'influence de la LAO a rapidement décliné à partir de la moitié de l'année 1941.

 

 

Commentaires et conclusion

 

 

L'objet de notre article a été de présenter de la manière la plus neutre possible la pensée géopolitique japonaise entre 1920 et 1940. Après sa défaite de 1945, le Japon a abandonné la géopolitique d'inspiration haushoférienne. Par une sorte d'ironie de l'histoire, le Japon de notre après-guerre, a acquis une influence bien plus prépondérante par des moyens pacifiques en Asie orientale et dans l'espace pacifique. La situation dans notre après-guerre diffère certes considérablement de celle qui règnait pendant l'entre-deux-guerres. Les pays asiatiques ne sont plus soumis au colonialisme et le Japon, devenu démocratique, est demeuré un fidèle allié des Etats-Unis. Il n'empêche qu'un Japon fort sur les plans économique, politique et militaire pourrait bien jouer dans l'avenir un rôle plus important dans les affaires du monde. Surtout, s'il se crée une alliance transcontinentale entre la CEE, la Russie et le Japon. Cette alliance constituerait le bloc de loin le plus puissant et le plus fort de l'ère post-communiste. L'opposition d'hier entre, d'une part, le heartland  de Mackinder, c'est-à-dire la principale puissance terrestre, et, d'autre part, la puissance thalassocratique, fera place à une opposition d'un type nouveau entre la puissance thalassocratique dominante et un bloc qui contrôlerait non seulement le heartland  dans son ensemble mais pourrait aussi déployer des capacités maritimes à ses extrémités orientale et occidentale. Pour la première fois dans l'histoire, le heartland se développerait sous le contrôle d'une économie de marché libre et démocratique, renforcé par deux puissances servant de porte-avions et de ports avancés, la Grande-Bretagne et le Japon. Mais comme l'antagonisme commercial entre le Japon, d'une part, la CEE et les Etats-Unis, d'autre part, l'alliance transcontinentale euro-russo-japonaise ne deviendrait sans doute pas une réalité à court terme mais constituera inéluctablement un projet à long terme, pour après l'an 2000.

 

 

Bertil HAGGMAN.

 

 

Notes:

 

 

(1) Dans ce livre, le Prof. Kjellén explique qu'un «Etat est comme un être humain vivant qui parle, négocie et coopère, ou bien lutte, ou bien hait ou sympathise».

 

 

(2) Karl HAUSHOFER, Geopolitik des Pazifischen Ozeans,  1938, p. 445.

 

 

(3) Prof. Saneshigi Komaki, Nihon Chiseigaku Gakusho (= Mémorandum pour une géopolitique japonaise), 1944, pp. 42 et 51.

 

 

(4) Nihon Chiseigaku Sengen (= Déclaration en faveur d'une géopolitique japonaise), 1940; Toa no Chiseigaku (= Géopolitique de l'Asie orientale), 1942; Dai Toa no Chiseigaku (= Géopolitique de la Grande Asie Orientale), 1942; Nihon Chiseigaku (= Géopolitique japonaise), 1942; Zoku Nihon Chiseigaku Sangen (= Nouvelle déclaration en faveur d'une géopolitique japonaise), 1942; Sekai Shinchitsujo Kensetsu to Chiseigaku (= Construction du Nouvel Ordre Mondial et Géopolitique), 1944; Nihon Chiseigaku Gakusho (= Mémorandum pour une géopolitique japonaise), 1944. D'autres textes importants de l'auteur sont parus dans des ouvrages collectifs.

 

 

06:05 Publié dans Géopolitique | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Morphologie des cultures chez Danilevski

La Morphologie des cultures chez Nicolas Danilevski

 

 

Thierry MASURE

 

 

1. Danilevski, penseur universel

 

 

Bon nombre d'ouvrages de qualité sont oubliés de nos contemporains, noyés dans un flot d'écrits souvent sans importance ni pertinence. Parmi les œuvres d'envergure demeurées longtemps ignorées figure celle du penseur russe Nicolas Danilevski (1822-1885), notamment La Russie et l'Europe,  un ouvrage paru sous forme de livre en 1871 à Saint-Pétersbourg, après que de larges extraits soient parus dans la revue Zarya (La Rosée) au cours de l'année 1869.

 

 

Nicolas Danilevski appartient à la race de ces hommes qui peuvent s'arracher au “hic et nunc” de leur existence et adopter, face aux événements du monde, une position “aquiline”. En 1849, il quitte l'Université de Saint-Pétersbourg, où il avait étudié la biologie (plus spécialement la botanique). Ces études vont influencer son œuvre, sans qu'il ne demeure esclave de cette dis­cipline. Ses études, essais et articles, sur des problèmes très divers, témoignent tous de sa lucidité en économie, politique, philosophie et surtout histoire. Son ouvrage le plus important est La Russie et l'Europe, où il développe, pour la première fois en Europe, une théorie des “types historico-culturels” ou civilisations, où apparaît nettement sa faculté d'embrasser un fais­ceau de faits historiques d'un seul coup d'oeil. Il fut le premier à concevoir l'histoire universelle dans le cadre d'un système de lois et de liens de causalité, alors qu'auparavant l'on se bornait à une description partielle de l'histoire universelle (tout en pré­tendant la considérer dans son ensemble).

 

 

2. La Russie, l'Europe et le cours naturel de l'histoire

 

 

Pour Danilevski, le cours de l'histoire est le déroulement d'une fastueuse pièce de théâtre. Les acteurs sont les peuples créa­teurs de civilisation qui se meuvent sur la scène du monde suivant le plan d'un puissant régisseur. Mais ils ne sont pas cons­cients de sa présence, pas plus que de leur jeu. Car le régisseur vit caché au fond d'eux-mêmes. Ce sont les forces tapies au fond commun de leur race qui les contraignent à s'auto-réaliser. Avec une force tranquille, cette voix leur crie: soyez vous-mêmes! Certains peuples suivent cet appel et atteignent des sommets élevés de spiritualité ou de puissance, insoupçonnés avant eux.

 

 

D'autres écoutent des voix étrangères et disparaissent du fait de leur propre aliénation. Ainsi, chaque espèce humaine, chaque ensemble d'êtres humains, chaque “race” possède son propre régisseur. Biologiste, Danilevski expose ses vues sur l'histoire générale des peuples en se basant sur des faits rationnels, contrôlables par la logique. Danilevski ne part jamais d'hypothèses dogmatiques, ne reposant sur aucune expérience, et à partir desquelles on déduirait, envers et contre toute empirie, des lois “nécessaires”. Au contraire, Danilevski part de données empiriques et, à partir d'elles, induit des lois historico-culturelles. Par exemple, Danilevski constate qu'entre l'Europe et la Russie existe une haine sans fondements, sans aucune base rationnelle. Les causes n'en sont pas rationnelles car la haine qu'éprouve l'Europe à l'égard de la russéité, avec une remarquable unani­mité, trouve son origine dans la nature inconsciente  —et dès lors irrationnelle—  de l'homme européen:

 

«Nous avons beau chercher les causes de cette haine de l'Europe à l'égard de la Russie, nous ne pouvons les découvrir dans l'une ou l'autre façon d'agir des Russes, ou dans d'autres faits compréhensibles et  rationnels. Rien de conscient dans cette haine que l'Europe ne puisse expliquer rationnellement. La véritable cause est plus profonde. Elle se situe dans les profon­deurs insondables des ethnies, dont les sympathies et les antipathies sont une sorte d'instinct historique qui les conduit vers un but inconnu d'elles. Car en règle générale, le processus historique ne se déroule pas selon les plans humains, qui, eux, ne dé­terminent que des éléments secondaires, mais en accord avec des instincts historiques inconscients. Cette disposition in­consciente, cet instinct historique, est responsable de la haine qu'éprouve l'Europe envers la Russie. (...). Voilà ce qui explique pourquoi les ethnies germaniques et slaves se montraient distantes et hostiles les unes envers les autres et pourquoi, lorsque l'une l'emportait sur l'autre, la première se devait de détruire l'autre, comme le firent les Germains avec les Slaves de Polabi et de la Baltique».

 

 

De là ressort que pour Danilevski, l'Europe ne constitue pas une unité géographique, mais bien une unité anthropologico-cultu­relle. L'Europe est «...le domaine de la civilisation germano-romane; je dirais même plus, l'Europe est la civilisation germano-romane en tant que telle».

 

 

Cette unité historico-culturelle de l'Europe n'est toutefois pas une idée abstraite. L'Europe est de fait une unité anthropologique vivante, soumise aux lois naturelles, au même titre que les plantes  —c'est qu'ici que transparaît clairement le Danilevski biologiste et botaniste. L'histoire se déroule selon des lois bien définies, qui sont les lois de la vie. Tout ce qui naît doit mourir (entre la naissance et la mort existe un lien causal; l'une appelle inévitablement l'autre). Aux cultures également «est laissé un moment bien déterminé de force vitale et dans leur éclosion se trouve également scellée leur mort... Elles aussi naissent à la vie, parcourent diverses phases de développement, elles vieillissent et s'affaiblissent et meurent, pas seulement par suite de causes extérieures».

 

 

Danilevski formule ici une théorie clairement vitaliste de l'histoire en particulier et du temps en général. C'est là une attaque directe contre l'historiographie linéaire et téléologique des XVIIIième et XIXième siècles. Cette conception linéaire de l'histoire voit dans le déroulement de l'histoire une ligne droite ascendante, dirigée éventuellement vers un but déterminé. L'idée de pro­grès est ici d'une portée essentielle. La culture serait en progrès constant. Elle nous serait venue de temps obscurs, d'Orient, et aurait progressivement investi l'Occident via la Grèce et l'Empire romain. Elle aurait atteint aujourd'hui son niveau le plus élevé. Et lorsqu'il est question d'autres peuples et d'autres civilisations, comme la Chine ou le Pérou, ils sont considérés comme quantités négligeables parce que, affirme le mythe progressiste, ils n'auraient apporté aucune contribution valable au “progrès”. Danilevski refuse cette vision de l'histoire. Il écrit que le mythe d'un progrès constant relève d'une fausse perspec­tive. Cette vision linéaire découle d'une perspective eurocentrique et limitée qui veut expliquer tous les faits de monde et, dès lors, toute l'histoire en partant d'un point de vue européen. Cette fausse perspective conduit également à la division conven­tionnelle du temps et de l'histoire, avec une période antique, médiévale et moderne. Mais si l'on abandonne cette “perspective de la grenouille” pour adopté “le regard surplombant de l'aigle”, on conclura qu'«au fond, Rome tout autant que la Grèce, et l'Italie tout autant que l'Egypte, tous les peuples historiques ont leur histoire antique, médiévale et moderne, ce qui veut dire que, tout comme les organismes, ils passent par leurs propres phases de développement».

 

 

D'ailleurs, la manie d'appliquer le mythe du progrès à toutes les cultures n'est rien d'autre qu'une mauvaise interprétation de la réalité, reposant sur une pseudo-morphose. Mais nous reviendrons plus loin dans notre exposé sur cette notion fondamen­tale [que Spengler adoptera et approfondira, sans qu'on puisse déterminer s'il a lu ou non Danilevski, ndt].

 

 

Toutes les civilisations  —que Danilevski nomme “types historico-culturels (de là, le terme morphologie)—  ont leurs phases propres de développement. L'analyse de l'histoire nous amène à distinguer douze types historico-culturels à croissance auto­nome et organique. En ordre chronologique, ces types historico-culturels sont: l'égyptien, le chinois, l'assyro-babylonien-phé­nicien ou sémite-antique, l'indien, l'iranien, l'hébreu, le grec, le romain, l'arabe ou néo-sémite, le romano-germanique (ou eu­ropéen). Nous pouvons y ajouter deux types américains qui ne purent arriver à un plein développement et perfectionnement, car ils connurent une mort non naturelle et violente: les types mexicains et péruviens. Ces types de cultures ont un point commun: ils ont tous dépassé leur apogée. Certains ont disparu, comme le grec et le romain, certains sont figés, tels l'indien et l'arabe, d'autres sont décadents comme le romano-germanique. Outre ces douze types, on peut distinguer deux types ré­cents: le nord-américain et le slave (russe). Ces deux types, selon leurs phases de développement, deviendront les cultures les plus vigoureuses dans un proche avenir.

 

 

Danilevski a prévu de façon très nette le développement qui, à son époque (le dernier quart du XIXième siècle), n'était pas en­core aussi évident qu'à l'heure actuelle. Il est également l'un des premiers à suggérer une “histoire structurelle” qui ne se dé­veloppera qu'après la première guerre mondiale en France avec l'Ecole des Annales (Bloch, etc.).

 

 

En résumé, nous pouvons dire que l'histoire universelle est un système naturel, où les différents types historico-culturels ont leur propre histoire passant par une phase de développement, une phase culminante et une phase de décadence. Les civilisa­tions se développent suivant selon les “structurations caractéristiques de l'âme par les symboles originels” (durch Ursymbole charakterisierte Seelesverfassungen), comme l'exprimait Spengler, structurations qui étaient ancrées dans la nature même de ces “types”.

 

 

Ainsi donc la notion d'une histoire universelle s'effondre, elle perd tout contenu substantiel, devient un concept creux, pure abstraction, fuite hors du réel. L'histoire est la succession des histoires autonomes des différents types de culture. Danilevski aborde ici un vieux problème fondamental: la querelle philosophique des universaux. Bien qu'il ait été formé à l'école des sciences naturelles et plongé dans le réalisme  —il désigne l'idée des types historico-culturels comme réels)—  son orienta­tion est clairement “nominaliste”, quand il écrit: «L'humanité est un concept abstrait. Seuls les types historico-culturels sont concrets. Si l'on veut se placer au service de l'humanité, on ne peut le faire que par la voie des types concrets de culture».

 

 

3. Le rôle des peuples et les lois historico-culturelles

 

 

Il nous reste à poser quelques questions essentielles: les douze types historico-culturels sont créateurs de civilisation, mais, alors, qu'advient-il des peuples qui n'ont pas élaboré de civilisation? N'ont-ils joué aucun rôle dans l'histoire? Autre question importante: n'existe-t-il aucun “progrès” à l'œuvre dans l'histoire, de sorte que les aspirations des peuples, et donc aussi celles des individus, n'ont strictement aucun sens car elles ne constituent pas un but digne d'être poursuivi? Danilevski donne une réponse claire et ne à cette questions, comme d'ailleurs à bien d'autres questions.

 

 

Il est effectivement important de constater le fait que tous les peuples ou types historiques ne sont pas arrivés à former une civilisation. Mais il n'est pas nécessaire dans l'absolu de créer une civilisation. Chaque type historique peut remplir trois rôles différents qui déterminent sa place dans l'histoire. Ou bien, il joue le rôle de la civilisation positive (créative), c'est-à-dire qu'il se constitue en type historico-culturel, ou bien il joue le rôle d'ethnie ou de peuple négatif (destructif), ou, troisième possibilité, le rôle de “matériau ethnographique”. Danilevski: «Il faut toutefois se rendre compte que ce ne sont pas uniquement ces types historico-culturels qui déterminent la dynamique de l'histoire. Dans le système solaire apparaissent, à côté des planètes, et de temps à autre, des comètes qui surgissent soudain pour replonger ensuite des siècles durant dans les ténèbres de l'espace. Chute de météores, étoiles filantes, lumière zodiale constituent autant de formes différentes d'apparition de la matière cos­mique. Outre les types culturels de civilisation, que nous venons de décrire, apparaissent de la même façon dans l'univers humain des types temporaires comme les Huns, les Mongols et les Turcs qui, après avoir accomplit leur œuvre de destruc­tion en poussant définitivement les civilisations agonisantes dans les affres de la mort et en dispersant leurs résidus, retom­bent à leur tour dans cette insignifiance originelle ou disparaissent. On peut les désigner comme “types négatifs de l'histoire”. Mais certaines ethnies peuvent jouer deux rôles à la fois, comme les Germains et les Arabes: ils remplissent des missions constructives et destructives. Enfin, certaines autres ethnies ou peuples ont été arrêtés dans leur essor et élan constructif, pour telle ou telle raison, précocement et n'ont pas pu, de ce fait, jouer de rôle ni constructif ni destructif. Ils représentent un maté­riau ethnographique, une espèce de matière organique qui pénètre dans l'intériorité même des types historico-culturels. Sans aucun doute, ces ethnies viennent enrichir la diversité et la plénitude de ces types historico-culturels, mais, en elles-mêmes, elles ne parviennent à aucune individualité historique. Les Finnois, et d'ailleurs une grande majorité d'ethnies, appartiennent à cette catégorie».

 

 

«Parfois les civilisations disparues ou en déclin se désagrègent et atteignent le niveau de ce matériau ethnographique jusqu'au moment où un principe créateur (constructif) rassemble à nouveau leurs éléments en les mêlant à d'autres pour former un nouvel organisme historique. Puis viendra le temps où ce principe les appellera à une existence indépendante sous la forme d'un nouveau type historico-culturel. Les peuples qui construisirent l'Empire romain d'Occident nous livrent un exemple de ce phénomène. Après la dislocation de l'Empire, ils sont tombés au niveau de matériau ethnographique pour ressusciter sous une forme nouvelle, celle des peuples romans, après avoir subi l'influence du principe formatif germanique. Bref, une ethnie ou un peuple donné a trois sortes de rôle historique à jouer: soit le rôle créatif positif du type historico-culturel (civilisation), soit le rôle destructif que l'on nomme le fléau de Dieu et qui porte le coup de grâce à des civilisations séniles et moribondes, soit le rôle de serviteur des intérêts d'autrui en tant que matériau ethnographique».

 

 

Après avoir assigné sa place à chaque peuple ou type historique, Danilevski s'applique à une étude plus approfondie des rap­ports mutuels entre ces différents types. Il formule cinq lois historico-culturelles qui méritent d'être citées in extenso, avant d'être explicitées:

 

 

LOI n°1: Chaque ethnie ou famille de peuples identifiée par une langue ou un groupe de langues, dont la parenté est directement observable sans recours à des recherches philologiques apporfondies, jette les bases d'un type historico-culturel, pour autant qu'il soit capable mentalement ou spirituellement d'une évolution historique, après avoir quitté le stade de l'enfance.

 

 

LOI n°2: Il est indispensable qu'un peuple jouisse d'une indépendance politique, s'il veut faire valoir ses possibilités de civilisa­tion et développer celles-ci.

 

 

LOI n°3: Les principes de base de la civilisation d'un type historico-culturel ne sont pas transmissibles à des peuples d'un type historico-culturel différent. Chaque type crée sa propre civilisation sous l'influence plus ou moins importante de civilisations apparentées, plus anciennes ou contemporaines.

 

 

LOI n°4: Une civilisation d'un type historico-culturel donné atteint sa plénitude, sa diversité et sa richesse uniquement lorsque son “matériau ethnographique” est divers et lorsque ces éléments ethnographiques ne sont pas engloutis par un appareil poli­tique unitaire, mais jouissent de l'indépendance et forment une fédération ou un système politique d'Etats.

 

 

LOI n°5: L'évolution des types historico-culturels est semblable à la vie de ces plantes qui survivent à l'hiver et dont la période de croissance est illimitée, mais dont la saison de fleurs et de fruits est relativement courte et les épuise à jamais.

 

 

Les textes de ces cinq lois réclament quelques éclaircissements.

 

 

LOI n°1: Il ne m'apparaît pas vrai qu'un groupe de peuples doive posséder une unité complète de langue comme seule condi­tion nécessaire pour s'élever au niveau d'un type historico-culturel. Il importe bien plus qu'un groupe de peuples constitue une unité anthropologique. La langue n'est qu'une conséquence, et dès lors un indicateur, d'une telle unité de “race”. Ici s'impose une comparaison avec la biologie. Nous faisons la distinction entre le phénotype et le génotype (qui est essentiel en génétique), les caractéristiques extérieures des peuples (qui ne trouvent pas forcément leur origine dans les gènes) et ainsi donc leur langue. Par génotype, on entend les caractères héréditaires non observables extérieurement (les caractères génétiques des peuples). Le génotype doit former une unité pour arriver à une forme de civilisation. L'unité génotypique des peuples est donc la condition absolue et nécessaire et non l'unité phénotypique (la langue, etc.). Le phénotype et la langue nous fournissent plutôt une indication manifeste.

 

 

La distinction entre phénotype et génotype revêt une grande importance pour la compréhension de l'unité (de l'unité naturelle) de la civilisation européenne. Extérieurement, la civilisation européenne possède deux aspects très distincts: la différence existant entre les peuples romans et germaniques et les groupes linguistiques. Mais d'un point de vue génotypique, l'Europe constitue une unité. Dans les deux domaines, les ethnies germaniques forment la couche dominante, depuis les grandes mi­grations. Dans les territoires romans, la langue originelle de la caste dominante germanique a disparu au cours du processus de fusion avec les populations latinisées. Mais l'empire de Charlemagne et le système féodal ont établi et maintenu un Herrschaftspyramide germanique, de façon telle que les Européens de souche non germanique (Celtes, Pictes, Gaulois) ont été ravalés au niveau de “matériau ethnographique”. Les peuples germaniques et romans restent liés spirituellement; génoty­piquement, ils constituent une unité (les peuples non germaniques sont génétiquement apparentés aux Germains, car il n'a jamais existé de “race celtique” à proprement parlé). Cette unité spirituelle leur permit de construire une civilisation, une cul­ture unique dans toute sa diversité.

 

 

LOI n°2: La logique de cet exposé est évidente. L'édification historico-culturelle n'est possible que lorsqu'un groupe de peuples peut réaliser le fond de son âme et lui donner forme. La domination étrangère signifie la plupart du temps l'imposition de lois étrangères et de formes culturelles étrangères, qui n'ont pas jailli de l'âme du peuple dominé. Il n'y a plus moyen pour ces peuples dominés de développer leurs propres possibilités et de construire une civilisation bien à eux. Un exemple de cette dé­gradation sont les Celtes. Bien qu'ils répondent à la première loi, la formation de leur type historico-culturel fut arrêtée par les Germains (et par d'autres). Ils ont été absorbés dans l'empire germanique de Charlemagne et leur rôle se borne à celui d'un matériau ethnographique pour les dominateurs.

 

 

LOI n°3: Ici se pose la question du caractère intransmissible d'une culture (dans le sens de “civilisation”) d'un peuple à l'autre. la culture peut-être diffusée de trois façons. En premier lieu, par la colonisation, comme ce fut le cas pour la culture anglo-saxonne (partie de la culture européenne), transplantée en Amérique du Nord. Mais on ne peut pas à proprement parler d'une transmission de culture, puisque la population nord-américaine, au départ, appartient au même groupe de peuples que la popu­lation européenne (les Noirs et les Indiens ne constituant qu'un matériau ethnographique à l'époque de Danilevski).

 

Un autre procédé est la greffe d'une culture. Ce fut le cas de la culture grecque qui, dans sa version hellenistique, fut transplan­tée en Egypte, où elle vécut encore durant de nombreux siècles. Mais ici non plus on ne peut parler de véritable transmission de culture. Ceux qui en Egypte portaient la culture hellénique étaient pour la plupart des savants grecs émigrés qui s'étaient établis dans la ville d'Alexandrie et ailleurs. La population égyptienne proprement dite ne fut pas hellénisée et servit seulement de terreau à l'élite principalement grecque. Il suffit de comparer avec les greffes de plantes: tant la plante que le greffon con­servent leur identité.

 

La dernière façon de diffuser une culture  —c'est celle qui est la plus susceptible de réussir—  est la fécondation culturelle. Dans le but d'enrichir sa propre civilisation, un peuple adopte des éléments culturels d'une autre civilisation. Ainsi les Romains adoptent la philosophie des stoïciens grecs et les Germains (Européens) adoptent la droit romain (qu'ils juxtaposent à leurs propres droits coutumiers). Ici non plus, il n'est pas vraiment licite de parler de transmission de civilisation. Seul l'aspect utile est repris et emprunté à une civilisation étrangère. Seule une transmission partielle a lieu: ne sont transmis que quelques éléments spécifiques. Les Romains, par exemple, n'ont pas repris la structure d'organisation de la cité grecque et les Germains n'ont pas repris le centralisme étatique romain, nonobstant leurs efforts incessants pour y arriver. Une trans­mission partielle d'éléments de culture n'est pas la transmission totale et complète d'une culture. Danilevski écrit à ce propos:

 

 

«La transmission d'une civilisation à un autre peuple signifie que le peuple en question absorbe tous les éléments culturels du peuple transmetteur  —les coutumes et mœurs religieuses, politiques, sociales, esthétiques, scientifiques, éthiques—  qu'il est pénétré de ces éléments dans la même mesure que le peuple transmetteur (avec lequel il rivalise) et qu'il est disposé à perpétuer la civilisation ainsi reprise à son compte».

 

 

Nous voyons à présent que, pour Danilevski, il n'existe ni réellement ni essentiellement de “progrès”; pour lui, chaque groupe de peuples ne fait que poursuivre et accomplir son propre perfectionnement. L'histoire n'est pas dominée par un progrès sans fin, mais par des perfectionnements toujours renouvelés. Dès lors, le sens de l'histoire n'est pas la poursuite d'un objectif dé­passant les peuples, mais bien celle du perfectionnement du fondement moral de chaque peuple. L'humanité n'est pas vecto­riellement déterminée sur la ligne du temps et les différents peuples de la Terre interprètent le temps et l'histoire à leur façon. Les aspirations d'un peuple n'acquièrent de sens que si celui-ci suit sa propre voie, c'est-à-dire la voie vers lui-même, vers sa propre essence.

 

 

Afin de dissiper tout malentendu, précisons que dans certains cas le progrès est réalisable. Dans les sciences exactes et en technique par exemple. Mais ce ne sont là que des domaines abstraits qui ne sont représentables qu'en termes de mathéma­tique et de géométrie. On ne peut nier qu'il y ait progrès en ces domaines. Mais sciences exactes et techniques ne sont pas véritablement des essences culturelles. Quand une civilisation atteint un degré élevé en sciences exactes et en techniques, cela ne signifie pas pour autant que son développement culturel et historique soit élevé. Indice de civilisation élevé serait en revanche la façon d'intégrer éventuellement sciences exactes et techniques dans une civilisation. Un peuple négro-africain peut habiter des cabanes de roseau au cœur de l'Afrique et exprimer une spiritualité sous une forme plus belle et plus perfec­tionnée que ne le ferait une civilisation européenne pétries de connaissances scientifiques et techniques. Pas un esprit raison­nable n'ira affirmer que la civilisation grecque était inférieure à la nôtre parce que ses connaissances scientifiques et tech­niques étaient moindres.

 

 

Chaque groupe de peuples trouve sa valeur fondamentale propre. Les Grecs l'ont recherchée dans la beauté, les Romains dans le droit, les Européens dans la propension à dominer. Mais ce qui est important pour une culture ne doit pas nécessaire­ment déterminer la vie d'une autre. Les valeurs fondamentales d'une civilisation ne peuvent jamais être greffées complète­ment sur d'autres. On ne pourrait parler de véritable transfert de civilisation qui si, par exemple, des peuples africains repre­naient totalement la culture européenne à leur compte et la perpétuaient comme s'ils étaient eux-mêmes des Européens et sans y introduire des éléments quintessentiellement africains. L'échec rencontré par la colonisation européenne dans le monde entier, sauf dans les colonies de peuplement européen, témoigne à l'envi que l'idée de transmission de civilisation est une vue de l'esprit totalement fausse, reposant sur le postulat de l'égalité et de l'identité absolues de tous les hommes et de tous les peuples.

 

 

LOI n°4: Cette loi souligne l'importance de la richesse des éléments ethnographiques. Chaque type historico-culturel em­brasse plusieurs peuples qui ont, chacun, leur identité propre. La richesse de ces éléments ethnographiques détermine dès lors la richesse du type historico-culturel. La culture grecque est impensable sans l'apport absolument indispensable des élé­ments ethnographiques dont elle est composée. La Grèce n'était pas seulement Athènes (et l'Ionie) mais aussi Sparte, la Doride, Thèbes, Corinthe et même la Macédoine. L'absence d'un seul de ces éléments aurait suffi à donner un aspect différent à la civilisation grecque. De même, rappelle Danilevski, «nous pouvons difficilement parler d'une histoire séparée de la France, de l'Italie et de l'Allemagne: une telle histoire n'existe pas. Au lieu de pareille histoire, il y a une histoire européenne, éventuellement prise en compte d'un point de vue français, italien, allemand ou anglais, qui consacre un peu plus d'attention à des événements localisés dans des aires géographiques restreintes, “nationales”».

 

 

Toutefois, si nous dépassons les limites de ces types historico-culturels, il n'est pas question d'une histoire commune de l'humanité, parce que les différents éléments ethnographiques ont entre eux trop peu de points communs. Si nous étudions l'histoire globale de toutes ces civilisations différentes, nous devons bien vite constater que ce qu'elles ont en commun sont des éléments non culturels: par exemple, des acquis technologiques purement pragmatiques ou, sur le plan strictement évé­némentiel, des souvenirs de conflits inter-civilisationnels. Ainsi, l'histoire de la Grèce était distincte de celle de la Perse, et ces histoires ne se “touchaient” que par le commerce ou par la guerre.

 

 

Danilevski évoque clairement une hiérarchie historico-culturelle. Un peuple a sa propre culture, laquelle n'est qu'une variante à l'intérieur même d'une civilisation. L'ensemble des variantes constitue le type historico-culturel. Pour permettre à cette ri­chesse de s'exprimer et d'arriver à son apogée pour le bien commun de la civilisation, il faut bannir toute politique de monoli­thisation ou d'égalisation-équarrissage. Seules les juxtapositions d'indépendances politiques permettent aux peuples de per­fectionner leurs spiritualités fondamentales.

 

 

LOI n°5: Dans le cadre de cette cinquième loi, Danilevski étudie la durée de la période d'apogée et de prospérité d'une civilisa­tion. Demeurant entièrement dans la logique de sa formation de biologiste, il nous livre une comparaison empruntée à la bota­nique. Il en déduit que l'âge d'or de chaque civilisation est relativement bref et que, rapidement, on assiste à une désagrégation par pourrissement interne. Cette réflexion appelle de nombreux commentaires. Il ne suffit pas d'indiquer que toute décadence est par définition limitée dans le temps:. Bon nombre de penseurs se sont contentés de juger sévèrement les civilisations en phase de déliquescence, ont proclamé avec force que toute naissance, toute éclosion, porte d'emblée en elle le germe de la mort, car telle est la loi de la vie, le destin de toute existence. Chaque civilisation va inéluctablement et irréversiblement vers sa fin. Ce fait de monde n'interdit toutefois pas l'espoir. La civilisation se détruit elle-même, mais les hommes et les races subsistent et finissent par former de nouvelles entités, d'où devront éclore de nouvelles civilisations. Mais c'est là une autre thématique.

 

 

4. danilevski, spengler et l'âme populaire comme principe de vie

 

 

Lorsqu'il est question de la conception cyclique (non linéaire) de l'histoire, on ne cite jamais qu'Oswald Spengler (Untergang des Abendlandes, 1918) et Arnold Toynbee (A Study of History, 1934-1939). Danilveski a cependant développé ses théories cinquante ans avant Spengler. On peut dès lors poser la question de savoir si, oui ou non, Spengler a emprunté ses idées à Danilevski. Spengler ne parle que de deux “pères spirituels”: Goethe et Nietzsche. «Je leur suis pratiquement redevable de tout... Goethe m'a enseigné la méthode. Nietzsche m'a légué la force interrogatrice» (UdA, 1922, édition revue et corrigée). Cette déclaration de Spengler est sincère. Après la deuxième guerre mondiale, exégètes et chercheurs ont réussi à démontrer que Spengler ne connaissait nullement les travaux de Danilevski. Manfred Schröder déclare qu'il a pu voir le livre de Danilevski dans les rayons de la bibliothèque de Spengler, «mais elle y est entrée longtemps après la publication des deux volumes du Déclin de l'Occident». En fait, il doit s'agir d'un résumé traduit en allemand et paru en 1920, sous la houlette de Nötzel. Spengler ne connaissait pas le russe. Quant aux autres ouvrages de la bibliothèque de Spengler, qui se trouve dans les archives de Beck-Verlag, il n'y a, d'après Koktanek que «des livres français, latins et grecs et des brouillons couverts d'hiéroglyphes, mais aucune œuvre en version originale russe. Il serait étonnant que seules les éditions russes aient été don­nées ou vendues». Spengler est arrivé à sa théorie indépendamment de Danilevski, ce qui est intéressant à un double titre.

 

 

Cet article n'a pas abordé tous les traits spécifiques de la morphologie de la culture chez Danilevski, dans toute leur richesse, et j'en suis conscient. Danilevski étaye son livre L'Europe et la Russie par d'innombrables preuves et exemples sans lesquels sa doctrine paraîtrait peu compréhensible au lecteur. Je pense toutefois avoir résumé correctement les principes de base avancés par Danilevski. A l'évidence, l'importance de sa philosophie de la culture entraîne des conséquences considérables. Il fut l'un des premiers à démontrer scientifiquement que chaque peuple et chaque groupe de peuples ont une spiritualité propre qui s'exprime directement dans toutes les créations de ces peuples, qui imprime un sceau indélébile sur tous les éléments de leur civilisation. L'éthique, l'esthétique, la vie politique, sociale et religieuse exprime l'âme du peuple. Et même dans ce do­maine dit objectif et abstrait qu'est la science, l'âme du peuple est encore et toujours présente. Toute science est en effet basée sur quelques postulats indémontrables (Max Weber) et ces postulats sont déterminés par l'anthropologie (l'ethnographie). C'est ainsi que dans le bellum omnium contra omnes  de Thomas Hobbes, dans la free competition économique d'Adam Smith et dans le struggle for life de Charles Darwin, nous retrouvons sans cesse l'âme anglo-saxonne: l'ethos et la pathos de la liberté, de la libre concurrence et de la lutte. Ce fut le grand mérite de Danilevski d'avoir démontré (bien des années avant qu'il ne fût question de l'inconscient collectif de Carl Gustav Jung) que chaque culture possède des constantes innées qui se maintiennent à travers les générations et même à travers d'importants et radicaux changements (ainsi le christianisme dans l'âme germanique). A travers le brouillard du phénotype, Danilevski nous apprend à découvrir le génotype des peuples et attire ainsi notre attention sur l'énorme responsabilité des hommes: en cas de violation du génotype et de l'âme du peuple, la culture et la civilisation disparaissent aussi. C'est une loi de la nature qu'un autre grand penseur allemand du XIXième siècle pressen­tait jusqu'au tréfond de son âme lorsqu'il écrivait: «L'homme qui, dans une période de dissolution où se mélangent les races, porte physiquement en lui un héritage pluriel, c'est-à-dire des impulsions et des critères de valeurs opposés et même, pire, des critères qui se combattent mutuellement et connaissent rarement le repos, cet homme-là, produit des cultures tardives et des lumières brisées, sera, en moyenne [et nonobstant de rares mais notables exceptions], un être plutôt faible; son désir le plus profond se de voir se terminer la guerre qu'il porte en lui; le bonheur, pour lui, doit être rassurant, à l'image de ses mo­dèles philosophiques épicuriens ou chrétiens qui lui servent de remèdes, le bonheur doit donc être délassement, repos ininter­rompu, satiété, unité définitive...». Et c'est bien d'une unité déracinée que sont mortes toutes les civilisations...

 

 

Thierry MASURE.

 

(texte paru dans la revue Dietsland Europa, 1986; trad. franç.: Elfrieda Popelier).

 

05:55 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

jeudi, 01 février 2007

Idée d'Europe chez H. v. Hofmannsthal

L'idée d'Europe chez Hugo von Hofmannsthal: impérialité, universalité, paix éternelle

 

par Jure VUJIC J'avais rêvé d'un siècle de chevaliers, forts et nobles, se dominant avant de dominer. “Dur et pur” disaient mes bannières (Léon Degrelle, Les âmes qui brûlent). Toutes les nations sont des mystères. A soi seule chacune est le monde entier. O mère de rois, aïeule d'empire, Veille sur nous!  (D. Tareja). Dans le soleil en moi tu surgis, et la brume s'éclipse: La même, et tu tiens encore la bannière de l'Empire (F. Pessoa, L'ultime nef). Grèce, Rome, Chrétienté, Europe-toutes quatre s'en vont Là ou vont aussi tous les âges  (F. Pessoa, Le Quint Empire). Parler de l'identité européenne, du concept et de la notion même d'Europe d'un point de vue différentialiste n'est pas chose facile, compte tenu de l'actuelle confusion idéologique et conceptuelle qui règne à propos de cette notion, de la puissance multiforme évocatrice et suggestive que génère une telle "donnée" géospatiale et ethnico-culturelle ainsi que des degrés d'intensité spirituelle que porte en soi une si haute idée en laquelle nous nous reconnaissons. Ebaucher la trame d'une identité européenne millénaire aujourd'hui menacée, déceler les signes de son déclin et de sa résurrection, déterminer les conditions structurelles, politiques, idéologiques et économiques propres à assurer le redressement moral et politique de ce continent supposera de contourner les écueils d'un manichéisme politico-idéologique qui oppose les actuels promoteurs de l'Europe technocratique, économique et financière aux défenseurs de l'Europe charnelle, organique aux fondements ethnico-culturels, les méandres d'une exaltation sentimentaliste ou d'un néo-romantisme stérile aux aspirations passéistes, pour aboutir à une attitude de détachement, à une lucidité de prise de position, à une conception et une analyse métapolitique synthétisante et synoptique, à une pureté d'engagement au travers de ce que Donoso Cortés appelait les négations radicales et les affirmations souveraines que nécessite la compréhension et la défense d'une notion si élevée qu'est l'Europe. Une réflexion instrospective Restituer le sens originel à l'idée d'Europe en intégrant les éléments d'une modernité trop souvent répudiée et galvaudée par les "conservateurs" nostalgiques en tout genre, nécessite une réflexion introspective sur soi-même, un épurement radical de son intériorité dans le cadre d'une réintégration ontologique laquelle est à même d'assurer le délaissement des formes anciennes désuètes et consommées, l'abandon des catégories intellectuelles résiduelles acquises, afin de découvrir la substance élémentaire qui contient la "forme nouvelle" laquelle n'est autre que l'idéal “impérial d'universalité et de paix éternelle” et du “sens tragique de la vie” qui est le propre de l'esprit européen. Ce même idéal est indissociable d'une certaine conception de la vie et de l'homme comme d'une vision du monde, d'une Weltanschauung  bien spécifique. Cette Weltanschauung proprement européenne, qui combine des concepts intellectuels, des images-clef à un intuitionnisme dynamique, s'oppose à toutes les formes d'abstraction, de généralisation et de constructivisme rationaliste. Au contraire elle met l'accent et se dirige délibérément dans le cadre d'une perspective ultra-réaliste vers l'existentiel, le concret, le singulier. A l'antipode de la raison discursive et spéculative, elle se fait le chantre d'un vitalisme et d'un développement organique du monde en conjuguant les notions de “retournement”, de “remplacement”, de “relève” avec une conception sphérique et cyclique de l'histoire et du monde ponctuée par des phases de naissance, de croissance, de maturation, de déclin, de mort et de renaissance, tout en redécouvrant et en réaffirmant le sens héroïque de la vie dans un monde moderne essentiellement dominé et aseptisé par un eudémonisme croissant, une utopie progressiste, par une pandémie mentale économiciste et un rationalisme matérialiste. Cette même vision du monde pénétrée par l'idée de l'éternel retour à l'“identique”, à la “centralité suprême” restitue les fondements spirituels d'une communion intime entre le visible et l'invisible, par la restauration de la sphère du sacré et du divin comme expression d'un niveau supérieur de conscience et de la réalité existentielle individuelle. Sans pour autant rejeter tous les aspects de la modernité dominée par la fiction environnementaliste et la conception sociétaire, elle pose le postulat d'une réconciliation authentique de la personne humaine et son unité avec le monde de la nature régénérée et resacralisée dans ses infimes éléments intermédiaires. L'Europe c'est aussi la présence vivante dans nos esprits et la projection d'images conductrices qui relient notre présent et notre avenir à notre passé mythique. C'est le langage immémorial et tellurique des mégalithes, des menhirs et cromlechs qui annoncent les éclipses et se démultiplient en diverses formes mythiques à la lumière des solstices d'hiver et d'été, le grondement souterrain des ossements de légions romaines disséminées, le survol de l'aigle impérial au-dessus des symposiums des tribus celtes réunis en koiné et le silence grave les hommes libres rassemblés en Things nordiques itinérants. C'est aussi l'élévation impavide et solennelle des cathédrales gothiques, la présence mystique des Saints et le Gloria du Christ glorifié, du Kirié Eleison des gueux, la redécouverte des senteurs d'un encens séculaire embaumant un cortège funèbre royal au rythme des sacqueboutiers, mais aussi la proximité conviviale des clochers paroissiaux de bourgs paisibles. L'Europe c'est encore en nous, l'écho du fond des âges des choeurs belliqueux lointains des compagnonnages guerriers des Männerbünde germaniques, des Mairya aryens, des Fianna celtiques, des Druzba  slaves, le souvenir enfoui au tréfond de nos âmes des diffidations du moyen-âge aux milles étendards déchirés et empourprés claquants dans le brouillard de chevaux fougueux empoussiérés, c'est aussi l'éclat des armures suintantes des seigneurs orgueilleux flanqués de leurs reîtres et écuyers aguerris et fidèles, le vacarme tumultueux et onduleux des lances et épées entrelacées, tout comme les réminiscences mélodieuses des chansons courtoises qu'un chevalier dédie à sa belle promise. L'Europe c'est enfin l'éternel retour des saisons, du foisonnement des bourgeons et des multicolores floraisons du printemps, du rayonnement du soleil invaincu au zénith d'été, du pourpre multiforme des forêts dénudées automnales, aux aurores boréales glacées au-dessus des cimes aux neiges immaculées. Un Cinquième Empire de Paix Universelle A ce creuset intuitif et idéologique de cette Weltanschauung spécifiquement européenne, se mêle l'idéal d'une paix universelle et éternelle, “l'utopie mythique et millénariste d'un Reich”, d'un “Empire du milieu” retrouvé qu'a si bien évoqué Arthur Moeller van den Bruck dans son ouvrage Le Troisième Reich. Ce messianisme impérial se retrouve chez le poète portugais Fernando Pessoa dans son recueil de poèmes Message qui l'a porté vers le Sebastianisme (la figure de Don Sebastian, le «Roi caché»), l'équivalent portugais du mythe d'un Cinquième Empire de paix universelle ou l'esprit dominerait la matière (d'où le titre de Mensagem: «mens agitat molem», c'est l'esprit qui fait mouvoir la matière). Pénétré par des conceptions initiatiques d'inspiration rosicruciennes, Pessoa proclamait que toutes les nations sont des mystères et qu'à soi seule chacune est tout le monde; cette conception spirituelle de la patrie aux connotations ésotériques, laquelle transcende la patrie politique en l'intégrant à un niveau supérieur l'a conduit vers l'idée d'une nation englobant du même coup “le monde entier”, en tant qu'incarnation d'un Cinquième Empire universel à travers la figure du «Roi caché». Mais c'est Ernst Jünger, l'apôtre de la mobilisation totale, l'exemple personnifié du «réalisme héroïque», l'artisan de l'homme nouveau dans la figure du Travailleur, qui fut le principal promoteur et défenseur d'une paix universelle et éternelle dans l'harmonie retrouvée, une paix européenne qui trouva ses germes dans le déchaînement des forces élémentaires, la mobilisation et la guerre totale, l'image et l'action du travailleur-soldat transfiguré et dans la barbarie mécanique non dénuée de toute forme d'esthétique. En croyant à l'action rédemptrice de la guerre “dont les fruits selon lui sont et doivent être universels”, Jünger nous propose un idéal de paix éternelle pour le continent européen fondée sur une réconciliation réelle et une alliance sacrée et indissoluble des patries charnelles européennes, et reposant sur des principes à la fois politiques, spirituels et, théologiquement, sur les paroles de salut, constituant la source de “forces bénéfiques” et de “puissances généreuses”. Dénonçant les méfaits du nivellement uniformisateur du monde moderne dont l'avènement des démocraties nationales ont achevé de détruire les anciennes monarchies et de ce qui restait encore de structures organiques et unitaires en Europe, Jünger annoncera la substitution progressive aux Etats nationaux centralisés européens de “vieux style”, d'espaces impériaux se fondant sur le mariage des peuples, la diversité, la pluralité, la complémentarité, l'accession de l'homme “par de là les frontières et les divisions de l'histoire” vers une forme nouvelle tendant à la totalité et l'unité, par l'intermédiaire, selon les propres mots de Jünger, “d'une chimie prodigieuse le transformant progressivement en citoyen de nouveaux empires”. Une nouvelle religiosité européenne plurielle Jünger en reprenant les pensées de Walter Schubart dans L'Europe et l'âme de l'Occident  (lequel écrivit que ce n'est pas dans l'équilibre du monde bourgeois mais dans le tonnerre des apocalypses que renaissent les religions), se fait le précurseur d'une nouvelle religiosité européenne plurielle, oecuménique et tolérante laquelle ne verra le jour qu'après l'institution d'un nouveau synode dont les fruits régénéreront l'unité de l'“Occident”, lequel au-delà de son aspect spatial, politique et juridique devra ressusciter dans l'“Eglise”. Cet avènement de la paix universelle et éternelle dans la conception jüngerienne ne se fera pas sans une résistance opiniâtre et organisée d'une élite “rebelle” et gardienne de l'idée d'un nouvel ordre “impérial”, laquelle aura “recours aux forêts” (comme le préconise Jünger dans son Traité du rebelle)  comme champ d'action, de réflexion et d'expérimentation, face aux diverses formes de totalitarisme moderne du suffrage majoritaire, des rouages de l'Etat pléthorique policier, l'hypertrophie bureaucratique et administrative, les structures technocratiques tentaculaires, les passions et les idéologies niveleuses des masses. Une dynamique ascensionnelle Parmi les grands penseurs précurseurs de l'idée européenne que l'on peut qualifier d'«européistes» comme le Baron Johan Christoph von Aretin, Friedrich Gentz, C.F von Schmidt-Phiseldeck, Alexis de Tocqueville, Edmund Burke, Metternich, Constantin Frantz, Friedrich Naumann, Joseph Edmund Jörg, Julius Fröbel, le Comte Richard Coudenhove-Kalergi, Otto Bauer, Goerdeler, Ulrich von Hassel, le Comte Helmut James von Moltke et Adam von Trott zu Solz, Carl Schmitt, Hans Freyer, etc., une place à part est à faire à l'écrivain et poète Hugo von Hofmannsthal lequel a forgé la notion de «révolution conservatrice» dans son discours de 1927 intitulé L'écriture comme espace spirituel de la nation et a le mieux dégagé la genèse et l'essence de l'idée européenne à travers ses écrits L'Europe (1925), L'idée d'Europe (1916), Oui à l'Autriche (1914), Nous Autrichiens et l'Allemagne (1915),  et ses articles de La revue Européenne/Europäische Revue (fondée en 1926). La représentation et l'évocation de l'idée de l'Europe chez H. von Hofmannsthal rejettent les processus d'abstraction, de rationalisation comme celle de l'appréhension sentimentale. La grande idée de l'Europe chez Hofmannsthal s'inscrit dans le cadre d'une dynamique ascensionnelle, vers laquelle selon ses propres phrases: « l'âme doit s'élever par le pouvoir de ses meilleurs auxiliaires: la connaissance directe, l'expérience, la spiritualisation». Pour Hofmannsthal l'idée d'Europe est inséparable de la notion d'universalité, compte tenu du fait qu'elle est contenue dans les plus grandes manifestations et réalisations de chaque nation. Il dégage une conception ainsi qu'une fonction empiriste de l'idée européenne laquelle constitue en premier lieu «l'expérience personnelle» de grands hommes alors que leur nation constitue leur destin rejoignant l'idéal de l'universalité intellectuelle et philosophique d'un Goethe, tout en inspirant la conception bien spécifique de la nation hispanique au sens où un José Antonio Primo de Rivera l'a définie: «unité de destin dans l'universel». Chez Hofmannsthal la grande idée de l'Europe suppose une phénoménologie créatrice de la pensée au sens où pour tout grand phénomène, toute grande pensée, toute philosophie, toute idée politique élevée, toute considération profonde du monde, en passant par Pétrarque, Kant, la musique de Bach à Beethoven, de Jules César à Napoléon, la peinture d'Ingres à Cézanne, deviennent inéluctablement européennes, dans la mesure ou l'idée européenne constitue le débouché et la prolongation directe et phénoménologique de la sphère nationale vers l'universalité. Hofmannsthal a su déceler et décrire les faiblesses et les stigmates désintégrationnistes et déliquescents de son époque qu'il impute aux «menées des prophètes du déclin et des bacchantes du chaos, des chauvinistes et cosmopolites», pour croire en l'action rédemptrice d'une élite unie par la grande idée de la restauration créatrice européenne «dont dépend la survie et la continuation de la vie spirituelle de tous les hommes de ce continent». Profonde unité spirituelle L'universalité et l'impérialité de l'idée d'Europe apparaît dans toute son intensité dans les notes pour un discours —L'idée d'Europe—  de Hugo von Hofmannsthal lequel considérant que l'unité de l'Europe n'étant ni géographique ni raciale ni ethnique, nous rappelle que son essence est avant tout idéologique et spirituelle. Cette idée de l'Europe hofmannsthalienne rejoint celle d'un autre grand Européen qu'était Drieu la Rochelle, lequel considérait que la profonde unité spirituelle des Européens de toute origine et de toute qualité était de participer à un magnifique destin qui vaut la peine de vivre et de mourir. Ce dernier écrivit que rien d'autre ne faisait la vertu secrète de Racine, de Voltaire, de Hugo que de participer au rêve d'orgueil européen de la France royale et de la France populaire. «Nous aussi, nous avons vécu et joui et pâti d'une loi que nous donnions à l'Europe, comme les Italiens du XVième, les Espagnols du XVIième, les Hollandais du XVIIième, les Anglais du XIXième». Pour Hofmannsthal, l'Europe constitue avant tout un concept transcendant «une couche supérieure au-dessus des réalités», lequel joue le rôle de garantie commune et suprême pour un bien sacré, des institutions dont la substance et la dénomination évoluent au fil des époques: les Etats-Cités grecs sous forme des amphictyonies pour Delphes, Rome et l'Empire Romain pour le domaine commun de l'hellénisme, des parties de l'Empire émancipées en Etats ethniques pour Rome et pour la Papauté comme dépositaire et héritières de toute autorité centrale de l'Antiquité, les siècles des croisades comme mission et vocation de la Chrétienté, l'époque de la Renaissance et la défense de la latinité en tant que résurrection de la conservation d'un héritage fondamental, l'humanisme allemand, etc... Hofmannsthal a su déceler les effets dévastateurs des idéologies progressistes et révolutionnaires du XVième et du XIXième siècle, sur la conception “classique” et antique de l'Europe. Ainsi pour lui, l'idéologie des Lumières et de la révolution française a une faible valeur intellectuelle et dynamique, elle s'affirme dans le cadre d'“égoïsmes nationaux” et se caractérise par son conservatisme qui se limite “à freiner à préserver et non plus de créer et de propager” ce qui est le propre de la vocation missionnaire de l'Europe. Pour Hofmannsthal, depuis la révolution française, “l'Europe n'est plus ressentie comme intégrale des différents composants, mais comme système de stratification des composants”. Le déclin de l'idée d'Europe allait de pair avec le rétrécissement de l'idée antique de “mission”, laquelle a été reléguée à une instance administrative mondiale de type dirigiste. Hofmannsthal nous démontre le glissement progressif de l'Europe de sa sphère “culturelle et universelle” vers une zone de civilisation où le mercantilisme et l'argent constituent les principales valeurs. Dans le cadre d'une réflexion analogue, Maurice Bardèche avait quant à lui senti plus tard les prémisses du déclin de l'idée d'Europe avec l'abandon des empires qui a précédé le démembrement progressif de l'Europe, la substitution d'une passivité féminine à la définition traditionnelle de l'homme, et le triomphe dans le monde moderne de l'Argent et du mercantilisme sur les hiérarchies qualitatives des valeurs d'honneur, de courage, de loyauté, d'énergie et de civisme. Pour lui la démission des conquérants a inéluctablement précipité la chute idéologique et politique de l'Europe: «L'Europe avait perdu l'esprit impérial. Elle ne croyait plus à l'homme d'Europe. Elle avait honte de celui qui a un rire de seigneur». Hofmannstahl explique ce même déclin par une impuissance fondamentale de générer et de donner du “spécifique” et du singulier (sinon d'échanger des marchandises) et par une lente dégénérescence spirituelle ainsi que par une dissociation de l'âme individuelle et collective des peuples si bien illustrée par cette phrase: «La religion, l'humanisme de l'Europe, ne s'achetaient pas, étaient difficiles à donner, infiniment difficiles à accepter mais ils découlaient de la totalité de l'âme, ils réclamaient la totalité, façonnaient la totalité». Hofmannsthal a foi néanmoins en la résurrection de l'idée de l'Europe «fatiguée et exténuée d'avoir trop servi par une reconquête, une “repossession”, une “réintégration” spirituelle chez des individus isolés, communauté silencieuse et agissante pour lesquels la notion et la culture européennes constituent une norme absolue et pour lesquels la perspective triomphante de la renaissance européenne s'inscrit dans le cadre d'une “expérience rafraîchie de cette idée dans son antique sainteté”». Jure VUJIC.

06:15 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (1) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

La voie celtique

Detlev BAUMANN :

 

La voie celtique

 

Analyse : Ian BRADLEY, Der Keltische Weg, Knecht, Frankfurt am Main, 1996, DM 48, ISBN 3-7820-0732-8.

 

 

L’engouement pour les matières celtiques est significatif en Allemagne aujourd’hui, dans la mesure où il est relativement récent, une trentaine d’années tout au plus, si l’on fait abstraction des travaux de philologues pointus ou d’une figure comme von Thevenar, l’ami d’Olier Mordrel et le spécialiste du nationalisme breton. Dans l’historiographie allemande d’il y a quelques décennies, l’accent avait été mis essentiellement sur l’héritage germanique, opposé à l’apport romain par protestantisme anti-catholique (Los von Rom) ou par nationalisme nordicisant. La part celtique de l’héritage allemand, pourtant bien présente dans les provinces du sud du pays, a été la parente pauvre pour les littérateurs faisant la mode et les idéologues. Elle n’a pas été mobilisée pour enchanter les esprits et pour faire rêver les cœurs ardents, elle n’a suscité ni engouement juvénile ni dynamique féconde. On a généralement jugé que la dynamique celtique s’était épuisée sur le territoire du Reich, depuis la conquête romaine. A l’époque nationale-socialiste, les références germaniques dominaient le discours, mais elles étaient flanquées d’un culte pour l’esthétique romaine et néo-classique, héritage des traités d’architecture de Vitruve. H. F. K. Günther, raciologue très prisé en dépit de ses réticences à l’égard du régime, rejetait celtisme et druidisme sous prétexte qu’ils étaient les expressions du substrat ethnique pré-indo-européen et matriarcal, débouchant sur la licence sexuelle et sur l’intempérance féminine, ce qui détournait l’homme-citoyen, le civis, de ses deux vertus cardinales d’homo politicus, la magnanimitas et la temperentia.

 

 

Pourtant, plus tard, une analyse méticuleuse du folklore très vivant, des carnavals et des rites agrestes printaniers dans les régions du sud de l’Allemagne —Baden-Wurtemberg, Bavière et Suisse alémanique—  indique des origines pré-romaines et pré-germaniques, donc issues des cultures de Hallstatt et de La Tène à dominante celtique. Le celtisme actuel n’est donc plus l’indice d’une francophilie déguisée, parfois soutenue par certains services spéciaux de la République, mais un recours aux racines locales, tout comme les germanisants de Westphalie, de Basse-Saxe ou du Slesvig-Holstein recourent à leurs propres racines locales ou comme les romanisants se rappellent le passé de Trèves, la Rome du Nord.

 

 

Enfin, nous le verrons, le panthéisme et l’immanence non désacralisée, propres de la spiritualité celtique, se marient assez aisément avec un écologisme bien compris, à l’heure où les idéologies vertes ont un impact profond sur l’opinion publique allemande.

 

 

La parution en version allemande du livre de Ian Bradley, celtisant écossais, professeur à Aberdeen, intéresse le public germanophone à plus d’un titre. Notamment parce qu’il rappelle clairement l’enjeu du pélagisme, c’est-à-dire des doctrines de Pélage, plus libertaires et plus naturelles que celles, officielles, de l’Eglise de Rome, tirées du pessimisme aigre et hostile au monde de Paul de Tarse et d’Augustin. Pelagius (Pélage), ennemi juré d’Augustin, décrété hérétique et adversaire “sournois” de la “Sainte Eglise”, est né en (Grande)-Bretagne ou en Irlande vers 350, a passé une grande partie de sa vie à Rome et est mort en Egypte en 418. La pensée de Pélage est centrée sur la “libre volonté” de l’homme. Ce dernier n’est pas a priori déterminé ou prédestiné par un Dieu sans cœur et sans oreilles à être ceci, rien que ceci, et jamais cela, mais doit se forger une éthique ascétique et rigoureuse, échapper au vice et au laxisme moral, et, en même temps, s’ouvrir, émerveillé, aux merveilles du monde et de la création par un exercice quotidien de sa volonté. La libre volonté de l’homme lui per-met d’utiliser à sa guise le capital de grâce que Dieu lui a donné à la naissance.

 

 

Pelage rejette aussi l’idée d’un péché originel qui marque l’homme, fait de lui une créature vile, incapable de se dégager du mal et du stupre. Pelage, face à la doctrine augustinienne du péché originel, de la tache indélébile qui souille l’âme humaine, développe une vision perfectionniste : l’homme reçoit d’un Dieu généreux et non pas jaloux et hargneux, les moyens de sortir de sa condition. A lui de les utiliser, de faire l’effort nécessaire pour atteindre des niveaux supérieurs de perfection. Dieu est toujours libérateur, jamais juge, distributeur de punitions et de sanctions humiliantes. La “voie celtique” de Bradley est donc une voie perfectionniste et libératrice (mais anagogique et non catagogique), très éloignée de la marotte du péché originel et de l'idée d’un tribunal céleste ou d’un “Jugement Dernier”, caractéristique des doctrines officielles de l’Eglise.

 

 

L’héritier philosophique de Pélage, resté ancré dans cette “voie celtique”, fut Scot Erigène (né au début du IXe siècle). Ce philosophe irlando-écossais a sur-tout réfuté le dualisme des doctrines officielles de l’Eglise. Pour lui, Dieu n’est pas fondamentalement séparé de ses créatures. Il nie la césure absolue instaurée par Paul de Tarse et Augustin entre le divin et le mondain (mundanus, c’est-à-dire “immanent”). Ses ouvrages, Periphyseon et De Divisione Naturae, renouent avec la vision qu’avaient les Grecs de la physis. Le monde immanent et matériel est fondamentalement bon, professait Scot Erigène, ce qui lui valu d’être accusé de “panthéisme”. Dieu, pour Scot Erigène, est actif dans la création. “Créer” et “Etre” sont une seule et même chose, une dynamique constante, positive, féconde et merveilleuse. Il y a dans la nature un mouvement cyclique perpétuel, forçant l’esprit à revenir constamment à son point de départ, après avoir pérégriné vers, entre et dans diverses formes qui enrichissent et embellissent le monde (pérégrinations et cycles qui nous rappellent le Samsara bouddhique).

 

 

En cette fin de XXe siècle, écrit Bradley, la vague écologique, le retour à des pensées de type systémique, les démarches organiques devaient nécessairement conduire à une redécouverte des philosophes celtiques de la fin de l’antiquité et du début du moyen âge, afin d’explorer des sources occidentales, écrites en grec ou en latin, et de ne pas en rester à un orientalisme parfois caricatural et mal compris. Le rejet de toute malédiction prononcée à l’endroit des choses naturelles, le rejet du péché originel, débouchent sur une pensée rétive aux séparations et aux césures et forcément favorable aux rapprochements, aux réconciliations et aux synergies. Bradley cite deux auteurs celto-britanniques récents qui ont étudié le passé philosophique irlando-écossais et “hérétique” : H. J. Massingham et Noel O’Donoghue. Dans The Tree of Life, Massingham écrit : «Si l’Eglise britannique [= irlando-écossaise] avait survécu, sans nul doute la rupture profonde entre christianisme et nature, qui s’est accrue sans cesse au fil des siècles, aurait disparu et n’aurait pas rompu les liens qui unissaient jadis l’homme occidental à l’univers». Quant à O’Donoghue, dans son étude Patrick of Ireland, il écrit : «Le pessimisme et l’anti-humanisme du vieil Augustin ont glacé et assombri la chrétienté occidentale. Seule la chrétienté celtique a échappé à ces ombres sinistres. Dans le cadre de cette tradition, des hommes et des femmes se sont ouvert à Dieu et à la nature humaine, créant un climat de confiance absolue entre ces deux dimensions».

 

 

Bradley voit dans cet héritage philosophique une évidente continuité avec l’immémoriale paganité celtique, antérieure à la romanisation et la christianisation des Iles Britanniques. La présence et l’immanence du divin, la sacralité de la Terre étaient déjà des traits caractéristiques de ce paganisme de la frange extrême-occidentale et atlantique de notre Continent. Ensuite, cette vision celtique du monde donne une place prépondérante à l’imagination, à la libre imagination des hommes, corollaire évident de leur libre volonté, de leur liberté de façonner et d’appréhender le monde selon un mode qui leur est à chacun particulier, unique, inaliénable. Le pessimisme aigre de Paul et d’Augustin a conduit la civilisation occidentale à un manichéisme sec, où tout est tout noir ou tout blanc. Le monde celtique, avec sa libre volonté et sa forte propension à l’imagination, est un monde de couleurs. Bradley écrit : «Notre monde est divisé et éclaté en catégories, tandis que le leur était holique ; tout était en relation avec tout, tout coopérait avec tout. Nous avons perdu la disposition d’esprit que symbolise le principal motif des Celtes, le nœud, ou, pour paraphraser Alexander Carmichael : “C’est la religiosité, païenne ou chrétienne ou combinaison des deux, qui exalte la compénétration de tout dans tout, qui accepte l’entremêlement de toutes les œuvres de la création sans exclusion, qui s’émerveille devant les imbrications, comme devant les couleurs scintillantes de l’arc-en-ciel”».

 

 

La triade de cette religiosité celtique est, d’après Bradley : Présence (=> imma-nence), Poésie (=> imagination), Pérégrination (=> odyssée dans le monde, regard itinérant et émerveillé face aux innombrables facettes de la création). L’héritage de Pélage nous force à redécouvrir, réinventer et réutiliser des concepts fluides et ondoyants. Pour remplacer les concepts-corsets d’une tradition sèche, sans relief, sans couleurs. Heidegger nous avait demandé de “re-fluidifier” les concepts. Heidegger a été clair : cette refluidification des concepts implique un retour aux racines grecques et pré-socratiques (Bradley dira : au pélagisme et à la celtitude, et nous restons ainsi dans le domaine indo-européen ; dans la Perse islamisée, pour échapper aux corsets d’un avicennisme desséché, Sohrawardi avait appelé à un retour à la sagesse avestique). Derrida, en récla-mant la déconstruction des concepts-corsets et le recours aux filons mystiques des pensées européenne, juive et arabe, a été ambigu. Chez lui et chez les terribles simplificateurs de son œuvre, déconstruction rime hélas trop souvent avec hyper-relativisme, dissolution et déliquescence, ce qui permet aux intellectuels catholiques de les accuser d’anarchisme et de nihilisme. Pour nous, les choses sont claires : toute refluidification et toute déconstruction impliquent un retour et un recours à des racines, grecques, celtiques ou autres, païennes et mythologiques à coup sûr. Je ne crois pas que Derrida et ses disciples parisiens aient en-vie de nous suivre sur ce chemin, dans ce retour au mythe. Tant pis s’ils s’enfoncent ainsi dans une impasse, ce n’est pas notre problème. Quant à l’imagination, pour laquelle plaide Bradley, on sait ce qu’en ont fait les soixante-huitards, qui promettaient de l’incarner hier dans l’effervescence de la contesta-tion et qui la tuent sans pitié aujourd’hui en tenant les rênes du pouvoir politique et médiatique… Dans les cortèges dirigés en 68 par Cohn-Bendit, personne ne songeait aux racines grecques ou celtiques. L’imagination n’était qu’un mot, qu’un slogan, non une poésie héritée et vécue. Une fois assis dans les fauteuils de leurs ministères, ces pétitionnaires ont continué l’œuvre des Paul et des Augustin. Instaurant la plus subtile des tyrannies qu’ait connue l’histoire. Sans racines, point de salut.

 

 

(Detlev BAUMANN).

 

06:10 Publié dans Traditions | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

D. Venner: l'impératif de l'historien

Entretien avec Dominique Venner

 

L’impératif de l’historien

 

 

Dominique Venner n'est pas un historien ordinaire. Aujourd'hui directeur de la rédaction du trimestriel Enquête sur l'histoire, son parcours, atypique pour un érudit, a imprimé à

 

son prestigieux magazine une marque unique dans le panorama des revues historiques françaises. Car c'est au feu même de l'histoire que Dominique Venner s'est forgé, prenant une part active à tous les engagements idéologiques de l'après-guerre, des affrontements étudiants du Quartier Latin aux longues traques silencieuses du Djebel. Un activisme scellé par des années de réclusion dans les geôles gaullistes.

 

Epoque de solitude et d'introspection, ses barricades ne seront plus de pierre désormais mais de livres. De liber, racine latine du mot “livre” mais aussi du vocable “liberté”. A n'en point douter, il y a quelque chose d’Ernst von Salomon en Dominique Venner. Nous avons voulu en savoir davantage sur l'homme, sur sa vision de l'histoire et, ce faisant, sur le rôle qu'il assigne à Enquête sur l’histoire en ces temps d'amnésie collective.

 

 

Votre parcours est pour le moins atypique. Loin d'être un rat de bibliothèque, vous avez connu l'école militaire de Rouffach, la guerre d'Algérie et les luttes politiques extraparlementaires avant de vous lancer dans l’écriture. Comment en êtes-vous venu à étudier l’histoire?

 

 

Dominique Venner : L'histoire n'est pas une déesse inexorable conduisant l'humanité selon un dessein défini. Ce n'est pas non plus une science exacte, même si sa connaissance fait appel à des méthodes et des procédés scientifiques. En imaginant une muse nommée Clio, les Anciens avaient senti que l'histoire s'apparente à l'art. Malgré le dépouillement de tonnes d'archives, certains éminents chercheurs ne comprendront jamais rien aux époques ou aux hommes qu'ils étudient. Il faut à l'historien non seulement de la méthode dans la critique des documents et témoignages, il lui faut aussi un certain flair qui ressemble à celui des marins et qui ne s'acquiert pas nécessairement à l'université. Dans ma jeunesse, à une place modeste, j'ai eu la chance de participer de près à quelques aventures historiques assez grisantes qui m'ont beaucoup appris. L'atmosphère de la guerre, les coups de torchon, les espoirs et les échecs m'ont été d'excellents maîtres. Ma perception s'en est certainement trouvée aiguisée. A l'époque, je demandais déjà à l'histoire d'apporter des réponses à mes interrogations Cela m'a aidé à supporter mieux que d'autres les épreuves, notamment en prison où j'avais le temps de lire, de méditer et de me préparer sans le savoir à mon métier d'historien

 

 

Considérez-vous Enquête sur l'histoire comme l'aboutissement de vos engagements successifs?

 

 

DV : C'est une entreprise artisanale très excitante que j'ai la chance de conduire dans une absolue liberté quant au choix des sujets et des auteurs. Je bénéficie du concours d'historiens de sensibilités différentes qui apprécient, semble-t-il, notre refus des conformismes intellectuels et notre façon de remettre les pendules à l'heure. L'un de mes soucis est de favoriser une connaissance de l'histoire qui ne soit pas franco-centrée et qui montre comment les mêmes évènements ont été vécus ou compris par d'autres peuples européens. Pour répondre plus directement à votre question, Enquête sur l’histoire bénéficie nécessairement de ce que j'ai appris préalablement. L'avenir dira si c'est un aboutissement ou un commencement.

 

 

Le milieu des historiens est fermé et dans les kiosques, les places sont chères pour les revues, spécialisées. Etes-vous accepté par vos confrères historiens et comment perçoivent-ils Enquête sur l’histoire?

 

 

DV : Nous sommes très convenablement diffusés en kiosques, malgré une absence de moyens qui nous interdit, contrairement à certains confrères, de soutenir notre diffusion par de la publicité. Que nous sayons acceptés par les historiens, il suffit pour en prendre conscience de regarder la liste longue et diversifiée de ceux qui signent des articles ou nous accordent des entretiens. Cela dit, le milieu universitaire est soumis aux pesanteurs lourdes de la société et on ne peut jamais plaire à tout le monde.

 

 

Depuis qu'on a fait à l’histoire la réputation d'être une science, les écoles et les systèmes ont fleuri. Pour votre part, où vous situez-vous?

 

 

DV: Ce qui caractérise la société dans laquelle nous vivons et ses classes dirigeantes, c'est le rejet de l'histoire, le rejet de l’esprit historique. Celui-ci avait plusieurs mérites. Il assurait d'abord la vigueur du sentiment national ou identitaire. Il permettait d'interpréter le présent en s'appuyant sur le passé. Il développait l’instinct stratégique, le sens de l'ennemi. Il favorisait aussi une distance critique par rapport au poids écrasant du quotidien. Ce rejet de l'histoire s’accompagne paradoxalement d'une hypertrophie médiatique de ce qu'on appelle la « mémoire », qui n'est qu'une focalisation partielle et partiale d'évènements contemporains. Comme les autres spécialistes des sciences humaines, les historiens subissent le chaos mental de l'époque et participent à l'effort général de déstructuration. Sous prétexte de répudier tout impérialisme culturel, l’enseignement de l'histoire a brisé le fil du temps, détruisant la véritable mémoire du passé. Suivant l'expression d’Alain Finkielkraut, il nous apprend à ne pas retrouver dans nos ancêtres l'image de nous-mêmes. Le rejet de la chronologie est un procédé très efficace pour éviter une structuration cohérente de l'esprit. Cela est bien utile. La cohérence gênerait la versatilité et le tourbillonnement dont se nourrit une société soumise à la tyrannie de l'éphémère et de l'apparence. Ma conception de l'histoire est évidemment différente. Je l'ai définie dans l’éditorial du premier numéro d' Enquête sur l’histoire: « Notre vision du passé détermine l'avenir. Il est impossible de penser le présent et le futur sans éprouver derrière nous l'épaisseur de notre passé, sans le sentiment de nos origines. Il n'y a pas de futur pour qui ne sait d'où il vient, pour qui n'a pas la mémoire d'un passé qui l'a fait ce qu'il est. Mais sentir le passé, c'est le rendre présent. Le passé n'est pas derrière nous comme ce qui était autrefois. Il se tient devant nous, toujours neuf et jeune».

 

 

Alors que la circulation de l'Euro est programmée, croyez-vous que l'histoire a encore une place à tenir dans l'avenir du continent, et dans l'affirmative, comment votre expérience vous amène-t-elle à la concevoir?

 

 

DV: Je ne vois pas en quoi l'avènement de la monnaie unique pourrait arrêter l'histoire, entendue cette fois comme ce qui advient d'inédit et d'imprévisible. En soi il s'agit d'un fait historique, dont la portée échappe certainement à ses géniteurs. Je n’éprouve pas d'angoisse particulière devant la mise en place de nouveaux instruments unitaires en Europe. Je ne crois pas du tout que l'Europe institutionnelle, aussi critiquable soit-elle, nuise à l'identité des peuples associés, plus que ne l'ont fait leurs Etats respectifs depuis cinquante ans. Pour simplifier à très grands traits et sans négliger d'autres causes, il faut bien voir que la nouveauté immense du dernier demi-siècle, préparée par la catastrophe de la Première Guerre mondiale, c’est l'effacement de l'Europe et sa soumission plus ou moins consentante à l'empire américain qui lui impose ses normes ainsi que ses maladies sociales et intellectuelles. Des maladies auxquelles on n'a pas encore trouvé d'antidotes. Sur le moyen terme, je ne crois pas à la survie de cet empire dont les prétentions sont excessives. L'Europe elle-même est un morceau trop gros à digérer. Notre situation n'est pas celle de sauvages faciles à éblouir, à mater et à déculturer. Nos assises culturelles, fort différentes de celles des Etats-Unis, sont infiniment plus riches et anciennes. Les réveils et les rejets viendront inéluctablement. En attendant, les Européens éclairés doivent apprendre la patience et la résistance, deux vertus à laquelle leur histoire ne les a pas préparés. Qu'ils lisent Soljénitsyne, cela les y aidera.       

 

(propos recueillis par Laurent Schang).

 

05:55 Publié dans Entretiens | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

R. Steuckers: rencontres avec Marc. Eemans

Robert Steuckers :

Mes rencontres avec Marc. Eemans

C’est Daniel Cologne, collaborateur des revues Défense de l’Occident et Totalité, qui m’a mis en contact avec Marc. Eemans. C’était en 1978. Daniel Cologne revenait voir ses parents  —dont je n’oublierai jamais l’immense gentillesse ni le sourire de sa maman—  à Bruxelles régulièrement, car il travaillait entre Genève et Paris. Lors de ces visites, il me donnait souvent rendez-vous pour discuter de Julius Evola et de tout ce qui tournait autour de son œuvre, de la Tradition et de René Guénon. Ce jour-là, il était enchanté d’avoir pris contact avec l’un des derniers représentants du surréalisme historique qui s’intéressait également à Julius Evola. Je ne percevais pas encore très bien quel pouvait être le rapport entre le mouvement Dada et les surréalistes de Breton (dont je n’avais lu, à l’époque, que L’anthologie de l’humour noir), d’une part, et l’univers traditionnel auquel Evola nous avait initiés, d’autre part. Cologne m’a annoncé, ce jour-là, que Marc. Eemans exposait ses œuvres dans une galerie de la Chaussée de Charleroi, à Saint-Gilles-lez-Bruxelles. Avec l’enthousiasme juvénile, sans hésiter, j’ai sauté dans le premier tramway pour rencontrer Eemans. Il était assis au fond de la galerie, devant un bureau de taille impressionnante, et feuilletait un magazine, le nez chaussé de ses lunettes à grosses montures noires. Il m’a reçu chaleureusement, enchanté de découvrir qu’Evola avait encore de très jeunes adeptes, y compris à Bruxelles. Je me suis empressé de lui dire que je n’étais pas le seul, que je lui ferai rencontrer mes copains, surtout le regretté Alain Derriks, passionné de traditionalisme (et de bien d’autres choses de l’esprit). Jef Vercauteren, qui avait tenté quelques années auparavant de lancer des cercles évoliens en Flandre, avait malheureusement disparu dans un accident d’automobile en 1973, tout comme Adriano Romualdi, le jeune disciple politisé d’Evola, mort la même année en Italie, dans des circonstances analogues. Eemans pensait enfin réaliser le vœu de Jef Vercauteren, travailler après lui à promouvoir en Flandre et aux Pays-Bas le corpus légué par Evola. 

Cette rencontre dans la galerie de la Chaussée de Charleroi est donc à l’origine du lancement de la section belge du Centro Studi Evoliani, appelation qu’Eemans avait reprise de l’initiative parallèle de Renato del Ponte, l’homme qui avait transporté les cendres du Maître sur le sommet du Monte Rosa, selon ses dispositions testamentaires, et dirigeait la revue Arthos. Cette rencontre est aussi à l’origine des longues conversations à bâtons rompus que j’ai eues avec Eemans pendant plusieurs années.

 

Le «Centro Studi Evoliani»

Grâce à la générosité et l’enthousiasme de Salvatore Verde, haut fonctionnaire de la CECA en poste aux Communautés Européennes, le Cercle Evola de Bruxelles a pu démarrer et organiser régulièrement des réunions privées où l’on discutait surtout des derniers numéros de Totalité parus, des initiatives de Georges Gondinet (son bref essai La nouvelle contestation  a eu un grand retentissement dans notre petit groupe), de Philippe Baillet et de Daniel Cologne en France et en Suisse. Parfois nous sortions du cadre strictement évolien, notamment quand, pendant une après-midi entière, nous avons évoqué la figure de Martin Heidegger, dont la revue Hermès, fondée avant-guerre par Marc. Eemans (j’y reviens !), avait publié les premiers textes traduits en français. A l’époque, Alain Derriks (1954-1987), moi-même et quelques autres amis potassions essentiellement Les écrits politiques de Heidegger  de Jean-Michel Palmier (L’Herne, 1969). Au cours de cette réunion, j’ai été très impressionné par une amie germaniste de Marc. Eemans qui nous a admirablement lu, avec une diction superbe et poignante, le discours qu’avait rédigé le philosophe de la Forêt Noire sur la figure du martyr politique le plus célèbre de l’Allemagne de Weimar : Albert-Leo Schlageter.

 

Une autre fois, dans un salon privé de la rue de Spa, j’ai présenté maladroitement un texte de Nouvelle école sur la notion d’empire, dû à la plume de Giorgio Locchi. A cette occasion, j’ai rencontré Pierre Hubermont, ancien écrivain prolétarien de sensibilité communiste, détenteur en 1928 du Prix de la littérature prolétarienne, directeur de la revue La Wallonie  et animateur principal des Cercles Culturels Wallons (CCW) pendant la seconde guerre mondiale, sans jamais avoir renié ses idéaux communistes et prolétariens de fraternité internationale. Pierre Hubermont était presque nonagénaire en 1978-79 : il m’a prodigué des conseils avec la patience d’un grand-père affable, a renforcé en moi la conscience impériale, seule garantie de paix en Europe. Au-delà de la barrière des années et des expériences, souvent insurmontable, nous étions d’accord, lui, l’octogénaire avancé, mûri par les revers mais indompté, et moi, le jeune freluquet qui venait à peine de franchir le cap de ses vingt ans. L’effondrement du Saint-Empire, surtout après 1648, a ouvert la boîte de Pandore en Europe, ce qui nous a menés aux boucheries de 14-18 et à l’enfer de la deuxième guerre mondiale. Deux choses chez Pierre Hubermont m’ont également frappé ce jour-là et sont restées gravées dans ma mémoire : une diction et un verbe choisis, une précision de langage dépourvue de froideur, où l’enthousiasme était intact, malgré les adversités de la vie qui ne l’avaient pas épargné.

 

On le voit : des commentaires sur l’aventure éditoriale de Totalité  et des péripéties du mouvement évolien en Italie (avec Romualdi, Freda et Mutti) aux exposés sur Pareto, Heidegger, Wirth, Guénon, Dumézil, Eliade, Coomaraswamy et aux souvenirs de l’époque surréaliste, le Cercle Evola a été une bonne école, une école d’éveil sans contrainte. Les plus jeunes assistants —après les séances et dans une autre salle où nous fumions de longs cigares cubains et buvions soit du whisky sec soit du vin rouge, parfois jusqu’à une franche ébriété—  se passionnaient bien évidemment pour La désintégration du système de Freda et pour toutes les formes qu’avait prises la quête de l’inflexible “Capitaine” de Padoue à l’époque : exploration des écrits de Celse et de l’Empereur Julien (que les Chrétiens nomment “L’Apostat”), de Porphyre (ses Discours contre les Chrétiens), de Sallustius (Sur les dieux et sur le monde), etc. Mutti a un jour avoué sa surprise à Baillet : qui pouvaient donc être cette équipe de Bruxellois qui commandaient jusqu’à cinq exemplaires de chaque livre du catalogue de ses éditions… ?

 

Des conversations à bâtons rompus…

Entre ces réunions, je rendais souvent visite à Eemans, qui n’habitait pas loin de l’école de traducteurs-interprètes où j’étais inscrit. Nos conversations, comme je viens de le dire, étaient à bâtons rompus, presque toujours autour d’un solide verre de Duvel, trouble et mousseuse, pétillante et traîtresse (la potion magique des Brabançons) : Marc. Eemans me parlait souvent d’Elsa Darciel (comme il en parle dans “Soliloque d’un desperado non nervalien”, cf. infra). Elsa Darciel était une amie chorégraphe de notre peintre. Elle avait connu le dissident politique américain Francis Parker Yockey lors de ses quelques passages à Bruxelles, avant qu’il ne meure mystérieusement dans une prison du FBI en 1961. Eemans évoquait aussi les philologues germanistes wagnérisants qui avaient marqué ses années d’athénée à Termonde (E. Soens et J. Jacobs, Handboek voor Germaansche Godenleer, Gand, 1901) et éveillé ses goûts pour les mythes et les légendes les plus anciennes. Plus tard, cet engouement s’exprimera dans les colonnes de l’édition néerlandaise de Hamer, où l’empreinte d’un autre grand spécialiste de l’antiquité germanique s’est fait sentir, celle de Jan De Vries.

 

Marc. Eemans était une source intarissable d’anecdotes, de potins, d’histoires drôles, forçant son interlocuteur à voir le monde des arts et des lettres par le petit bout de la lorgnette. Il ne cessait de se moquer des travers et des vanités des uns et des autres, se montrant par là foncièrement brueghelien et brabançon (bien qu’il soit originaire de Flandre orientale). Les sots s’insurgent souvent devant un tel franc parler. Justement parce qu’ils sont sots. Pour moi, cette absence totale d’indulgence devant le spectacle des vanités humaines a été la grande leçon de Marc. Eemans. Tant le petit monde du surréalisme d’avant-guerre que celui de la collaboration ou celui des cénacles culturels de l’après-guerre n’échappaient à ses moqueries. Un leitmotiv  revenait toutefois sans cesse : les Pays-Bas (Nord et Sud confondus) ont une spécificité ; cette spécificité s’exprime par les arts plastiques, par les avant-gardes et les audaces qui s’y manifestent. Pour lui, ni le Paris des intellectuels à la mode ni l’Allemagne nationale-socialiste, avec son obsession de l’“art dégénéré”, n’avaient le droit de s’ingérer dans la libre expression de ces arts donc de cette spécificité. Eemans, même dans les coulisses de la collaboration intellectuelle, est resté, sans compromis, un avocat de l’art libre. Une position libertaire intransigeante et inconditionnelle qu’oublient aujourd’hui beaucoup de donneurs de leçons, de moralistes à la petite semaine, de fonctionnaires subsidiés de la culture (avec carte de parti et affiliation au syndicat).

 

La revue «Hermès»

Lors de ces conversations, immanquablement, nous avons un jour évoqué la revue Hermès, qu’il avait fondée avec René Baert dans les années 30. Il m’en a montré des exemplaires, les derniers en sa possession. Un petit tas de revues, ô combien émouvant et précieux. Je me rappelle de les avoir feuilletées avec dévotion : sur les couvertures apparaissaient les noms de Henry Corbin, de Karl Jaspers, de Martin Heidegger, de Henri Michaux, de Bernard Groethuysen, etc. Marc. Eemans avait été leur éditeur. Il avait œuvré au sommet le plus vertigineux de la culture européenne de ce siècle et une inquisition barbare l’avait chassé de cet olympe. Il en avait la nostalgie. On le comprend.

 

Hermès est une ouverture sur la dimension mystique de la pensée européenne (et non-européenne). Bien avant Jacques Derrida, qui nous demande aujourd’hui, au nom du multiculturalisme, de nous ouvrir à l’Autre en explorant les traditions métaphysiques et philosophiques non-occidentales et la mystique (notamment arabe et juive), Eemans et Baert avaient clairement indiqué cette voie, au moins trente ans avant lui. Plus tard, Henri Michaux, lui aussi, membre de cette rédaction bruxelloise, évoquera ses “ailleurs”, bouddhistes ou taoïstes (et non pas seulement des “ailleurs” issus de l’expérimentation de toutes sortes de stupéfiants, mescaline et autres).

 

L’intérêt de Marc. Eemans pour Evola provient de cette quête et de cette ouverture qu’il fut l’un des premiers à pratiquer dans notre pays. En compulsant chez lui les exemplaires d’Hermès, qu’il me montrait, j’ai eu la puce à l’oreille et je n’ai plus jamais cessé de considérer cette piste comme essentielle. Déjà, en première candidature de philologie germanique aux Facultés universitaires Saint-Louis de Bruxelles, en 1974-75, j’avais eu l’audace de lier Héraclite, Goethe et Eliade, dans une exploration multidirectionnelle du mythe du feu, de la notion de l’éternel retour et du défi prométhéen. Je ne renie rien de cette ébauche de jeune étudiant, certes fort immature, mais néanmoins correcte dans son intention, corroborée a posteriori par des lectures plus savantes et plus attentives. Cette percée philosophique, plus acceptante et joyeuse que critique et rigoureuse, en direction de l’univers immense de l’extra-philosophicité avait déplu à la vieille fille lugubre et sinistre, décharnée et hagarde, qui pontifiait et pontifie encore et toujours dans cet établissement d’enseignement. Quelques jours avant la rédaction de ces lignes d’hommage à Eemans, un de ses étudiants me mimait ses grimaces coutumières, me paraphrasait ses tics langagiers ; en vingt-cinq ans, rien n’a changé : la pauvresse répète les mêmes bouts de phrases, prononce les mêmes salmigondis, n’a toujours pas écrit d’articles bien charpentés pour expliciter ses positions. Quel gâchis et quelle tragédie ! Elle devrait relire les textes de Nietzsche sur la sclérose des établissements d’enseignement : bonne thérapie du miroir. Outre l’ouverture à Hermès et la leçon d’Eemans, ponctuée de moqueries bien senties, deux livres m’ont aidé à poursuivre ces recherches, tout à la fois philosophiques et extra-philosophiques, toujours dans l’esprit d’Hermès : celui de l’Indien G. Srinivasan, The Existentialist Concepts and the Hindu Philosophical Systems (acheté à Londres en 1979 dans une librairie de la Gt. Russell Street, à un jet de pierre du British Museum) et celui de l’Américain John D. Caputo, The Mystical Element in Heidegger’s Thought, acquis à Bruxelles dix ans plus tard.

 

«Fedeli d’Amore» et «Lumières victoriales»

 

Corbin, collaborateur d’Hermès,  a exploré le mysticisme soufi et iranien pendant toute sa vie. Ses recherches ont certainement suscité quelques idées-forces chez Marc. Eemans. Corbin a étudié l’œuvre d’Ahmad Ghazâli, centrée autour de la notion de “pur amour”. Celle-ci a été reprise en Occident par Dante et ses Fedeli d’Amore, philosophes non abstraits, en route dans le monde, sous la conduite de l’Intelligence en personne (la “Madonna Intelligenza”). L’Amour qui compénétre tout, qui meut l’univers a toujours été une constante dans la pensée de Marc. Eemans, sans qu’il ait jamais négligé les amours plus charnels. “Nous étions de terribles hétéros”, déclarait-il, dans un entretien de 1990 accordé à Ivan Heylen, journaliste flamand de Panorama. Les “Platoniciens de Perse” avaient ouvert la pensée iranienne islamisée à la sagesse de l’ancien Iran avestique, retournant ainsi aux sources pré-islamiques et pré-chrétiennes de notre culture indo-européenne. Avec Sohrawardî, la pensée iranienne avait redécouvert la “haute doctrine de la Lumière”, une théosophie que l’on qualifie d’“orientale” par opposition à l’avicennisme occidental, devenu impasse de la pensée. Sohrawardî critiquait les péripatéticiens (disciples d’Avicenne) parce qu’ils limitaient les Intelligences, les êtres de lumière au nombre de dix (ou de 55) et s’appuyaient uniquement sur le raisonnement discursif et l’argumentation logique. C’est là une clôture qu’il convient de faire éclater, pour accepter la multitude de “ces êtres de lumière que contemplèrent Hermès et Platon, et ces irradiations célestes, source de la Lumière de Gloire et de la Souveraineté de Lumière (Ray wa Khorreh) dont Zarathoustra fut l’annonciateur”. Corbin parle à ce niveau d’une philosophie qui postule vision intérieure et expérience mystique, orientale (où l’“Orient” indique la voie et signifie concrètement l’ancienne Perse avestique). La vision intérieure permet à l’homme de capter ces “splendeurs aurorales”, expression du Flamboiement primordial, de la Lumière de Gloire (Xvarnah pour les Zoroastriens, Khorreh pour les Perses et Farr/Farreh  pour la forme parsie actuelle), cette énergie “qui cohère l’être de chaque être, son Feu vital, ses Lumières “victoriales”, archangéliques et michaëliennes (Michel étant l’Angelus Victor)”.

 

Ce détour par Corbin (cf. Histoire de la philosophie islamique, Gallimard, 1964) explique le passage graduel qu’ont effectué Eemans (et Evola) en partant du dadaïsme et/ou du surréalisme pour aboutir aux Traditions, mais explique aussi l’engagement ultérieur d’Eemans et de Baert aux côtés du “Feu vital” qu’ils ont cru percevoir dans les nouvelles idéologies des années 30 en général et dans le national-socialisme en particulier (ses dimensions wagnériennes et ses “cathédrales de lumière”). Cette “vision aurorale” des Platoniciens persans, qui s’est identifiée chez nos deux intellectuels bruxellois au Reich du swastika de feu (dixit Montherlant dans Le solstice de juin), s’est terminée tragiquement pour Baert ; elle a laissé beaucoup de désillusions et d’amertume dans le cœur de Marc. Eemans. Dommage qu’il n’ait jamais parlé ni sans doute entendu parler de l’Ordre fondé par Corbin, le “Cercle Eranos” qui a duré jusqu’en 1988 et qui se voulait une “milice de vérité”, un “Temple”, une chevalerie zoroastrienne, où l’on retrouvait également Mircea Eliade... Corbin disait : «Eranos n’était possible qu’en un temps de détresse comme le nôtre… En un temps où toute vérité authentique est menacée par les forces de l’impersonnel, où l’individu abdique son devoir de différer devant la collectivité anonyme, où pour celle-ci l’individualité même signifierait culpabilité, nous aurons été du moins l’organe d’un monde qui depuis la “descente des Fravartis sur Terre” n’a pas succombé aux forces démoniaques, et nous aurons contribué à la traditio lampadis, parce que ce monde impérissable aura été notre passion…». Le Prof. Gilbert Durand, qui confesse avoir été actif dans les “rencontres d’Eranos” ajoute : Renversement radical du monde de détresse au profit de l’appel secret et permanent qu’est cet “envers des ténèbres”. Eemans a-t-il eu connaissance de ce “Cercle Eranos” ? Il ne m’en a jamais parlé mais c’eût peut-être été un havre pour lui, un espace de consolation dans l’adversité…

 

Feu d’Héraclite, étincelle de Maître Eckhart, énergie de Schiller, élan vital de Bergson, lumière de la tradition ouranienne chez Evola, voilà autant de signes de la vitalité et de l’intensité impérissable des grands élans de la Tradition. C’est à ce monde-là qu’appartenait Eemans, c’est de ce monde-là qu’il avait la nostalgie, c’est de sa disparition qu’il souffrait, dans l’épaisseur sans relief du monde quotidien. Dans la recherche triviale mais nécessaire du pain quotidien  —sa hantise, sa cangue, il ne cessait de le répéter—, il sentait cruellement la blessure de l’exil. Un exil vécu dans sa propre patrie, gouvernée par des cuistres et devenue sourde à l’appel de tout Feu vital.

 

Bon nombre de souvenirs se bousculent encore dans ma tête : son intervention vigoureuse pour clore le bec d’un médiocre et grossier contradicteur de Jean Varenne lors d’une conférence du GRECE-Bruxelles ; la rencontre avec Paul Bieh­ler, exégète d’Evola ; sa présence lors de la conférence de Philippe Baillet à la tribune d’EROE, chez le regretté Jean van der Taelen ; la soirée mémorable chez lui, après un séminaire du GRECE-Bruxelles sur la Sociologie de la révolution de Jules Monnerot (aussi un ancien du surréalisme), où son épouse Monique Crokaert m’a remis son recueil de poèmes, Sulfure d’Alcyone (d’où je tiens à extraire ces quelques vers :

 

«Il fait soleil dans mon cœur.

 

Je donne, je redonne, j’ai tout donné

 

A celui qui m’aime et me vénère.

 

Je l’ai quitté pour un temps d’évanescence.

 

Je m’en veux.

 

Mes pas sont des tendresses qui deviennent délires.

 

J’aspire à sentir l’effluence de celui que j’aime»).

 

Boisfort, Termonde, Saint-Hubert

Ensuite, il y a eu les vernissages et les hommages officiels, celui de Boisfort en 1982 dans la superbe Chapelle de Boondael, pour le 75ième anniversaire d’Eemans, avec un discours de Jean-Louis Depierris et un autre de Jo Gérard, en la présence de l’inoubliable “Alidor”, alias “Jam”, dans le civil Paul Jamain, le caricaturiste le plus drôle et le plus féroce du XXième siècle en Belgique, le compagnon de Hergé avant-guerre, disparu en 1994, laissant orpheline toute la presse satirique du royaume. Ce jour-là, Alidor a été un formidable boute-en-train. L’hommage de sa ville natale, Termonde (Dendermonde) en 1992, pour son 85ième anniversaire, a été particulièrement chaleureux. Les drapeaux des XVII Provinces claquaient au vent, suspendus aux mats de l’hôtel de ville, dans un superbe jeu de couleurs chatoyantes. Eemans avait également organisé en 1992 une rétrospective Saint-Pol Roux (1861-1940) à Saint-Hubert dans les Ardennes. Le symbolisme de Saint-Pol Roux et sa volonté de représenter une réalité idéelle, son style sombre, fait de métaphores imagées à la façon du surréalisme, étaient autant d’éléments qui fascinaient Eemans. Il avait réussi à attirer vers cette manifestation des spécialistes français, britanniques et allemands de cet auteur né en Provence et mort en Bretagne. A 85 ans, Eemans était toujours sur la brèche, sur le front de la vraie culture, tandis que la culturelle officielle vaquait à ses vraies bassesses.

 

Le dernier voyage

J’ai appris le décès de Marc. Eemans en revenant de notre dernière université d’été à Trente au Tyrol et de celle qu’avait organisée Jean Mabire en Normandie, trois jours plus tard ; quelques instants aussi après avoir appris la disparition de Maurice Bardèche, également âgé de 91 ans. Mabire m’a dit à mon retour de son université d’été qu’il avait reçu la dernière lettre d’Eemans, un jour après sa mort. Preuve simple, et sublime dans sa simplicité, que la lucidité et la fidélité n’ont jamais quitté notre surréaliste réprouvé, qu’il tenait son courrier à jour, soucieux de semer et de semer encore, même en terre aride, jusqu’à son dernier souffle. Il a tenu parole. Là, dans ce qui n’est qu’apparemment un détail, est son ultime grandeur. Une semaine ou deux après mon retour de Normandie, son épouse Monique m’a averti personnellement, m’a dit qu’il nous avait définitivement quittés et elle m’a aussi annoncé que Marc avait souhaité la dispersion de ses cendres dans les eaux de l’Escaut ou de la Mer du Nord. Finalement, l’autorisation a été donnée de procéder à cette cérémonie peu fréquente, au large d’Ostende. Le rendez-vous fut fixé au 25 septembre 1998. Une cinquantaine d’artistes, d’amis et d’admirateurs ont pris place à bord d’un bateau, pour accompagner Marc. Eemans dans son dernier voyage. La mer et le ciel étaient merveilleux, ce jour-là, tout en tons pastel, un bleu-gris avec scintillements argentés pour les flots, un bleu d’une douceur caressante pour le ciel. Les cendres de Marc se sont écoulées vers la mer, frôlant la coque de bois du vieux bateau de pêcheurs, requis pour cette mission funéraire. Deux bouquets ont été lancés à l’eau l’un par les mains tordues de chagrin de son épouse et l’autre par un ami, plus ferme mais aussi très ému. Un autre ami a entonné le «J’avais un Camarade», avec la forte voix et l’inébranlable conviction qu’on lui connaît depuis toujours.  Le bateau a tourné deux fois autour des bouquets, lentement, exécutant deux vastes mouvements de circonférence, permettant à chacun de se recueillir, avec toute la sérénité qu’il convenait, avec cette Gelassenheit  que nous a enseignée Heidegger. Une très belle cérémonie. Inoubliable.

 

Robert STEUCKERS.

05:00 Publié dans Hommages | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook