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vendredi, 09 février 2007

G. Faye: La Nuova Società dei Consumi

Guillaume Faye:

NSC. La Nuova Società dei Consumi


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Altheim, Spengler, Nietzsche: décadence

Altheim, Spengler, Nietzsche et la décadence, mythe de la révolution conservatrice

par Stefano ARCELLA

Dans son analyse du roman antique (Roman und Dekadenz), Franz Altheim note que cette forme très par­ticulière de la littérature antique présente une sorte de désordre stylistique, correspondant à une époque de transformation profonde de la société et de la politique. C'était une époque où s'achevait la civilisation de la polis et que s'affirmait la civilisation alexandrine, concentrée sur les grandes cités cosmopolites, dans des empires tentaculaires. D'Alexandrie à Pergame et à Rome, où disparaissaient les antiques idéaux républicains, triomphait une plèbe urbaine aux origines composites mais homogène dans son style de vie. Dans toute la Grèce, le roman s'était substitué à toutes les autres formes littéraires canoniques, telles l'épopée et la tragédie. Le roman antique s'est formé par les concours de rhétorique sophistique, dans la poésie érotique, l'historiographie, où l'on confondait tous les styles, pour les unifier ensuite dans une forme nouvelle, témoin de la désagrégation des formes anciennes mais néanmoins spécifique.

Altheim définit le roman comme une “forme ouverte”, c'est-à-dire ouverte à tous les styles mais aussi à l'expérience du divers, de l'exotique et de l'aventureux. Le site du roman n'est plus la Cité-Etat avec ses lois et sa morale inscrite dans le mythe, ni la petite communauté où se mouvait encore un Socrate, comme s'il déambulait dans le patio de sa propre habitation, mais la terre lointaine, la cité mythique de Thulé ou la mystérieuse Egypte, pays de mort et de résurrection (Isis-Osiris) ou encore l'Ethiopie, terre aimée des dieux, lieu idyllique de la réconciliation finale.

Si la thématique fixe de tous ces romans, et non seulement des Ethiopiques d'Héliodore, est l'amour entre deux jeunes gens, ceux-ci sont confrontés à des forces ennemies qui provoquent leur séparation, amor­çant de la sorte une pérégrination interminable et pénible, exprimant du reste la nouvelle réalité culturelle de la fin du monde antique, c'est-à-dire la fin d'un monde clos et basé sur l'idée de mesure, qui a égale­ment pour corollaire la création de vastes domaines dont les centres sont les cités cosmopolites surpeu­plées, parlant une koiné dérivée de toutes les races et de toutes les langues, coutumes et religions. Au sein de ces nouveaux agrégats humains, où prévaut l'élément chaotique, Altheim, en suivant ainsi les traces de Burckhardt, de Nietzsche et de Spengler, perçoit les signes d'une phase de décadence qui a caractérisé le monde grec puis le monde romain et qui revient aujourd'hui dans le monde occidental, où l'on élabore aussi des romans évoquant ce style de vie ouverte, tout à la fois cosmopolite et désagrégée.

Dans son Histoire de la religion romaine, Altheim note, à propos de Rome, comment, à partir du IIième siècle av. J.C., on a commencé à introduire dans l'Urbs des cultes d'origine orientale. Au début, ces cultes n'ont connu aucune fortune, car l'appareil d'Etat a réagi violemment, puis, à l'époque impériale, ces cultes ont trouvé un terrain fertile. Dans ces cultes, dont le prototype est essentiellement celui de Dionysos et de Bacchus, où la dignité du citoyen est foulée aux pieds, où le citoyen perd sa mens quand il entre en état de possession (les possédés étant considérés comme dementes, déments). Ces cultes tendaient à dissoudre la réalité religieuse dans des expériences purement individuelles, de caractère ex­trêmement émotionnel. En d'autres mots, ces nouvelles formes de religiosité, exactement comme le ro­man, sont le miroir d'une réalité où prévalent désormais l'individu, le pathétique, toutes formes que l'on at­tribuait à l'époque aux pôles féminins de l'existence.

Tout comme le dionysisme, le monde oriental envoie à Rome des mages et des chaldéens de toutes sortes, des sectes à mystères et des nécromanciens, qui, tous, réclament de l'aventure pour le corps et pour l'esprit, afin d'animer le nouveau type humain des grandes cités. Ce glissement du monde antique vers un bazar religieux oriental est, pour Altheim comme pour Spengler, le signe tangible d'une époque frappée par la décadence. Une décadence qui peut se définir ainsi: les expressions partielles et person­nalisées de la religiosité prennent le pas sur une religion unitaire qui, elle, pourrait se définir comme olym­pienne en Grèce et comme étatique à Rome.

Ne nous attardons pas à énumérer toutes les formes prises par cette décadence religieuse et que Spengler a repéré à l'ère moderne et dans la civilisation occidentale (où l'on voit s'achever une structure sociale hiérarchique et émerger une commercialisation générale de tous les actes humains, à la suite d'un phénomène de déracinement). Observons plutôt les réactions de tous ces “philosophes de la culture” face à ces phénomènes de décadence et à ces valeurs qu'ils projettent dans notre propre présent dilaté. Spengler comme Altheim, ainsi que d'autres figures éminentes de la culture allemande des premières dé­cennies de notre siècle (de Jünger à Benn) qui ont annoncé le déclin de l'Occident, ont été placés d'office dans ce fourre-tout fort hétérogène qu'est la “Révolution Conservatrice” et interprétés exclusivement comme des nostalgiques et de purs conservateurs réactionnaires et passéistes (cf. les analyses compi­latoires de Mosse et les écholalies “inspirées” de Jesi).

Car enfin, s'ils sont “révolutionnaires-conservateurs”, pourquoi n'avoir exploré que leurs aspects conser­vateurs? Quelles seraient alors leurs dimensions révolutionnaires? En effet, s'ils s'emploient à dénoncer systématiquement un présent dégénéré, s'ils évoquent sans cesse la désagrégation moderne, ils ne peuvent pas, s'ils en restent à ce niveau critique, résoudre le problème d'un retour à une tradition qui ne pourrait se déployer dans la réalité actuelle. Nietzsche, dans un élan de romantisme tardif a pu penser, un moment, que Wagner deviendrait le continuateur d'Eschyle; mais il s'est rapidement rétracté. Mais ni Spengler ni Altheim ne se sont posés comme les défenseurs d'une aristocratie disparue ou d'une nouvelle oligarchie faussement aristocratique. En fin de compte, constater la décadence ne constitue pas un ju­gement moral mais indique un style de vie et un retournement de la civilisation dans lequel il s'agit d'œuvrer. Dans une phase historique de ce type, il serait utopique et artificiel de vouloir revenir à l'ordre antique et de remettre sur leur trône les vieux monarques ou sur leurs autels les vieux dieux olympiens, mais d'agir dans la cohérence, en opérant des choix précis.

L'étude du passé, chez Spengler et Altheim, fascine et n'effraye pas l'érudit qui s'y consacre et fait face à une époque qui a certes perdu ses orientations mais tente néanmoins de vivre de nouvelles expériences, de créer de nouvelles formes d'expression, de rechercher de nouvelles solidarités. Tout comme l'érudit qui se penche sur le passé, celui qui explore le présent, en tant que phase de décadence, est véritable­ment hapé par l'observation de toutes ces nouvelles cristallisations et de cette curieuse simultanéité entre, d'une part, l'homogénéisation totale de la planète et, d'autre part, la désagrégation d'un type hu­main “mégalopolique”, désormais ghettoïsé à outrance dans une multiplicité de petites sphères privées, homologué dans un style de vie collectif. En ce sens, aujourd'hui plus qu'hier, écrit Altheim, le roman est à son apogée, il est simultanément le produit et l'auteur de cette phase-ci de notre civilisation.

C'est justement dans cet aspect-là du roman que nous trouvons la dimension proprement révolutionnaire de l'analyse de nos érudits que l'on a un peu trop vite catalogués comme “conservateurs”; ils appartien­nent en effet à une génération qui refuse de se reconnaître dans l'optimisme bourgeois, mais ne se réfu­gie pas pour autant dans le sentimentalisme irrationnel, dans la pure et simple évocation de symboles disparus. En termes plus directs, disons qu'un monarque est à sa place quand il s'inscrit dans un cadre traditionnel vivant, c'est-à-dire dans un style de vie traditionnel; autrement, il n'est plus qu'une caricature.

Notre époque est une époque de nouveaux mages et certainement aussi celle de nouvelles formes de re­ligiosité personnalisée, où l'on recherche de nouvelles voies de salut dans une aire où toute orientation a disparu. La solution est de se chercher soi-même dans de nouveaux styles de vie que permet notre époque, c'est-à-dire un style de présence à soi, de responsabilité propre, calqué sur l'anarchisme kantien ou nietzschéen, pour que nous retrouvions notre être propre au-delà de toute aventure et de toute méta­morphose.

Par rapport à ces valeurs de base, pour lesquelles nous existons, le mythe nietzschéen semble pouvoir répondre à cette exigence d'action révolutionnaire et conservatrice tout à la fois. Ce mythe est conserva­teur quand il évoque les exigences de notre plus lointaine antiquité, mais il est simultanément révolution­naire quand il se positionne juste en marge de notre présent et qu'il scrute le temps à venir. En d'autres mots, cette attitude se traduit par l'“éternel retour”, qui n'est finalement qu'une transposition à l'échelle cosmique de l'impératif catégorique kantien, dont nous trouvons l'écho chez Spengler quand il parle du Wartsoldat (de la sentinelle) ou dans le principe de persuasion de l'Italien Michelstaedter. Certes, ce que nous proposons là, avec ces auteurs révolutionnaires et conservateurs, sont des solutions individuelles, bien appropriées au déracinement des grandes métropoles; mais c'est précisément là que réside toute leur actualité, leur modernisme pourtant tout entier dépourvu de progressisme, leur profonde moralité dans le sens où elles s'éloignent de toutes vaines nostalgies et, enfin, leur capacité à évoluer à travers les méandres de la cité-monde, dans l'aventure quotidienne que nous devons bien vivre, pour partir sans cesse à la recherche de nous-mêmes.

Luciano ARCELLA.

(ex: Pagine Libere, n°2/1995).

 

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Revolt against the Feminists

Troy SOUTHGATE:

The Revolt Against the Feminists

The Traditional Woman According to Julius Evola

http://www.rosenoire.org/articles/against_femminism.php...

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jeudi, 08 février 2007

L'itinéraire grec: des mythes à la désincarnation

Catherine SALVISBERG:

L'itinéraire grec: du réalisme des mythes à la désincarnation par les idées

Il est d'usage, dans notre culture, d'évoquer le mo-dèle grec comme celui de la sagesse, créant dans les esprits une Grèce d'image d'Epinal; les notions de sérénité, d'équilibre et d'harmonie viennent tout na-tu-rellement à l'esprit de celui qui s'abandonne à la nostalgie de notre grand passé. Pourquoi tout natu-rellement? Sans doute parce que cette Grèce est plus aisément perçue par nos schémas et nos cadres de pensée moderne, pen-sée ordonnée, soumise à la rai-son et à la lo-gique.

Pourtant cette Grèce, certes bien réelle, est celle que l'on pourrait appeler du "deuxième mou-vement", celle qui va poser des limites et aimer le "fini"; elle est devenue notre "Grèce-réfé-rence".

Un monde sur fond de feu, d'ivresse et d'extase...

Ces limites, elles les a posées sur un monde tout autre, celui que Nietzsche définira dans La Naissance de la Tragédie  comme celui du règne de Dionysos, un monde sur fond de feu, d'ivresse et d'extase. Ce monde, générateur de la vie de notre culture, nous est beaucoup plus fermé, beaucoup plus obscur que celui de l'époque classique; il voit naître et vivre des my-thes d'une fantastique puissance dont l'évocation ne manque pas d'exercer sur bon nombre d'entre nous une espèce de fascination; c'est pourquoi il ap-paraît utile d'étudier l'aptitude de notre pensée ac-tuelle à les intégrer, voire seulement à les percevoir. Se référer aux mythes signifie plonger dans la mé-moire histo-ri-que, dans la grande mémoire, celle qui porte la sour-ce, les racines, la matrice de notre pré-sent et donc de notre futur.

Les mythes qui dominent toute notre Antiquité euro-péenne et qui, sous des formes atténuées ou même dénaturées, survivent encore au début de notre ère, ces mythes nous sont-ils accessibles ou bien sont-ils comme ces cloches fêlées qui, sous leur apparence ma-térielle intacte, ne ren-dent plus que quelques sons dérisoires et faux, sans mesure ni avec leur bel aspect extérieur ni avec la puissance de vibration qu'elles por-taient en elles.

I. La pensée par les mythes

La tentative de connaissance des mythes par l'homme moderne n'est, comme toutes ses ap-proches, qu'in-tellectuelle. Notre pensée, malgré les tentatives des ro-mantiques du siècle dernier, ne peut plus faire ap-pel qu'à la raison pour comprendre: nous sommes de-venus infirmes. C'est bien autre chose qu'il nous faudrait pour percer les profondeurs d'une culture dont la vi-talité et la force ne peuvent se réduire à une analyse cartésienne, à une compréhension. Les my-thes dans lesquels s'exprimait cette pensée, notre pau-vre raison, si sèche, n'a été capable que de les concevoir comme symboles; selon les siècles, les idéo-logies, les modes, les écoles ou les disciplines, les mythes sont devenus l'expression d'un symbo-lisme qui n'est en fait que le reflet de concepts mo-dernes: certains y ont vu l'expression d'un incons-cient collectif; d'autres ont donné aux mythes une fonction so-ciale et des gens très sérieux ont même vu en eux des éléments de lutte des classes. Il faut donc aborder l'étude de la mythologie sans trop d'illusions et savoir que nous sommes à son égard comme le vi-siteur d'un musée qui est sé-paré de l'objet de son admiration par une vitre qui lui interdit tout contact.

Pour illustrer cette tentative, prenons l'exemple d'un mythe très révélateur, un mythe profon-dément enra-ciné dans la culture grecque tout au long de son évo-lution et qui, de surcroît, pré-sente l'intérêt d'être par-tiellement passé dans notre culture: le mythe d'He-ra-klès.

Le mythe d'Heraklès

D'origine purement grecque, et plus précisé-ment do-rienne d'après des sources aussi sé-rieuses que Walter Otto ou Wilamowitz, son culte se répand rapidement tout autour de la Mé-diterranée où il s'enrichit de dieux locaux qu'il absorbe. Il va devenir une person-nalité mythologique très complexe, et son évolution dans le temps est très révélatrice du double pro-blème qui nous préoccupe: la perception du mythe et l'évo-lution de la pensée.

Ce demi-dieu, né des amours de Zeus et d'Alcmène, une mortelle, sera tout au long de sa vie terrestre poursuivi par la haine de Héra, épouse trompée de Zeus. Il lui manquera tou-jours cette partie divine, cette "partie Héra" qui l'empêchera d'être totalement un dieu. Sa vie, jalonnée d'épreuves, est célèbre pour ses douze Travaux, mais elle est bien loin d'être exem-plaire. Ce héros a des faiblesses; il commet des crimes (il tue ses trois enfants), s'abandonne toute une année aux pieds d'Omphale, la reine de Lydie, mythe flou de l'incarnation du nom-bril (omphalos) du monde. Ce demi-dieu, tour à tour puissant, fou, protecteur des faibles, gué-risseur (il est parfois asso-cié à Asklepeios), criminel, est très représentatif de la mentalité grecque pour qui la part du bien et la part du mal sont intimement liées; l'époque moderne ne con-naît que des héros totalement bons, mais chez les Grecs, si l'on ampute le mal, c'est la vie que l'on sup-prime, car elle est un tout où ce qui est bon et ce qui est mauvais sont si imbri-qués qu'ils en sont in-dissociables et nécessaires l'un à l'autre. Pas un Grec ancien n'est gêné de rendre un culte à un héros qui, outre ses quali-tés, est un ivrogne, un débauché, un infanticide. La divinité n'est donc pas perçue comme dans notre civilisation présente, où elle n'est d'ail-leurs qu'un élément religieux, mais bien comme le lien entre le monde divin et le monde sensible dans lequel elle évolue de façon très familière.

Une tradition en fait aussi une divinité chto-nienne, c'est-à-dire qu'elle l'associe au séjour des morts; mais la terre, ce séjour des morts, est en même temps la terre féconde, porteuse de fruits et de moissons; là encore coexistent le bon et le mauvais, de même que la vie et la mort.

La rationalisme moderne ne peut saisir l'essence des mythes

Les mythes de cette période nous parviennent par la poésie épique, genre qui relève de l'art, de l'histoire et de la religion, mais aussi par la connaissance des cultes. Si, comme nous ve-nons de le voir, nous ne pénétrons pas les mythes et n'en avons qu'une connaissance exté-rieure, il en va de même pour les cultes qui, peut-être plus encore que les mythes, sont pas-sés de nos jours par le tamis du rationalisme et du fonctionnalisme. Pourtant, des penseurs, pour la plu-part allemands, ont vu et dénoncé notre incapacité. Après Hölderlin, Walter Otto sera le plus brillant pourfendeur des interprétations modernes. Il cite en exemple un très vieux rite de purification qui consis-tait à promener un ou deux hommes à travers la cité, puis à les tuer hors de celle-ci et à détruire complète-ment leurs cadavres; à la suite de cet exemple, Walter Otto (1) reproduit l'interprétation moderne type qui, tout naturellement, suppose la visée pratique du rite: "après avoir absorbé tous les miasmes de la Cité, il était tué et brûlé, exactement comme on essuie une table sale avec une éponge qu'on jette ensuite" (2). Et Otto de révéler "la dispro-portion entre l'acte lui-mê-me et l'intention qu'on lui prête". Cet exemple est ca-ractéristique de l'impasse dans laquelle nous nous trouvons à percer une pensée qui se manifeste au tra-vers de mythes et de rites, que nous ne sommes ca-pables de commenter qu'avec un vocabulaire soumis à la raison, à l'esprit de causalité, à l'esprit pratique, à notre esprit "terne et désenchanté".

Mais les Grecs vont lutter contre leur nature et se protéger du fond tragique de l'existence par le rideau apollinien, la sérénité. Cette Grèce, celle, nous dit Nietzsche, de l'équilibre entre le dionysiaque et l'apollinien, celle de la tragédie, garde ses mystères comme celle de la période dite archaïque. Elle est de courte durée, 80 ans environ, et brille d'un éclat tel qu'elle ne peut longtemps se survivre. Dans le même temps, la pensée va évoluer et amorcer un tournant qui se révèlera être une véritable cassure, une pensée que nous appréhenderons beaucoup mieux car elle a ouvert la voie à la pensée moderne.

II - La pensée par les idées

Si l'on connaît la place privilégiées que Nietzsche ac-corde à la musique par rapport aux autres arts, com-me émanant directement de la source, de l'instinct vital, on ne s'étonnera pas des violentes cri-tiques que le philosophe alle-mand proférera à l'égard de Socra-te, "l'homme qui ne sait pas chan-ter".

Socrate va privilégier la conscience et la lucidité par rapport à l'instinct. Il est l'homme non mystique; Nietzsche dira "l'homme théorique". En effet, Socrate, le premier, va se permettre d'envisager les my-thes, de les concevoir autre-ment que dans la pen-sée traditionnelle. Le mythe, de charnel et complexe, va pivoter vers la simplification et l'abstraction. Plus en-core, c'est l'amorce d'une rationalisation, d'une ex-plication. Dans le Phèdre de Platon, un dialogue en-tre Phèdre et Socrate est très révélateur de l'état d'esprit de ce dernier. Evoquant le mythe dans lequel Orythye est enlevée par Borée, Phèdre interroge: "Mais dis-moi, Socrate, crois-tu que cette aventure mythologique soit réelle-ment arrivée?". Et Socrate ré-pond: "Mais si j'en doutais, comme les sages, il n'y aurait pas lieu de s'en étonner". Socrate explique avec des ar-guments rationnels que le souffle de Borée (le vent) a occasionné la chute d'Orythye qui en est morte. Voilà peut-être le premier argument ra-tionnel destiné à se substituer à un élément my-thologique. On le voit ici, cette pensée est très moderne et très ac-cessible à notre compréhension. Socrate et Platon vont donc faire évoluer les mythes, et de la connaissance instinctive, on glisse à la connaissance ration-nelle. On n'accepte plus le sens mystique du monde qui va être dévoré par la logique.

Les mythes n'en sont pas pour autant abandon-nés: ils vont évoluer, à la fois dans la manière dont ils vont être perçus et dans leur forme propre.

Il est temps ici de reprendre le mythe d'Héraklès que nous avons laissé dans la première partie de cet ex-posé, dans toute la force et la puissance ambigües d'un être mi-divin, mi-humain, avec sa force surhu-maine, ses débauches et ses pas-sions démesurées. Après Sophocle qui, dans Les Trachiniennes,  en fait un être brutal et sans finesse, Héraklès ne va cesser d'évoluer vers un idéal. La période hellénistique le montrera comme une divinité civilisatrice dont les tra-vaux seront des épreuves d'utilité publique; il de-vient un bienfaiteur de l'humanité au service du bien. Les philosophes (cyniques et stoïciens) vont vanter le caractère hautement moral de l'acceptation volontaire des souffrances qui ja-lonnent sa vie: il accepte libre-ment le sacrifice; il se dévoue pour l'humanité. Son nom est invo-qué dans les situations difficiles et il de-vient un "sauveur". Très grec mais très populaire, il passera à Rome où, devenu Hercule, il subira la mê-me épuration qu'en Grèce. Cet Hercule idéa-lisé n'au-ra pas de mal à survivre partiellement dans le personnage d'un autre demi-dieu, puri-ficateur de la terre et sauveur du genre humain, le Christ (3).

La rationalisation est
le prélude de la moralisation

Toutefois le mythe purifié se désincarne de plus en plus et chemine vers l'idéalisation, l'abstraction. En s'éloignant du monde, les di-vinités, dieux et héros, deviennent des idées, des concepts, des absolus. Ce faisant, ils se moralisent et la moralisation nous ap-pa-raît comme l'inévitable corollaire de l'absolu. Pla-ton va rejeter le côté humain et refuser ce qu'il ap-pellera "des mensonges de poètes", et les dieux, peu à peu, se tiendront sagement sur l'Olympe, dans une vertu exemplaire invitant à l'imitation autant qu'à l'ennui.

En invoquant le monde des idées, Platon a ou-vert la porte à un monde où le Bien et le Mal se combattent: le mal est le monde de l'instinct, de l'irrationnel, symbolisé chez Platon par le che-val noir; le bien est le monde de la volonté, de la tempérance, symbolisé par le cheval blanc; les deux chevaux sont conduits par le cocher: la rai-son. Ce char symbolise l'âme humaine qui, on le voit, hiérarchise ses deux composantes. L'instinct dès lors ne cessera d'être méprisé, la raison glorifiée. Le mythe en mourra, ce magnifique lien que les hommes avaient tissé pour relier leurs dieux à la condition humaine, au monde sensible; ce lien est désormais rompu, à jamais sacrifié par quelques hommes fiers d'être moins naïfs, sur l'autel de ce que Hei-degger appelle avec bonheur "la pensée calcu-lante".

Il faut abandonner l'espoir de renouer avec les mythes fondateurs, sous leur forme originelle. Cette entreprise conduirait tout au plus à une folklorisation analogue à celle que nous voyons fleurir sur les pla-ces des villages, où, à l'instigation des syndicats d'ini-tiative, bourrées et sardanes alternent tristement avec les majo-rettes.

Pourtant nous savons que les civilisations sont mor-telles; la nôtre, parce qu'elle s'appuie sur la tech-nique, est plus fragile qu'une autre. Un jour, nous aurons besoin de nous souvenir, nous devrons faire appel à cette mémoire pro-fonde afin que, du chaos, resurgisse la vie qui naît de l'éternel retour. Les vieux mythes seront transformés, donneront naissance à d'autres, grâce à la bienveillance de celle à qui nous n'aurons jamais cessé de rendre un culte: Mnémo-syne, déesse de la mémoire et mère des Muses. Alors nous nous réapproprions la créa-tion, la poésie, que les hommes de notre sang n'auraient jamais dû dé-laisser, abandonnant aux peuples qui n'ont jamais pu créer, les méfaits d'une raison spéculative qui ne nous a que trop contaminés. Avec la force des dé-buts, nous for-gerons de nouveaux mythes pour de nou-veaux printemps.

Catherine SALVISBERG.
 

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Trois livres sur les relations germano-soviétiques

Luc NANNENS:

Trois livres sur les relations germano-soviétiques de 1918 à 1944

La problématique complexe des relations ger-mano-soviétiques revient sur le tapis en Alle-magne Fédérale depuis quelque temps. Trois livres se sont penchés sur la question récem-ment, illustrant leurs propos de textes officiels ou émanant de personnalités poli-tiques. Pour connaître l'arrière-plan de l'accord Rib-bentrop-Molotov, l'historien britannique Gordon Lang, dans le premier volume de son ouvrage (le se-cond volume n'est pas encore paru),

²... Die Polen verprügelnŠ³. Sowjetische Kriegstreibereien bei der deutschen Führung 1920 bis 1941, 1. Teilband, 1914 bis 1937, Askania-Weißbuchreihe, Lindhorst, 1988, 175 S., DM 24,50,

retrace toute l'histoire des rapprochements entre l'Allemagne et l'URSS, isolée sur la scène diploma-tique, contre les puissances bénéfi-ciaires du Traité de Versailles et contre l'Etat polonais né en 1919 et hos-tile à tous ses voi-sins. L'enquête de Gordon Lang est minutieuse et, en tant que Britannique, il se réfère aux ju-gements sévères que portait David Lloyd George sur la création de l'Etat polonais. Lloyd George, en effet, écrivait: "La proposition de la Commission po-lonaise, de placer 2.100.000 Allemands sous la do-mination d'un peuple qui, jamais dans l'histoire, n'avait démontré la ca-pacité de se gouverner soi-même, doit néces-sairement déboucher tôt ou tard sur une nou-velle guerre en Europe orientale". Le Premier Ministre gallois n'a pas été écouté. John May-nard Keynes, qui quitta la table de négociation en guise de protestation, n'eut pas davantage l'oreille des Français qui voulaient à tout prix installer un Etat ami sur les rives de la Vistule. Notable exception, le Maréchal Foch dit avec sagesse: "Ce n'est pas une paix. C'est un ar-mistice qui durera vingt ans".

Ni les Soviétiques, exclus de Versailles et virtuelle-ment en guerre avec le monde entier, ni les Alle-mands, punis avec la sévérité extrême que l'on sait, ne pouvaient accepter les condi-tions du Traité. Leurs intérêts devaient donc immanquablement se rencon-trer. En Alle-magne, les troupes gouvernementales et les Corps Francs matent les insurrections rouges, tandis que Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg sont assassinés. D'autres chefs rouges, en re-vanche, furent courtisés par le gouvernement anti-bolchévique, dont Radek, emprisonné à Berlin-Moabit puis trans-féré en résidence sur-veillée, et Viktor Kopp, venu de Moscou pour suggérer au Directeur du Département de l'Est du Ministère des Affaires Etrangères alle-mand, le baron Adolf Georg Otto von Maltzan, de jeter les bases d'une coopération entre l'Armée Rouge et la Reichswehr pour lutter contre la Pologne. Malt-zan écrivit, immédiatement après l'entrevue, un mé-morandum qui stipulait en substance que, vu l'échec des négociations à Copenhague entre Britanniques et Soviétiques, Lénine voulait éliminer la Pologne, pion des Occidentaux, afin de faire fléchir Londres. Pour réaliser cet objectif, il fallait combiner une en-tente entre Russes et Allemands. Maltzan ex-plique que l'Allemagne ne marchera jamais avec les Français pour sauver la Pologne, que la Reichswehr, réduite à 100.000 hommes, suffi-sait à peine pour maintenir l'ordre intérieur, et que des relations avec l'URSS s'avèrraient illu-soires tant que la propagande bolché-vique vitu-pérait contre le gouvernement de Berlin et créer des désordres dans la rue. Kopp promit de mettre en frein à cette propagande et suggéra les bases d'un accord commercial, mettant dans la balance l'or russe à échanger contre des locomotives et des ma-chines-outils allemandes.

L'objectif soviétique: renforcer l'industrie allemande et faire vaciller l'Empire Britannique

Au cours des mois qui suivirent, il apparut clai-rement que l'objectif des Soviétiques était de renforcer l'industrie allemande, de façon à s'en servir comme "magasin" pour moderniser la Russie, dont l'objectif politique n'était pas, pour l'instant, de porter la révo-lution mondiale en Europe, mais de jeter son dévolu sur l'Asie, l'Asie Mineure, la Perse et l'Afghanistan et de susciter des troubles en Egypte et aux Indes, afin de faire vaciller l'Empire britannique. En juillet 1920, Kopp revient à la charge et fait sa-voir que l'URSS souhaite le retour à l'Allemagne du Corridor de Dantzig, afin de faciliter les communications com-merciales entre le Reich et la Russie, via la Poméranie et la Prusse Orientale. L'aile gauche du parti socia-liste polonais reçut l'ordre de Moscou de ré-clamer le retour aux frontières de 1914, réduisant la Pologne à la pro-vince russe qu'elle avait été de 1815 à 1918. L'objectif des Allemands, surtout de l'état-major du Général von Seeckt, et des Soviétiques était de contourner tout éventuel blocus britannique et de bri-ser la vo-lonté française de balkaniser l'Europe cen-trale. L'élimination militaire de la Pologne et l'entente germano-russe pèseraient d'un tel poids que jamais les armées françaises ex-sangues n'oseraient entrer en Allemagne puisqu'un tel geste serait voué à un cuisant échec. Seeckt, avec son armée insignifiante, devait menacer habilement les Français tout en ne les provoquant pas trop, de façon à ce qu'ils ne déclenchent pas une guerre d'encerclement avant que les Russes ne puissent intervenir.

L'analyse était juste mais, sur le terrain, l'Armée Rouge est battue par les Polonais et par la stratégie de Weygand, dépêché dare-dare à Varsovie. Cet échec soviétique, assorti d'énormes compensations territo-riales au béné-fice de la Pologne (Traité de Riga, 18 mars 1921), n'empêcha pas la collaboration secrète avec la Reichswehr: toutes les armes interdites à l'Allemagne par les clauses du Traité de Ver-sailles, comme les avions, les bombes, les blin-dés de combat et de reconnaissance, l'artillerie lourde, les gaz de combat, les canons anti-aé-riens, etc. furent cons-truites et testées en Russie dans des bases se-crètes. Gordon Lang consacre un très long chapitre sur la collaboration ger-mano-russe partant de l'accord Ra-thenau-Tchit-chérine (1922), avec pour toile de fond l'occupation de la Ruhr (1923) et l'affaire Schlageter, le Pacte de Locarno (1925), le refus de la part de la SPD de réviser les clauses de Versailles, l'éviction de Trotski et l'avènement de Staline (1927), l'accession de Hindenburg à la Présidence du Reich (1927), la montée du national-socialisme.

Staline donne l'ordre au KPD de collaborer
avec la NSDAP

La politique de Staline était de créer le socia-lisme dans un seul pays et de transformer l'URSS en un "croiseur cuirassé", en lutte contre les impérialismes. Pour parvenir à cet objectif, il fallait industrialiser à outrance un pays essentiellement agricole. On sait à quelles tragédies cette volonté à conduit pour le pay-sannat slave et les koulaks. L'Allemagne, elle, s'est partiellement sauvée du marasme grâce à cette volonté politique: dès l'arrivée de Staline au pouvoir, les échanges économiques entre les deux pays quintu-plent. Les machines quittent les usines allemandes pour la Russie nouvelle et, en échange, les Sovié-tiques, livrent du pé-trole, des minerais et des céréales.

Quand le parti de Hitler prend de l'ampleur et obtient le soutien de la droite (de la "Deutsch-Nationale Volkspartei",  en abrégé DNVP), les communistes allemands visent la création d'un front commun avec la SPD, un parti modéré dont la ligne globale avait été d'accepter bon gré mal gré les réparations. L'ordre de Moscou, formulé par Staline lui-même, exigeait une po-litique diamétralement opposée: marcher avec la NSDAP contre les modérés qui acceptaient Versailles! Dans l'optique de Staline, un pou-voir socialo-communiste dans le Reich aurait affaibli l'industrie alle-mande, réservoir de machines pour la Russie nou-velle, et aurait donc en conséquence diminuer la puis-sance mon-tante de Moscou. Les communistes alle-mands reçurent l'ordre précis de ne rien entreprendre d'aventureux contre la droite, contre les nazis ou contre la Reichswehr, de façon à ce que la collabora-tion germano-russe puisse créer un front anti-occi-dental et anti-impérialiste.

Le 1 juin 1932, le nouveau gouvernement von Papen place le Général von Schleicher à la tête du Ministère de la Reichswehr en remplace-ment du Général Groe-ner, fidèle exécutant de la doctrine de von Seeckt. Moscou ordonne aussitôt aux communistes allemands de com-battre les sociaux-démocrates et de les présen-ter à leurs ouailles comme les ennemis princi-paux de la classe ouvrière. Pas question donc d'assigner ce rôle négatif aux nationaux-socialistes. Le chef du Komintern, Dimitri Ma-nouilski, explique que, dialectiquement, la NSDAP est à l'avant-garde de la dicta-ture du prolétariat tandis que les sociaux-démocrates trompent les masses en agitant l'épouvantail anti-fas-ciste. Pendant la campagne électorale, la KPD et la NSDAP militent pour une abrogation pure et simple de toutes les clauses de Ver-sailles et rejettent toutes les formes de répara-tions. La SPD, elle, ne veut pas de révision du Traité et perd sa crédibilité auprès des millions de chômeurs allemands.

La Reichswehr aurait été incapable de mater un putsch conjoint des nazis
et des communistes

Aux élections du 6 novembre 1932, malgré le recul des nationaux-socialistes, l'ambassadeur soviétique Khintchouk réitère les ordres de Moscou aux communistes allemands car "Hitler ouvre la voie à une Allemagne soviéti-sée". Communistes et Nationaux-Socialistes organisent de concert une grève des trans-ports en commun à Berlin, qui connaît un franc suc-cès. Schleicher est inquiet: il met les circons-criptions militaires en alerte et simule des man¦uvres pour sa-voir si la Reichswehr serait capable de briser un putsch perpétré de concert par les communistes et les nazis. Le rapport fi-nal qui lui est transmis le 2 dé-cembre 1932 est alarmant: l'armée serait incapable de faire face à un putsch unissant les deux partis "extrémistes". Ne disposant que de 100.000 hom-mes, elle est en infériorité numérique de-vant les 130.000 militants du Kampfbund communiste, ren-forcés par les 30.000 adoles-cents de l'organisation de jeunesse, et des 400.000 SA et HJ de la NSDAP. De plus, la réussite du mouvement de grève conjoint dans les transports publics berlinois a démontré que les putschistes éventuels pourraient paralyser les chemins de fer, empêchant tout mouvement de troupes vers les centres insurrectionnels. Schleicher est dès lors obligé, pour sauver la République de Weimar aux abois, de faire des concessions aux Al-liés pour que ceux-ci per-mettent à la Reichswehr de disposer de 300.000 hommes lors de la Conférence de Genève prévue pour 1933.

Poussé dans le dos par le Komintern, la KPD entonne des refrains aussi patriotiques que les nationaux. Le Komintern proclame le 10 jan-vier 1933: "Il faut com-battre sans merci les oppresseurs de la nation; il faut lutter contre l'occupation de la Sarre, l'oppression des Alsa-ciens et des Lorrains, contrer la politique ra-pace de l'impérialisme polonais à Dantzig, lut-ter contre l'oppression des Allemands en Haute-Silésie, en Po-mérélie et au Tyrol du Sud, contre la mise en escla-vage des peuples et des minorités ethniques en Tchécoslovaquie, contre la perte de ses droits par le peuple autrichien". Mais Moscou continue à faire davantage confiance à la NSDAP. Le 22 janvier 1933, les hitlé-riens projettent une manifestation provo-catrice devant le quartier général communiste de Berlin. Les Sovié-tiques donnent l'ordre à leurs coreligionnaires berli-nois de ne pas s'y opposer. Après la prise du pouvoir par Hitler, l'immeuble sera perquisitionné et la police y trouvera des "preuves" d'un projet de putsch com-muniste. Le Reichstag brûle le 27 février, apparem-ment par l'action d'un communiste hollandais, Mari-nus van der Lubbe. La KPD est interdite. A Moscou, les milieux gouverne-mentaux restent calmes et choi-sissent l'attentisme: il faut sauver les relations privilé-giées entre l'URSS et l'Allemagne et ne pas les gâ-cher par une propagande anti-nazie irréflé-chie.

Litvinov, Hitler
et Rosenberg

Les Soviétiques refuseront de tenir compte des dé-clamations anti-communistes des dirigeants nazis. Litvinov avertit cependant Dirksen, am-bassadeur du Reich à Moscou, que cette bien-veillance cessera si l'Allemagne tente un rapprochement avec la France, comme l'avaient fait les sociaux-démocrates de Stre-semann et vraisemblablement le Général Schleicher. Lit-vinov déclare que le gouvernement soviétique n'a pas l'intention de changer sa politique à l'égard de l'Allemagne mais fera tout pour em-pêcher une alliance germano-française. En échange, Litvinov promet de ne pas s'allier avec la France et de ne pas réitérer la politique d'encerclement de l'Entente avant 1914, l'URSS n'ayant pas intérêt à reconnaître les clauses du Traité de Versailles et l'existence de l'Etat polo-nais. Le 29 avril 1933, Hitler reçoit Khintchouk en présence du Baron Konstantin von Neurath, et pro-met de ne pas s'occuper des affaires inté-rieures russes à la condition expresse que les Soviétiques n'interviennent pas dans les affaires intérieures alle-mandes (en clair: cessent de soutenir les communistes allemands).

Pendant les premières années du régime hitlé-rien, les relations germano-russes sont donc restées positives avec toutefois une seule petite ombre au tableau: les activités d'Alfred Rosen-berg, chef du bureau des af-faires étrangères de la NSDAP et rédacteur-en-chef de son organe de presse, le Völkischer Beobachter. Né dans les pays baltes, ayant étudié à Moscou, Rosenberg haïssait le communisme soviétique. Il rê-vait d'une balkanisation de l'URSS et notam-ment d'une Ukraine indépendante. Hitler ne le nomma pas Ministre des Affaires Etrangères du Reich, ce qui soula-gea les Soviétiques. Des en-voyés spéciaux laissaient sous-entendre régu-lièrement que si Rosenberg deve-nait Ministre des Affaires Etrangères, les Soviétiques pour-raient être amenés à reconduire leur alliance avec la France. La tragédie de la "Nuit des longs cou-teaux", au cours de laquelle Schlei-cher est éliminé, satisfait Staline qui voyaient dans les victimes des instruments d'une poli-tique d'alliance avec la France (donc avec la Pologne).

Démontant le système de Versailles pièce par pièce, Hitler rapatrie les usines d'armement dis-séminées en Russie. Les installations de Kama et de Tomka, où furent élaborés les premiers chars allemands et la tac-tique offensive de l'arme blindée, sont démantelées et recons-truites en Allemagne. Ensuite, c'est au tour du centre aérien de Vivoupal, matrice de la future Luft-waffe. Les usines avaient bien servi le Reich et l'URSS; les deux puissances avaient pu moderniser leurs armées à outrance. Dans l'Armée Rouge et la nouvelle Wehrmacht, on retrouvera les mêmes armes modernes, supé-rieures à celles de tous leurs adver-saires.

L'élimination de Toukhatchevski

Hitler, en annulant les effets de l'article 198 du Traité de Versailles, se rendait parfaitement compte que la Reichswehr avait créé l'Armée Rouge de Staline. Comment ôter aux Sovié-tiques l'atout que les rela-tions privilégiées entre les deux armées leur avaient octroyés? Gordon Lang décrit le rôle de Heydrich: celui-ci avait pu observer les purges contre les trots-kistes et constater avec quelle rage paranoïaque Sta-line poursuivait et éliminait ses adversaires. Soup-çonneux à l'extrême, le dictateur géorgien pre-nait as-sez aisément pour argent comptant les bruits de com-plot, vrais ou imaginaires. Hey-drich en conclut qu'il suffisait de faire courir la rumeur que le Maréchal Toukhatchevski com-plotait contre Staline. Or une vieille haine cou-vait entre les deux hommes. Lors de l'offensive soviétique contre la Pologne en 1920, Toukhat-chevski marcha victorieusement sur Varsovie et donna l'ordre au deuxième corps d'armée sovié-tique, commandé par Vorochilov et Boudienny, de faire mouvement vers la capitale polonaise et de prendre en tenaille leur adversaire. Voro-chilov et Boudienny, sous l'impulsion de Sta-line, alors commissaire politique aux armées, refusèrent de suivre cet ordre et marchèrent sur Lemberg, capitale de la Gali-cie. Weygand, commandant en chef des troupes po-lonaises, s'engouffra dans la brèche et battit tour à tour les armées de Toukhatchevski et de Vorochi-lov, Boudienny et Staline. Toukhatchevski n'avait jamais raté l'occasion de rappeler cette gaffe monumentale de Staline. En fabriquant de faux documents accablants pour le Maréchal, Heydrich savait que Staline saute-rait sur l'occasion pour éliminer ce témoin génant de sa faute politique majeure. L'élimination de l'état-major soviétique réduisit l'Armée Rouge à l'im-puissance pendant plusieurs années. Parmi les res-capés des purges: Vorochilov et Bou-dienny...

Si Staline était indubitablement germanophile, Tou-khatchevski, contrairement à la plupart des trotskistes épurés ou dissidents, l'était aussi. Lang reproduit un document intéressant de 1935: les notes prises lors de l'entrée en fonc-tion du nouvel attaché militaire alle-mand en URSS, le Général Ernst-August Köstring. Ces notes révèlent la volonté de Toukhatchevski de s'en tenir aux principes de von Seeckt. En 1936, Toukhatchevski conseille au Ministre des Af-faires Etrangères roumain, Nikolae Titulescu de ne pas lier le destin de la Roumanie à la France et à la Grande-Bretagne, Etats vieux et usés, mais à l'Allemagne, Etat jeune et dynamique. Pourquoi Heydrich a-t-il contribué à liquider un militaire compétent, ami de son pays? Parce que la germanophilie de Toukhat-chevski n'était pas inconditionnelle, vu le pacte Anti-Komin-tern: le Maréchal avait organisé des ma-n¦uvres et des Kriegspiele,  dans lesquels l'Al-le-magne envahissait l'URSS et l'Armée Rouge orga-nisait la défense du territoire. Ce fait dément les ac-cusations d'espionnage au profit de l'Allemagne. Est-ce l'encouragement aux Rou-mains à s'aligner avec l'Allemagne qui a servi d'alibi aux épurateurs sta-liniens? En effet, une Rou-ma-nie sans garantie al-lemande aurait été une proie facile pour l'URSS qui voulait récupérer la Bessarabie...

Le premier volume du livre de Gordon Lang s'arrête sur l'épisode de l'élimination de Tou-khatchevski. Un autre historien, Karl Höffkes, dans

Deutsch-sowjetische Geheimverbindungen. Unveröffentliche diplomatische Depeschen zwischen Berlin und Moskau im Vorfeld des Zweiten Weltkriegs, Grabert Verlag, Tübingen, 1988, 298 S., DM 38,

présente tous les documents relatifs au pacte ger-mano-soviétique, signé le 23 août 1939.

Höffkes classe les documents par ordre chronolo-gique, ce qui permet de suivre l'évolution des événe-ments qui ont conduit au partage de la Pologne en septembre 1939. Il si-gnale aussi que, vu la participa-tion militaire ac-tive des Soviétiques au démembrement de la Pologne, à l'occupation des Pays Baltes et de la Bessarabie/Bukovine entre le 17 septembre 1939 et le 22 juin 1941, la culpabilité alle-man-de dans le déclen-chement de la seconde guerre mondiale ne saurait être exclusive, indé-pen-damment des raisons qui ont poussé les deux puissances à agir. Officiellement, les So-vié-ti-ques prétendent être rentrés en Pologne parce que l'Etat polonais avait cessé d'exister et que leur devoir était de protéger les populations ukrainiennes et biélorusses de Volhynie et de Galicie. Les Alliés avaient déclaré la guerre à l'Allemagne le 3 septembre 1939 mais ne feront pas de même pour la Russie après le 17 sep-tembre. Dans la Pravda  du 29 no-vembre 1939, Staline lui-même justifie ses positions:
1. Ce n'est pas l'Allemagne qui a attaqué la France et l'Angleterre, mais ce sont la France et l'Angleterre qui ont attaqué l'Allemagne et ont donc pris sur elles la responsabilité de la guerre actuelle.
2. Après le déclenchement des hostilités, l'Allemagne a fait des propositions de paix à la France et à l'Angleterre et l'Union Soviétique a ouvertement soutenu ces propositions alle-man-des, parce qu'elle a cru et croit toujours qu'une fin rapide de la guerre améliorerait ra-dicale-ment le sort de tous les pays et de tous les peuples.
3. Les castes dominantes de France et d'Angle-terre ont rejeté de façon blessante les propo-sitions de paix allemandes et les efforts de l'U-nion Soviétique en vue de mettre rapidement fin à la guerre. Voilà les faits.

Les "protocoles secrets", niés par les Soviétiques

En annexe au texte officiel du Pacte germano-sovié-tique existaient des "protocoles secrets supplémen-taires", où les intentions les plus of-fensives des deux partenaires transparaissaient très clairement. Ces pro-tocoles n'ont pu être évoqués lors du Procès de Nu-remberg en 1946. L'avocat de Hess, le Dr. Seidl, re-çut l'inter-diction de lire le texte, sous pression du pro-cureur soviétique Rudenko. L'hebdomadaire lon-donien The Economist  s'insurgera contre cette attein-te aux droits de la défense, si fla-grante puis-que la te-neur des "protocoles secrets supplé-mentaires" avait pu être vérifiée dans les faits.

Dans les documents consignés dans le livre de Höffkes, nous avons repéré beaucoup de détails inté-ressants. Ainsi, dans le texte du protocole des conver-sations entre le Dr. Schnurre et le chargé d'affaires soviétique Astakhov, daté du 17 mai 1939, on ap-prend que l'Union Sovié-tique souhaitait que les accords commerciaux entre la Tchécoslovaquie et l'URSS demeurent tels quels sous le protectorat alle-mand, instauré après la disparition de la République tchécoslo-vaque. Il suffisait, disait Astakhov, de les re-conduire purement et simplement. L'élimination de la Tchécoslovaquie ne créait aucun problème entre le Reich et l'URSS (cf. Höffkes, doc. n°5).

Dans un rapport envoyé par l'ambassadeur al-lemand à Moscou, von der Schulenburg, au Se-crétaire d'Etat aux Affaires Etrangères von Weizsaecker (père de l'actuel Président de la RFA), daté du 22 mai 1939, on apprend les difficultés que rencontrent les Alliés à Moscou pour créer un gigantesque front anti-fasciste englobant l'URSS. Les Anglais hésitent à ga-rantir les frontières de l'URSS, de peur de pous-ser complète-ment les Japonais dans les bras des Allemands (doc. n°8).

Le document n°15, consistant en un rapport du sous-secrétaire Dr. Woermann à propos de ses conversa-tions avec l'envoyé bulgare Draganoff, daté du 15 juin 1939, nous apprend le rôle que joua ce diplomate bulgare dans la gestation du Pacte du 23 août. Draga-noff connaissait per-sonnellement Astakhov, lequel lui avait dit que l'URSS était sollicitée par deux straté-gies: l'une postulait l'alliance avec la France et l'Angle-terre, l'autre l'alliance avec l'Allemagne, indé-pendamment des idéologies communiste et na-tionale-socialiste. L'URSS choisirait l'Allema-gne sans hésiter si l'Allemagne décla-rait offi-ciellement qu'elle n'atta-querait pas la Russie ou si elle signait avec l'URSS un pacte de non-agression.

Pour les Soviétiques, l'URSS et le Reich s'opposent aux démocraties capitalistes

Le document n°24, un rapport de Schnurre sur ses conversations avec Astakhov et Babarine (Directeur de la représentation commerciale so-viétique à Berlin), témoigne des intentions so-viétiques à la date du 27 juillet 1939. Les Soviétiques souhaitent une reprise des relations économiques, politiques et culturelles avec le Reich. La presse des deux pays doit modérer ses propos, suggèrent les deux diplomates sovié-tiques, et ne pas publier d'articles offensants contre l'autre. L'Allemagne, l'Italie et l'URSS ont une chose en commun, malgré toutes les di-vergences idéolo-giques: l'hostilité aux démocraties capitalistes. De ce fait, l'URSS ne peut s'aligner sur les démocraties oc-cidentales. Asta-khov signale, rapporte Schnurre, que des pro-blèmes peuvent surgir du fait que l'Allemagne comme l'URSS considèrent que les Pays Baltes, la Finlande et la Roumanie appartiennent à leur sphère d'influence. Il peut ainsi apparaître que l'Allemagne cherche à utiliser ces petites puis-sances contre l'URSS, comme avait cherché à le faire la France, en créant le "cordon sanitaire" après Versailles.

Et Astakhov poursuit: l'Angleterre ne peut rien offrir de concret à la Russie; l'alliance germano-japonaise n'est pas dirigée contre la Russie; la question polo-naise, avec le corridor de Dantzig, finira par être ré-solue au bénéfice du Reich. Une inquiétude point tout de même chez Asta-khov: l'Allemagne hitlérienne se considère-t-elle comme l'héritière de l'Autriche en Eu-rope orientale, en d'autres mots, cherche-t-elle à in-clure dans sa sphère d'influence les pays gali-ciens et ukrainiens soumis jadis à la Double Monarchie austro-hongroise? L'objet du rapport de Schnurre contribua à dissiper des malenten-dus. Aujourd'hui, il nous ren-seigne admirable-ment non seulement sur les intentions sovié-tiques de l'été 1939 mais aussi sur les intérêts éternels de la Russie en Europe Orientale.

Le document n°28, un câble de Schulenburg au Mi-nistère des Affaires Etrangères (3 août 1939), révèle quelques réticences de Molotov: le pacte Anti-Ko-mintern n'est pas une simple façade comme on tente depuis quelques se-maines de le faire accroire tant du côté sovié-tique que du côté allemand. En effet, ce pacte a soutenu les projets agressifs du Japon à l'égard de l'URSS  ‹le Japon venait d'être battu aux confins de la Mandchourie par les troupes de Jou-kov‹  et l'Allemagne a appuyé le Japon, tout en re-fusant de participer à des conférences internationales si l'URSS y participait aussi, l'exemple le plus fla-grant étant Munich. Schu-lenburg rétorqua que l'URSS, en signant un traité avec la France en 1935, s'est laissée en-traîner dans des menées anti-alle-mandes et qu'en conséquence l'Allemagne a dû révi-ser certaines de ses positions, au départ russophiles.

Les positions de Ribbentrop et d'Oshima, ambas-sadeur du
Japon à Berlin

Le document n°33, un télégramme de von Rib-bentrop à Schulenburg daté du 14 août 1939, nous indique la position du Ministre des Af-faires Etrangères du Reich. Il n'y a pas de conflit d'intérêts entre l'URSS et le Reich sur la ligne reliant la Baltique à la Mer Noire; les di-vergences de vue dues aux idéologies ont certes engendré la méfiance réciproque, mais ce bal-last doit être progressivement éliminé car il ap-paraît de plus en plus évident, sur la scène in-ternationale, que les démocraties occidentales capitalistes sont égale-ment ennemies de l'Alle-magne nationale-socialiste et de la Russie stali-nienne. Si la Russie et l'Allemagne s'entre-dé-chirent, ce sera dans l'intérêt des démocra-ties occidentales: voilà ce qu'il faut éviter. Les me-nées bellicistes de l'Angleterre postulent un rè-glement ra-pide du contentieux germano-sovié-tique. Dans ce même télégramme, Ribbentrop suggère une visite per-sonnelle à Moscou.

Le document n°48, daté du 22 août 1939, la veille de la signature du Pacte, rend compte d'une conversation téléphonique entre Ribben-trop et l'ambassadeur du Japon, Oshima, sur les projets allemands et sovié-tiques. Outre que l'apparent changement d'attitude des Allemands risquait de choquer quelques milieux japonais, l'ambassadeur nippon émettait une seule réti-cence: l'URSS, rassurée en Europe, renforcerait sans doute son front extrême-oriental et rallu-merait le conflit sino-japonais pour en tirer toutes sortes de pro-fits. Quoi qu'il en soit, l'évolution dans cette di-rection était prévisible et comme le Japon ne souhaite pas réanimer le conflit qui venait de l'opposer à l'URSS, l'ambassadeur nippon rassure Ribbentrop: la position du Japon ne changera pas. L'ennemi n°1 du Japon comme de l'Allemagne était dé-sormais l'Angleterre: il fallait donc que les deux puissances du Pacte Anti-Komintern normali-sent leurs relations avec Moscou.

Les conversations entre Staline, Ribbentrop
et Molotov

Le document n°51 est mieux connu et consiste en un rapport du sous-secrétaire Hencke sur les conversa-tions entre Ribbentrop, Staline et Mo-lotov dans la nuit du 23 au 24 août 1939. Les trois hommes d'Etat pas-sèrent en revue l'état du monde. L'Allemagne offrait sa médiation pour aplanir les différends entre l'URSS et le Japon. Staline critiquait l'annexion de l'Albanie par l'Italie et craignait que Mussolini ne s'attaque à la Grèce. Ribbentrop répondit que Mussolini se félicitait du rapprochement entre Russes et Al-lemands. L'Allemagne souhaitait de bonnes re-lations avec la Turquie mais celle-ci avait ré-pondu en adhérant à la coalition anti-allemande, sans en informer le gouver-nement du Reich. Tous se plaignaient de l'attitude turque et évo-quaient les sommes d'argent versées par l'An-gleterre pour la propagande anti-allemande en Turquie. Quant à l'Angleterre, Ribbentrop se rendait compte qu'elle cherchait à troubler le rapprochement germano-russe et Staline consta-tait la faiblesse numé-rique de l'armée an-glaise, le tassement en importance de sa flotte et son manque d'aviateurs patentés. Mais Staline ajou-tait que malgré ses faiblesses, l'Angleterre pour-rait mener la guerre avec ruse et tenacité. Sta-line demanda à Ribbentrop ce qu'il pensait de l'armée française, très importante numéri-quement sur le pa-pier; l'Allemand répondit que les classes de recrues dans le Reich s'élevaient à une moyenne de 300.000 hommes, alors qu'el-les n'étaient que de quelque 150.000 hommes en France, vu le recul démogra-phique du pays. La ligne Siegfried (Westwall)  était cinq fois plus puissante que la ligne Maginot et, par con-séquent, toute attaque française contre l'Allema-gne serait vouée à l'échec.

Le document n°53 reproduit les fameux "pro-tocoles secrets supplémentaires", signés par Ribbentrop et Molotov, où Russes et Alle-mands se partagent l'Eu-rope Orientale en zones d'in-fluence (cf. la carte qui illustre cet article). Rappelons que le point 3 men-tionne l'intérêt soviétique pour la Bessarabie attribuée en 1918 à la Roumanie. L'Allemagne déclare se dés-intéresser de cette région.

L'avis de Mussolini

Le document n°55 est une lettre de Hitler adres-sée à Mussolini et datée du 25 août 1939. Hitler demande l'avis de Mussolini sur la situation nouvelle.
Le document n°56 reproduit la réponse du Duce, en-voyée le jour même. En voici le contenu intégral: "Führer, je réponds à votre lettre que vient de me remettre à l'instant l'ambassadeur von Mackensen. 1) En ce qui concerne l'accord avec la Russie, j'y sous-cris entièrement. Son Excellence Göring vous dira que je confirme les propos tenus lors des entre-tiens que j'ai eus avec lui en avril dernier: en l'occurence qu'un rapprochement entre l'Alle-magne et la Russie est nécessaire pour éviter l'encerclement par les dé-mocraties.
2) J'estime qu'il est utile de faire le nécessaire pour éviter une rupture ou un refroidissement avec le Ja-pon, à cause du nouveau rapproche-ment de celui-ci avec les Etats démocratiques qui en résulterait. Dans ce sens, j'ai envoyé un télégramme à Tokyo et il semble qu'après avoir surmonté l'effet de surprise, l'opinion publique japonaise adoptera une meilleure attitude psy-chologique.
3) L'accord de Moscou bloque la Roumanie et peut contribuer à faire changer la position de la Turquie, qui a accepté les prêts anglais, mais n'a pas encore signé d'alliance. Une nouvelle attitude de la Turquie ré-duirait à néant tous les plans stratégiques des Français et des Anglais en Méditerranée orientale.
4) Pour ce qui concerne la Pologne, je com-prends parfaitement l'attitude de l'Allemagne et admets le fait qu'une situation aussi tendue ne peut perdurer à l'infini.
5) Pour ce qui concerne l'attitude pratique de l'Italie en cas d'une action militaire, mon point de vue est le suivant:
Si l'Allemagne attaque la Pologne et que le conflit demeure localisé, l'Italie accordera à l'Allemagne toutes formes d'aide politique et économique.
Si l'Allemagne attaque et que les Alliés de la Pologne amorcent une contre-attaque contre l'Allemagne, je porte d'avance à votre connais-sance, qu'il me paraît opportun que je ne doive pas prendre moi-même l'initiative d'activités belligérantes, vu l'état actuel des préparatifs de guerre de l'Italie, dont nous vous avons tenus au courant régulièrement et à temps, vous, Füh-rer, ainsi que von Ribbentrop.
Mais notre intervention peut être immédiate si l'Alle-magne nous livre sans retard le matériel militaire et les matières premières nécessaires à contenir l'assaut que Français et Anglais diri-geront essentiel-lement contre nous.
Lors de notre rencontre, la guerre était prévue pour 1942; à ce moment-là j'aurais été prêt sur terre, sur mer et dans les airs selon les plans prévus.
Je suis en outre d'avis que les simples prépara-tifs mi-litaires, ceux déjà entamés et les autres, qui devront être commencés dans l'avenir en Europe et en Afri-que, immobiliseront d'impor-tantes forces fran-çaises et britanniques.
J'estime que c'est mon devoir inconditionnel, en tant qu'ami loyal, de vous dire toute la vérité et de vous avertir d'avance de la situation réelle: ne pas le faire aurait des conséquences dés-agréables pour nous tous. Voilà ma conception des choses et, puisque sous peu je devrai convoquer les plus hauts organes du régime, je vous prierais de me faire connaître la vôtre.
s. MUSSOLINI.

L'enquête de Höffkes ne reprend que des do-cuments datés entre le 17 avril 1939 et le 28 septembre 1939. Après cette date, Russes et Allemands collaborent étroitement pour réduire toute résistance polonaise au silence. Staline tente de réaliser sur le terrain la zone d'in-fluence qui lui a été octroyée le 23 août. La Fin-lande résiste héroïquement pendant la guerre d'hiver de 1939-40 et Staline doit se contenter de quelques lambeaux de territoires qui sont toutefois stratégique-ment importants. Dans le sillage de la campagne de France, il occupe les Pays Baltes, avec, en plus, une bande territo-riale de la Lithuanie, normalement attri-buée au Reich. Ensuite, il occupe la Bessarabie et la Bukovine, contre les accords qui le liaient à Hitler (1). A partir de ce moment, l'Allemagne devient réticente et la méfiance de Hitler à l'égard des "bolchéviques" ne cesse plus de croître. Le discours "anti-fasciste" est réinjecté dans les écoles de l'Armée Rouge. Staline en-courage les Yougoslaves à résister aux pres-sions allemandes; les Anglais lui suggèrent, contre sa promesse d'entrer en guerre à leurs côtés, la "direction des Balkans". Molotov en parle à Hitler et demande au Führer s'il est prêt à faire une concession équivalente. A partir de ce moment, Hitler envisage la guerre avec l'URSS. Le gouvernement yougoslave adhère à l'Axe puis est renversé par un putsch; Staline recon-naît le nouveau gouvernement et Hitler envahit la Yougoslavie. Les relations privilé-giées entre le Reich et l'URSS avaient cessé d'exister...

Les protocoles du
 9 novembre 1940

La dernière tentative allemande de mener une politique commune avec la Russie date du 9 novembre 1940. Molotov est à Berlin pour né-gocier. Il détient une position de force: l'URSS a reconstitué le territoire des tsars de 1914, Finlande exceptée. L'Allemagne n'a pas réussi à mettre l'Angleterre à genoux. Molotov exige dès lors les Dardanelles, la Bulgarie, la Rouma-nie, la Finlande, un accès à la Mer du Nord... Hitler rétorque en soumettant un plan de "coalition continentale euro-asiatique", inspiré du théoricien de la géopolitique, Haushofer. L'Allemagne et la Russie se partageraient la tâche: le Reich réorganiserait l'Europe tandis que la Russie recevrait en héritage une bonne part de l'Empire britannique en Asie. Staline domine-rait ainsi la Perse, l'Afghanistan et les Indes, tout en bénéficiant d'une immense façade maritime dans l'Océan Indien. Les protocoles du 9 novembre 1940 n'ont jamais été signés. Les Soviétiques ont toujours nié leur authenti-cité, comme ils ont nié l'authenticité des "protocoles secrets supplémentaires" du 23 août 1939.

Le texte de ces protocoles non signés, nous l'avons retrouvé dans le livre de Peter Kleist (Die euro-päische Tragödie,  Verlag K.W. Schütz KG, Pr. Oldendorf, 1971, 320 S.). Les trois pays de l'Axe suggéraient à l'URSS de participer à la construction de la paix, promet-taient de respecter les possessions soviétiques, de ne pas adhérer individuellement à une coali-tion qui serait dirigée contre l'une des quatre puissances signataires. La durée de cet accord serait de 10 ans. Dans le protocole secret n°1, soumis aux quatre puissances, l'Allemagne promettait de ne plus étendre sa puissance en Europe mais de faire valoir ses droits en Afrique centrale. L'Italie promettait de ne plus poser de revendications territoriales en Europe mais de concentrer sa pression en Afrique du Nord et du Nord-Est. Le Japon promettait que ses aspirations seraient circonscrites à l'espace extrême-oriental au Sud de l'archipel japonais. L'URSS devait promettre que ses aspirations d'expansion territoriale se porte-raient à l'avenir vers l'Océan Indien.

Un second protocole secret, devant être signé par les trois puissances européennes de la "quadripartite" en-visagée, prévoyait de dégager la Turquie de ses obligations à l'égard de la France et de l'Angleterre. Une offensive diplomatique dans ce sens devait être amorcée dans la loyauté, avec échanges d'information réci-proques. Les trois pays devaient viser à établir un accord avec la Turquie, respectant l'intégrité territo-riale turque. Un troisième point prévoyait le règlement de la navigation dans les détroits, impliquant une révision du statut de Montreux. L'URSS recevrait le droit de franchir les dé-troits, tandis que toutes les autres puissances, y compris l'Allemagne et l'Italie, renonceraient à ce droit, sauf bien sûr les autres Etats riverains de la Mer Noire. Les navires de commerce pourraient sans difficultés majeures continuer à fran-chir les détroits.

Les Soviétiques refusent de participer à la construction de la "Grande Eurasie"

Cette suggestion, pourtant pleine de sagesse, n'a pas été retenue par les Soviétiques, encore fas-cinés par la volonté séculaire des Tsars de contrôler tout l'espace orthodoxe du Sud-Est de l'Europe et de conquérir Constantinople. Le re-fus de participer à la construc-tion de la "Grande Eurasie" semble être corroboré par le témoi-gnage récent d'un officiel soviétique passé à l'Ouest, Viktor Souvorov (ou Suworow) (in Der Eisbrecher. Hitler in Stalins Kalkül,  Klett-Cotta, 1988, 420 S., DM 38). Pour le transfuge russe, le calcul de Staline a été le suivant: lais-ser les forces allemandes venir à bout de la France et de l'Angleterre, puis dicter des condi-tions énormes à l'Allemagne exsangue, de façon à la tenir totalement sous la coupe de la Russie. En cas de refus, les Armées Rouges envahi-raient l'Europe. Hitler aurait été conscient de ce projet et n'aurait jamais envisagé de conquérir un "espace vital" à l'Est, explique un autre his-torien, Max Klüver (in: Präventivschlag 1941. Zur Vorgeschichte des Rußland-Feldzuges,  Druffel Verlag, Leoni am Starnberger See, 1986-89 (2. Auflage), 359 S., DM 38). Son en-quête minu-tieuse retrace au jour le jour l'évolution de la situation en Europe depuis le 23 août: la dépendance de l'Allemagne vis-à-vis des matières premières russes, les plans colo-niaux du Reich après l'effondrement de la France, la création d'un foyer juif à Madagascar, le problème épineux de la Bukovine, l'offre de paix de Hitler à l'Angleterre, l'accord éco-nomique limité entre la Grande-Bretagne et l'URSS du 27 août 1940, l'arrivée de Eden sur la scène et l'amélioration des re-lations soviéto-britanniques, la nouvelle doctrine de l'Armée Rouge, l'arbitrage de Vienne réglant les pro-blèmes de frontières entre la Hongrie et la Roumanie, la pomme de discorde finlandaise, le refus de la part de Molotov d'accepter le proto-cole du 9 novembre 1940, la campagne des Balkans, le Traité soviéto-yougoslave du 5 avril 1941. Ce livre explique l'échec de l'accord d'août 1939 et révèle en fait que l'"Opération Barbarossa", déclenchée le 22 juin 1941, était une "guerre préventive". Nous y revien-drons.

Cette "guerre préventive" se déclenche donc le 22 juin 1941. Les Allemands avancent rapidement. Après quatre jours, toute la Lithuanie tombe entre leurs mains; vers la mi-juillet, ils sont aux portes de Leningrad. Le Reich se trouve désormais confronté à une mosaïque de peuples slaves et non slaves, aux frontières floues, disséminés sur un territoire immense, qu'il s'agit d'administrer, d'abord pour faciliter les opérations militaires, ensuite pour créer les bases d'un avenir non soviétique. Les avis divergeaient considérablement: les uns souhaitaient imposer un régime dur de type colonial dans l'espace balte, ukrainien, biélorusse, russe et caucasien; les autres estimaient qu'il fallait se mettre à l'écoute des aspirations des peuples occupant ces pays, canaliser ces aspirations au profit du reste de l'Europe et atteler leurs potentialités humaines et économiques à un grand projet d'avenir: l'espace indépendant de la Grande Europe, de l'Atlantique à l'Oural et au-delà. Le Professeur Alfred Schickel, Directeur de la "Zeitgeschichtliche Forschungsstelle"  d'Ingolstadt (Bavière), a exhumé six mémoranda du Prof. Theodor Oberländer, mobilisé pendant la guerre avec le grade de Capitaine (Hauptmann)  dans l'Abwehr. Oberlän-der était un adversaire résolu des plans de type co-lonial pour l'espace slave; professeur de sciences politi-ques et d'agronomie, il avait effectué plusieurs voyages dans le Caucase comme conseiller agricole à l'époque du tandem germano-soviétique sous Weimar, avant de devenir Doyen de l'Université de Prague en 1940.

Ami de Canaris, Oberländer fut, tout au long du conflit, un chaleureux partisan de la coopération entre les peuples de l'Est et l'Allemagne ainsi qu'un avocat passionné de la mise sur pied d'unités militaires composées de ressortissants des divers peuples d'URSS. Les éditions Mut (Asendorf) ont récemment publié les textes intégraux de ses six mémoranda sous le titre:

Theodor OBERLÄNDER, Der Osten und die Deutsche Wehrmacht. Sechs Denkschriften aus den Jahren 1941-43 gegen die NS-Kolonialthese, Mut Verlag (Postfach 1 - D-2811 Asendorf), Asendorf, 1987, 144 S., DM 18,80.

Le premier mémorandum (octobre 1941) concerne le Caucase, région bien connue du Professeur Oberländer. Outre une description géographique, ethnographique et historique de la région, le texte comporte
une esquisse des événements qui ont conduit à la bolchévisation du Caucase
et un plan suggéré aux nouvelles autorités allemandes.
Ce plan prévoit 1) un nouvel ordre agricole, comprenant un démantèlement des kolkhoses et adapté à chaque ethnie et à chaque type de culture ou d'élevage; 2) une administration autonome, gérée par des élites autochtones; 3) la liberté religieuse et culturelle, qui permettra d'enthousiasmer les Caucasiens pour l'idée d'une Europe continentale libre et indépendante. Oberländer souligne l'importance stratégique de la région, plaque tournante entre la plaine ukrainienne et les plateaux iranien et anatolien, surplombant les champs pétrolifères irakiens. Si le bloc continental européen doit voir le jour, il importe que le Caucase puisse y jouer un rôle capital et que les populations qui le composent se sentent intimement concernées par la création de la Nouvelle Europe et lui apportent la richesse de leur diversité culturelle et leur pétrole.

Le second mémorandum (28 octobre 1941) avait pour objet de donner des directives au haut commandement afin d'assurer l'approvisionnement des armées en marche et de garantir l'acquisition d'un maximum de surplus en substances alimentaires sur les terres ukrainiennes. Articulé en cinq volets, le texte décrit notamment l'atmosphère dans les villes et villages ukrainiens au moment de l'entrée des troupes allemandes; à l'Ouest de l'ancienne frontière polono-soviétique, les Allemands furent d'emblée reçus en libérateurs et l'on attendait d'eux qu'ils contribuent à réaliser les aspirations du nationalisme ukrainien. A l'Est de l'ancienne frontière, les Allemands rencontrèrent une population attentiste, inquiète, amortie par deux décennies de terreur communiste mais non directement hostile aux nouveaux occupants. Cette population était prête à accepter un régime d'occupation très dur car elle était parfaitement habituée à des traitements d'une incroyable rudesse.

Pour Oberländer, ce fatalisme ne devait pas induire les autorités allemandes à profiter de cette sinistre flexibilité mais au contraire à offrir généreusement des libertés afin de susciter les enthousiasmes. Le paysannat, qui n'avait pas oublié les rigueurs staliniennes de 1933, devait pouvoir espérer un régime plus favorable voire un avenir radieux, sur les terres les plus fertiles en blé d'Europe. Le gouvernement militaire devait dès lors prévoir la distribution de graines, le démantèlement graduel du système kolkhosien par l'octroi de primes à la production, éveiller l'initiative personnelle à tous les niveaux, engager des ingénieurs autochtones pour surveiller et maximiser la production, mettre sur pied une Croix-Rouge ukrainienne, offrir à l'Ukraine toute sa place dans la Nouvelle Europe à égalité avec les autres nations de l'Axe, recruter une police et une armée ukrainiennes. Pour parfaire cette politique, il importait d'éviter les bavures; en filigrane, on perçoit une dénonciation véhémente des erreurs psychologiques déjà commises par les militaires et les administrateurs allemands.

Le troisième mémorandum d'Oberländer (automne 1942) signale le phénomène des partisans à l'arrière des lignes allemandes. Les partisans sont peu nombreux, signale Oberländer; beaucoup d'entre eux ne sont pas des habitants de la région mais des troupes soviétiques parachutées. Mais la déception de certains Ukrainiens nationalistes, d'abord prêts à collaborer avec les Allemands contre les Staliniens, grossira indubitablement leurs rangs. En conséquence, il faut prévoir et favoriser une politique allant dans le sens des intérêts nationaux ukrainiens, créer les conditions d'un Etat ukrainien pleinement souverain. Le quatrième mémorandum formule les mêmes desiderata de manière quelque peu plus formelle.

Le cinquième mémorandum consiste en 24 thèses sur la situation militaire à la mi-mars 1943. Comme le signale les éditeurs, ces 24 thèses constituent une sévère critique de la politique menée par le gouvernement allemand dans les territoires occupés mais, vu la censure, contiennent des éléments de phraséologie nationale-socialiste, évoquant, entre autres, le "génie du Führer". Ce texte est d'une importance capitale: il révèle une vision grandiose du destin de l'Europe, quoiqu'encore marqué d'un catholicisme impérial que l'on retrouve chez Carl Schmitt. Oberländer part d'un éventail de faits historiques connus: les peuples dominants ont de tous temps fondé des Empires et assuré une paix intérieure aux territoires qu'ils dominaient.

Les événements de la guerre en cours prouvent que les techniques modernes, réduisant les pesanteurs du temps et de l'espace, ont rapproché les peuples et favorisé les projets d'unification européenne. Dans la thèse troisième, Oberländer pose l'équation "Allemagne (le Reich auquel il accorde une dimension spirituelle et non raciale) = Continent européen", exactement comme l'avaient propagée les théoriciens de la géopolitique Kjellén et Haushofer. "Thèse 3: L'Allemagne et son continent sont inséparables. Le moment est enfin venu, de transformer en réalité politique ces faits naturels, c'est-à-dire de créer le Großraum européen, sous la direction de l'Allemagne (Oberländer reprend ici le jargon national-socialiste). La situation qu'occupe l'Allemagne est défavorable en ceci: nous avons, en l'espace de très peu d'années  ‹donc simultanément si l'on veut parler en termes d'histoire‹   voulu parfaire deux tâches historiques s'excluant l'une l'autre sur le plan pratique: 1) Créer la Grande-Allemagne (Großdeutschland), ce qui a suscité la désapprobation de tous les peuples limitrophes, directement concernés, et la méfiance de bon nombre d'autres nations; 2) Parfaire l'unification européenne, tâche pour laquelle nous devons transformer les mêmes peuples hostiles en alliés et les gagner à notre cause. C'est pourquoi il est important de prendre systématiquement en compte tous les réflexes psychologiques, en tous les domaines de la politique européenne. Fuir cette tâche serait de la trahison; non seulement à l'endroit de l'Europe mais aussi à l'endroit de notre propre peuple. Car tout peuple appelé à exercer le leadership mais qui cherche à se soustraire à sa tâche, sombre dans l'insignifiance spirituelle et politique, comme le prouve l'exemple historique des Etats grecs de l'Antiquité".

Les points suivants du mémorandum d'Oberländer constituent un réquisitoire contre les diverses formes de matérialisme massificateur: l'Europe de l'avenir doit se baser sur des valeurs de personnalité collective, propres à chaque peuple. La garantie accordée à ces innombrables personnalités devait, pensait Oberländer, susciter une synergie à l'échelle continentale. Les pays "occupés" ne devaient plus être nommés de cette façon: il fallait systématiquement, surtout à l'Est, parler de "territoires libérés". Au centre de la problématique néo-européenne, Oberländer place la "question slave". C'est cette question qui a déclenché la première guerre mondiale. L'Allemagne doit apparaître comme la puissance libératrice des peuples slaves soumis à la Russie et/ou au bolchévisme, non comme une nouvelle puissance coloniale, comme la manipulatrice d'un nouveau knout. Les Slaves de l'Ouest et de l'Est doivent être mobilisés pour la construction de l'Europe Nouvelle, à l'instar des Bulgares, des Slovaques et des Croates. L'Europe ne peut se passer d'eux: ni sur le plan géopolitique-stratégique ni sur le plan économique (complémentarité des richesses minières et agricoles des pays slaves avec l'infrastructure industrielle de l'Europe occidentale).

Dans cette optique, Oberländer critique les thèses anti-slaves à connotations racistes: la composition ethnique des peuples russe, ukrainien et biélorusse englobe un solide pourcentage de "sang nordique", donc la thèse d'une radicale différence somatique entre Slaves et Germains ne tient pas debout. La question de l'accroissement du territoire national allemand, des zones de peuplement allemand, doit se résoudre raisonnablement, sans raidir l'ensemble des peuples slaves: Allemands et Ukrainiens doivent trouver un modus vivendi, peut-être au détriment de la Pologne.

Dans son sixième mémorandum (22 juin 1943), Oberländer précise sa pensée quant au grand-espace européen. La Petite-Europe, c'est-à-dire l'Europe sans l'espace slave, n'est qu'un appendice péninsulaire de la masse continentale asiatique, comparable à la Grèce au sein de l'Empire romain. Pour éviter cet handicap et pour inclure les potentialités des peuples slaves, ce qui signifie, du même coup, agrandir et consolider la charpente de la Grande Europe, l'Allemagne doit pratiquer une politique de la main tendue, favoriser des réformes agraires pour s'allier le paysannat ébranlé par le communisme, recréer des strates d'artisans indépendants dans la population, etc.

Les propositions d'Oberländer sont restées lettre morte. La disgrâce de Canaris provoqua son éclipse des rangs des décisionnaires allemands.

A l'heure de la perestroïka, des remaniements multiples en Europe centrale et orientale, à l'heure d'une volonté générale mais confuse de modernisation, de l'abandon des chimères étriquées et obsolètes du marxisme-léninisme, il importe de connaître tous les éléments des complicités et des inimitiés qui ont marqué l'histoire des peuples russe, allemand, polonais, balte, ukrainien, caucasien, etc. La construction d'un ensemble solide ne peut reposer sur les sables mouvants des proclamations idéologiques. L'histoire tragique, mouvementée, glorieuse ou sanglante, représente un socle de concrétude bien plus solide... Les amateurs de terribles simplifications, les spécialistes de l'arasement programmé de tous les souvenirs et de tous les réflexes naturels des peuples, partent perdants, sont condamnés à l'échec même s'ils mobilisent des moyens colossaux pour se hisser momentanément sous les feux de la rampe. Construire la "maison commune", c'est se mettre à l'écoute de l'histoire et non pas rêver à un quelconque monde sans heurts, à un paradis artificiel de gadgets éphémères. Les adeptes soft-idéologiques de la gorbimania tombent sans doute dans le panneau, mais au-delà des promesses roses-bonbon du gorbatchévisme, veillent les gardiens de la mémoire historique.

Luc NANNENS.
 

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mercredi, 07 février 2007

R. Steuckers: entretien avec Junge Freiheit

Entretien de Robert Steuckers à l'hebdomadaire berlinois "Junge Freiheit" (1997)

Propos recueillis par Hanno Borchert

1. Vous passez pour l'un des principaux “penseurs” de la “nouvelle droite” européenne. Quelle est votre définition de cette école de pensée? En quoi est-elle neuve? En quoi est-elle de “droite”?

En fait, il est difficile de répondre à votre question, tant elle interpelle de paramètres d'ordre idéologique. Il existe dans les ma­nuels et les encyclopédies beaucoup de définitions de la “droite”. A mes yeux, on ne peut parler de “nouveauté” dans ce camp politique que si l'on pense simultanément, d'une part, une forme de “démocratie de base”, si l'on se réfère à la notion de “subsidiarité” telle qu'elle a été définie par Althusius, Otto von Gierke, Riehl, etc., si l'on revendique la liberté populaire et la notion de Kulturstaat, et, d'autre part, si l'on s'efforce de penser un “grand espace” supra-national, dans lequel justement on accorde cette liberté populaire, en interdisant explicitement dans cet espace toute intervention de superpuissances impéria­listes étrangères à ce même espace. La notion de Großraum, telle que nous l'a définie et léguée Carl Schmitt ne peut plus du tout s'interpréter aujourd'hui dans un sens “impérialiste”, mais seulement dans un sens “anti-impérialiste”, où l'on met l'accent sur l'ancrage tellurique des hommes par opposition à cette négation de la sacralité des lieux qui est la caractéristique de toute domination exercée par des puissances thalassocratiques. Une lecture du Glossarium de Schmitt permet pleinement une telle interprétation du Großraum.

2. Existe-t-il une telle “nouvelle droite” en Allemagne ou ailleurs dans le monde?

Le premier des péchés capitaux de la droite (de toute droite), c'est de faire ce que certains politologues et philosophes améri­cains appellent du “fusionisme”. Panayotis Kondylis, dans son ouvrage de référence sur le “Konservativismus”, écrivait jus­tement qu'il n'existait plus de Konservativismus, depuis que la noblesse rurale (la Junkertum)  avait disparu et n'était forcé­ment plus la classe porteuse du système politique. Le conservatisme actuel n'était plus qu'une forme de vieux-libéralisme, concluait Kondylis. En effet, les partis et associations étiquettés “conservateurs” se contentent désormais de fabriquer des as­semblages plus ou moins complexes et hybrides d'éléments issus des idéologies conservatrices et libérales. De tels assem­blages sont bien entendu instables, sont souvent impossibles à articuler politiquement. Toute nouvelle idéologie de combat non-conformiste, qui s'opposerait efficacement aux pétrifications de notre époque peut aisément se passer des étiquettes de “droite” ou de “conservatrice”, mais, au contraire, doit clairement annoncer au public qu'elle s'engage inconditionnellement à défendre la “societas civilis”, c'est-à-dire à défendre des libertés ancrées dans un humus précis, présentes chez des citoyens concrets, imbriqués spatio-temporellement dans des paysages tout aussi concrets. C'est la raison pour laquelle, il est néces­saire de se préoccuper à nouveau d'une pensée “symbiotique” comme celle d'Althusius et d'Otto von Gierke. Les concepts-clefs de notre avenir sont les suivants: symbiotique, cybernétique, synergie, communauté, communautarisme, Körperschaft, biorégionalisme, ancrage dans les lieux, etc. Ce n'est que par l'avènement d'un tel corpus doctrinal que l'on verra émerger une nouvelle idéologie contestatrice vraiment efficace, non seulement en Allemagne mais dans toute l'Europe!

3. Vous êtes l'un des fondateurs de l'association “Synergies Européennes”, qui cherche à promouvoir une telle idéologie symbiotique. Pourquoi avoir choisi ce nom, après, dit-on, une rupture avec un cénacle plus ancien de la “nouvelle droite”, en l'occurrence le GRECE? Quelles différences doctrinales y a-t-il désormais entre le GRECE et vous?

“Synergies européennes” a justement été créée pour revitaliser les concepts-clefs que je viens d'énumérer et pour en faire des instruments de combats contre les dysfonctionnements de notre fin de siècle. “Synergon”  —qui est le nom de “Synergies européennes” dans les pays de langues non romanes—  signifie en grec ancien, “ergon” (= travailler, agir) et “syn” (= en­semble, de concert); nous voulons donc agir de concert, être efficaces avec d'autres, tout en respectant l'ancrage particulier de nos compagnons de route dans les réalités de leur lieu et de leur communauté. L'idée de “synergie”, c'est d'atteindre en­semble un but commun en empruntant des voies différentes. Il me semble oiseux d'énumérer les différences qui pourraient nous opposer aujourd'hui au GRECE, tout simplement parce que les militants du GRECE et les nôtres explorent les uns comme les autres tous les domaines des sciences humaines, donc, forcément, nous explorons les mêmes terrains. Il me semble plus pertinent de dire que nous entendons mettre davantage l'accent sur les problèmes d'ordre juridique et constitu­tionnel, au lieu de nous contenter des seules dimensions culturelles et esthétiques. Bien entendu, nous ne négligerons pas pour autant ces dimensions.

4. Songez-vous à une “troisième voie” qui résoudrait la dialectique entre particularité ethnique et universalité?

Le concept de “troisième voie” était plus approprié au temps de la césure Est-Ouest. Aujourd'hui, je parlerais plutôt d'une al­ternative plurielle, bigarrée et disparate au globalisme ambiant. En disant cela, je souligne la nécessité de fédérer cette plura­lité de phénomènes humains pour les opposer à la mise-au-pas globaliste. Le concept-clef dans cette lutte est celui de la “contextualisation”. C'est une notion qui a été forgée dans un club de sociologues français, le MAUSS (= “Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales”). Les théoriciens du MAUSS, regroupés autour de Serge Latouche, utilisent ce concept dans l'intention de ré-ancrer la pensée économique, c'est-à-dire de la ramener et de la réenraciner dans des contextes liés à un espace et à un temps particuliers. Toute “troisième voie” qui serait pur discours et non ré-ancrage réel, ne serait que pure vanité ou pure sottise. Quant à la dialectique entre “populité/folcité” et “universalité”, il nous suffit de renouer avec la philoso­phie de Herder et de dire, à titre de principe premier: «C'est un fait universel, universellement constatable, que le monde est multiple et bigarré par nature. Tout universalisme qui imposerait au monde et aux hommes la monotonie et la mise-au-pas disciplinaire ne serait qu'une vilaine caricature de l'universel. Tout universalisme monotone, monochrome, équarisseur et araseur releverait de la pure “faisabilité”. Or les faits naturels du monde ne relèvent en aucune façon de la “faisabilité”.

5. Depuis 1989 et l'effervescence en Europe centrale et orientale, il semble que l'ethnos et le demos sont revenus à l'avant-plan...

Plutôt que de parler d'ethnos et de demos, je préfère parler de Landmannschaften concrètes, de pays réels et charnels, de bio­régions ou d'entités culturelles nées de l'histoire. Ces entités recèle en elles la réponse à la mise au pas générale que nous impose l'UE. Le Traité de Maastricht ne nous promet qu'une subsidiarité fort vague, sans définir le concept avec précision. Le Conseil des Régions n'a jamais reçu l'importance qu'il méritait de recevoir. Nous, les non-conformistes, devons dès lors pro­poser à l'UE une solution de type fédéral, comme le fait de son côté la Lega Nord de Lombardie. Le principal théoricien de ce mouvement politique très intéressant à plus d'un titre est le Professeur Gianfranco Miglio. Il plaide pour la souveraineté popu­laire contre toutes les instances abstraites. Les instances abstraites sont justement celles qui sont devenues au fil du temps “dé-contextualisées”, détachées de leur lieu, étrangères aux hommes réels, trop chères pour ce qu'elles leur apportent et dé­voreuses d'énormes budgets. L'impératif de l'heure, c'est justement de résister à toutes les instances décontextualisées. Telle est à mon avis la grande leçon de 1989.

6. On ne doit pas s'étonner aujourd'hui des retombées de cette idéologie des Lumières, qui implique une sorte de refus de la vie... N'est-elle pas responsable de la dépolitisation croissante des masses et que pensez-vous de sa schématisation actuelle, la “political correctness”?

Le paradoxe de l'idéologie des Lumières, c'est qu'elle prêche certes la tolérance et le pluralisme, mais qu'en même temps elle réduit la modernité à une seule de ses dimensions, à un seul de ses projets, comme nous l'a enseigné Peter Koslowski (cf. NdSE n°20, 1996). A ses débuts, la modernité n'était nullement unitaire, plusieurs projets l'ont compénétrée, mais ce que l'on nous vend aujourd'hui sous le label “modernité” ou “idéologie des Lumières” est une sorte de produit fini et épuré qui a éliminé en son propre sein toutes ses potentialités. C'est la raison pour laquelle l'idéologie des Lumières a dégénéré en cette platte, ridicule et superficielle “political correctness”, qui rend parfaitement caduque la célèbre maxime de Kant, laquelle nous disait que les Lumières étaient l'instrument de la libération de l'homme et par l'homme de cette minorité dans laquelle il s'était plongé pendant des siècles et dont il cherchait enfin à se débarrasser. En effet, si nous méditons cette maxime de Kant, clef de voûte officielle de la vulgate des Lumières actuellement dominante, nous en venons tout naturellement à nous demander à quoi pourrait bien servir une “majorité” qui ne permettrait pas aux innombrables potentialités cachées de l'intériorité humaine de s'exprimer? Voilà pourquoi nous en arrivons, avec certains philosophes vitalistes comme Ludwig Klages, à dire que la vulgate des Lumières est un discours qui paralyse les forces vitales, de l'“esprit” occupé par cette idéologie devient ennemi de la “vie”.

7. Ennemie de la vie, cette vulgate est donc aussi responsable des pollutions de l'environnement...

Les idées d'un progrès infini et incessant, d'une accumulation constante de marchandises et de devises sont justement des abstractions qui troublent et détruisent les continuités et les rythmes naturels et culturels. En effet, les rythmes naturels sont trop lents pour l'abstraction moderne. C'est dans cette différence de rythme, entre une nature qui connaît des obstacles et une idéologie qui les abolit par principe, qu'il faut voir les origines de la catastrophe écologique (à ce propos, lire: Dieter Claessens, Das Konkrete und das Abstrakte, Suhrkamp, Frankfurt/M., stw 1108). L'établissement de goite et l'établissement de drauche  sont représentés par des associations, organisations et partis “fusionnistes”, qui sélectionnent en permanence et arbitrairement des éléments ou des idéologèmes technomorphes de drauche  ou biomorphes de goite,  afin de glâner le plus de voix possibles lors d'élections. Tout fusionnisme est pure propagande électorale, n'exprime pas une volonté politique con­crète qui voudrait soigner les maux réels du monde, notamment les blessures écologiques. Le fusionnisme n'est que volonté arbitraire de dominer de généraliser partout dans le monde des abstractions toutes faites.

8. L'ouverture tous azimuts des frontières, l'ouverte à tous vents des marchés ne constituent-ils pas un danger pour la démocratie?

La démocratie est née dans des espaces fermés et circonscrits. Elle existe encore et toujours sur un mode optimal dans des espaces fermés et circonscrits. Bien sûr, nous souhaitons que la démocratie règne partout, soit pratiquée dans tous les coins de la Terre, mais une chose est sûre, la démocratie implique le consensus. Or le consensus n'est possible que sur ce qui nous est proche. Le recours à nos proximités n'exclut pas l'ouverture au monde, mais la nouveauté doit être réceptionnée avec lenteur, elle doit être graduellement incorporée dans notre horizon, de façon constructive. Lorsque l'ouverture provoque la destruction brutale de systèmes de production, elle détruit simultanément le consensus et la démocratie propre à ce lieu, une démocratie qui a crû lentement, organiquement au fil des siècles ou des décennies. En Lorraine et en Wallonie, on peut obser­ver les conséquences catastrophiques de la destruction de toute une culture ouvrière et industrielle. Les sidérurgies, les mines de charbon, les usines métallurgiques ont toutes été fermées beaucoup trop vite et rien ne les a remplacées. Des réseaux ma­fieux s'insinuent dans la société, la criminalité se développe de manière galopante, l'esprit de communauté fond comme neige au soleil. La démocratie crève.

9. Quels filons philosophiques faut-il réactiver pour sortir de l'impasse?

Question difficile car elle interpelle de fait toute l'histoire intellectuelle de l'Europe! A mes yeux, la raison principale de notre malaise de civilisation vient de ce que Max Weber a défini comme “désenchantement”. A l'aurore de la pensée européenne, à la fin de l'empire romain et au début du moyen-âge, les néo-platoniciens croyaient en un Dieu unique, certes, mais producteur incessant d'innovations précieuses, adorables; d'un point de vue non théologique et plutôt panthéiste, on pourrait transposer l'image de ce Dieu fécond, abondamment producteur, au monde ou, plus exactement, à la Terre, elle aussi productrice d'une multiplicité incessante de formes de vie. Dans une telle optique, la réalité est toujours plurielle, bigarrée, tout à la fois réelle, objective et potentielle. Les avatars, très divers, du néo-platonisme distinguent bien l'objectif du potentiel. Les faits objectifs sont des faits “déjà devenus”, “établis”. Le processus de désenchantement, mis en évidence par Weber, est un processus qui ne tient compte et n'accorde de validité qu'aux faits objectifs. Or les faits objectifs sont souvent des faits qui ont épuisé leurs potentialités et leur capacité d'innovation. En ne tenant compte que de ces seuls faits objectifs et en ignorant les potentialités parce que celles-ci sont difficilement définissables et appréhendables, la pensée désenchantée induit ipso facto une mise au pas, une sorte d'encartage figé du réel, induit un nivellement ou un égalitarisme empêchant les potentialités et les innovations de se déployer sans entraves. Ainsi, avec la “political correctness”, phase terminale de la pensée désenchantée, aucun nou­veau projet politique ne peut plus être testé. Toute alternative différencialiste devrait se référer au filon philosophique néo-pla­tonicien. Telle est la leçon que nous donne le philosophe iranien Seyyed Hossein Nasr, successeur de Mircea Eliade à l'Intitut d'Etudes des Religions de Chicago (cf.: Man and Nature et Die Erkenntnis und das Heilige, in: Vouloir, n°89/92, 1992).

10. On parle de plus en plus du droit de l'homme à avoir une patrie (charnelle). Qu'en pensez-vous...

Le droit à avoir une patrie (charnelle) est un droit fondamental de la personne humaine. C'est le droit à se déployer dans un lieu présent, à long terme, c'est le droit à fonder une famille dans un lieu où les enfants peuvent s'ancrer dans la douceur et l'équilibre, c'est le droit surtout à exercer durablement une profession précise. En effet, c'est une aberration théorique de vou­loir à tout prix voir en tout homme une sorte de globe-trotter hyper-mobile.

11. Quelle valeur accordez-vous à la région dans l'Europe d'aujourd'hui? Quelle est la position de “Synergies Européennes”en matière de “régionalisme”, de revalorisation des ”pays”?

L'Écossais George Donald Alastair MacDougall a réclamé en 1977, dans un rapport rédigé à l'attention de la Commission européenne, la création de deux chambres, avec participation des régions au niveau du Parlement européen. Son objectif n'a ja­mais été réalisé. Mais cet objectif est le nôtre. MacDougall voulait que les unités administratives puissent concorder autant que possible avec les frontières historico-culturelles des régions. Les principes axiologiques de son projet étaient les suivants: pluralisme, personalisme, solidarité, subsidiarité. L'Europe, à ses yeux, devait devenir une “communauté de communautés”, ce qui aurait automatiquement fait émerger une “sphère publique” toute de différenciations. Aujourd'hui, c'est sans doute l'Espagne qui est le pays où l'Etat est, en théorie et sur le plan constitutionnel, un Etat “asymétrique” (c'est-à-dire avec des entités différentes en taille et en poids économiques, des entités non comparables), formant une fédération de communautés autonomes à la constitution chaque fois différente. Enfin, il conviendrait d'avoir partout en Europe un système représentatif pu­rement proportionnel, afin de laisser s'exprimer toutes les innovations, de les faire participer à la vie publique, de les laisser croître si elles injectent réellement de la pertinence dans la sphère politique. Les systèmes majoritaires, tels qu'on les trouve aujourd'hui en France ou en Grande-Bretagne sont à proscrire, à abolir définitivement et à juger comme inacceptables, con­traires au droit et non démocratiques. Toutes les tendances au nivellement qui s'observent dans nos sociétés (toujours gou­vernées par les mêmes majorités ou les mêmes alternances) peuvent être combattues par un recours permanent à l'idée d'une “sphère publique différenciée” (cf.: M. Schulz, Regionalismus und die Gestaltung Europas).

12. L'ex-ministre des affaires étrangères français, Claude Cheysson, a dit un jour que tout débat sur le régionalisme ou l'autonomie des pays était une “discussion erronée”. Qu'en pensez-vous?

Le refus de tout débat sur ces thématiques, considérer qu'un tel débat serait une “discussion erronée”, sont le propre d'esprits qui veulent faire l'Europe, sans au préalable avoir pensé cette Europe en termes de fédéralité, et en imaginant que sont éter­nels des systèmes obsolètes et caducs comme la monarchie britannique (qui fait des Britanniques des “sujets” et non pas des “citoyens”!) ou comme l'hypercentralisme français (où les préfets des départements ne sont pas élus, mais imposés au peuple par des cénacles actifs dans une capitale lointaine!). En France comme en Grande-Bretagne, bonjour la démocratie! La solution pour l'Europe serait de se donner une constitution à l'espagnole, mêlée de vieilles vertus helvétiques (la confédération comme Eidgenossenschaft, c'est-à-dire, étymologiquement, comme “compagnonnage du serment”). Dans ce cas, nos pays, l'Allemagne comme la Belgique (à condition qu'elle se débarrasse radicalement de sa corruption!) n'auraient besoin que de légères adaptations. Les Européens de demain seront des citoyens libres, des Eidgenossen  à l'échelle d'un continent: ils n'auront plus besoin de pratiques à la Cheysson, d'élus qui ne représentent que 18% de la population, sans alternances sé­rieuse possible, ou de préfets-satrapes qui font la pluie et le beau temps, sans tenir compte des besoins réels de leurs admi­nistrés!

13. James Goldsmith a dénoncé la manie occidentale de maintenir partout dans le monde des monocultures, au dé­triment d'une production variée, répondant à tous les besoins d'une population. Que pensez-vous de ce type d'argumentation?

James Goldsmith, et plus encore son frère Edward, ont efectivement écrit ces dernières années des ouvrages audacieux et pionniers! L'impérialisme au pire sens du terme et la pratique des monoculture vont toujours de paire. Les peuples de la Terre ont besoin d'autant d'autonomie et d'autarcie alimentaire que possible. Les monocultures et les monopoles en denrées alimen­taires sont des armes politiques. Le ministre américain Eagleburger ne s'était pas trompé en disant, un jour: «Food is the best weapon in our arsenal». Si l'Afrique ne compte plus que des économies agricoles affaiblies, si elle dépend trop des surplus américains, elle perd sa liberté et devient le jouet de ses fournisseurs. L'indépendance et la liberté des peuples ne sont pos­sibles que par l'autarcie alimentaire. Il faut donc viser l'élimination des monocultures et faire émerger dans le tiers-monde des agricultures variées et vivrières.

14. L'anti-occidentalisme fait des progrès dans les consciences, dans la mesure où il est un rejet de l'American Way of Life, du libéralisme économique et de la pensée mécaniciste. Comment s'articule l'anti-occidentalisme de “Synergies européennes”?

Guillaume Faye, qui fut jadis, avant son éviction hors des cercles de la “nouvelle droite”, le plus percutant des porte-paroles de ce mouvement, aimait à dire et à répéter que l'Europe n'était nullement synonyme d'“Occident”. Si l'Europe partait en quête de ses autres potentialités, de ses potentialités refoulées, tapies, latentes, dans les recoins de son âme, elle ressusciterait dans la plénitude de sa gloire, et deviendrait ipso facto le continent pionnier en matière d'anti-occidentalisme, porteur d'espoir pour tous les autres! Je viens de vous parler de néo-platonisme, mais j'aurais tout aussi bien pu vous parler de filons comme le romantisme organique (mis en exergue par Georges Gusdorf), du tellurisme de Carus et, pourquoi pas, de cette notion d'“eurotaoïsme” lancée naguère par Sloterdijk, etc. Tous ces filons sont au fond exclus du débat public en Occident, même si d'aimables professeurs isolés peuvent les aborder dans leur coin. Cet ostracisme permanent interdit toute rénovation du dis­cours, notamment au niveau de l'écologie et dans la recherche d'une démocratie réelle, se plaçant résolument au-delà des partis. L'idéologie tardive des “Basses-Lumières”, aujourd'hui dominante, ne nous laisse plus qu'une seule possibilité: sa ré­pétition éternelle... Oser simplement autre chose, serait déjà une fameuse manifestation d'anti-occidentalisme...

15. Seriez-vous d'accord avec moi si je vous disais que l'aliénation vient tout droit du pouvoir de l'argent?

Je pense que je vous ai déjà répondu: la goite et la drauche  sont dépassées, ce dont nous avons besoin, c'est d'un bloc des humanistes organiques contre la domination de l'argent, contre la ploutocratie! Notre devoir est de défendre sans cesse et sans compromis les multiples “societates civiles” qui irriguent notre monde qui est un pluriversum politique. La défense des societates civiles  ne peut conduire à l'aliénation, car l'aliénation implique que l'on poursuit sciemment ou à son insu des buts irréels et idéologisés. Elle ne peut conduire non plus à cette césure ente l'homme et sa Cité, que vous déplorez, car la societas civilis est toujours tout à la fois une et plurielle.

16. En Russie, Alexandre Lebed propose une refonte de la société russe, en renvoyant dos à dos les passéistes communistes et les mafieux néo-libéraux. Lebed a-t-il un avenir en Russie, à votre avis?

Depuis plusieurs années, nous observons la situation en Russie. Pour autant que nous soyions bien informés, Lebed tente de penser “transidéologiquement”; il veut une Russie forte et libre, s'appuyant sur des “corps intermédiaires” ressuscités. Une telle Russie reposerait plutôt sur les principes d'économie sociale de marché autocentrée (plutôt qu'autarcique), principes que nous a légué Friedrich List au XIXième siècle et que François Perroux a actualisé ultérieurement. N'oublions pas que la Russie a été gouvernée dans la première décennie de ce siècle par deux disciples de List: Witte et Stolypine. Nous espérons tout simplement que ces deux grands hommes d'Etat russes resteront les modèles de Lebed...

(propos recueillis par Hanno Borchert, 1997).

 

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Ph. Baillet: Lire Huntington

Philippe BAILLET :

Lire Samuel Huntington

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Ludwig Klages et son temps

Martin KIESSIG

Ludwig Klages et son temps - L'influence d'un penseur de notre siècle

Lors du centième anniversaire de Ludwig Kla-ges (1972), on s'est rappelé en Allemagne l'exis-tence de ce philo-so-phe mort en Suisse en 1956, dont la renommée connut son apogée au début des années trente, mais qui, après 1945, som-bra progressivement dans l'oubli. Il n'était réapparu  ‹le pauvre‹ que dans les polé-miques émo-tionnelles et politisées: on l'avait ainsi étiqueté "préfasciste" et con-sidéré comme un ennemi de la civilisation intellectuelle et un défenseur trou-ble de l'"état prélogique", d'une cons-cien-ce "préhistorique"; bref, un homme sourd à toute sen-si--bilité intellectuelle.

L'Allemagne, en effet, a connu, a-près 1945, une sorte de nouvelle vague de rationalisme, et, dans cette foulée, tout ré-sidu de romantisme, toute réflexion sur la validité philo-so-phique des senti-ments, apparurent soudain suspects; un logisme et un rationalisme arides ont ainsi pris le pou-voir et cette aridité, pour se justifier, se procla-mait "antifascis-te". Regardée à travers le prisme desséchant des néo-mar-xistes, sociologues et lin-guistes, la vie menaçait d'être ré-duite à un sys-tème de concepts morts. Un contre-courant a bien porté le nom de "nostalgie", mais une sen-timentalité beaucoup trop ramollie y dominait le jeu.

Le retour discret de Ludwig Klages

Tout vrai sérieux de réflexion en était absent. En ce qui con-cerne le philosophe Klages, le ch¦ur de ceux qui s'ex-primèrent en 1972 pour la fête de son centenaire, était ainsi caractérisé par un curieux et aigre mélange de légitimation, de mécon-nais-san-ce, de suspicion; Klages était ren--du inoffen-sif: à son égard on adoptait une position "neutre", dé-ga-gée de toutes valeurs fondatrices. Toutefois, il y avait là un point po-sitif: Klages revenait au centre du débat; sa po-sition de penseur, chercheur et critique com-men-çait à se préciser; il devenait urgent qu'un phi-losophe de son envergure soit pris au sé-rieux, que la discussion qu'il avait lan-cée à pro-pos des émotions qui sous-tendent les dé-marches et idéo-logies politiques soit clarifiée, que le reproche qu'on lui adressait ‹avoir été un précurseur de la barbarie culturelle‹ soit discuté, relativisé voire réfuté, parce que, bien souvent, il n'était que la misérable conséquence d'une hostilité, tou-te de hargne et manifestement erronée.

Pour ce débat indispensable, concret et scienti-fique, un travail préalable de préparation a été accompli depuis lors; les documents de base ont été passés au crible, clairement remis dans leur vaste contexte et interprétés par l'un des meil-leurs connaisseurs, et cela avec une honnêteté intellectuelle admirable, une hauteur sereine, scientifique, et s'il le fallait, avec une fermeté et une dignité courageuses non dépourvue de cha-leur humaine. Nous rendons hommage, ici, à l'ouvrage considérable Ludwig Klages im Wi-derstreit der Meinungen  (= Ludwig Klages dans le conflit des opinions) de Hans Kasdorff, à qui nous devons déjà l'importante introduction en deux volumes à l'¦uvre de Klages (ac-compagnée d'une bibliographie  com-mentée et cir-constanciée) Ludwig Klages, Werk und Wir-kung  (= Ludwig Klages, ‘uvre et influen-ce).  L'ouvrage nouveau présente et examine les inci-dences qu'ont eues les enseignements et les li-vres de Klages sur quasi tous les domaines de la vie intellectuelle, dès la première apparition publique du philosophe (1895) jusqu'à sa mort. Par la souveraine maîtrise du sujet, l'abondance des documents présents pour la recherche sur Klages, les trois ouvrages de Kasdorff ne doi-vent plus faire défaut. Le fait que Kasdorff connaît pour ainsi dire toute la littérature secon-daire sur Klages et y fait brillamment référence en un résumé concis, ses travaux acquièrent une valeur toute particulière.

Mais à cela s'ajoute encore autre chose qui dé-passe le strict domaine de la recherche scienti-fique et rejoint l'histoire universelle des idées au vingtième siècle. En cela le livre de Kasdorff, par endroits, est un maître-instrument pour sai-sir l'histoire intellectuelle si cap-tivante de l'Allemagne de ce siècle. Cela vaut d'abord pour deux époques de la vie de Klages: sa jeunesse après la fin de ses études à Munich où il joua un rôle dans le Schwabing d'alors (le quartier des artistes et des poètes à Munich), parmi ceux que l'on appelait les "Cosmiques" et s'inscrivaient dans le sillage de Stefan George, et l'époque du National-Socialisme, pendant laquelle Klages vivait en Suisse où il s'était installé dès 1915.

Klages: le fondateur de la graphologie scientifique

Disons d'abord un mot au sujet de la recherche scientifique et de la quête philosophique de Kla-ges: il est le fondateur de la graphologie scien-tifique; de cette discipline ‹méprisée jus-qu'a-lors et considérée comme une pseudo-science obscure nullement "présentable"‹ il a fait un sec-teur de la psychologie universitaire.

Cet itinéraire est lié à ses études sur l'expression et la caractérologie; avec Kasdorff, on peut tran-quillement affirmer qu'il n'avait jamais été question, avant Klages, de caractérologie scien-tifi-que; dans le cadre de ses vastes recherches et de sa philosophie, Klages lui-même tenait pour central son enseignement de la réalité des "ima-ges". Mais c'est précisément cette démarche qui a rendu Klages suspect, qui a fait de lui un grand contempteur de l'"esprit" (Geist);  c'est aus-si la raison pour laquelle ses concep-tions ont été accusées de superficialité et de lé-gèreté.

Son ¦uvre philosophique maîtresse s'intitule, comme chacun sait, Der Geist als Widersacher der Seele ("L'esprit en tant qu'antagoniste de l'âme"); ce titre a en effet quelque chose de pro-voquant et, par l'im-pression qu'il suscite, il est presque du tape-à-l'¦il, il s'apparente au slogan et à la thèse programmatique. Mais grâce à cette formulation choc, il a pénétré plus largement dans les consciences. Aussi, Klages lui-même n'est pas responsable de la "légèreté" qu'on lui a attribuée et les erreurs d'interprétations provien-nent bien plutôt des caricatures de son ¦uvre, formulées par ses détracteurs.

Les concepts "esprit" et "âme" (ou "esprit" et "vie", ce qui pour Klages revient au même)  sont rarement distincts, même dans la pensée philosophique, et sont parfois employés comme synonymes. Les différences s'estompent et, là où elles demeurent visibles, in-ter-viennent des systèmes de valeurs que Klages ne par-tage pas (comme dans le christianisme, où l'esprit est tenu pour valeur suprême, voire pour la divinité elle-même).

Klages englobe de préférence dans le concept d'"esprit" (à la différence de Schopenhauer) la volonté consciente qui naît de la puissance et de la domination et s'exprime dans un activisme égoïste fébrile. Face à cela se dresse la vie-mère, serviable, prête aux sacrifices ("pathi-que") et douée d'une âme (vie qui paraît polarisée dans le corps comme dans l'âme). L'intellectualisation et, par conséquent, la mé-cani-sa-tion et la technicisation de la vie mettent en danger voire tuent celle-ci: cette appréhension de Klages, nous la vivons chaque jour de façon effroyablement évidente. Ce conflit toujours latent entre la vie douée d'une âme et l'esprit humain, entre la substance et le "je", Klages le tenait pour sa découverte cardinale et nommait l'émergence de la pensée conceptuelle, "le secret le plus discutable de l'histoire uni-verselle".

Redécouverte du romantique Carus et critique radicale du christianiasme

Il découvrit en effet au cours de ses investigations que le conflit esprit/vie avait déjà été formulé par ce grand contemporain de Goethe, Carl Gustav Carus. Il est incontestable que c'est à Klages que revient le mérite d'avoir redécouvert Carus, ce penseur éminent du romantisme (et cela dès 1904). Depuis lors, il a cherché des précurseurs de sa pensée dans l'histoire philosophique européenne et a trouvé des traces chez Héraclite, puis surtout chez le grand expert du mythe, Bachofen, et essen-tiellement dans le romantisme allemand qui, grâce à lui, a été l'objet d'une nouvelle ap-proche, de par la profondeur de ses analyses.

Klages a formulé en outre une critique du christia-nisme, parce que c'est, selon lui, une religion de l'es-prit née de l'ancienne pensée judaïque, généralement logocentrique. Lui-mê-me n'était nullement a-religieux, mais au con-traire ‹comme l'affirme Kasdorff‹ d'une nature profondément religieuse, assurément phi-losophique et spirituelle, qui se serait par-fai-tement retrouvée dans le monde pré-chrétien. Ainsi les sentiments qu'il formule reflètent une sorte de piété païenne, telle que Goethe l'avait réclamée pour lui-même. Cela n'a naturellement rien à voir avec un retour insensé et artificiel à de lointaines religions païennes historiques. Kla-ges n'a pas songé non plus à un quelconque retour à des formes de vie propres à l'humanité préhistorique non civilisée, aux "Pé-las-ges".

Ce serait donc folie de déduire de tels sim-plismes de son ¦uvre. Il est un point, toutefois, que Klages, partial comme tout grand penseur, n'a pas vu ‹et Kasdorff cite l'un de ses cri-tiques‹  c'est la force de l'amour dans le christia-nisme. Mais Kasdorff laisse à penser que ce n'était pas précisément cette valeur-là qui a déterminé principalement l'histoire du monde chrétien. Et quiconque réagit en chrétien se doit de le reconnaître avec émotion et douleur.

L'impact d'Alfred Schuler

La plus forte influence qui s'exerça sur le jeune Klages fut celle d'Alfred Schuler, un person-nage, un phénomène remarquable, souvent énigmatique, qui fascinait les grands esprits animant le Schwabing du tournant du siècle. Cette personnalité fut centrale dans le cercle des "Cosmiques". Schuler, qui est mort en 1923, n'a lui-même rien publié mais il s'est profilé à travers quantité de conférences. C'est Klages qui, plus tard, publia ses manuscrits à titre posthume.  Il faisait preuve d'un profond dis-cerne-ment, d'une grande compréhension des cultures passées et se sentait lié viscéralement à des mondes enfouis, surtout à l'antiquité ro-maine. Quelque chose d'oublié depuis fort longtemps avait repris vie en lui, autrement dit, le monde des morts était pour Schuler réalité vivante et agissante. Klages comme Schuler avaient la certitude que les forces de la vie cosmique agissaient sur nous; c'était davantage une croyance de type religieux qu'un jugement d'ordre philosophique. Schuler a exercé une très forte influence sur Rilke, qui a très souvent écouté ses conférences, et aussi sur Norbert von Hellingrath, ce spécialiste de Hölderlin, tombé au feu lors de la première guerre mondiale, qui désignait Klages comme un "métaphysicien de haut niveau". Kasdorff constate que Klages n'était pas étranger à ses deux conférences sur Hölderlin, qui furent à l'origine d'une renaissance de ce poète.

Klages a également influencé un poète excep-tionnel, oublié à tort aujourd'hui: Friedrich Huch, un cousin de Ricarda. On trouve en effet des traces de son influence dans le roman de Huch Peter Michel  et dans ses deux livres Träume  ("Rêves"). Toute découverte impor-tante, qu'elle soit philosophique ou idéologique, incite facilement à une formulation exagérée: c'est là une mode didactique pour la mettre en évidence avec acuité et lui assurer un impact. Ensuite, la discussion philosophique doit se tenir loin des extrêmes; elle doit osciller entre celles-ci et ordonner les rapports de conflic-tualité. Dans le cas de Klages, l'idée de vouloir abolir l'"esprit" serait totalement insensée et nulle part il n'est question de cela dans son ¦uvre. Klages attire l'attention sur les dangers qui menacent la vie inconsciente quand s'exerce la toute-puissance de l'esprit, mais il montre également la nécessité d'un compromis entre l'esprit et la vie. L'esprit échoit fatalement à l'homme et la mission de cette instance, son but suprême, c'est de s'inscrire dans la totalité de la vie. Nous devons chercher à prévenir son penchant à dominer et assujettir la vie.

L'homme, la Vie, la Terre

L'esprit doit être au service de la vie, il se transforme alors en principe culturel créateur. Quand cela n'est pas le cas, c'est toujours au détriment de la vie, de la Terre Mère sacrée, cela aboutit à l'exploitation sans scrupules de ses trésors, à la destruction du paysage dans lequel nous vivons.

Avoir énoncé tout cela, comme personne avant lui, de manière radicale, avec une clairvoyance prophétique, nous avoir averti avec tout le sérieux voulu: voilà ce que nous devons à Klages. De nos jours où la question de la pollution est devenue si actuelle, son message devrait pouvoir jouir d'un regain d'intérêt. Klages a formulé sa critique dans l'essai Der Mensch und die Erde  ("L'homme et la terre") publié en 1913 dans la brochure commé-morative d'une manifestation de la Freideutsche Jugend ("La jeunesse allemande libre") et qui, d'après Kasdorff, est resté jus-que au-jourd'hui son texte le plus connu.

Assurément, Klages n'affronterait pas sans critique les écologistes actuels; il leur repro-cherait d'élever la voix non pas en raison d'un amour altruiste de la nature mais d'abord en raison d'un angoisse existentielle égoïste.

Ludwig Klages et Stefan George

Outre Schuler et Klages, le cercle des "Cos-miques" à Munich comptait aussi parmi ses membres le poète Karl Wolfskehl, lui aussi ami de Stefan George. C'est ainsi que George entra dans le "cercle cos-mi-que" mais Klages, en revanche, n'était pas ‹comme on peut parfois le lire‹ membre du cercle de George. Klages, qui lui-même dans sa jeunesse avait écrit des poèmes, publia à plusieurs reprises des textes dans les Blätter für die Kunst  ("Feuillets pour l'art") de George. Ses relations avec George ont connu des mutations abruptes; elles ressemblent fort à celles entre Nietzsche et Richard Wagner. Nietzsche voyait à l'origine en Wagner l'incar-nation de son idée du musicien dionysiaque et il le magnifiait mais sa vénération se changea plus tard en récusation hostile. Klages vit à l'orgine en George l'incarnation de son idée de poète visionnaire, dionysiaque, instruit de la vie et il écrivit sur lui un petit livre élogieux; mais il s'en éloigna de plus en plus jusqu'à le rejetter totalement lorsqu'il crut reconnaître chez lui des tendances toujours plus manifestes d'une vo-lonté orientée vers la puissance et la domi-na-tion.

L'autre époque de la vie de Klages, qui aujourd'hui agite les esprits, est celle marquée du sceau du National-Socialisme. On sait à quel point le Troisième Reich a courtisé les grands esprits de l'Allemagne d'alors et a essayé de s'en servir. George devait  devenir le poeta laurea-tus, et pourtant (il vivait alors à l'étranger), il n'a pas estimé que ces invitations intéressées mé-ritaient réponse.

De la même façon, les autorités nationales-socialistes auraient aimé voir Thomas Mann revenir au pays, avec sa gloire internationale. On sait comment cela échoua. Elles voulaient élever Albert Bassermann au rang de premier acteur d'Etat mais à une condition: jouer à l'avenir sans sa femme qui était juive; et lui aussi refusa et resta à l'étranger. Klages également (dont les idées "anti-intellectualistes" et l'exaltation des forces du sang peuvent être considérées comme des principes incontesta-blement nationaux-socialistes et recevaient de ce fait bon accueil) serait sûrement devenu un philosophe officiel. Heidegger, on le sait, était recteur national-socialiste de l'Université de Fribourg.

Klages sous le national-socialisme

Kasdorff démontre que Klages, dès le début, a méprisé l'hitlérien ordinaire et a mis en garde contre lui. De plus, il fut attaqué et rejeté par Rosenberg si bien que son aura officielle sous le Troisième Reich fut pour le moins controversée. Toujours est-il qu'on fit appel à lui sous le Troisième Reich pour prononcer des confé-ren-ces à l'université de Berlin (lui qui n'avait jamais obtenu de chaire). Il y trouva un très large écho parmi les étudiants (aux dépens du philosophe national-socialiste Alfred Bäumler qui professait alors). Kasdorff montre combien il est difficile d'appréhender la diversité de toute l'époque hitlérienne et combien il est ardu de porter un jugement global et honnête sur les événements de l'époque, parce qu'il n'est plus possible de reconstruire quelque chose aujour-d'hui avec objectivité. En tout cas, Klages a mis en exergue, dans le National-Socialisme, la "volonté de puissance" et l'a récusée avec détermination. Naturellement, il y  avait sous le Troisième Reich, y compris au sein des ins-tances officielles, des hommes d'opinions politiques et de sensibilités différentes. Il faut donc tenir compte des opportunismes et des tra-vestissements dictés par la prudence et la ruse. En tout cas, le chercheur, qui se penche sur le passé, découvrira maints rapports entre Klages et ses disciples non seulement avec des groupes nationaux-socialistes mais aussi avec des grou-pes de résistance poursuivis par la suite. Il n'est pas un disciple de Klages, devenu célèbre, à qui l'on ait épargné les remarques soupçonneuses, le mouchardage, l'inter-diction de travail, les pour-suites. Klages lui-même ne s'est jamais reconnu dans le National-Socialisme. Le juger "pré-fas-ciste" ne peut être que de la calomnie malveil-lante. Aujourd'hui, la plupart des critiques sé-rieux s'accordent pour reconnaître qu'il n'appar-te-nait pas à cette mouvance.

Fait significatif: c'est l'historien marxiste de la littérature, Georg Lukacs, qui a énoncé la thèse selon laquelle Klages serait responsable de l'idéologie nationale-socialiste. Assurément, on trouve dans ses écrits des remarques critiques à l'encontre de la judéité; dans l'introduction au "testament" de Schuler, publiée par lui en 1940, il y a quelques réflexions dont le ton est for-tement antisémite et que l'on a décrites par la suite comme une "erreur indélébile" et un "regrettable écart de langage" de la part d'un philosophe septuagénaire. Kasdorff tente, il est vrai, de donner une explication psychologique: Klages était agressif, il agissait parfois sous la dictée d'une rage froide; souvent hyper-sensible à la critique inadéquate, il réagissait sans mesure, presque inconciliable dans la dispute; Klages se sentait attaqué injustement par des membres israëlites du cercle George. De plus, Klages était un homme avec ses contradictions et il possédait d'étranges traits de caractère. Klages qui, autrefois, avait cru avec Schuler à une régénération  de la vie, fut, à la fin, secoué par un pessimisme profond en ce qui concerne le développement ultérieur de l'humanité. Il ne croyait pas aux bienfaits du progrès et prévoyait un chute quasi apocalyptique. Il partageait avec Karl Jaspers ‹que Klages a hautement apprécié en dépit de toutes leurs différences philo-sophiques‹ la conviction que l'optimisme n'é-tait plus justifié. L'influence de Klages a donc été très grande, quand bien même elle ne fut pas toujours notoire et reconnue.

L'impact de Klages

Ses idées ont porté leurs fruits dans les domaines les plus divers (pédagogie, médecine, investigation du conte, éthique, littérature, his-toire de l'art, linguistique, art populaire, pour n'en citer que quelques-uns). Ses adversaires éga-lement se sont servis de ses idées. C.J. Buckhardt a déclaré que Klages avait été le premier à montrer la destruction de la substance spirituelle et en 1952, voici ce qu'il lui écrivit: "on vous a pillé, comme l'homme tombé aux mains des brigands". Herman Hesse, Max Weber et Walter Benjamin, entre autres, font partie de ces hommes reconnaissants qui ont attesté son influence et reconnu son importance.

Etre controversé, c'est aussi détenir pour soi un critère d'importance. Personne n'entame de débat au sujet d'esprits dénués d'importance. Il faut citer encore un témoignage de poids: le dessinateur Alfred Kubin a dit de Klages qu'il était un "phénomène fascinant, un chercheur de premier ordre, pour moi, le psychologue le plus important d'aujourd'hui".

Klages mérite notre reconnaissance et nous devrions lui rendre justice. Notre monde privé de dieux, abandonné des dieux va sombrer: ce n'est pas une raison pour oublier les génies d'antan. La décadence, on ne peut l'affronter qu'avec une courageuse affliction. C'est dans ce sens que conclut Kasdorff avec ces mots si humains et si saisissants: "Il est certain que le souvenir tisse encore ses fils; et il y a peu de temps encore, il y avait Mozart, Goethe et Caspar David Friedrich. Mais à chaque prin-temps, moins d'hirondelles nous reviennent. Les signes sont mauvais. Même le profane le voit et le sent: le désert croît et maintes choses an-noncent l'ère de la glaciation intérieure. La "com-munication" que souhaitent nos socio-lo-gues devrait bientôt connaître des difficultés. Mais pendant un temps, il sera encore permis de se souvenir et nombreux sont ceux qui plantent encore un arbre".

Martin KIESSIG.
(article paru dans  Criticón, n°51, Jan.-Feb. 1979; traduction française: Marie-France Gi-rod; Adresse actuelle de Criticón: Knöbel-straße 36/0, D-8000 München 22; tel.: (089) 29 98 85.
 

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Héritage indo-européen en Iran

L'héritage indo-européen en Iran

par Christophe LEVALOIS

Certains d'entre vous se rappellent sans doute les fas-tueuses fêtes de Persépolis en 1971. Celles-ci célé-braient le 2500ième anniversaire du royaume d'Iran. Peut-être savez-vous également que l'un des titres du dernier shâh ("roi") était "lumière des Aryens" et que Iran signifie  "Pays des Aryens".

Dans la célébration de Persépolis, il ne faut pas s'arrêter à la réussite d'un régime, d'ailleurs démentie quelques années plus tard, mais y voir l'affirmation d'une continuité de Cyrus le Grand à nos jours. Le titre susmentionné du shâh, "lumière des Aryens", et l'étymologie de Iran expriment la même idée. En effet, il faut com-prendre qu'il y a là revendication d'un héri-tage vieux de plusieurs millénaires et affirmation d'une fidélité à celui-ci.

L'âme de l'Iran ne s'est pas constituée au XXe siècle, ou après l'islamisation, ou encore à la suite des cam-pagnes d'Alexandre le Grand, mais lorsque les Indo-Européens se sont établis sur le plateau iranien. De-puis, en dépit des invasions, de la multiplicité des cou-rants religieux, des périodes de succès et de revers, les Iraniens ont toujours témoigné d'une conscience très vive de leur spécificité.

Le monde iranien est injustement méconnu en Europe. Pourtant, l'influence de ce rameau indo-européen s'est étendue à l'ensemble de l'Eurasie. C'est à une brève découverte de celui-ci que nous vous invitons mainte-nant. Tout d'abord en nous penchant sur les origines indo-européennes de l'Iran, puis en examinant quelques aspects du monde iranien et enfin son in-fluence sur d'autres civilisations.

I. Les Indo-Européens en Iran

L'Iran a connu deux principales vagues indo-euro-péennes. Les Iraniens sont issus de la se-conde. La première vague est venue du nord de la mer Caspienne. Ce groupe d'Indo-Européens s'est fixé, à la fin du IVième millénaire avant notre ère, au sud-est de la Caspienne, dans la région de l'actuel Gorgan. Roman Ghirshman nomme ce rameau les "Indo-Aryens" afin de le distinguer des Iraniens proprement dit. La déno-mination "aryen" provient du nom par lequel se désignaient les Indo-Européens qui se sont installés en Inde et en Iran. Ainsi, l'empereur achéménide Darius Ier se disait "aryen de souche aryenne".

Au début du IIième millénaire, toujours avant notre ère, sans doute sous la pression de nomades, les Indo-Aryens quittèrent la région de Gorgan et se scindèrent en deux groupes. L'un partit vers l'est et après bien des pérégrinations occupa le nord de l'Inde où il fonda la presti-gieuse civilisation védique. L'autre prit une di-rection opposée, il alla vers l'ouest. Il finit par se re-trouver dans le nord de l'actuel Irak où il fit cause commune avec les Hourrites, peuple non-indo-euro-péen. Au XVIIième siècle avant notre ère, les Indo-Aryens de l'ouest formaient l'élite dirigeante du royaume de Mitanni. Celui-ci eut son heure de gloire au XVième et au XIVième siècle avant notre lère. Il fut notamment tour à tour adversaire et allié des Egyptiens. Il dominait alors le nord de l'Irak, le nord-est de la Sy-rie et le sud-est de la Turquie. Il devint ensuite vassal des Hittites, puis fut vaincu par les Assyriens.

L'arrivée des Iraniens proprement dits

Dans la deuxième moitié du IIième millénaire égale-ment, un autre groupe d'Indo-Européens, les ancêtres des Iraniens, se mit en marche. On suppose qu'il est parti d'une région sise à l'ouest de la Volga, non loin de son embouchure, donc de la Caspienne, dans la ré-gion de Volgograd, anciennement Stalingrad. Bien que les spécia-listes ne s'accordent pas sur ce point, il semble qu'il s'est divisé en deux. Un groupe, formé des Iraniens dits "orientaux", passa la Volga et descendit à l'est de la Caspienne. Au début du Ier millé-naire avant notre ère, les Iraniens orientaux occupent un territoire qui comprend l'actuel Tur-kestan sovié-tique, l'Afghanistan et une grande partie du Pakistan.

L'autre groupe, les Iraniens "occidentaux", passa par le Caucase, donc à l'ouest de la Caspienne. Il était no-tamment composé des Mèdes et des Perses. Au IXième siècle avant notre ère les annales assyriennes les men-tionnent. Les Mèdes s'installent au nord-ouest de l'actuel Iran, les Perses au sud-ouest. En 737-736, les Assyriens lancent un raid contre les Mèdes, dans la ré-gion de Téhéran, mais ils n'occupent pas le pays. De 615 à 610, les Mèdes détruisent le puissant empire as-syrien. Un peu plus d'un demi-siècle plus tard, les Perses imposent leur hégémonie aux Mèdes. En 539, leur roi, Cyrus II le Grand, s'empare de Babylone. Il constitue alors l'empire achéménide qui, durant deux siècles, s'étendit de la Méditerranée à l'Indus, de la Grèce et de l'Egypte à l'Inde et à la frontière ouest de la Chine.

Nous allons terminer cette partie par une rapide chro-nologie.
Du VIième siècle au IVième siècle avant notre ère: règne de la dynastie achéménide, empire perse.
De 334 à 324 avant notre ère, conquêtes d'Alexandre le Grand.
Du IIIième siècle au IIième siècle, toujours avant notre ère, dynastie d'origine grecque, les Séleu-cides. Celle-ci, dès la deuxième moitié du IIIième siècle, est peu à peu supplantée par les Arsacides, dynastie parthe, donc par des Iraniens orientaux.
Au IIIième siècle de notre ère, les Arsacides sont éli-minés par une dynastie perse, les Sassanides. Ceux-ci règnent jusqu'au milieu du VIIième siècle de notre ère, période de la conquête mu-sulmane. Remarquons que celle-ci met un siècle pour dominer l'ancien empire sassanide.
Mentionnons enfin qu'au milieu du VIIIième siècle, le califat passe aux Abbassides. Cette prise du pouvoir fut la conséquence d'une révolte ira-nienne. Elle marque le début d'une renaissance iranienne.

II. Deux aspects du monde iranien

Nous allons maintenant examiner deux aspects de la société de l'Iran pré-islamique en mettant l'ac-cent sur les transformations qui les ont affectées, mais aussi les permanences. En pre-mier la re-ligion, puis l'idéologie tripartie.

La religion dans l'ancien Iran:

La religion de l'ancien Iran était le mazdéisme. Son nom provient de son dieu principal, Ahura Mazda, ce qui signifie "Seigneur Sage". Les Iraniens eux-mêmes se proclamaient "adorateurs de Mazda". La "Bible" des mazdéens est l'Aves-ta, ce qui signifierait "Fondement".

Cependant, il n'y a pas un mazdéisme, mais plusieurs. En effet, certains honorent également une divinité tuté-laire supplémentaire comme Mi-thra ou Anâhitâ. A cela s'ajoutent différents cou-rants théologiques. Le plus prestigieux, et le mieux connu, est celui issu de Zara-thushtra.

Zarathushtra, que les Grecs ont appelé Zoroastre, est né dans l'est du domaine iranien, sans doute dans la région de Bactres, aujourd'hui partagée entre l'Afghanistan et l'Union Soviétique. Ac-tuel-lement, on admet en général qu'il a dû vivre entre le Xième et le VIIIième siècle avant notre ère. Sa réforme a cheminé lentement. Elle s'est peu à peu imposée au début de notre ère et elle triomphe sous les Sassanides, donc à partir du IIIième siècle. Mais cela n'a pas empêché d'au-tres courants de se développer, avec parfois mê-me l'appui momentané du shâh commme ce fut le cas pour le manichéisme et le mazdakisme. Ces courants perdu-rèrent sous l'islam à tel point que mille ans après les débuts de l'islamisation, on en dénombrait plus d'une dizaine.

La réforme zoroastrienne

Nous allons maintenant aborder quatre points essen-tiels de la réforme zoroastrienne.
1) Elle se signale par une forte tendance mo-nothéiste. Ahura Mazda est un dieu créateur et omniscient. Les autres divinités n'existent que par lui.
2) Le dualisme. Au-dessous d'Ahura Mazda deux es-prits jumeaux s'affrontent. L'un est Spenta Mainyu, c'est-à-dire "Saint Esprit"; l'autre Ahra Mainyu, c'est-à-dire "Mauvais Esprit", par la suite il sera appelé Ah-riman. Tout deux se combattent pour la domination du monde, tandis qu'Ahura Mazda demeure au-delà de notre monde dans le Garotman, la "Maison des chants", aussi appelé "Lumière infinie", paradis où se rendent les âmes des justes après leur mort terrestre.

Les mazdéens désignent souvent notre monde par l'expression "monde du mélange". En effet, il est situé à mi-chemin de la "Ténèble infinie" d'une part et de la "Lumière infinie" de l'autre. La lutte entre les deux es-prits a commencé avec la création. C'est pourquoi la vie est conçue comme un choix, entre la lumière et les ténèbres, et comme un combat. Il y a les divinités lu-mineuses d'un côté, les démons issus des ténèbres de l'autre. Le zoroastrisme a éliminé les dieux qui, comme Vayu dans le panthéon indo-iranien, possèdent une double personnalité, constructrice et destructrice, lumi-neuse et démoniaque. Toutefois, répétons-le, dans le zoroastrisme, Ahura Mazda est au-dessus de ce dualisme, ce qui n'est pas le cas dans le manichéisme.

3) Six divinités accompagnent Ahura Mazda. Ce sont les Amesha Spenta, ce que l'on traduit par "Saints Immortels" ou par "Immortels Bien-fai-sants". Georges Dumézil a montré que ces six divinités sont issues de l'idéologie tripartie car on peut les classer selon la tri-partition propre aux Indo-Européens. Les "Saints Im-mortels" sont autant d'aspects d'Ahura Mazda. Zara-thushtra et ses continuateurs ont donc intégré la tripar-tition dans un monothéisme. Le mazdéisme zoroastrien évolua vers un compromis entre le polythéisme, qui demeure vivace, et le monothéisme. On peut parler, à son égard, d'hénothéisme, c'est-à-dire que les diffé-rentes divinités sont autant d'aspects d'un dieu su-prême et absolu et qu'au-delà de la multiplicité propre à notre monde, il existe une unité surtout supra-terrestre. En effet, ainsi que nous l'avons remarqué, Ahura Mazda n'intervient pas lui-même dans notre monde, mais, en quelque sorte, il délègue des entités divines pour ce combat.

Moralisation de la religion
et eschatologie

4) La moralisation de la religion et l'affirmation d'une eschatologie (ce qui se rapporte aux fins dernières: la fin de la vie humaine, la fin des temps) concernant l'homme et le monde.

Dans notre monde, et dans l'homme, s'affrontent, se-lon le zoroastrisme, des dieux bons et d'autres mauvais qui sont souvent les correspondants négatifs des bons. Dès lors, il existe, selon une expression typiquement maz-déenne, des "bonnes paroles", des "bonnes ac-tions"; mais aussi, à l'inverse, des "mauvaises pen-sées", des "mauvaises paroles", des "mau-vai-ses ac-tions". Entre elles, l'homme choisit son camp. Il ac-quiert ainsi, par la liberté de son choix, une importance qu'il n'avait sans doute pas auparavant. Il se trouve en position centrale dans le "combat cosmique". Ainsi que le dit un texte mazdéen: "Le chef du combat, c'est l'homme". Conséquence logique de cette "hu-ma-ni-sation" de la religion: le zoroastrisme insiste sur le destin de l'homme après la mort.

Cette lutte gigantesque entre la lumière et les ténèbres a une fin: la rénovation du monde, aussi appelée transfi-guration. Zarathushtra annonce la venue d'un sauveur qui sera nommé par la suite Saoshyant, ce qui signifie "prospérera". Notons qu'un autre de ses noms veut dire "Ordre incarné". Ce thème, qui se développera beaucoup après Zarathushtra, est comparable à celui relatif à Kalki, dans la tradition hindoue, dixième ava-târa de Vishnou, qui doit restaurer l'ordre et la loi tra-ditionnels à la fin de notre cycle.

De Zarathushtra
à l'iranisation de l'islam

La postérité de Zarathushtra a largement dépassé le zo-roastrisme. Ainsi, si le mazdéisme a reculé devant l'islam, il a, dans le même temps, in-fluencé l'islam ira-nien. Cette question a été magistralement étudiée par Henry Corbin et nous ne pouvons que recommander son oeuvre admirable à ceux qui désirent l'approfondir. C'est dans le shi'îsme que les conver-gences sont les plus nombreuses. Par exemple, le thème du Saoshyant, descendant de Zarathushtra, se re-trou-ve dans les croyances relatives au XIIième Imâm, l'Imâm caché, descendant de Mahomet, qui doit revenir à la fin des temps pour restaurer la loi. La meilleure illustration d'une iranisation d'une partie de la commmunauté islamique est donnée par Shihâbod-dîn Yahyâ Sohravardî, mystique musulman iranien du XIIième siècle. On l'appela, à juste titre, le "résurrecteur de la théosophie de l'ancienne Perse". En effet, il se voulait héritier de la sagesse de l'ancien Iran, de Zarathushtra et de Platon, tout en restant au sein de l'islam. Entendons-nous bien, il évoque un hé-ritage métaphysique et non culturel ou social. Son oeuvre est une véritable métaphysique de la lumière. Elle témoigne d'une quête intérieure poussée très loin. Sohravardî estimait que les sages de l'ancien Iran avait mené la même quête et que certains étaient parvenus à l'illumination. Il se proclamait leur successeur. Il est le chef de file d'un courant qui s'est perpétué jusqu'à nos jours.

L'idéologie tripartite
en Iran

La tripartition est présente dans les textes sacrés. L'Avesta indique que la société est divisée en trois castes, les prêtres, les guerriers, les pay-sans, aux-quelles s'ajoute parfois une quatriè-me caste: les arti-sans.
Voyons maintenant deux manifestations sin-gulières de l'idéologie tripartite en Iran.

L'historien grec Hérodote (Histoires,  VII, 54) signale un sacrifice tripartite accompli par Xerxès, roi aché-ménide du début du Vième siècle avant notre ère. Ce-lui-ci, après des prières et des libations, jeta dans la mer trois objets: une coupe, symbole de la première fonction; un cratère en or, vase de grande contenance, qui figure sans doute la prospérité et la richesse maté-rielle, donc la troisième fonction, et un glaive, objet représentatif de la deuxième fonction.

Une autre manifestation singulière de l'idéologie tri-partite en Iran est fournie par trois feux par-ticuliers: un est réservé aux prêtres, un aux guerriers, l'autre aux paysans. Ils étaient situés dans différents temples. Les rois parthes et sassa-nides, après leur couronnement, se ren-daient en pélérinage au feu des guerriers situé en Azerbaïdjan.

Jusqu'à l'islamisation, la répartition en fonctions mo-dela la société iranienne. Cependant, celles-ci étaient au nombre de quatre. Ainsi, sous les Sassanides, au VIième siècle précisément, soit un siècle avant l'islamisation, outre les prêtres et les guerriers qui constituaient les deux premières fonctions, les scribes, les écrivains, poètes, comptables, biographes, médecins, astrologues, formaient la troisième fonction. La quatrième fonction étaient notamment composée des mar-chands, des cultivateurs, des négociants et de tous ceux qui n'entraient pas dans les trois autres fonctions. Un texte de cette époque affirme: "Cette répartition des hommes en quatre classes est pour le monde une ga-rantie durable de bon ordre".

Avec l'islamisation, une transformation s'opère. L'idéologie tripartite disparaît peu à peu. Peut-être a-t-elle survécu plus ou moins longtemps dans les faits? Sans doute, mais il est difficile de répondre avec exac-titude dans quelle mesure. Elle était encore connue quelques siècles après l'islamisation, mais comme modèle de société lié à l'Iran pré-islamique et maz-déen.

III. Le c¦ur et le carrefour de l'Eurasie

Par sa situation géographique, l'Iran est le c¦ur et le carrefour de l'Eurasie. Le plateau iranien est un pont entre les pays du Proche-Orient et l'Inde; mais aussi entre le Proche-Orient et l'Ex-trême-Orient; ainsi qu'entre l'Extrême-Orient et l'Occident, notamment par le biais de la célèbre route de la soie par où sont passées aussi bien des marchandises que des doctrines religieuses.

L'Iran ne s'est pas contenté de recevoir mais a autant donné, sinon plus. Son influence fut prin-cipalement religieuse et philosophique, culturel-le et artistique.

Commençons par l'Occident, plus précisément par la Grèce. Pythagore aurait été initié par un Zoroastrien selon des auteurs antiques. On retrouve dans l'¦uvre de Platon plusieurs thè-mes iraniens. Signalons que Platon connaissait des écrits mazdéens. A la suite des conquêtes d'Alexandre le Grand, toute la littérature traitant des doctrines iraniennes et de Zoroastre vit le jour. Autre leg iranien à l'Occident: le culte de Mithra. Citons encore le catharisme, lointain rejeton du mani-chéisme.

Continuons par le Proche-Orient. De nombreux au-teurs ont relevé une influence iranienne dans la tradi-tion hébraïque, notamment à partir de l'exil à Babylone, soit à partir du VIième siècle avant notre ère. L'apport iranien s'est fait sentir dans l'eschatologie, l'importance croissante des anges, la soudaine répro-bation de Yahvé vis-à-vis des sacrifices d'animaux, thème important de la réforme zoroastrienne, mais aussi sans doute sur la conception monothéiste. Yahvé, dieu d'abord tribal, devient peu à peu le dieu univer-sel des chrétiens. Il est significatif que Cyrus le Grand est le seul souverain non-juif appelé "Oint" dans la Bible par Isaïe (45-1), titre prestigieux jusqu'alors réservé aux rois d'Israël. Cette influence se révèle également dans les tentatives de récupération de Zarathustra par les Hébreux. Celui-ci fut tour à tour identifié à Ezéchiel, à Nemrod ou encore à Baruch.

L'influence iranienne est également présente dans les Evangiles en plus de celle véhiculée par le judaïsme. Les similitudes sont nombreuses dans l'enseignement sur l'eschatologie, le para-dis et la fin des temps qui, comme dans le mazdéisme, voit la venue d'un sauveur et une rénovation du monde. Remarquons aussi la fré-quente évocation de la lumière dans l'Evangile de Jean. Enfin, comment ne pas mentionner la mysté-rieuse présence, qui a tant intrigué les chrétiens, de trois mages, c'est-à-dire de prêtres mèdes, donc ira-niens, venus saluer Jésus peu après sa naissance.

Mazdéisme et zoroastrisme
dans l'islam

L'islam, dès le commencement, reçut une influence iranienne non négligeable. Le Coran contient des images et des traits que l'on retrou-ve dans des textes mazdéens antérieurs à la prédication de Mohamet. Ce-lui-ci connaissait le mazdéisme. Il aurait dit: "Ne tenez jamais de propos irrévérencieux contre Zoroastre, car Zo-roastre fut en Iran un envoyé du Seigneur très ai-mant". Il a accordé un statut égal à celui des chrétiens et des juifs à la communauté zoro-astrienne du Yémen. En effet, depuis 571, le sud de la péninsule arabique était une province de l'empire sassanide. L'un des proches compa-gnons du prophète de l'islam était ira-nien: il s'agit de Salman, surnommé le "pur".

Signalons aussi qu'un petit-fils de Mohamet, Hussein, qui est le troisième Imâm des Shî'ites, aurait épousé une fille du dernier roi sassanide. Ainsi, ne serait-ce que par ce mariage, le shî'is-me prend le relais de l'ancien Iran.

Mais l'influence iranienne dans le monde musulman se fait surtout sentir à partir de l'avènement du califat ab-basside au milieu du VIIIième siècle. Les Abbassides furent portés au pouvoir par une révolte iranienne. Puis, ils s'entourèrent d'une élite militaire, politique, cul-tu-relle et artistique iranienne. Ainsi, plusieurs ca-rac-téristiques de l'architecture sassanide se re-rouvent dans l'architecture abbasside.

Les influences iraniennes en Chine

Terminons ce très rapide tour d'horizon par l'influence iranienne en Chine.

Au début de notre ère, il y avait des échanges commer-ciaux suivis entre l'Iran et la Chine. Ainsi, les Chinois appréciaient beaucoup le fard iranien pour les sourcils. Il y eut une influence religieuse par le biais du manichéisme qui, à la suite de persécutions en Iran, s'est développé dans le Turkestan chinois. Des branches du bouddhisme ont reçu des apports iraniens; nous pensons notamment à la doctrine bouddhique de la "Terre pure". Il y avait également quelques temples mazdéens en Chine, comme à Canton, mais ils devaient être fréquentés presque uniquement par les mar-chands iraniens.

L'influence artistique fut sensible lors de l'exil des derniers Sassanides à la cour de l'empereur de Chine. On assiste alors à une floraison de motifs iraniens dans les broderies, les divers tissus, le mobilier, la vais-selle, la poterie, l'art statuaire, etc. Certains ont même parlé d'un art irano-chinois. Notons enfin que par l'intermé-diaire de la Chine, l'art iranien s'est étendu jus-qu'au Japon.

Conclusion

En conclusion, nous espérons que ces quelques aper-çus ont suffit à vous faire comprendre la place émi-nente et originale du monde iranien en Eurasie.

Ce rameau indo-européen s'est avéré, jusqu'à au-jourd'hui, extrêmement fécond. Sans doute parce que, comme nous l'avons souligné dans l'intro-duction, il a conservé sa mémoire. Encore au-our-d'hui, le Livre des rois de Firdousi, vaste épopée qui narre l'histoire my-thique de l'ancien Iran, est toujours la première réfé-rence littéraire en Iran.

Les légendes et les textes sacrés de l'ancien Iran affir-ment que l'Iran est au centre du monde. Sauf d'un point de vue symbolique, nous n'irons pas jusque là. Cependant, incontestablement, l'Iran a été et reste un des centres culturels, religieux et parfois même poli-tique, du monde.

Christophe LEVALOIS.
(texte d'une allocution prononcée à l'occasion d'un colloque à l'Université de Genève, organisé par le Cercle Proudhon le 20 mars 1988. Christophe Levalois est directeur de la revue Sol In-victus et auteur de plusieurs livres d'érudition sur les traditions hyperboréennes, le symbolisme du loup, les principes de la royauté et l'Iran antique).

Orientations bibliographiques:

Nous ne recommandons ici que les ouvrages actuellement dispo-nibles chez les éditeurs.

Sur l'histoire de l'Iran pré-islamique:
- Roman GIRSCHMAN, L'Iran et la migration des Indo-Aryens et des Iraniens,  Brill, Leiden, 1977; L'Iran des origines à l'islam,  Albin Michel, 1976.
- Christiane et Jean PALOU, La Perse antique,  PUF (coll. "Que sais-je?", n°979), 1978.

Sur les légendes et la littérature:
- Christophe LEVALOIS, Royauté et figures mythiques dans l'ancien Iran,  Archè, Milano, 1987.
- Firdousi, Le Livre des Rois,  Sindbad, 1979 (extraits).
- Z. Sâfa, Anthologie de la poésie persane (XI°-XX° siècle), Gal-limard-Unesco (coll. "Connaissance de l'O-rient"), 1987.

Sur Zarathushtra et les religions dans l'ancien Iran:
- Paul de BREUIL, Le zoroastrisme,  PUF (coll. "Que sais-je?", n°2008), 1982; Histoire de la religion et de la philosophie zo-roastriennes,  éd. du Rocher, 1983.
- Jean VARENNE, Zarathushtra et la tradition maz-déenne,  Seuil (coll. "Maîtres spirituels"), 1979.
- Géo WIDENGREN, Les religions de l'Iran,  Payot, 1968.

Sur la mystique et la métaphysique:
- Henry CORBIN, Corps spirituel et Terre céleste de l'Iran maz-déen à l'Iran shî'ite, Buchet/Chastel, 1979; L'homme de lumière dans le soufisme iranien,  Présence, 1984.

Sur l'Iran d'aujourd'hui:
- Bernard HOURCADE et Yann RICHARD (éd.), Téhéran,  éd. Autrement, 1987.
- Paul BALTA, Iran-Irak, une guerre de 5000 ans, Anthropos, 1987.
 

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mardi, 06 février 2007

Gentile/Evola: une liaison ami/ennemi

Stefano ARCELLA :

Gentile/Evola: une liaison ami/ennemi

Evola n'a jamais émis que des jugements âpres et sévères sur Giovanni Gentile, le philosophe de l'actualisme. Pourtant, il a entretenu avec une lui une correspondance cordiale et a collaboré à l'Enciclopedia Italiana, monument culturel commandité par le régime de Mussolini et placé sous la houlette de Gentile. Nous avons découvert les preuves de cette étrange relation, occultée jusqu'ici...

Les rapports entre Evola et Gentile ont toujours été perçus sous l'angle conflictuel, sous l'angle des différences profondes entre les orientations philosophiques respectives des deux hommes. Evola, dans sa période spéculative (1923-27), avait élaboré une conception de l'individu absolu, représentant un dépassement décisif de la philosophie idéaliste dans ses multiples formulations, dont, notamment, l'idéalisme de Croce et l'actualisme de Gentile. Evola, en arrivant au bout de ses spéculations, approchait déjà ce point de passage vers la Tradition, comprise et perçue comme ouverture à la transcendance, et vers l'ésotérisme (en tant que voie expérimentale pour la connaissance et la réalisation du moi). Sa période spéculative à été donc une étape nécessaire dans son cheminement vers la Tradition.

Pourtant, dans l'histoire des rapports entre les deux penseurs, il y a un élément demeuré totalement inconnu jusqu'ici: si on en prend connaissance, on acquiert une vision plus claire, plus directe et plus complète du lien qui a uni les deux hommes, en apparence ennemis. Cet élément, c'est la correspondance entre Evola et Gentile, que l'on peut consulter désormais, grâce à la courtoisie dont fait montre la Fondazione Gentile.  Cette correspondance date des années 1927-1929, à l'époque où Evola dirigeait la revue Ur,  publication visant à mettre au point une science du Moi, et qui fut, par la suite, sous-titrée "revue des sciences ésotériques".

C'est à la même époque que Gentile, avec ses collaborateurs, préparait une ¦uvre de grande importance scientifique: l'Enciclopedia Italiana,  dont il fut le premier directeur. Le premier volume de cette ¦uvre gigantesque, commanditée par le régime mussolinien, est paru en 1929. Les tomes suivants paraissaient à un rythme trimestriel.

La lettre la plus significative, du moins sous l'angle historico-culturel, est celle qu'Evola adresse à Gentile le 2 mai 1928 (année où fut publié Imperialismo pagano).  Cette lettre est sur papier à en-tête de la revue Ur;  elle remercie vivement Gentile d'avoir donné suite à son désir de collaborer à l'Enciclopedia Italiana  ‹et Evola, dans la foulée, fait référence à son ami Ugo Spirito‹  pour les domaines qui pourraient être de sa compétence.

Cette collaboration est confirmée dans une lettre du 17 mai 1929, dans laquelle Evola rappelle à Gentile que celui-ci a confié la rédaction de quelques entrées à Ugo Spirito, qui, à son tour, les lui a confiées. Dans cette lettre, Evola ne spécifie pas de quelles entrées il s'agit exactement, ce qui rend notre travail de recherche plus difficile. Actuellement, nous avons identifié avec certitude une seule entrée, relative au terme ³Atanor², signée des initiales ³G.E.² (Giulio Evola).

Ces notes peuvent être vérifiées dans le volume Enciclopedia Italiana. Come e da chi è stata fatta, publiée sous les auspices de l'"Istituto dell'Enciclopedia Italiana" à Milan en 1947. Dans la liste des collaborateurs, Evola est mentionné (³Evola Giulio², p. 182) et on mentionne également les initiales qu'il utilisaient pour signer les ³entrées² de sa compétence (³G. Ev.²), de même que le domaine spécialisé dans lequel se sont insérées ses compétences: "l'occultisme". Ce terme désigne la spécialisation du penseur traditionaliste et non une entrée de l'Encyclopédie. De plus, les mentions, que signale ce petit volume introductif à côté de la matière traitée, indiquent le tome auquel Evola a collaboré plus spécialement: soit le tome V, publié en 1930, dont la première entrée était ³Assi² et la dernière ³Balso².

Actuellement, on cherche à identifier précisément les notes préparées par Evola lui-même, pour ce volume. On tient compte du fait que bon nombre d'entrées ne sont pas signées et que le matériel préparatoire de l'Encyclopédie doit sans cesse être reclassé et mis en ordre, sous les auspices de l'"Archivio Storico dell'Enciclopedia Italiana", parce que ces masses de documents ont été dispersées au cours de la seconde guerre mondiale. En effet, une partie de la documentation avait été transférée à Bergamo sous la ³République Sociale².

Un autre élément nous permet de vérifier la participation d'Evola à cette ¦uvre de grande ampleur: Ugo Spirito mentionne dans un texte de 1947 le nom d'Evola parmi les rédacteurs de l'Encyclopédie dans les domaines de la philosophie, de l'économie et du droit. Des indications identiques se rencontrent dans le tome V de 1930.

Sur base de ses données, d'autres considérations s'imposent. Le fait qu'Evola écrive à Gentile sur du papier à en-tête d'Ur,  le 2 mai 1928, n'est pas fortuit.

Evola n'était pas un homme qui agissait au hasard, surtout quand il fallait se mettre en relation avec un philosophe du niveau de Gentile, figure de premier plan dans le panorama culturel italien de l'époque. Evola ne s'est donc pas présenté au théoricien de l'actualisme à titre personnel, mais comme le représentant d'un filon culturel qui trouvait sa expression en Ur,  revue dont il était le directeur. Evola tentait de la sorte d'officialiser les études et les sciences ésotériques dans le cadre de la culture dominante, au moment historique où triomphait le fascisme mussolinien. Ce dessein se devine tout de suite quand on sait que la discipline attribuée tout spécialement à Evola dans l'Encyclopédie a été l'"occultisme".

Gentile accepte donc la collaboration d'Evola, ce qui constitue, de fait, une reconnaissance avouée des qualifications du théoricien de l'individu absolu, ainsi qu'un indice de l'attention portée par Gentile aux thématiques traitées dans Ur,  au-delà des convictions qui opposaient les deux hommes et des différences irréductibles d'ordre philosophique qui les séparaient. La collaboration d'Evola à l'Encyclopédie dirigée par Gentile prouve que ce dernier l'acceptait parmi les scientifiques de haut rang, dont le prestige culturel était incontestable dans l'Italie de l'époque. De ces rapports épistolaires entre Evola et Gentile, nous pouvons déduire, aujourd'hui, un enseignement que nous lèguent de concert les deux philosophes: ils se montrent tous deux capables d'intégrer harmonieusement des cohérences qui leur sont étrangères, des cohérences qui contrarient leurs propres principes, ce qui atteste d'une ouverture d'esprit et d'une propension au dialogue, à la confrontation fertile et à la collaboration, même et surtout avec ceux qui expriment une forte altérité de caractère et d'idées. La cohérence est une force positive: elle n'est pas la rigidité de celui qui s'enferme dans un isolement stérile. Un fair play  qu'il convient de méditer à l'heure où d'aucuns réclament à tue-tête l'avénement d'une nouvelle inquisition.

Depuis cinquante ans, on assiste à une démonisation a-critique, fourvoyante et infondée de nos deux penseurs, on constate un fossé d'incompréhension, des barrières qu'heureusement on peut commencer à franchir aujourd'hui, vu les processus de transformation qui sont à l'¦uvre dans le monde culturel. Il n'empêche que l'avilissement du débat culturel dans le sillage de l'anti-fascisme ou de l'esprit de parti est une réalité malheureuse de notre époque. Pour inverser la vapeur, il convient de remettre en exergue ces liens entre Evola et Gentile, entre deux philosophes appartenant à des écoles totalement différentes et opposées, afin de relancer un débat à l'échelle nationale italienne, de réexaminer les racines de notre histoire récente, de récupérer ce qui a été injustement étouffé après 1945 et gommé de nos consciences à cause d'une fièvre aigüe de damnatio memoriae.

En conclusion, outre la piste que nous offre la consultation des Archives Laterza pour explorer les rapports entre Croce et Evola, nous devrions aussi compulser les lettres de Croce, mais, hélas, les Archives Croce nous ont textuellement dit que "ces lettres-là ne sont pas consultables". C'est une politique diamétralement différente de celle que pratique la Fondazione Gentile, qui permet, elle, de consulter sans difficultés les lettres dont je viens de vous parler.

Stefano ARCELLA.
 

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Jünger et l'Allemagne secrète

Antonio GIGLIO:

Jünger et l'Allemagne secrète

La polémique qui s'est déclenchée à propos d'Ernst Jünger, remet à l'avant-plan, une fois de plus, les fan-tasmes nés de la guerre civile européenne et du passé qui ne passe pas, mais, pire encore, les fan-tasmes plus insidieux générés par l'incompréhension totale de nos contemporains face à l'histoire poli-tique et culturelle de ce siècle. A Jünger qui est aujourd'hui, à 100 ans, le plus grand écrivain européen vi-vant, on a reproché d'être, dans le fond, un complice des nazis. Pour clarifier cette question, il nous appa-raît opportun de récapituler, depuis le début, l'histoire des activités politiques et culturelles de Jünger, le héros de la Première Guerre mondiale, un des rares soldats de l'armée impériale, avec Rommel, à avoir reçu la plus haute décoration militaire allemande, l'Ordre ³Pour le Mérite². Le thème des premières ¦uvres littéraires de Jünger est l'expérience de la guerre, dont témoigne notamment son célèbre roman Orages d'acier.  Ces livres de guerre lui ont permis de devenir en peu de temps l'un des écrivains les plus lus et les plus fameux de l'Allemagne. En outre, Jünger est rapidement devenu l'un des chefs de file du nouveau nationalisme, suscité par les conditions de paix très dures imposées à l'Allemagne. Il réussit à forger une série de mythes politiques représentant la synthèse ultra-révolutionnaire de tout ce que la droite allemande avait produit à cette époque.

L'écrivain évoluait entre les bureaux d'études de l'armée, les groupes paramilitaires et nationaux-révolu-tionnaires, et réussissait à fusionner plusieurs projets politiques: celui du philologue Wilamowitz visant la création d'un Etat régi par un Ordre ascétique ou une caste sélectionnée d'hommes de culture et de science, celui de Spengler visant le contrôle et la domination des nouvelles formes technologiques en train de transformer le monde, celui du poète Stefan George chantant une nouvelle aristocratie, celui de Moeller van den Bruck axé sur la nécessité de rénover de fond en comble le ³conservatisme² ou plutôt sur la nécessité de lancer une ³révolution conservatrice², formule inventée par le poète Hugo von Hoff-mann-sthal et traduite par Jünger en termes ultra-nationalistes et guerriers. Pourtant, Jünger, in-fluencé par la fu-rie iconoclaste de Nietzsche, propose à l'époque de détruire totalement la société bour-geoise, ce qui lui permet d'utiliser aussi les mythes politiques de la gauche, dont l'idée bolchévique sug-gérée par Lénine, soit la mobilisation totale et militaire de l'Etat, utilisée auparavant en Allemagne par le Général Erich Ludendorff; chez Jünger, cette mobilisation totale deviendra la mobilisation totale de tout ce qui est allemand. Enfin, il utilise le mythe du travailleur-soldat, déjà loué par Trotsky; Jünger l'adopte et le propo-se, transformé par la pensée du philosophe Hugo Fischer. Cette synthèse de Lénine, Trotsky et Fischer deviendra Le Travailleur, au moment même où Jünger est l'allié du national-bolchévique Ernst Niekisch. Il faut encore noter que la pensée philosophique et politique de Heidegger a été profondément influencée par ce célébrissime essai de Jünger, qui moule audacieusement en une puissante unité philo-sophique la technique, le nihilisme et la volonté de puissance.

Parallèlement, l'écrivain se propose d'unifier tous les mouvements nationalistes allemands; c'est cette in-tention qui explique sa tentative initialement favorable à Hitler; il suffit de penser à la dédicace rédigée de son livre de 1925, Feuer und Blut  (= Feu et Sang) à l'intention du ³Führer national² Adolf Hitler, même si l'année précédente, il avait désapprouvé la décision des nazis d'adopter des méthodes légales et craint une trahison nationale-socialiste à l'égard de la pureté des idéaux nationaux-révolutionnaires. Quoi qu'il en soit, en 1927, Hitler propose à Jünger un siège au Parlement, mais l'écrivain ne l'accepte pas parce qu'il refuse le parlementarisme et toute forme de parti. Après 1933, Jünger se retire complètement de la politique parce qu'il est trop élitaire, aristocratique et révolutionnaire pour accepter qu'un mouvement de masse s'accapare de ses idées; par ailleurs, il se sent trop impliqué dans bon nombre d'idées nationa-listes pour pouvoir critiquer ouvertement le nouveau régime. En 1939, cependant, Jünger semble vouloir inter-venir directement, de manière critique, dans le régime nazi, en publiant son roman Sur les falaises de marbre. Selon un philosophe allemand contemporain, Hans Blumenberg, Jünger a rassemblé dans ce ro-man toutes les allusions aux événements de l'époque dans un scénario mythique, surtout après l'élimi-na-tion des opposants à Hitler lors de la ³nuit des longs couteaux², décidant ainsi de n'opposer plus qu'une résistance animée par la pure force de l'esprit. Un spécialiste plus connu du nazisme, George L. Mosse affirme que Jünger, dans ce roman, rejette les idées de sa jeunesse et retourne au protestan-tisme. En réalité, les choses sont beaucoup plus complexes.

De fait, Jünger, en 1938, dans la seconde version de son livre Le c¦ur aventureux,  fait allusion pour la première fois au mystérieux Ordre des Maurétaniens, une élite mystique de mages savants et guerriers, qui deviendra le protagoniste collectif du roman Sur les falaises de marbre, et, par la suite, de tous les autres romans de l'auteur. En premier lieu, nous devons souligner que Jünger et les révolutionnaires na-tionalistes de sa génération sont obsédés par le mythe politique d'un Ordre qui régit l'Etat et guide les masses. Les Maurétaniens sont à mi-chemin entre les Templiers et les Chevaliers Teutoniques, ils sont l'incarnation de ce mythe.

Donc, en 1938, Jünger écrit qu'au lieu de rester coincé dans ses chères études, il va s'introduire dans le milieu des Maurétaniens, qu'il définit comme des polytechniciens subalternes du pouvoir, parmi lesquels il nomme Goebbels et Heydrich, un des chefs de la SS. Ce n'est dès lors pas un hasard si Carl Schmitt écrit, dans son journal, que les Maurétaniens sont une allégorie des SS. Jünger, en outre, ajoute textuel-lement qu'"une équipe sélectionnée des nôtres est au travail dans les lieux secrets du plus secret Thibet". Effectivement, à cette époque, existait une organisation culturelle liée à la SS et dénommé l'Ahnenerbe  (= l'Héritage des Ancêtres), qui organisait entre autres choses des expéditions plus ou moins secrètes au Thibet, et était reçue par le Dalaï Lama en personne. Par ailleurs, il faut signaler que cette structure avait été mise sur pied, au départ, par un ami de Jünger, Friedrich Hielscher, le chef spiri-tuel des jeunes nationalistes allemands, avant d'être incluse par Himmler dans les institutions SS. Mais quand paraît le roman-pamphlet Sur les falaises de marbre, certains nazis, ignorant ces faits, réclament la tête de Jünger, qui sera défendu par le ³Maurétanien² Goebbels, et ensuite par Hitler lui-même, qui, ne l'oublions pas, avait confessé à Rauschning, stupéfait et attéré, avoir fondé un Ordre mystérieux. Nous sommes donc en présence d'un mystère historiographique et politique du 20ième siècle.

Le roman de Jünger est probablement le témoignagne d'un conflit politique et culturel qui se déroulait à l'intérieur du noyau dirigeant national-socialiste, et aussi, sans doute, à l'intérieur même de cet Ordre mystérieux, pour savoir comment imposer et diriger la politique intérieure et extérieure du IIIième Reich. Jünger, qui plus est, considère que l'un des protagonistes du roman, le Maurétanien Braquemart, est semblable à Goebbels, et que la figure démoniaque et destructive du Forestier peut être ramenée à Staline. Ensuite, en 1940, il attribue la victoire fulgurante des troupes allemandes en France à la Figure du Travailleur, décrite dans son livre Der Arbeiter.  En 1942, il fait rééditer son essai sur la mobilisation totale, au moment même où Hitler mobilise totalement et désespérément tout ce qui est allemand. Ce conflit in-terne entre les Maurétaniens, dans lequel Jünger entendait bel et bien intervenir en publiant son roman-pamphlet, s'est avivé pendant la durée du conflit, à cause des conséquences catastrophiques de la guerre voulue par Hitler et non par les autres membres de l'Ordre des Maurétaniens. Voilà pourquoi Jünger et son ami Hielscher en sont arrivés à comploter contre le Führer: ils voulaient désespérément éviter le destin tragique qui allait frapper l'Allemagne, ou au moins l'atténuer.

Jünger, en effet, fut l'un des organisateurs de la tentative de coup d'Etat du 20 juillet 1944, qui aurait dû avoir lieu après l'attentat contre Hitler. A Paris, où il est officier d'état-major dans le Haut Commandement des troupes d'occupation, centre du complot contre Hitler, Jünger écrit l'essai La Paix  qui est, en fait, le texte politique essentiel de ce complot, et dont le manuscrit avait été lu et approuvé par Rommel, le seul officier supérieur capable de mettre un terme à la guerre sur le front occidental et à affronter la guerre ci-vile. Mais le complot échoue, Rommel est contraint au suicide parce qu'il est condamné à mort. Le Maurétanien Hielscher est arrêté à son tour. Jünger semble vouloir nous dire que le Prince Sunmyra, un des auteurs malchanceux de l'attentat contre le Forestier dans le roman-pamphlet, peut être comparé au Colonel von Stauffenberg, l'auteur malchanceux de l'attentat contre Hitler. Claus von Stauffenberg, héros de la ³Résistance allemande², était un disciple de Stefan George, donc un représentant de ces Maurétaniens qui s'étaient donné le devoir de préserver l'Allemagne secrète. Et Hitler ne pouvait pas con-damner à mort l'Allemagne secrète, incarnée dans l'¦uvre et la personne de Jünger.

Antonio GIGLIO.
(article extrait de l'Italia settimanale, n°13/1995).

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Yin et Yang dans la révolution conservatrice

Dr. Peter BAHN

Du Yin et du Yang dans la révolution conservatrice allemande

La "Révolution Conservatrice" en Allemagne, la consistance conceptuelle de ce phénomène politico-philosophique, l'actualité de sa réception et les problématiques complexes et implicites qu'elle soulève: voilà les thématiques centrales du dernier numéro de la revue Wir Selbst, dirigée depuis 1979 par Siegfried Bublies. Tous les aspects de cette ³Révolution conservatrice² sont abordés, sous tous les angles, au départ de toutes les expériences personnelles, au-delà de toutes les apologies ou les démonisations qui se sont succédé au fil des temps.

Toutes les contributions de ce numéro de Wir Selbst quittent résolument les terres infertiles du moralisme qui condamne en bloc cette RC, sous prétexte qu'elle constituerait les prolégomènes du nazisme ou d'une idéologie et d'un pouvoir non-démocratiques encore à venir. Elles vont bien plutôt à l'essentiel: le terme même de ³Révolution conservatrice² est-il vraiment adéquat pour décrire le phénomène ou, mieux, l'ensemble des phénomènes qu'il prétend assembler? Cette RC est-il un phénomène fermé sur lui-même et fermé au monde, si bien qu'un seul concept suffise à la définir de façon cohérente?

Henning Eichberg, qui a rédigé l'essai le plus long et le plus fouillé de ce dossier, part du principe que le concept de ³Révolution conservatrice² est en soi dépourvu de sens (Unsinn) et accepte pour une bonne part l'argumentation qu'avait déployée Stefan Breuer en 1993 (cf. dans ce numéro de Vouloir l'article de Karlheinz Weissmann). Pour Eichberg comme pour Breuer, le concept de RC n'est pas ³opérationalisable² dans le discours politique. Armin Mohler avait lancé le vocable de ³RC² dans le débat mais en restant au niveau de l'histoire des idées. En 1994, en publiant le premier volume du Jahrbuch der Konservativen Revolution, Theo Homann et Gerhard Quast ont continué dans cette voie, inaugurée depuis plus de quarante ans par Mohler. Eichberg, lui, veut quitter le terrain de l'histoire des idées et se placer à un niveau plus concret  ‹de son point de vue‹  en traitant cette problématique sous l'angle de l'histoire sociale, ce qui n'a été guère apprécié jusqu'ici dans les rangs des sectataires de la RC. Pour Eichberg, dès que l'on se réfère au concret, le concept de ³Révolution conservatrice² s'effrite et s'effiloche. Contre les idéologies conservatrices-révolutionnaires, qu'il juge abstraites, Eichberg oppose ³les potentialités historiques des nationalismes réellement existants², lesquelles sont, pense-t-il, des concrétudes. Eichberg élabore des typologies d'acteurs, qui échappent ainsi manifestement au corset du concept de RC auquel nous nous étions progressivement habitués. Cela signifie-t-il la fin de la ³Révolution conservatrice²?

Eichberg fait donc référence aux peuples concrets, aux mouvements concrets, aux figures réelles et vivantes; en bref, il réhabilite la vie concrète, plurielle, bigarrée, pleine et épaisse. Il revendique les droits de la vie contre les schématismes de l'histoire des idées et des dossiers poussiéreux. Avec son vocabulaire dense, il affirme les droits des lignes courbes, des courants de force qui émergent, disparaissent et réémergent, des jets de vie, contre les hyper-simplifications du ³rectilignisme², des angles droits, des tiroirs à fiches des bibliothécaires. Il se range du côté de la Vie, du Concret, contre les constructions abstraites des historiens des idées et, c'est justement, en prenant et en affirmant haut et fort cette option, qu'Eichberg se pose comme un défenseur typique et décidé de ce qui a fait à mon sens la quintessence de la RC, à travers tous ses courants et ses variantes.

C'est sur le modèle de la très antique sagesse taoïste, propre de la philosophie chinoise, que va et vient la pensée, selon la symbolique du Yin et du Yang. Le Yang masculin, clair, limpide, et le Yin féminin, sombre, se complètent dans une harmonie qui les englobe tous deux et les fait se compénéter. C'est pourquoi le noir se trouve dans le blanc et que le blanc contient toujours du noir. On peut dire que c'est sur ce mode-là aussi que l'ensemble des idées et des courants qui a été résumé sous l'étiquette de ³Révolution conservatrice² transcende ses contradictions. C'est ainsi, effectivement, que se complètent, et, mieux, se conditionnent mutuellement ligne courbe et ligne droite, peuple et Etat, matrie et patrie, révolte et ordre, col bourgeois et veste militaire, troupe joyeuse et désordonnée du Wandervogel  et colonne disciplinée de la Reichswehr ou des milices para-militaires. Le noir est aussi blanc, quelque part, et le blanc est également noir, d'une certaine façon. Les contradictions s'aplanissent dans une unité supérieure, et ce n'est qu'ensemble qu'elles donnent un tout unifié. Ce tout unifié, ce biotope ramifié et en soi interdépendant à l'instar d'une forêt, n'est pas une accumulation hasardeuse et arbitraire d'arbres bien concrets mais une entité autonome constituant un ordre supérieur: il s'agit de le reconnaître, car ainsi on ouvre une voie qui nous permettra de mieux comprendre ce phénomène qu'a été la RC.

Mais quelle est la quintessence, le dénominateur commun, qui a rapproché Jungkonservativen et folcistes, nationaux-révolutionnaires et liguistes, tant sur le plan des idées que sur le plan social, si on tient compte de la dimension vitale qu'avance Eichberg, pour tenter d'y voir clair dans les différences et les détails qui ponctuent ces diverses visions et options divergentes? Est-ce bien le postulat de la VIE, est-ce bien le droit de la VIE à s'exprimer sans détours qui est la quintessence de cette RC? Et contre qui ou quoi ce droit de la Vie s'insurge-t-il? Qu'est ce qui menace le déploiement de la Vie, qu'est-ce qui étouffe les flux et les forces de la nature? Qu'est-ce qui déforme les manifestations de la pulsion créatrice, immanente en ce monde?

Aujourd'hui, la réponse est encore plus claire qu'à l'époque de la République de Weimar, que pendant l'entre-deux-guerres ou qu'à la fin des années quarante, quand Mohler élaborait son travail de conceptualisation de la RC. C'est la mise du monde en calculs, la soumission brutale et sans merci de la vie concrète, de la nature concrète aux impératifs de l'économie et de la rationalité économique, si bien que le primat de l'économie passe au-dessus de toute autre considération.

La ³Révolution conservatrice² peut être définie et interprétée comme une révolte de la Vie contre le viol de la terre par l'économicisme. Cette révolte s'est dressée contre les diverses formes d'économicisme dans les années 20; elle s'est exprimée sous des modalités fort différentes, parfois dans des perspectives contradictoires, mais toutes ces différences et ces divergences rejettaient le ³juste milieu² imposé après 1918. Eichberg le souligne avec beaucoup d'à-propos: en dépit de toutes les différences habituellement remarquées, toutes les catégories idéaltypiques, dans les multiples courants de la RC, ont toutefois un point commun: aucune d'entre elles ne pense ni n'agit au départ de catégories où règne le primat de l'économie. C'est cela qui distingue ces écoles ou ces individualités des marxistes et des libéraux et qui les rapproche volens nolens des anarchistes, des adeptes de doctrines ésotériques, des réformateurs pragmatiques de la vie quotidienne (Lebensreformer)  et aussi, il faut l'ajouter, des nationaux-socialistes. Eichberg perçoit parfaitement cette proximité, que le militant d'un parti de droite ou d'un cénacle rêvant de la Tradition ou de la monarchie refuse presque toujours de percevoir. En soulignant cette proximité, Eichberg élargit considérablement le champs de nos investigations et nous interdit tout enfermement.

Tenant compte de ces parallèles, il nous montre comment des hommes classés à gauche ont parfois théorisé le même anti-économicisme que certains de leurs adversaires classés à droite; Eichberg nomme Landauer (cf. également les travaux de Thierry Mudry, notamment son article sur "Gustav Landauer" dans l'Encyclopédie des ‘uvres philosophiques, PUF, 1992), Paasche (cf. Vouloir n°28-29), de Theodor Lessing (réédité à Munich par l'éditeur Matthes & Seitz et cité par R. Steuckers dans son article sur "Alfred Schuler" dans l'Encyclopédie des ‘uvres philosophiques, op. cit.). Ces mêmes linéaments se retrouvent aussi chez certains nationaux-socialistes, comme Alfred Rosenberg voire Heinrich Himmler (sur son appartenance aux ³Artamanen², cf. les articles de Beate-Sophie Grunske et de Jan Creve dans Nouvelles de Synergies Européennes, n°19/1996).

Ne pas s'arrêter aux contradictions (apparentes), accepter l'histoire dans sa totalité, comme Eichberg nous le demande avec raison, car il y a le Yin et le Yang, dans le noir, on découvre du blanc, et dans le blanc, du noir. Mais l'intention essentielle des tenants de la RC était de placer les priorités ailleurs que dans l'économie, soit dans la Vie réelle (celle du corps humain, des agrégats démographiques et du donné naturel dans son ensemble), dans les prises de position politiques, dans les réflexions et les idées où il s'agit de ne pas se laisser dominer et guider, même à son insu, par l'idéologie économiciste ambiante, portée par le libéralisme actuel; cet anti-économicisme exclut donc de cette famille que l'on a nommée à tort ou à raison ³révolutionnaire-conservatrice², certains conservateurs établis qui veulent à tout prix conserver des structures obsolètes et vermoulues (les ³Strukturkonservativen²), les ³nationaux-libéraux² pour qui le nationalisme n'est qu'un ornement ou un opium pour le bon peuple, voire certains jeunes gens qui se proclament depuis la chute du Mur et la fin de la RDA ³quatre-vingt-neuvards² et qui, par pure esthétisme, mêlent à quelques résidus épars d'idéologèmes ³révolutionnaires-conservateurs², à quelques références à Benn ou à George, à Jünger ou à Heidegger, une sorte de mauvais cocktail idéologique tiré de l'esclavage mass-médiatique permanent dans lequel ils sont plongés depuis leur plus tendre enfance, où l'attitude du yuppy ou du cocooniste actuel domine et oblitère tout autre comportement.

L'équipe rédactionnelle de Wir Selbst  espère, en publiant son dossier et surtout la longue polémique de Henning Eichberg, relancer le débat afin que l'on n'en reste pas à un simple stade esthétique, mais que l'on réétoffe les éléments d'anti-économicisme de la RC et qu'on les couple à des idéologèmes anti-économicistes provenant d'autres horizons que ceux de la RC. Celle-ci ne doit pas devenir un réservoir de dogmes figés, ni être rejetée en bloc sans le moindre esprit critique. Notre époque est celle où le système économiciste n'a peut-être pas triomphé mais où il s'accroche, têtu, au risque de devenir hargneux et coercitif: tirant sans doute ses dernières cartouches, ce système veut à tout prix imposer aux peuples du monde entier ses non-valeurs et son ordre, ses habitudes et ses illusions, ses certitudes et ses concepts abstraits, tout en voulant ³libérer² l'humanité toute entière de ses réflexes religieux, moraux, politiques, éthiques et identitaires. Ce danger nous montre qu'il est désormais impératif de revenir à des corpus philosophiques, à des attitudes mentales, à des réflexes politiques, toutes tendances confondues, qui permettraient aux citoyens de s'armer contre le danger d'uniformisation planétaire qui les guette. Aux projets des hommes de calcul, il conviendra bien vite d'opposer des ³programmes-contrastes², plus substantiels. Dans la formulation de ces programmes, les idées de la RC nous fourniront non des recettes toutes faites, mais des impulsions fructueuses.

Peter BAHN.
(article tiré de Wir Selbst, 1/1996; adaptation franç.: R. Steuckers).

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J. Burckhardt: regard sur l'histoire mondiale

Frank LISSON:

Jakob Burckhardt : un regard sur l'histoire mondiale

"Pourquoi ne pas fuir dans des circonstances plus simples et plus belles, si on en trouve encore quelque part? Pour ma part, je suis bien décidé de jouir à ma façon de la vie, avant que ne viennent les mauvais jours": ce sont là les paroles d'un jeune homme qui, pendant toute son existence, a émis le souhait de consacré sa vie à l'art et à la science.

Jakob Burckhardt, né le 25 mai 1818, était issu d'une vieille famille patricienne, bien en vue, de Bâle. En tant que fils de pasteur, il a pu très tôt jouir d'une éducation en sciences humaines, qui l'a conduit, comme le souhaitait expressément son père, à étudier successivement la théologie, puis l'histoire, la philologie et l'art. Après sa ³promotion² et son ³habilitation² en 1844, il enseigne brièvement à l'université de Zurich, puis revient à Bâle, sa ville natale, où il enseignera jusqu'à un âge très avancé l'histoire de l'art et l'histoire.

Burckhardt, un homme pour qui le regard est l'essentiel, qui aimait les voyages passionnément, a vite développé son amour de l'art antique et de l'art de la renaissance italienne. Ses grands talents de dessinateur l'ont aidé à fixé ses impressions en images. Ce qu'il voyait était travaillé par son regard, qui produisait plus qu'il ne réfléchissait, car, outre le génie du dessin, Burckhardt possédait aussi celui de la poésie. Pendant longtemps, il a hésité, ne sachant pas s'il allait devenir historien ou écrivain. Finalement, il est devenu les deux. Cette combinaison a permis l'émergence de ses ¦uvres les plus célèbres, qui gardent encore aujourd'hui toute leur pertinence: par exemple Cicerone, sorte de guide de voyage, portant comme sous-titre ³Invitation à jouir des ¦uvres d'art italiennes²; ensuite Kultur der Renaissance in Italien, ou encore, Griechische Kulturgeschichte, paru après sa mort. Dans ce dernier ouvrage, Burckhardt présente une vision de la polis grecque, personnelle mais intéressante. Il y insiste aussi sur le pessimisme grec, dont il fait le noyau essentiel de la culture hellénique.

Ses Weltgeschichtliche Betrachtungen procèdent de plusieurs cours donnés à l'université, et jettent les bases de sa théorie de l'histoire de la culture: celle-ci repose sur une vision de l'homme au comportement constant, ³patient, porté sur l'effort et actif², car cet homme est l'élément porteur des ³grandes forces de l'histoire², c'est-à-dire la culture, l'Etat et la religion. En tant que constantes de l'histoire, celles-ci forment l'essence de toute forme d'histoire. Burckhardt souffrait du déclin de l'idéalisme allemand et se montrait fort sceptique face aux évolutions politiques de son temps. La démocratie de masse, les agitateurs socialistes et le libéralisme exclusivement axé sur le profit étaient tous pour lui les symptomes d'une décadence politique. ³Depuis la Commune de Paris, tout est devenu possible en Europe, principalement parce que partout nous rencontrons de braves gens, des libéraux très convenables, qui ne savent pas exactement où se situe la limite entre le droit et l'absence de droit ni où commence le devoir de résister et de réagir².

Il prévoyait l'ère des dictatures et de l'extrémisme politique en Europe, l'ère des ³terribles simplificateurs², qui n'avait plus rien à voir avec les ³grandes individualités² radieuses, avec les ³princes de la renaissance², avec ces figures nobles qui avaient tant inspiré la pensée de Nietzsche.

Burckhardt craignait que la ³vieille Europe², fatiguée et usée sur le plan culturel, finirait par sombrer définitivement à cause des luttes que se livraient partis et factions. A la fin de ces luttes, prévoyait-il avec raison et à propos, s'imposerait une démocratie corrompue: ³Les masses veulent la tranquilité et le profit²: c'est par cette phrase qu'il résume sa position dans Weltgeschichtlicher Betrachtungen.

Burckhardt était tout, sauf une personnalité politique, il était essentiellement un esthète, qui n'envisageait nullement de s'impliquer directement dans la politique. Son conservatisme est plutôt libéral et idéaliste. Il méprisait tant l'absolutisme royal d'avant la révolution de 1848 (le Vormärz)  que les révolutionnaires qui s'efforçaient de l'éliminer. Pour Burckhardt, les changements ne pouvaient s'accomplir que sur un mode évolutionnaire, s'ils ne voulaient pas n'être que purement subversifs.

La césure ne cessait plus de s'élargir entre l'Etat et la société et prenait la forme d'une opposition croissante entre le pouvoir (politique) et la culture, surtout dans l'Allemagne impériale et wilhelminienne. Son pessimisme culturel n'était donc pas de principe mais était le résultat d'une observation fine des constellations historiques. Burckhardt a gardé l'espoir de voir les cultures renaître dans un futur lointain.

Sa pensée est restée jusqu'au bout fidèle à la ³vieille Europe²: ses idéaux de vie étaient une absence extrême de besoins, un pari foncier pour le spirituel au détriment du matériel, un service absolu à beau et au bien. Le 8 août 1897, quand meurt Jakob Burckhardt, disparait une figure tragique qui portait en elle les craintes et le pessimisme, mais aussi les espoirs et les aspirations du XIXième siècle, comme peu d'autres savants de cette époque.

Frank LISSON.
(texte paru dans Junge Freiheit, n°33/97).
 

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lundi, 05 février 2007

L'idée nationale chez D. Langewiesche

Prof. Dieter Langewiesche : l’idée nationale génère la liberté…

Professeur d’histoire à Tübingen et lauréat du Prix Leibniz en 1996, Dieter Langewiesche, aujourd’hui âgé de 64 ans, s’est spécialisé dans l’histoire du libéralisme et du nationalisme en Allemagne. Il est un Européen convaincu, estime que l’Europe doit se construire en dépassant les petits nationalismes du passé. Néanmoins, il ne partage pas l’hostilité gratuite des idéologies dominantes aux nationalismes démocratiques et libertaires d’antan. Sa thèse est la suivante : la xénophobie et l’esprit guerrier, qui se dégageaient des nationalismes de libération du 19ième siècle sont des éléments constitutifs du politique, dont on ne peut ignorer les apports. Dans le n°4/2007 de l’hebdomadaire « Der Spiegel », le Prof. Langewiesche explicite ses thèses dans un long entretien, accordé aux journalistes Martin Doerry et Klaus Wiegrefe, à l’occasion d’une série d’articles à paraître sur l’ « invention des Allemands » (Die Erfindung der Deutschen), soit sur le processus de formation de la nation allemande.

Voici ces thèses :

Les nations dégagées de l’étau soviétique après la disparition du Rideau de Fer ont réactivé spontanément un nationalisme, tout simplement parce qu’il est légitime de refuser toute immixtion venue de l’extérieur, de voisins trop puissants, surtout quand cette immixtion s’est avéré désastreuse sur bien des plans.

La nation (et partant l’idée nationale) est un instrument commode pour partager les ressources du pays entre les nationaux, ressources qui sont évidemment économiques mais aussi culturelles. L’idée nationale sert à donner accès à tous à la culture et à la formation scolaire, universitaire et para-scolaire. La liberté, que croyaient obtenir Slovaques, Ukrainiens ou Slovènes, est une vertu politique qui permet, elle aussi, d’allouer correctement les ressources du pays aux nationaux. Idéal de liberté et idée nationale vont de paire. L’idée nationale est quasi synonyme de « souveraineté populaire ».

L’idée nationale a été, de toutes les idées politiques avancées par les Européens au cours des deux derniers siècles écoulés, la plus mobilisatrice. C’est elle qui a fait bouger les masses, les a sorties de leur léthargie politique.

Il n’y a pas d’alternative à l’idée nationale, si l’on veut créer un pays, ressusciter l’émergence d’un Etat national. Les pays qui ne génèrent pas d’idée nationale se décomposent en groupes d’autre nature, comme les tribus, incapables de produire une conscience d’appartenance qui va au-delà de leurs propres limites. De plus, sans idée nationale, avec le seul stade tribal de la conscience politique, il est impossible de faire éclore des systèmes institutionnels viables sur le long terme.

Certes, quand l’idée nationale se mue en nationalisme agressif, l’Etat, qui en dérive, devient une véritable machine à agresser ses voisins. Mais il est impossible de prendre prétexte de cette dérive, pour condamner l’idée nationale en soi, car rien ni personne ne peut trier et séparer proprement les bons des mauvais éléments du complexe idée nationale/nationalisme.

L’introspection que postule la création d’un Etat, d’institutions politiques et culturelles positives, induit nécessairement à se démarquer de l’Autre, de l’extérieur. Ce travail d’introspection a été jugé « irrationnel » par une certaine historiographie : cette posture intellectuelle est fausse. Ce travail, dit Langewiesche, est bel et bien rationnel. Car sans introspection, sans repli sur les limites de ce qu’est la nation, il est impossible de déterminer qui vote pour le Parlement, qui a droit à quoi dans le partage des ressources nationales. Langewiesche est conscient que les Etats où vivent plusieurs minorités importantes ont souvent pratiqué l’exclusion de ces dernières, ce qui a entraîné d’autres problèmes (ndlr : qui sont récurrents : il suffit de lire les limites que s’impose le nouveau groupe IST/Identité, Souveraineté, Transparence, au Parlement Européen, vu les litiges entres Roumains centralistes et minorités hongroises, allemandes et autres, litiges que n’acceptent pas les Autrichiens notamment).

Le danger que recèle l’idée nationale, quand elle se mue en nationalisme, est de ne pas pouvoir terminer les guerres entamées, contrairement à ce qui se passait à l’époque des « guerres de forme ». Le processus propagandiste de mobilisation des masses a provoqué des conflagrations telles que les classes dirigeantes ont dû justifier les pertes énormes, en évoquant le caractère sacré de la guerre en cours. Dans une telle situation, faire la paix sans avoir gagné la guerre s’avère particulièrement difficile.

Les nations ont pour ciment principal la conscience historique. Elles sont des communautés de souvenirs, dont on ne peut aisément se soustraire, sans se renier intimement. Pour Elias Canetti, auquel se réfère Langewiesche, les nations sont des communautés de sentiments partagés.

L’idée nationale, bien qu’unificatrice, ne gomme pas nécessairement les autres forces politiques ou religieuses présentes. Celles-ci demeurent sous-jacentes, susceptibles de se re-dynamiser. Mais sans l’idée nationale, ces forces provoqueraient des dissensions civiles graves. Dans l’Allemagne d’après 1945, on a voulu remplacer cette idée nationale par un « patriotisme constitutionnel », par une fidélité à un texte abstrait, celui de la « loi fondamentale » de 1949. Cependant, en cas de crise importante, ce patriotisme constitutionnel s’avèrerait bien insuffisant. Le « Verfassungspatriotismus » de Dolf Sternberger et de Jürgen Habermas ne génère pas suffisamment de « force liante ».

Ernst Gellner estime que l’idée nationale est une construction artificielle, née dans le cerveau des intellectuels du 19ième siècle. Pour Langewiesche, cet argument de Gellner est pertinent, mais seulement dans la mesure où l’on peut constater que l’émergence des faits nationaux et nationalitaires n’était pas une fatalité, inscrite dans les astres. Langewiesche cite alors l’exemple de la France, première nation nationaliste moderne, où les masses paysannes n’ont pas été intégrées dans l’ensemble national avant la fin du 19ième (ndlr : les émeutes, bagarres et accrochages contre la loi Combe le prouvent encore dans la première décennie du 20ième siècle ; ce sera la fusion des masses paysannes dans l’armée à partir de 1914 qui inclura cette masse rurale hexagonale dans le fait national). En France, poursuit Langewiesche, le paysannat se référait à d’autres appartenances : régionales ou locales. Les intellectuels, en effet, parlaient de la nation, comme d’un tout intégré ou à intégrer le plus rapidement possible. En Allemagne, l’idée nationale a certes été répandue par des intellectuels (Fichte, Arndt) mais aussi par des chanteurs itinérants, des pratiquants de la gymnastique populaire (Jahn) et des compagnies de « Schütze » (ndlr : en Belgique : des « serments d’arbalétriers », mais ceux-ci n’ont jamais revêtu une quelconque influence politique ; en revanche, les concours de chants ont eu, en Flandre, une importance capitale dans l’éclosion de la conscience nationale flamande ; nous avons d’ailleurs toujours la « Vlaams Nationaal-Zangfeest » à Anvers chaque année en avril). La culture populaire, non intellectuelle, a donc servi de ciment à l’idée nationale allemande.

Le Zollverein (l’Union Douanière) allemande de 1834 lève des barrières internes, processus qui fait éclore un sentiment de communauté chez les industriels, négociants et compagnons de toute l’Allemagne. L’UE pourrait avoir un effet analogue en Europe dans les prochaines décennies.

L’idée nationale demeure l’antidote majeur aux effets pervers de la globalisation contemporaine, et si elle ne parvient pas à les atténuer, elle perdra la force liante qu’elle a toujours eue.

(résumé de l’entretien accordé par le Prof. Dieter Langewiesche au « Spiegel », n°4/2007).

 

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Pour définir les corps concrets de la souveraineté

Giuliano BORGHI:

Pour définir les corps concrets de la souveraineté

Il y a déjà longtemps, depuis des horizons différents, on a reconnu le fait que l'imaginaire moderne s'est constitué en bouleversant de fond en comble et en évidant radicalement le mode traditionnel de comprendre l'homme et sa place dans le monde. Selon ce mode traditionnel, l'homme tire ses qualités d'une appartenance à une communauté et les droits dont il dispose sont l'expression des statuts sociaux et des liens qui y correspondent.

Au contraire, pour l'imaginaire moderne, l'individu est par nature libre et auto-suffisant, avant même d'entretenir des relations sociales avec d'autres individus. Une telle (sur)valorisation de l'individu implique un rejet automatique de tous les fondements métaphysiques et religieux structurant l'ordre social et postule l'élimination implicite de tous les liens de dépendance à l'égard de pouvoirs personnels ou sociaux. C'est pour cette raison que la démocratie moderne, avant de représenter un certain régime politique, exprime surtout la force par laquelle se manifestent 1) l'exigence d'égalité des conditions et 2) la reconnaissance de cette égalité fondamentale pour tous les hommes.

Si tout cela constitue la conscience moderne telle qu'on la pressent encore aujourd'hui, quoique de façon moins vive, en revanche, on se rend parfaitement compte que l'imaginaire moderne a substitué au lien social l'idée d'un rapport juridique entre les hommes. De par cette substitution, l'individu peut entrer en rapport avec les autres seulement par le biais de lois ou d'un contrat juridiquement sanctionné. Ensuite vient l'³invention² de l'Etat, instance posée comme la représentante de la collectivité et conçue comme autorité abstraite et comme pouvoir impersonnel détenant le monopole légal de la violence. Le droit se pose alors comme le principe organisateur par lequel les individus singuliers entrent dans des rapports de réciprocité officiels, mais, simultanément, en dehors de tels rapports (juridiques), les individus n'entretiennent plus que des relations sociales désormais considérées comme dépourvues de significations et non sanctionnables normativement.

La ³société des hommes², en somme, devient une société exclusivement juridique, une société qui s'identifie uniquement à l'institution juridique, laquelle impose des interdits et fixe le rapport qui relie entre elles les volontés individuelles. L'individu moderne peut être entièrement libre, mais seulement à condition qu'il exerce sa liberté sur le modèle de la liberté juridique, c'est-à-dire une liberté d'utiliser dans l'abstrait toutes les normes juridiques. En revanche, il lui est interdit de modifier par la force les conditions matérielles dont il dépend, ce qui a pour effet pratique de l'empêcher d'utiliser réellement ce qui lui est autorisé formellement. Tel est le caractère inédit de la modernité. D'une part, la société n'existe plus officiellement que dans la trame des rapports qui se sont institués par le truchement du droit contractuel. D'autre part, l'égalité juridique ne concrétise plus que la seule parité formelle, mais permet que se reproduisent les disparités économiques et sociales, sous prétexte que celles-ci seraient générées par des rapports privés, dépourvus, en tant que tels, de pertinence juridique.

L'égalité moderne, en fait, ne considère les individus que sur le seul plan abstrait et jamais dans leurs déterminations concrètes et particulières. Cela veut dire que l'égalité face à la loi ne garantit pas l'égalité face au pouvoir de disposer des moyens nécessaires à produire des ressources matérielles. Les règles juridiques qui fondent la citoyenneté politique sont  ‹comme on l'a relevé maintes fois‹  des règles exclusivement instrumentales qui ne distribuent nullement des ressources mais définissent seulement des modalités d'action mises en théorie à la disposition de chacun, pour réaliser ses propres fins privées. Cette ³systématisation² théorique et fonctionnelle 1) occulte les profondes contradictions qui affectent la démocratie moderne (surtout la contradiction entre son aspiration à l'égalité et le maintien effectif d'une structure sociale qui produit et reproduit continuellement des inégalités) et 2) cache ce processus pervers qui est à l'¦uvre et où l'égalité formelle fait continuellement émerger des inégalités substantielles. Conséquence: l'³Etat de droit² est fortement mis en crise, de même que les formes du droit qui corrobore l'égalité et que l'équation sujet égal = droits égaux.

de l'égalité formelle à l'égalité substantielle par la participation

Dans un tel cadre, l'égalité substantielle trouve toutes les raisons qui lui permettent de se poser comme la finalité de l'ordre juridique et de réclamer la participation égale de tous dans la production des lois. Le formalisme de l'égalité doit dès lors être dépassé et complété par la pratique de la participation de tous aux décisions, de façon 1) à ce que cette participation prenne concrètement le relais de l'idée d'égalité devant la loi et 2) à introduire dans la pratique la participation égale de tous à la production des normes. On ne s'étonnera pas du fait que le problème de la citoyenneté  ‹et des prérogatives et des contenus qu'elle implique‹  est aujourd'hui prêt à exploser et à libérer toutes sortes de tensions. Pour éviter cette explosion, on prétend que la citoyenneté-égalité doit se muer en citoyenneté-participation, une participation directe à la formation de la volonté générale. Parce qu'il est nécessaire que tous se voient attribuer des ressources et des biens nécessaires à leur auto-reproduction, on en arrivera obligatoirement au passage d'une citoyenneté politique à une citoyenneté économique et sociale. Mais seule une théorie de la démocratie-participation permettra aux citoyens d'élaborer et de choisir des fins communes, ce qui, en fait, pourra instituer une juste articulation entre droit et politique ainsi qu'entre droit et justice sociale.

Mais est-ce trop demander à ce droit-là, qui n'a jamais réussi qu'à assécher la démocratie, de se dépasser lui-même? Peut-être. Mais nous ne saurions négliger aucune tentative de promouvoir une nouvelle vision de la démocratie, c'est-à-dire une démocratie capable de faire passer la souveraineté du peuple (?) de la dimension abstraite, dans laquelle elle est aujourd'hui confinée, à une ³carnalité² citoyenne, qui tienne pleinement compte des spécificités des hommes et de leur concrétude existentielle. Si l'on se souvient brièvement de l'histoire de la souveraineté à l'époque moderne, on constatera qu'elle s'est déployée en deux séquences: elle a d'abord placé le détenteur de la souveraineté dans la personne du Prince, ensuite dans le Peuple. Et a assuré ainsi le passage d'une formulation personnelle et patrimoniale de la souveraineté, typique de l'autorité princière du XVième siècle, à une formulation impersonnelle, inaugurée à la fin du XVIIIième siècle par la révolution française. Mais s'il est vrai qu'en démocratie le peuple n'obéit plus à un roi, il est tout aussi vrai de dire que c'est seulement par un artifice rhétorique qu'en démocratie le peuple obéit à lui-même en obéissant aux lois.

En réalité, l'élément ³peuple² introduit dans l'histoire de la souveraineté l'autonomie de la loi dans l'Etat. L'Etat justifie son existence par le ³peuple² et, par la loi, il justifie l'autorité qu'il exerce sur ce même peuple. Dans un tel contexte, le ³corps² par lequel vit la souveraineté, n'est plus celui du roi, mais n'est pas encore celui des citoyens. Formellement, l'Etat est la traduction juridique du peuple, mais cette entité abstraite qu'est le peuple, à ce niveau-ci, se matérialise dans des groupes restreints, des pouvoirs privés, qui confisquent de fait cette souveraineté au peuple, qui est théoriquement son seul dépositaire.

citoyenneté effective ou barbarie

IL faut dès lors amorcer une nouvelle séquence dans l'histoire de la souveraineté et trouver une nouvelle ³figure², dans laquelle la titularité personnelle et patrimoniale puisse s'incarner, cette fois dans des corps concrets de citoyens. Certes, bon nombre de difficultés surviennent quand on formule un projet de cette sorte. La marge d'aléas est grande, c'est certain, mais si les technocrates voulaient bien investir dans un tel projet une fraction minimale des énergies et du temps qu'ils consacrent à inventer des réformes mortes-nées, ils trouveraient très probablement  ‹et très vite‹  des solutions acceptables aux multiples problèmes que pose la mise en ¦uvre d'une démocratie participative et substantielle. Il y a urgence. Nous sommes à la croisée des chemins et nous devons choisir: ou bien nous implantons rapidement une citoyenneté effective ou nous sombrons dans la barbarie.

Giuliano BORGHI.
(texte paru dans Pagine Libere, n°10/1995).
 

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A. Colla: Sorcières et sorcelleries

Alessandra COLLA:

Sorcières et sorcellerie: une question ouverte

Conférence prononcée à la première université d'été de la F.A.C.E., Provence (août 1993)

Parler aujourd'hui des sorcières peut paraître curieux, sinon inutile. Mais un examen plus attentif du problème  ‹car il s'agit véritablement d'un problème‹  nous révèle que la question de l'essence et de la signification de la sorcellerie est toujours une question entièrement ouverte; une nouvelle prise en considération peut nous aider à mieux comprendre certains mécanismes et certaines situations d'aujourd'hui.

Si l'on nous dit que la sorcellerie implique un rapport de l'homme au sacré, alors nous assistons aujourd'hui à une recherche du sacré, mais une recherche désespérée voire distordue du sacré chez l'homme: en effet, sectes et cénacles prolifèrent, se disant parfois carrément satanistes. Prospèrent également prophètes, prédicateurs et voyants qui accumulent les rites et compilent les traditions, qu'ils revoient et corrigent de façons variées.

En somme, puisque le sacré est une exigence inconturnable chez l'homme  ‹nous oserions même dire qu'elle est une ³fonction² de l'homme‹  si la raison le chasse par la porte, il reviendra par la fenêtre de l'inconscient. Mais ce retour, il le fera en mauvais état, à la dérobée, si bien qu'il sera méconnaissable: c'est alors qu'interviennent sans retard tous ceux qui veulent l'exploiter, le tordre et le retordre à leur bon usage (1).

Points de vue

Mais revenons aux sorcières: les approches modernes du problème sont multiples, mais toujours réductrices et jamais exhaustives. Parmi les principales approches, nous pouvons distinguer: a) une approche idéologico-économique (Jules Michelet); b) une approche psychologique (Aldous Huxley); c) une approche historique (Robert Mandrou); d) une approche anthropologique (Margaret Murray, Hugh Trevor-Roper); e) une approche sociologique (Piero Camporesi); f) une approche politologique (Giorgio Galli). Passons-les brièvement en revue.

A. L'approche idéologico-économique:
L'historien français Jules Michelet (1798-1874) nous offre une interprétation véritablement humaniste du phénomène, en adéquation avec ses idées libérales et anti-cléricales qui ne l'ont pourtant jamais empêché de développer une vision de la vie et de l'histoire compénétrée d'une religiosité quasi mystique. Dans son très célèbre La sorcière (1862), Michelet reste fidèle à son rejet de tout déterminisme et à son principe ³de la force vive de l'humanité qui se crée²; il examine la sorcellerie à la lumière des profondes mutations sociales qui travaillent l'Europe à l'époque du féodalisme et, plus tard, après la Réforme, il repère la sorcière potentielle chez la femme paysanne d'abord, puis chez la femme du peuple, qui s'oppose d'une certaine façon aux castes sociales plus élevées. Au XVIième siècle, quand s'écroulent les autorités spirituelles (le Grand Schisme) et temporelles (la Révolution anglaise), l'union entre les humbles et les déshérités se mue en un pacte de révolte, articulé sur deux plans: sur le plan terrestre, c'est la jacquerie contre les seigneurs; sur le plan céleste, c'est le sabbat contre Dieu (2). Il nous faut souligner un autre mérite de Michelet: celui d'avoir repéré dans le mouvement sorcier (3) l'importance de la médecine alternative, cherchant à contester le savoir officiel. Cette médecine alternative est une composante importante de la culture sorcière.

B. L'approche psychologique:
L'écrivain anglais Aldous Huxley (1894-1963) affronte un épisode particulier de l'histoire de la sorcellerie, celui des possédés de Loudun (dont s'était également préoccupé Michelet). Dans son essai Les diables de Loudun (dont le régisseur Ken Russell a tiré le film qui fit scandale  ‹Les Diables‹  et fut interprété par Vanessa Redgrave et Oliver Reed), Huxley évoque l'un des événéments les plus célèbres dans l'histoire des ³possessions démoniaques²: le cas des s¦urs ursulines de Loudun, dans la première moitié du XVIIIième siècle. L'affaire s'est terminée tragiquement  ‹ce qui était prévisible‹  en 1634 quand le ³prêtre-sorcier² Urbain Grandier a été torturé puis condamné au bûcher. L'interprétation de Huxley s'oriente dans le sens de la psychologie sexuelle tout en restant dans l'orbite du matérialisme des Lumières, idéologie certes suggestive mais limitée. En effet, Huxley dit que ³la sexualité élémentaire, au niveau où on en jouit pour elle-même et où on la détache de l'amour, fut un jour une déesse, que l'on n'adorait pas seulement comme le principe de la fécondité, mais comme une manifestation de la diversité radicale, immanente en tout être humain. En théorie, la sexualité élémentaire a cessé d'être une déesse depuis longtemps. Mais en pratique, elle peut encore se vanter d'avoir une armée innombrable de sectataires² (4).

C. L'approche historique:
Un autre grand historien français, Robert Mandrou, dont la formation est marquée profondément par l'idéologie des Lumières, s'est borné à reconstruire avec précision le phénomène, sur la seule base de documents officiels en sa possession. Evidemment, cela ne l'a pas aidé à connaître le mouvement sorcier de l'intérieur, ni surtout à dépasser les barrières qu'avait érigées la culture officielle autour de la véritable signification de ce phénomène religieux en Europe. (A propos des Lumières, nous aurons l'occasion de revenir sur les rapports particuliers entre ce courant de pensée et la sorcellerie).

D. L'approche anthropologique:
Les anthropologues américains Margaret Murray et Hugh Trevor-Roper nous offrent deux interprétations du problème très différentes: selon Margaret Murray, les manifestations de la sorcellerie ne sont pas autre chose que des survivances, certes mutilées et vidées de leur signification, de l'antique culte de Diane (et d'autres divinités analogues ou superposées sur son culte); comme le dit Galli, l'³argument central de l'¦uvre de Margaret Murray est de dire que la société chrétienne des élites coexistait avec la survivance, au niveau populaire, de traditions et de cultes préchrétiens, dont certains étaient d'origine très ancienne (...). Margaret Murray a défini comme Œculte de Diane¹ ce qu'elle nous présentait comme la religion des sorcières (qui adoraient le Œdieu cornu¹); elle a ensuite défini comme Œcavalcade de Diane¹ le galop des sorcières dans les airs, auquel se réfère le premier document important qui dénonce la sorcellerie, c'est-à-dire le Canon episcopi² (5).

Selon Trevor-Roper, au contraire, les sorcières ont hérité en pratique du rôle fondamental du ³bouc émissaire², auquel aucune communauté d'appartenance ne peut renoncer. Le ³bouc émissaire² a un rôle d'ordre fonctionnel pour assurer le maintien de l'ordre constitué (comme nous allons le voir plus loin); cette thèse avait déjà été énoncée par Voltaire; elle s'est généralisée après 1945, ³à la suite sans doute d'une comparaison possible avec une autre grande persécution récente, celle des Juifs par le nazisme² (6). Il faut retenir le conclusion à laquelle arrive Trevor-Roper, pour qui la nouvelle culture dominante, rationaliste et scientifique, a eu un tel impact qu'elle a modifié radicalement l'attitude de l'homme face à la nature ainsi que ses rapports avec elle. Trevor-Roper observe également que ³les grandes chasses aux sorcières en Europe ont eu leurs principaux foyers dans les Alpes et dans les zones de collines avoisinantes, dans le Jura et dans les Vosges, dans les Pyrénées et dans les territoires à cheval sur l'Espagne et la France. Ensuite: la Suisse, la Franche-Comté, la Savoie, l'Alsace, la Lorraine, la Valteline, le Tyrol, la Bavière, les évêchés de l'Italie du Nord, le Béarn, la Navarre et la Catalogne² (7). Pratiquement toutes les aires géographiques citées par Trevor-Roper furent le berceau ou le refuge d'hérésies et de révoltes paysannes: nous venons aussi de le signaler dans notre paragraphe consacré à l'approche de la sorcellerie chez Michelet (en ³A²). Michelet soulignait les rapports étroits unissant ces phénomènes.

E. L'approche sociologique:
L'Italien Piero Camporesi, sociologue spécialisé dans les problèmes de l'alimentation, a avancé l'hypothèse suivante, réductrice mais intéressante: il nous explique que la sorcellerie, le paranormal et les visions fantastiques pourraient bien être le résultats d'une alimentation insuffisante et déséquilibrée, pauvres en éléments nutritifs mais très riche en excitants et en hallucinogènes tels les champignons, par exemple, que l'on a toujours considéré comme étant la ³viande du pauvre²; on sait aussi que l'ingestion de champignons, même parfaitement comestibles et inoffensifs, même en des quantités peu importantes, provoque immanquablement des sommeils agités et des rêves bizarres; la thèse d'une intoxication de ce type  ‹qui n'est pas originale ni exclusive dans le chef de Camporesi‹  serait corroborée par les dépositions faites au cours des procès de sorcellerie, qui mentionnent des onguents et des potions à base de belladonne et de jusquiame, toutes deux des stupéfiants naturels. A cet argument, Carlo Ginzburg, spécialiste italien renommé d'anthropologie et de folklore, oppose une certaine réserve: ³les démonisées de Salem, comme on l'a déjà dit en avançant des arguments faibles, auraient été en réalité victimes d'une intoxication par du seigle ergoté² (8).

F. L'approche politologique:
L'Italien Giorgio Galli, célèbre politologue et spécialiste des opinions politiques, dans Occidente misterioso. Baccanti, gnostici, streghe: i vinti della storia e la lora eredità (9), suggère que la sorcellerie a été persécutée parce qu'elle constituait une source de menaces pour l'ordre établi, car elle chariait des éléments érotico-libertaires capables de porter de graves préjudices à la société européenne, civilisée et christianisée. Galli va plus loin: la tragédie de l'extermination des sorcières ³est à l'origine de la démocratie représentative. Comme il n'y a pas eu de rébellion des sorcières dans l'empire russe (...), il nous est possible d'avancer une hypothèse. Celle-ci: il n'y a pas eu de rapport défi-réponse en Russie (rébellion des sorcières => saut qualitatif de la culture rationaliste; explosion des tensions => contrôle des tensions par le biais de la représentation), c'est pourquoi il n'y a pas eu de développement d'une culture politique en Russie conduisant à l'éclosion d'institutions démocratiques-représentatives² (10).

Brian P. Levack mérite une mention spéciale, parce que, dans son excellent ouvrage The Witchhunt in Early Modern Europe  (1987), ³il cherche à expliquer pourquoi la grande chasse aux sorcières a eu lieu en Europe. Ensuite il nous explique pourquoi elle a atteint son apogée vers la fin du XVIième siècle et au début du XVIIième, pourquoi elle fut cruelle dans certains pays plutôt que dans d'autres et, enfin, pourquoi le phénomène s'est épuisé (...) La chasse aux sorcières en Europe n'a pas été un phénomène historique unique mais la résultante de milliers de procès singuliers qui ont été organisés pendant plus de 300 ans, de l'Ecosse à la Transylvanie et de l'Espagne à la Finlande (...) et qui trouvent leur origine dans diverses circonstances historiques, lesquelles reflètent également des croyances sorcières, particulières aux différentes régions du continent (...). La chasse aux sorcières fut une entreprise extrêmement complexe (...) qui implique autant les classes cultivées que les gens du commun; pendant un temps, elle fut le reflet et des idées populaires et des idées des élites en matière de sorcellerie. Elle a des dimensions tant religieuses que sociales; elle a été conditionnée par une variété de facteurs politiques et juridiques. On ne sera pas surpris, de ce fait, que les explications univoques du phénomène ont été singulièrement non convainquantes, sinon entièrement fausses² (Préface à l'édition italienne de l'ouvrage cité, pp. VII-VIII).

Une vision globale

Toutes ces interprétations se valent, ont une valeur équivalente, ont été étayées par des observations et des études attentives et qualifiées. Mais, bien qu'elles soient différentes les unes des autres, elles ont toutes une chose en commun: elles pèchent par réductionnisme et tentent de réduire l'ampleur d'une réalité pourtant si vaste et si complexe: car telle fut la sorcellerie dans l'Europe du moyen-âge et de l'ère moderne. A nos yeux, pourtant, cette sorcellerie n'est qu'une des facettes possibles d'une prisme qui reste entièrement à définir.

Nous allons d'abord chercher à voir comment chacune des hypothèses, avancées ci-dessus, pourrait être lue dans un cadre plus général: celui des rapports entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, entre Cité des hommes et Cité de Dieu (11).

Comme nous pouvons le noter, jusqu'au XIVième siècle, c'est-à-dire jusqu'à la naissance des Etats nationaux et au déclin de cette instance européenne qu'était le Saint-Empire romain de la Nation Germanique, il n'y avait apparemment pas de fractures insolubles entre l'Etat et l'Eglise: mis à part l'épisode de la querelle des investitures (12), qui a certes été très grave, le tissu social de l'époque est encore suffisamment élastique pour absorber les inévitables contre-coups provoqués par l'affrontement entre les deux grands pouvoirs complémentaires que se partageaient le sort des peuples.

Ensuite, en plein XIVième siècle, une série de blocages s'instaurent. Déjà en 1301, le curialiste Egidio Romano, philosophe et théologien, publie son Traité sur le pouvoir de l'Eglise, et y soutient la suprématie du Pape sur les Princes. En 1302, le Pape Boniface VIII proclame la suprématie de la papauté sur les pouvoirs temporels, en proclamant la Bulle Unam Sanctam.  En 1303, le Roi de France Philippe le Bel répond par l'outrage d'Anagni, à la suite duquel meurt Boniface VIII. Benoît XI lui succède pendant une brève période, mais meurt opportunément en 1304. Immédiatement après son décès, la papauté revient à l'archevêque de Bordeaux, persona grata  auprès de la monarchie française. Il reste en France, même après avoir accédé à la dignité pontificale. Après lui, c'est au tour de Clément V, pur Français, qui, homme pratique, ne déménage pas à Rome et installe à Avignon le siège de la Papauté. Commence alors la dite ³captivité avignonaise² qui durera jusqu'en 1377 (à l'exception d'une brève parenthèse entre 1362 et 1370, sous Urbain V). Désormais, l'autorité impériale est remise en question et, en 1314, deux empereurs sont élus simultanément: Louis le Bavarois et Frédéric d'Augsbourg, qui s'affrontent pendant huit années. Avec forces excommunications et dépositions réciproques, le Pape et l'Empereur continuent à s'affronter, jusqu'en 1378, où un anti-Pape français (Clément VII) est élu et s'oppose au pontife légitime Urbain VI. Le Grand Schisme d'Occident a commencé.

L'ennemi objectif

Le Grand Schisme d'Occident est une période calamiteuse pour la papauté: l'autorité du vicaire du Christ sur la Terre est lourdement remise en question; plus personne ne prend réellement au sérieux ses menaces d'excommunication ou ses excommunications effectives. Les tensions sociales s'exacerbent au point que les populations se préoccupent davantage de la misère matérielle en ce monde que de la spiritualité de l'autre monde. Les rois et les empereurs préfèrent s'affronter pour des questions de pouvoir plutôt que pour des règles de foi. L'édifice catholique est en péril: il faudra attendre 1417 pour que s'amorcent les premières tentatives de régler le Grand Schisme. Cette année-là s'achève le Concile de Constance, qui obtient deux résultats: l'élection de Martin V et la proclamation de la lutte contre les hérésies. Ce n'est pas un hasard.

Retournons au XIIIième siècle: les premières années de cette époque sont riches en préoccupations pour Innocent III (13), obligé de combattre de nombreux ennemis, à l'intérieur et à l'extérieur de l'Eglise romaine. Le Saint-Sépulcre est encore aux mains des ³Infidèles² et, en 1202, le Pape appelle à une nouvelle croisade (la quatrième) pour en finir avec ces incertitudes en terre de Palestine. Pendant ce temps, en Germanie, le Gibelin Philippe de Souabe et le Guelfe Othon de Brunswick se disputent le trône. Mais en 1208, le Souabe est assassiné et le Guelfe devient Empereur. Le premier geste posé par le nouveau souverain, en 1209, est un désastre: par le Pacte de Spire (Speyer), Othon IV ose revendiquer des droits sur tous les territoires de la Papauté et sur la Sicile. Au même moment, en Ombrie, un prêtre encore inconnu, un certain François, natif d'Assise, donne à un groupe de ses disciples les premières règles de son Ordre; en France, les Albigeois osent défier le pouvoir de Rome. Mais Innocent III ne se laisse pas démonter: il s'informe sur ce François, qui semble être sur la voie de l'hérésie, et, pour ne laisser aucune équivoque, ordonne le lancement d'une croisade contre les hérétiques de France. En 1210, il excommunie Othon et lui oppose son pupille Frédéric de Souabe (le futur Empereur Frédéric II), déjà Roi de Sicile. Le Pape reçoit ensuite François d'Assise et accepte verbalement les règles franciscaines. En 1215, il convoque le Concile du Latran IV, où il condamne officiellement les Cathares et les Vaudois (14). Il meurt en 1216.

Le bras de fer entre l'Eglise de Rome et les ³hérétiques² continue jusqu'en 1229, quand le Roi de France Louis IX (Saint-Louis), par le Traité de Meaux/Paris, au cours d'une cérémonie solenelle le jeudi saint 12 avril, oblige le Comte Raymond de Toulouse à faire pénitence publiquement, sanctionnant de la sorte la reddition inconditionnelle des ³hérétiques² et la victoire de Rome et de la France, sa ³fille privilégiée². Les Cathares résistent encore dans les campagnes pendant quelques années. En 1231, le Pape Grégoire IX institue l'Inquisition et la confie aux Ordres mendiants, en particulier aux Dominicains. En 1232, l'Inquisition dispose de tribunaux spéciaux.

L'année suivante, en 1233, Grégoire IX édicte la première bulle de l'histoire contre les sorcières, la Vox in Roma.  En 1254, les tribunaux spéciaux de l'Inquisition reçoivent l'autorisation de faire usage de la torture au cours des interrogatoires. En 1307, l'Inquisition ordonne la capture, la torture et l'envoi au bûcher de l'hérétique Fra Dolcino; avec lui, meurent tous ses disciples et sa compagne, Margherita de Trente. A la même époque, l'Eglise commence à s'intéresser un peu trop aux Templiers: en 1311, depuis Avignon, le Pape Clément V convoque le Concile de Vienne qui se penche explicitement sur le problème de l'Ordre guerrier et se conclut par sa dissolution. Il est accusé d'hérésie. L'immense patrimoine des Templiers finit dans les caisses vides de la Couronne française. Quelques années plus tard, en 1326, toujours depuis Avignon, Jean XXII lance une bulle contre la sorcellerie, la bulle dite Super illius specula.  ³C'est justement lui qui a lancé cette bulle, alors qu'il s'intéressait lui-même aux pratiques magiques, après avoir choisi le nom du premier pape mort assassiné (Jean VIII, 882) et du premier pape élu à l'âge de dix-huit ans et dont la vie était si dissolue qu'elle s'est terminée pendant qu'il faisait l'amour (Jean XII, 964)² (15). Cette bulle de Jean XXII prouve que l'Eglise se préoccupait et s'inquiétait de la vitalité d'une culture alternative, différente, de celle, officielle, de l'Eglise.

Si nous comparons les événements et les dates, il apparait évident qu'entre le XIIIième et le XIVième siècles, l'Eglise de Rome, apparemment monolithique, dressée comme une tour si solide qu'elle semble ne jamais devoir crouler, est en réalité travaillée par les prodromes de la grande crise qui explosera avec le Concile de Trente: la puissance temporelle de l'Eglise croît mais n'est pas étayée par ailleurs par une croissance équivalente d'adhésions spirituelles. Les féroces répressions qu'organise l'Eglise ne sont pas des preuves de sa force, loin s'en faut, mais, au contraire, des preuves de sa faiblesse profonde: elle additionne les réprouvés (Templiers, sorcières, hérétiques) et les jette tous dans le même chaudron, tant les masses sont crédules et naïves. Celles-ci sont appelées à exécrer publiquement ces réprouvés, à alimenter le feu des bûchers et a accepter les nouveaux instruments du pouvoir.

En termes moins poétiques mais plus sociologiques, c'est l'époque où l'institution catholique se sert des déviances minoritaires pour obtenir deux résultats très importants pour elle, permettant sa propre survie et sa propre expansion: renforcer sa cohésion interne en agitant le mirage d'un unique grand ennemi extérieur  ‹Satan et ses adeptes‹  et démonter sa propre et terrible puissance, pour intimider tous ceux qui seraient éventuellement mal intentionnés à son égard.

Questions et réponses (possibles)

Cette stratégie a porté ses fruits. Il nous reste à poser quelques questions, quatre en particuler, qui à notre avis sont pertinentes et sont fortement liées entre elles, contrairement à ce qu'une lecture trop superficielle pourrait le faire accroire:
1) Pourquoi la sorcellerie a-t-elle été un phénomène féminin pour une très large part?
2) Pourquoi les sorcières ont-elles toujours été mises en relation avec le monde de la nature et avec les animaux?
3) Pourquoi, pratiquement partout où elle s'est manifestée, la sorcellerie s'est-elle superposée aux hérésies pour finir par coïncider avec elles?
4) Quel fut le rôle de la pensée des Lumières dans la chasse aux sorcières?
Naturellement, nous n'avons pas la prétention, ici, de donner des réponses complètes et exhaustives: nous voulons jeter le ferment du doute dans les esprits afin qu'ils se mettent à réviser le phénomène tout entier de la sorcellerie.

1/2: Sorcellerie, féminité, nature et animaux.

Dans cet exposé, nous joignons les deux premières questions en une seule parce qu'elles sont connexes. Ce que nous allons démontrer.

Comme nous l'avions déjà noté, les mouvements féministes se sont déjà prononcés avec une dureté extrême et des accents déconcertants sur la ³féminité² de la sorcellerie (16). Ces mouvements féministes ont vu dans la chasse aux sorcières une Nième manifestation de la prévarication masculine millénaire.

L'interprétation féministe du phénomène est juste sur un fait: les statistiques récentes, englobant tous les pays européens, indiquent ³que sur le total des personnes jugées (environ 100.000), les femmes sont près de 83%². La dénonciation machiste des sorcières la plus célèbre est le Malleus maleficarum (= ³Le Marteau des sorcières², rédigé par deux dominicains allemands, Heinrich Institor et Jacob Sprenger en 1486, ndlr) qui fut imprimé quatorze fois de suite jusqu'en 1521, puis quinze fois de 1521 à 1576, en utilisant bien dans son titre la forme féminine de maleficarum et non la forme masculine de maleficorum  (17). Il nous reste à comprendre pourquoi les rapports entre les sexes, à un certain point de l'histoire de l'humanité, étaient devenus si conflictuels, aussi radicaux et évidents.

Première chose à noter: dans les cultures non chrétiennes, il n'y a pas de dichotomie comme bien/homme-mal/femme, du moins sous une forme aussi nette et irréductible. Nous pensons, en termes actuels, aux diverses cultures que nous ont révélées les ethnologues, où apparaît et se profile très nettement la figure exclusivement masculine du trickster, c'est-à-dire du filou et du traître (en un certain sens, c'est aussi le rôle que joue Loki dans la mythologie germanique). Enfin, pour ne citer que des exemples classiques, songeons aux innombrables divinités féminines qui animent les religions préchrétiennes d'un bout à l'autre de l'Eurasie.

En somme, cette vision manichéienne des sexes, de leur non-complémentarité et de leur opposition irréductible semble dériver en droite ligne de la Weltanschauung  judéo-chrétienne.

Nous savions que le christianisme des origines (18), à la suite du message personnel de Jésus (la bonne Samaritaine, Marie-Madeleine qui s'amende, la femme adultère sauvée de la lapidation, etc.), réserve aux femmes une position tout à fait respectable, du moins jusqu'à la révision opérée par Saül de Tarse (= Saint-Paul) (19). Cette révision s'est révélée par la suite plus fondamentale dans les développements futurs que le prédication solitaire et courageuse de Jésus en terre de Palestine.

Avec Saül de Tarse, au contraire, la femme cesse d'exister en tant que telle: dans les écrits de cet apôtre, apparaissent certes des épouses, des filles, des veuves, mais toutes sont définies par rapport à l'homme. Ce n'est que dans la Première Epitre à Timothée qu'apparaît un paragraphe dédié au ³comportement des femmes² (2, 9-15): elles doivent ³être vêtues avec dignité, parées avec modestie et pudeur², et elles doivent écouter ³l'instruction [religieuse] en silence, pleinement soumises²; ensuite, les femmes ne sont pas autorisées ³à enseigner et à donner des lois à l'homme², mais rester en paix. Dans la tradition judéo-chrétienne, c'est ³Adam qui a été façonné le premier par Dieu et puis seulement Eve; ce ne fut pas Adam qui fut séduit, mais ce fut la femme qui, séduite, se rendit coupable de la transgression. Toutefois la femme sera sauvée par l'épreuve de la maternité, ensuite elle persévèrera par la foi, la charité et la sainteté, dans la discrétion². On voit très nettement se profiler l'unique et seul péché originel de la femme: avoir souillé, pour avoir succombé à la tentation de Satan, l'âme immortelle de l'homme. Ce péché est pratiquement impossible à expier (sinon par le truchement d'une maternité si possible difficile et douloureuse). Il est detiné à devenir une ineffaçable marque d'infâmie, pour les siècles des siècles et pour toutes les générations à venir. Les Pères de l'Eglise (et nous rappellerons surtout les écrits d'Augustin d'Hippone) n'ont eu de cesse de stigmatiser la femme et ses fautes avec une férocité qui trouvera une application concrète lors des interrogatoires zélés des inquisiteurs (20).

La maternité comme voie de salut est donc la seule issue qui restait à la femme. Ce n'est donc pas un hasard si l'Occident christianisé n'a reconnu que deux voies de réalisation pour la femme: être mère ou être nonne. Mais attention: être mère, oui, mais seulement dans les liens bénis du mariage; si tel n'était pas le cas, la femme était montrée du doigt, anathémisée pour son ³dévergondage². De plus, il fallait être mère dans la douleur, avec humiliation, en niant complètement sa propre féminité: nous avons affaire là à un processus d'exclusion qui marque encore profondément de larges segments de la mentalité féminine.

Ce n'est pas un hasard non plus si l'iconographie traditionnelle représentant des sorcières leur donne une typologie bien distincte: ce sont de vieilles femmes ou des furies, toujours stériles et non plus  mères, d'une part (21); et, d'autre part, la jeune fille en fleurs, belle parce que jeune et riche de potentialités inquiétantes parce qu'elle n'est pas encore  mère (22). Naturellement la Sainte-Inquisition n'a pas fait dans le subtil et s'est penchée sur les cas de femmes de tous âges: à Salem, une enfant de quatre ans est jetée en prison (23) et, en 1585, deux villages des environs de Trèves finissent par ne plus compter chacun qu'un seul habitant de sexe féminin: toutes les autres femmes ont été emprisonnées ou jugées pour sorcellerie (24).

Revenons au christianisme des origines, plus exactement au paulinisme. Pourquoi un tel acharnement à l'encontre du sexe faible? L'Ancien Testament ne fourmille-t-il pas de figures héroïques féminines et de femmes présentées sous un jour très positif? Très probablement, l'énorme importance attribuée par les religions préchrétiennes aux cultes féminins peut nous fournir une clef de lecture: la survivance intacte et massive de ces cultes dans les zones rurales  ‹c'est-à-dire païennes  dans le sens où ³païen² a d'abord signifié ³paysan²‹  et l'équation évidente ³femme = fécondité², expliquent pourquoi l'Eglise s'est préoccupée profondément de cette force du sexe féminin; justement, parce que cette religiosité païenne, tellurique et féminisante conservait intacts des liens avec le passé, la nouvelle religion d'inspiration paulinienne devait l'éliminer à tout prix (25).

Passons aux liens qui unissent la femme et la nature. Ce n'est un mystère pour personne que la femme est constitutionnellement plus proche de la nature que l'homme: la femme est elle-même nature, dans le bien comme dans le mal. Depuis toujours, la femme s'occupent des malades et des faibles, elle participe aux mystères de la vie et de la mort, elle connait les plantes et les animaux: "L'antique identité de la nature comme mère nourricière lie l'histoire des femmes à l'histoire de l'environnement et des changements écologiques. Le terre féminine est centrale dans la cosmologie organique, battue en brèche par la révolution scientifique et par l'avènement d'une culture orientée sur le marché, qui sont à l'origine de l'Europe moderne" (26). Le rôle de la femme est inaliénable et ne peut se substituer à l'histoire de l'homme, de l'humanité au quotidien: "La magie des humbles fonctions féminines est l'art féminin d'apprendre par analogie les choses qui ne peuvent se comprendre  et de les rendres aptes à la vie. Ces magies se révèlent par les transformations physiologiques qui, dues aux menstruations qui forment, et en partie transforment: elles sont perçues commet de secrètes initiations féminines. Ensuite, elles se manifestent sous forme de fonctions ou d'obligations maternelles, comme faire le ménage, faire sa toilette, nourrir la famille, toutes activités que l'on symbolise par des rythmes et des représentations végétales; le cycle agraire annuel est à la base du mythe de la vierge et de l'enfant divin qui nait, meurt et ressuscite au cours de l'année. En fin de compte, il existe un rythme européen tout à la fois agricole et festif qui constitue la trame profonde de cette culture, qui est à l'origine exclusivement paysanne (...). Tout comme leurs collègues du passé, les érudits modernes ont oublié les femmes; heureusement, les déesses, les fées, les mères locales, placées sur un trône ou classées sous les rubriques ³religion² ou ³superstition², ne cessent d'être citées. Elles m'ont permis de retrouve une forme féminine archétypale: la vierge mère, déesse de la végétation et de la fécondité" (27).

Et, paradoxalement, c'est justement ce précieux courant de magie du savoir et du faire qui est devenu fardeau au cours des siècles au lieu de rester un bagage; et cela s'observe tant sur le plan culturel que sur le plan social; les catégories mentales judéo-chrétiennes laissent un signe indélébile: "La nature comme désolation, comme élément important dans la tradition hébraïque-chrétienne, était un élément central dans les interprétations vétéro-testamentaires où le désert est le paysage archétypal (...) L'expulsion hors du paradis terrestre vers un paysage incultivable et désolé fait l'équation entre le désert et le mal, introduit dans le monde quand Eve a cédé à la tentation du serpent (...). Par contraste avec la tradition grecque, qui tend à souligner la bienveillance de la nature, la tradition hébraïque voit celle-ci comme un espace qui doit être vaincu et soumis" (28). Avec la pénétration de plus en plus profonde de la mentalité chrétienne dans le tissu social européen, au début de l'ère moderne, on a vu émerger et s'affirmer l'image d'une nature comme ³espace désordonné et chaotique qu'il faut soumettre et contrôler (...); la nature sauvage est incontrôlable et a été associée à la femme. Tant l'image de la nature que celle de la femme possèdent deux faces distinctes. Le nymphe vierge offre la paix et la sérénité, la terre-mère offre la nourriture et la fertilité, mais la nature apporte aussi des épidémies, des putréfactions et des tempêtes. De la même façon, la femme sera soit vierge soit sorcière (...). La sorcière, symbole de la violence de la nature, suscite des tempêtes, cause des maladies, détruit les récoltes, empêche la procréation et tue les enfants en bas âge. Ensuite, la femme est désordonnée, comme la nature est chaotique, donc elle doit être soumise et contrôlée. Parallèlement, le vieil ordre organique dela nature dans le cosmos, dans la société et dans l'intériorité du moi a cédé symboliquement le pas à un désordre provoqué par les découvertes de la ³nouvelle science², par les bouleversements sociaux de la Réforme et par le déchaînement des passions animales et sexuelles des gens. Dans chacun de ces trois domaines, le symbolisme et les activités féminines sont significatifs" (29).

Le cadre est pratiquement complet: pour ce qui concerne la familiarité des sorcières avec le diable et les animaux, rappelons que le terme ³strega² (³sorcière² en italien) dérive du grec stix (génitif: strigós;  accusatif, striga; latin, stix),  qui, à son tour, dérive d'une racine-onomatopée indo-européenne *streig,  que l'on retrouve par exemple dans le verbe latin stridere;  ce terme indique, tant en grec qu'en latin, le cri des oiseaux nocturnes et des rapaces en général. Ajoutons que l'animal sacré de Pallas Athéna est la chouette, assimilée à tous les rapaces nocturnes et porteuse de valeurs négatives, dès le déclin du paganisme antique. Il faut se rappeler que toutes les religions pré-chrétiennes connaissaient des animaux totémiques. Le panthéon de l'Europe germanique n'échappe pas à la règle. Il a été le plus durement frappé par la christianisation forcée au cours du VIIIième siècle. Dans ce panthéon, la déesse Freya se déplace dans un char tiré par des chats. Or le chat est l'animal par excellence des sorcières; il a été victime pendant des siècles de persécutions odieuses et féroces.

En ultime instance, rappelons en quelques mots que la position officielle de l'Eglise face au Diable est la suivante: Satan table sur l'aspect animal de l'homme; et pour cette raison Satan se manifeste à l'homme sous la forme d'animaux (30). Le cercle est bouclé.

3) Nous avons vu que les faits et les condamnations relatifs aux diverses hérésies et à la sorcellerie se répètent régulièrement dans les mêmes moments et les mêmes lieux. Pour être précis, ce n'est pas, objectivement parlant, les hérésies et la sorcellerie qui se superposent et se confondent: ce sont au contraire les accusations qui s'entremêlent et surtout les rapports qu'en donne l'Eglise. Ainsi, l'Eglise assimile volontiers hérésie et sorcellerie, de façon telle qu'il n'a plus été possible de les distinguer: pour conditionner la population à vouloir anéantir les sorcières, on accuse celles-ci d'être des hérétiques et, pour obtenir l'élimination des hérésies, on accuse les hérétiques de commerce avec Satan et de pratiques magiques, au point que ³l'on se trouve confronté à une succession de campagnes visant une extermination de masse et terrorisant des populations entières; on doit en déduire que ces campagnes voulaient en fait détruire les personnes qui étaient les opératrices bienfaisantes de la magie blanche, et qu'on tentait de soustraire aux massacres indistincts que voulaient perpétrer les persécuteurs² (31).

Tentons de clarifier la question en présentant quelques exemples épars: à propos des Cathares, certains observateurs ont soutenu que leur nom avait un rapport étymologique avec le mot catus, et qu'ils étaient donc des hérétiques ³adorateurs de cet animal diabolique qu'était le chat au moyen âge (du reste, on accusait cet animal de commettre les pires nuisances et de pratiquer la sorcellerie)² (32); Alain de L'Isle (ou: de Lille), philosophe et docteur, qui a vécu au XIIième siècle, rédige De fide catholica contra haereticos (= de la foi catholique contre les hérétiques); dans ce texte, il donne comme étymologie problable de ³Cathare² le terme ³catus,  parce qu'on dit qu'ils baisent le derche d'un chat, forme animale sous laquelle leur apparaît Lucifer² (33). La pratique du ³baiser infame² sur les parties postérieurs d'un chat, d'un bouc ou de Satan lui-même a été également attribuée plus tard aux Templiers, précisément à l'époque où ils tombent en disgrâce. On attribue également des pratiques sexuelles contre nature aux sorcières, aux hérétiques et aux Templiers. Il ne s'agissait pas tant de dénoncer la frénésie sexuelle des réprouvés, où la promiscuité (qu'on leur attribuait néanmoins). Frénésie et promiscuité ne sont pas considérées come des traits caractéristiques de ces minorités ³déviantes², mais, dans une société sexophobique comme la société chrétienne du moyen-âge, la morale sexuelle était devenue pratiquement la seule morale possible (34). De ce fait, l'accusation la plus infâmante et la plus réellement criminalisante reposait sur la transgression sexuelle. Dans le moyen-âge chrétien, on n'oublie pas l'antique ressentiment à l'endroit des coutumes païennes, depuis toujours taxées d'immoralité. Mais il faut ajouter que les hérésies chrétiennes ont poursuivi généralement les mêmes objectifs que l'orthodoxie chrétienne: ³les deux filons voulaient tourner le dos au monde pervers, avancer vers l'immatériel en fuyant le mal, le charnel: cette perspective n'était pas différente de celle du mouvement monastique, sauf qu'elle refusait de s'inscrire dans le cadre de l'Eglise (...). Le mal reposait dans la sexualité, tant pour les uns que pour les autres, et le mariage, que les hérétiques condamnaient de manière encore plus radicale, leur inspirait le même dégoût (...). Les hérétiques étaient persuadés que l'état matrimonial empêchait de s'envoler vers la lumière. Ils se préparaient au retour du Christ et imaginaient pouvoir abolir toute forme de sexualité. Dans un tel esprit, certains hommes ont accueilli auprès d'eux des femmes en les traitant en égales et en prétendant vivre avec elles, unis seulement par la caritas,  qui, au paradis, unit les êtres célestes dans une pureté absolue, comme s'ils étaient frères et s¦urs. Cette perspective fut sans doute celle qui causa le plus grand scandale, car elle heurtait de front la pierre angulaire de la société (...). Surtout, les détracteurs de l'hérésie taxaient d'hypocrisie le refus de l'union sexuelle au milieu d'une telle promiscuité (...). Ils pensaient qu'il s'agit d'une imposture et que ces ³purs² s'abandonnaient en réalité au stupre. Loin des regards indiscrets, dans l'obscurité des bois, site où peut se déployer la féérie, apanage des femmes, là se pratique la communauté sexuelle² (35). Notons le retour de la forêt, lieu numineux et magique par excellence, central dans les religions préchrétiennes; pour cette raison, la forêt est crainte et haïe par le christianisme, qui s'est principalement préoccupé de déboiser et de cultiver, pour chasser des arbres et des cours d'eau les dangereux démons du paganisme: la culture devait rédimer la nature.

4) Viennent ensuite les rapports entre philosophie des Lumières et sorcellerie, autre point nodal à affronter, non encore résolu. Nous nous limiterons à le traiter en ses points principaux, vu l'ampleur et la complexité de cette thématique.

Sur le plan purement théorique, on pourrait penser que la philosophie des Lumières a balayé les superstitions obscures et les bigoteries passéistes, a arrêté la lutte contre les sorcières et a mis un terme une fois pour toutes aux malentendus et aux déformations. Il n'en est rien.

En pratique, c'est au siècle des Lumières que la controverse sur la sorcellerie a atteint des sommets assez élevés: le 6 avril 1724, dans une Sicile momentanément sous domination autrichienne (après les Traités d'Utrecht de 1713 et de Rastatt de 1714), Frère Romualdo et S¦ur Gertrude meurent sur un bûcher, épigones malheureux de l'hérésie quiétiste-moliniste (36). La dernière sorcière, S¦ur Maria Renata est brûlée en Allemagne le 21 juin 1749, date chargée de sous-entendus païens; Immanuel Kant a vingt-cinq ans et Gotthold Ephraïm Lessing , vingt ans. La même année, l'Italien Girolamo Tartarotti (1706-1761) écrit Del congresso notturno delle Lammie, ouvrage dans lequel il fulmine contre les procès de sorcellerie. Scipione Maffei lui répond dans Arte magica dileguata, ce qui donne lieu à une âpre polémique sur la réalité des phénomènes magiques et de la sorcellerie. Moins de dix années après, en 1758, l'Encyclopédie  de Diderot et de d'Alembert est traduite en Italie et imprimée à Lucca. En 1764, le Milanais Cesare Beccaria (1738-1794) écrit Dei delitti e delle pene, courageux pamphlet qui, selon la tradition, a annoncé le déclin, mais non la disparition, de la peine de mort. Mais les chiffres démentent tout optimisme? Avant 1764, les exécutions dans la seule ville de Milan ne dépassaient pas le chiffre de douze par an; après 1764, et pour être précis, en 1765, on compte à Milan vingt-trois personnes pendues, décapitées, strangulées, etc.

Mais le plus paradoxal de tous a été Jean Bodin, ³grand penseur politique de l'Etat moderne², mais, en même temps, rédacteur d'un manuel destiné à la justice et visant la torture et l'extermination des sorcières: Démonomanie des sorciers  (37). Nous avons donc d'un côté, un penseur ouvert et tolérant en matières religieuses, un précurseur de l'économie politique, un analyste précis de la société de son temps, et, de l'autre, le persécuteur déchaîné et cruel d'hommes et de femmes naïfs mais certainement innocents. L'historiographie a eu beaucoup de difficultés pour concilier les deux facettes si différentes de la même personne, recourant aux interprétations les plus disparates et les plus fantaisistes, constuites sur des manipulations des dates biographiques (38).

En réalité, il n'est guère difficile de comprendre les raisons avancées par l'idéologie des Lumières contre la magie et la sorcellerie: beaucoup de chercheurs reconnaissent aujourd'hui, bien qu'avec peine encore, que le système mental collectif de cette époque a développé de manière anormale ses propres défenses contre tout fait ou toute personnalité qui échappe aux règles de la raison. Un siècle avait passé depuis que Pascal avait écrit que ³le c¦ur a ses raisons que la raison ne comprend pas²: paradoxalement, le rationalisme ³métaphysicise² la ³raison², il la rend idéale (au sens platonique) et omnipotente, il identifie ses adversaires à la sauvagerie, la barbarie et la folie (39). Il propose certes d'ouvrir une ère nouvelle de lumière et de clarté, en opposition aux ³siècles sombres² qui ont oppressé et abruti l'humanité. L'idéologie des Lumières  ‹indépendemment des causes et des réalités objectives propres à des phénomènes semblables‹  stigmatise la magie et la sorcellerie en décrétant qu'elles sont le produit typique d'une certaine mentalité obscure et irrationnelle. Il juge donc logique de chercher à évacuer, même, s'il le faut, d'une façon radicale, les équivoques et les superstitions, néfastes pour ses propres victimes. Du reste, les personnes accusées de sorcellerie ou de pratiques magiques sont soit des ³fomentatrices² de superstitions stupides soit des malades irrécupérables: dans les deux cas, il faut les éliminer. La mentalité des Lumières va de pair avec la révolution scientifique et avec la naissance des technologies. Comme on peut le remarquer, tous les événements qui sanctionnent la fracture inguérissable entre la nature et la culture ou l'orientation anthropocentrique du monde (dont les origines se situent dans l'ancien Testament), la conviction profonde que la nature n'est qu'un jeu de mécanismes que l'homme peut démonter et remonter selon son bon plaisir (40). Nous portons encore les traces de cette mentalité.

En outre, nous savons que ³le désir de raison², qui s'est déchaîné au siècle des Lumières et a culminé dans les massacres de 1793 (ndt: application de la tactique meurtrière de la ³dépopulation², soit de l'élimination des personnes qui refusaient de se laisser encadrer dans des schémas politiques abstraits) a connu quelques excès spectaculaires: nous songeons au culte de la Déesse Raison, qui a tenté de remplacer en tout et pour tout les cultes catholiques traditionnels. On comprendra dès lors pourquoi l'idéologie des Lumières a perçu dans les pratiques magiques des manifestations de pure irrationalité, s'opposant fondamentalement au désir rationaliste et scientiste de faire place nette et d'éliminer tout se qui échappait à l'emprise de l'intellect ³lucide².

Si nous voulions tout à la fois nous montrer malins et simplistes, nous pourrions dire que la bonté et la vérité de l'idéologie des Lumières sont devenues les dogmes fondateurs de la civilisation occidentale: il est désormais impossible et inouï d'oser soutenir que l'idéologie des Lumières a été une idéologie comme tant d'autres, dans le bien comme dans le mal; il est devenu impossible et inouï d'avancer l'hypothèse que l'idéologie des Lumières persécute et oppresse également les minorités; il est devenu impossible et inouï de prétendre retrouver le bois dont on fait les potences dans les pages de l'Encyclopédie...

Naturellement, nous n'avons pas voulu proposer une étude exhaustive de la thématique de la sorcellerie, mais, répétons-le, nous espérons avoir contribué à faire changer les perspectives de nos contemporains et auditeurs sur une question encore insuffisamment inconnue, féconde de recherches futures.

Alessandra COLLA.

Notes:

(1) Notons au passage que la majeure partie de ces cultes, qui sont tous discutables, proviennent de l'Occident le plus technologisé et notamment des Etats-Unis. C'est surtout de Californie, d'où nous viennent tant d'autres modes, qu'arrivent dans le Vieux Monde des mots d'ordre éphémères mais vaguement inquiétants; analyser le phénomène du New Age mériterait plus d'une étude, car en lui se rejoignent l'astrologie et l'écologisme, le pacifisme mièvre et l'écouménisme à bon marché, le millénarisme et le messianisme, l'Orient et l'Occident, en une sorte de syncrétisme planétaire qui ne serait plus seulement spirituel mais idéologique, une sorte de ³mondialisme de l'esprit².

(2) Cf. Alain Besançon, "Le premier livre de ³la Sorcière²", in Annales,  n°4 & 5, 1969. Cité dans Giorgio Galli, Occidente misterioso. baccanti, gnostici, streghe: i vinti della storia e la loro eredità, Rizzoli, Milano, 1987, p. 208.

(3) Giorgio Galli, dans sa thèse, pose la sorcellerie comme une authentique ³culture rebelle² à l'établissement intellectuel et politique, mais destinée à succomber face à l'avance irrésistible de la pensée rationaliste et scientifique; en ce sens, et en adoptant des catégories sociologiques, la sorcellerie constitue un ³mouvement² face aux institutions.

(4) Aldous Huxley, Les diables de Loudun. Cité par G. Galli, op. cit., p. 224.

(5) G. Galli, op. cit., pp. 156-158.

(6) Ibidem, p. 187.

(7) Hugh Trevor-Roper, Protestantismo e trasformazione sociale, Rioma-Bari, 1969, p. 171 (pour l'éd. it. que nous avons consultée). Cité par G. Galli, op. cit., pp. 199-200.

(8) Paul Boyer & Stephen Nissenbaum, La città indemoniata. Salem e le origini sociali di une caccia alle streghe, Einaudi, Torino, 1986 (éd. it.). Introduction de Carlo Ginzburg, pp. IX-X.

(9) Cf. note n°2.

(10) G. Galli, op. cit., p. 211. Nous ne connaissons pas dans les détails la démarche qu'a suivie Galli pour aboutir à une telle formulation de la problématique; relevons toutefois qu'à notre avis la différence fondamentale entre l'Europe (occidentale) et la Russie est que cette dernière n'a rien connu de semblable à notre civilisation et à l'Eglise catholique de Rome, facteurs qui, semble-t-il, ont leur importance pour justifier une différence d'ordre épocal.

(11) Prenons Augustin d'Hippone (Vième siècle), élévé à la sainteté par l'Eglise et Père de celle-ci, dont l'¦uvre a généré cette dichotomie entre l'être chrétien et l'être citoyen, qui a conditionné une bonne partie de la civilisation occidentale. Penson à Martin Luther, au protestantisme et à ce qu'en dit Max Weber dans son ouvrage devenu un classique de la politologie, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1922).

(12) Rapportons-nous aux événements de ce demi-siècle, marqué par la querelle des investitures, qui s'est déclenchée quand le Pape Grégoire VII, dans le cadre d'une réforme générale des m¦urs ecclésiastiques, déclare, dans son Dictatus papae que les nominations d'évêques effectuées par des laïcs sont illicites, donc également celles qui ont été effectuées par l'Empereur, à l'époque, Henri IV, issu de la maison de Franconie. Cette querelle a atteint son apogée par l'humiliation de Canossa, où l'Empereur a été excommunié. La querelle des investitures est alors devenue une véritable guerre qui se terminera en 1122, avec le Traité de Worms, où le Pape et l'Empereur signent un compromis. En réalité, la rivalité entre ces deux grands pouvoirs de la civilisation médiévale a continué, de manière plus ou moins larvée.

(13) Giovanni Lotario, de la lignée des comtes de Segni, est né à Agnani en 1160 et devient Pape en 1198; il a été le tuteur du jeune Frédéric II, tout en étant un partisan décidé de la suprématie papale sur toute autorité laïque. A sa mort en 1216, Honoré III prend sa succession (Cencio Savelli, né à Rome), qui conduit à terme toutes les démarches de son prédécesseur. Il exterminera les Albigeois, couronnera Empereur Frédéric II et approuvera les règles des Franciscains et des Dominicains.

(14) Avant lui, Alexandre III (= Rolando Baldinelli), avait déjà pensé en 1179 à condamner l'hérésie cathare lors du Concile du Latran III.

(15) G. Galli, op. cit., p. 167.

(16) "(...) dans le second après-guerre (...), l'historiographie sur les sorcières a acquis davantage de relief, sans doute à titre de comparaison avec une autre grande persécution contemporaine, celle des juifs par le nazisme (...) Le mouvement féministe (...) a parlé de l'extermination de six millions de sorcières, chiffre identique à celui des victimes de l'holocauste, selon les données de départ (depuis cette question du nombre des victimes, tant dans le cas des sorcières que dans celui des juifs, a donné lieu à d'âpres polémiques, qui sont loin d'être terminées)" (Giorgio Galli, op. cit., p. 187).

(17) Carolyn Merchant, La morte della natura. Donne, ecologia e rivoluzione scientifica. Dalla natura come organismo alla Natura come macchina, Garzanti, Milano, 1988, pp. 187-188. Ce texte est excellent, mises à part quelques imprécisions.

(18) Pour dire vrai, et en dépit de croyances communes, l'Eglise des origines ³n'est rien d'autre, au départ, qu'une secte juive parmi tant d'autres sectes juives² (Marcel Simon et André Benoît, Giudaismo e cristianesimo, Laterza, Bari, 1985, p. 57.

(19) Citons textuellement d'après une source non suspecte, la Sainte Bible des Edizioni Paoline de Rome: "Paul, appelé aussi Saül, est né à Tarse en Cilicie (...) de parents hébraïques, de la tribu de Benjamin, il était pharisien et citoyen romain (...) Ardent pharisien, il se distinguait par sa haine et son animosité à l'encontre du christianisme naissant; il avait gardé les vêtements de ceux qui avaient lapidé Etienne et il persécutait les Chrétiens également en dehors de Palestine (...) Mais Jésus l'a attendu sur la route de Damas et a transformé l'ardent persécuteur en un apôtre zélé".

(20) Cf. Enrica Chiaramonte, Giovanna Frezza et Silvia Tozzi, Donne senza Rinascimento, Eléuthera, Milano, 1991.

(21) Ibidem, p.192: "Les veuves, les vieilles femmes, les faibles et les malades sont désormais (...) dévalorisées: l'absence d'auto-suffisance économique, la pauvreté, est un mauvais signe tout comme l'âge avancé quand l'³impureté² n'est plus éliminée à chaque cycle lunaire, rendant ³empoisonnée² la personne et son regard. Il s'agit de personnes désarmées et humbles, au statut incertain, mais d'autant plus dangereuses qu'elles peuvent être victimes du démon parce qu'elles sont facilement manipulables et disposées à sceller un pacte. On commence par les regarder avec suspicion...".

(22) Le cas de Salem est à ce titre exemplaire: parmi les divers facteurs qui ont contribué au déchaînement des événements, il faut rappeler la psychopathologie de l'adolescence: ³des fillettes ou des adolescentes ont de fait, par leurs histoires, déchaîner involontairement les persécutions" (P. Boyer et S. Nissenbaum, op. cit., p. IX).

(23) "Le 23 mars Dorcas Good, fillette de quatre ans, fille de Sarah Good, déjà incriminée pour sorcellerie, a été amenée à la prison de Boston, où elle est restée enchaînée pendant neuf mois (Dix-huit ans après, le père déclara: ³Elle était alors responsable de rien, montrant peu de discernement dans le contrôle de soi²)", Ibid., p. 6.

(24) V. C. Merchant, op. cit., p. 187.

(25) Il vaut la peine de rappeler le cas de Béziers, la ville restée célèbre pour le massacre sanguinaire de ses habitants, perpétré en 1209 sous les ordres de l'Eglise de Rome. Béziers se situe au-dessus d'une colline au sommet de laquelle se dresse la cathédrale, rasée au sol en 1209, en même temps que l'on massacrait tous les habitants qui s'y étaient réfugiés pour fuir la violence des croisés. Elle a été reconstruite vers les milieu du siècle. L'édifice a été érigé sur les restes d'un temple païen comme d'habitude dans la chrétienté. Un dépliant explicatif pour les touristes, disponible aujourd'hui dans cet édifice religieux, prétend que le site sacré recèle les restes d'un Saint-Aphrodisio, qui n'a probablement jamais existé... En réalité, le site sacré était dédié à une divinité féminine de la fécondité, assimilée à Aphrodite. A ce titre, elle a attiré doublement l'attention des évangélistes.

(26) C. Merchant, op. cit., p. 32.

(27) Jocelyne Bonnet, La terra delle donne e le sue magie. Creare, trasformare, custodire. Le radici millenarie dei gesti quotidiani del mondo tradizionale femminile, red edizioni, Como, 1991, p. 11. Titre original français: La terre des femmes et ses magies, R. Laffont, Paris, 1988.

(28) C. Merchant, op. cit., p. 179.

(29) Ibid., p. 175.

(30) Notons que l'aspect du Diable dans l'iconographie chrétienne reprend celui du Dieu Pan: ³(...) le grand Dieu Pan meurt quand le Christ devient le souverain absolu. Les légendes théologiennes les décrivent comme les opposés irréconciliables, et le conflit dure encore aujourd'hui, car la figure du Diable n'est rien d'autre que celle de Pan, vu à travers l'imagination chrétienne. La mort de l'un signifie la vie de l'autre, en un contraste que nous percevons de manière vivante dans les iconographies respectives (...): l'une des figures est dans la grotte, l'autre sur le mont; l'une joue de la musique, l'autre détient la Parole; Pan a des pattes velues, des pieds caprins et exhibe un phallus; Jésus a les jambes cassées, les pieds percés et ne montre aucun organe génital², James Hillman, Saggio su Pan (= Essai sur Pan), Adelphi, Milan, 1977, p. 18.

(31) G. Galli, op. cit., p. 199.

(32) Anne Brenon, Le vrai visage du catharisme, éd. Loubatières, Portet-sur-Garonne, 1988, p. 153. Trad. it.: AC.

(33) Etienne Gilson, La filosofia nel Medievo. Dalle origini patristiche alla fine del XIV secolo, La Nuova Italia, Firenze, 1978, pp. 372-373.

(34) ³Peu à peu s'est enracinée l'idée obsessionnelle de dire que le sexe équivalait au mal, comme le reflètent tant d'interdits (...) les époux étaient continuellement exhortés à l'abstinence et menacés, en cas de transgression, de mettre au monde des monstres ou, au moins, des enfants tarés. Il fallait qu'ils restent séparés l'un de l'autre, non seulement pendant la journée, comme c'est naturel, mais aussi durant les nuits qui précédaient les dimanches et les jours de fête (...), le mercredi et le vendredi par pénitence et pendant tout le carême, soit pendant les quarantes journées qui précèdent Pâques, la nuit de la Sainte-Croix en septembre et le Nuit de Noël. Le mari ne pouvait pas approcher sa femme pendant le cycle menstruel ni pendant les trois mois précédant l'accouchement ni pendant les quarantes jours après la naissance du bébé. Les jeunes époux devaient rester chastes pendant les trois premières nuits qui suivaient leurs noces, pour apprendre à se contrôler. Enfin, les époux qui, par décision commune, se vouaient à la chasteté absolue constituaient naturellement le couple idéal², Georges Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage dans la France médiévale, Hachette, Paris, 1981 (ndt: AC a utilisé la version italienne de cet ouvrage, p. 24).

(35) Ibid., pp. 96-97.

(36) Le quiétisme, considéré tour à tour comme une hérésie ou comme une doctrine mystique, est également connu sous le nom de ³molinisme², du nom de son fondateur, l'Espagnol Miguel de Molinos; né à Muniesa en 1628, il s'établit à Rome et, en 1675, il publie le Guide Spirituel, considéré comme la première ¦uvre quiétiste. Dans cet ouvrage, Molinos suggère de rechercher la paix intérieure par le truchement de la passivité totale et l'abandon de l'âme à la volonté divine, sans besoin de pratique religieuse. La doctrine de Molinos a été condamnée comme hérétiques en 1687; Molinos a ensuite été arrêté et jeté en prison, où il est mort en 1696. Le quiétisme/molinisme a ensuite été diffusé en France par Madame Guyon (Jeanne-Marie Bouvier de la Motte, 1648-1717) et par Madame de Maintenon, qui a fait de son école de Saint-Cyr, une ³maison quiétiste². Fénelon (1651-1715) appréciait le quiétisme au point de s'en faire le défenseur, ce qui le conduisit à rompre avec Bossuet et à terminer sa vie en disgrâce.

(37) G. Galli, op. cit., p. 206.

(38) Ibid.: ³(...) l'origine judaïque, l'influence de l'occultisme et de la Cabbale, l'opportunisme qui l'a fait passer par ambition du calvinisme à la Ligue Catholique et finalement au parti des ³politiques² (...), l'Œobnubilation² contemporaine².

(39) Michel Foucault a démontré avec assez de clarté que la dénomination de ³maladie mentale², c'est-à-dire sa classification et son catégorisation dans des catégories à la fois précise et didactique sinon thérapeutiques, a représenté de fait le meilleur moyen pour la conjurer, pour l'éloigner de l'ordre des choses ³normales² et pour la marginaliser. Au fond, il s'agit tout bonnement d'un exorcisme, mais laïcisé.

(40) L'essai de C. Merchant (que nous avons cité) va également dans cette direction; elle suggère de revoir dans cette optique les contributions de personnages aussi fondamentaux de l'histoire des sciences, comme Bacon, Harvey, Newton et Leibniz. C. Merchant nous rappelle une déclaration intéressante de Bacon, pour qui ³les méthodes grâce auxquelles on peut découvrir les secrets de la nature sont les mêmes que ceux que l'on utilise pour investiguer les secrets de la sorcellerie dans le cadre de l'inquisition² (op. cit., p. 221).
 
 

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Destin étonnant de Georges Suarez

Robert Steuckers:

Destin étonnant de Georges Suarez

Né à Paris le 8 novembre 1890, le journaliste français Georges Suarez deviendra le rédacteur en chef de la revue « Aujourd’hui ». Ancien combattant de 1914-18, Georges Suarez était juriste de formation. Il devint correspondant de l’Agence Havas à Vienne. Collaborateur d’une quantité de journaux, écrivain prolixe de biographies et de monographies diverses, il était membre de l’Action Française de Charles Maurras, tout en travaillant avec André Tardieu, républicain de gauche, au quotidien « Le Temps ».

En 1934, ses orientations deviennent germanophiles et pacifistes. Il ne veut plus d’une guerre européenne, parce qu’ancien combattant, il connaît l’horreur d’un conflit moderne, parce qu’une conflagration supplémentaire ne résoudrait rien, parce que l’Allemagne tente, à son avis, une expérience originale et prometteuse de rénovation politique, qu’il serait sot de contrecarrer. Infatigable, il multiplie les initiatives pour éviter toute guerre et pour façonner des recettes capables de faire advenir en France une société nouvelle, débarrassée des reliquats de son passé « bourgeois » et républicain. Il fréquente Bertrand de Jouvenel au « Cercle du grand pavois » et Fernand de Brinon à l’Association France-Allemagne.

En 1935, avec Drieu, Marion et Pucheu, il critique l’incapacité du gouvernement et du régime à faire face à la crise économique et prêche pour une rénovation technocratique et « synarchiste », qui mettra un terme au capitalisme, inaugurant un règne d’efficacité et de bon sens. Suarez devint aussi l’un des critiques les plus acerbes des corruptions de la Troisième République. Cela amène bon nombre d’exposants de ce groupe à adhérer au nouveau parti de Doriot, le PPF. Toute cette agitation l’amène bien sûr dans le sillage de la collaboration après la défaite française de 1940.

Ses articles de « Libération » (un journal de l’époque qui n’avait évidemment rien à voir avec le quotidien actuel) et d’ « Aujourd’hui » le perdront : non pas tant ceux qui demeuraient dans le sillage de son technocratisme et de son synarchisme, dont des exposants tels Lefranc, Albertini ou de Jouvenel continueront à œuvrer après-guerre, mais sa critique virulente des corruptions de la Troisième République. Ses positions radicales –aussi radicales que celles que Simone Weil professait à Londres chez les gaullistes- induisent Vichy à commencer le fameux procès de Riom, destiné à punir les politiciens de la « Troisième » qui étaient restés en France, à les accuser de la défaite de 1940. Condamné à mort en 1945, Suarez sera fusillé le 9 novembre. Après deux salves du peloton d’exécution, il était encore vivant : il faudra encore deux coups de grâce pour achever ce journaliste hors du commun.

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Economie in het postideologische tijdperk

Koenraad CLAES

Economie in het postideologische tijdperk

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Kerouac et la "Beat Generation"

Thorsten HINZ:

Kerouac et la "Beat Generation"

Le 5 septembre 1957, le New York Times  publie une recension qui deviendra légendaire: elle concerne le roman de Jack Kerouac On the Road. Ce livre est défini comme un ³événement historique² et ³une ¦uvre d'art authentique², qui mérite la ³plus grande attention² et revêt la ³plus haute signification², à une époque où justement nos attentions sont éparpillées, nos sensibilités estompées par les superlatifs de la mode, multipliés à l'infini par l'esprit et la puissance des médias. Le livre de Kerouac deviendra célèbre au titre de ³testament de la Beat Generation², tout comme La Fiesta de Hemingway avait été le testament de la Lost Generation. Aujourd'hui, nous fêtons le quarantième anniversaire de cette recension du New York Times  qui rendit Kerouac si célèbre, et le 75ième anniversaire de sa naissance. Mais Kerouac est mort en 1969, le 22 mars. C'est l'occasion d'aller rechercher dans les rayons de nos bibliothèques un ouvrage paru en 1983 aux Etats-Unis, traduit en plusieurs langues européennes et réédité en Allemagne en 1997: ce livre, c'est celui de la femme-écrivain américaine Joyce Johnson. Elle a écrit sur cette génération des textes de première main, du vécu en direct. Car Joyce Johnson  ‹qui s'appelait Glassmann à l'époque‹  a été l'amie et l'amante de Kerouac pendant deux ans.

Ce livre est d'autant plus intéressant qu'il traite d'un conflit de génération dans l'Amérique des années 50. Notre Allemagne contemporaine affronte, elle aussi, un conflit de génération où les pâles et rares ³septante-huitards² (ou: ³soixante-dix-huitards² en néo-gaulois, ndlr) tentent de se démarquer des ³soixante-huitards², les uns comme les autres étant rejetés par les ³quatre-vingt-neuvards², enfants de la réunification allemande. Deux de ces trois catégories sont des figures purement médiatiques ou des constructions symboliques. Elles recouvrent les divergences les plus hétéroclites entre les parvenus et ceux qui tentent de se tailler une place au soleil, entre partisans et critiques de la réunification allemande, entre protagonistes du conflit social entre Länder de l'Est et de l'Ouest, sans compter les innombrables clivages nés avant 1989 dont les thématiques sont virulentes: la principale, en Allemagne, reste tout de même l'effondrement du mythe du progrès linéaire et cumulatif, l'effondrement dans les esprits de cette modernité sans peur et sans reproche, qui croit pouvoir à terme résoudre tous les problèmes de l'humanité. A tout cela s'ajoute:
- l'énorme problème de l'emploi dans une Allemagne qui compte des millions de jeunes chômeurs,
- la question de la technique que la vague écologiste remet sans cesse sur le tapis,
- et le pouvoir démesuré des médias.
Impossible de fourrer toutes ces problématiques dans trois catégories: les 68tards, les 78tards et les 89vards.

En revanche, en son temps, la Beat Generation était un groupe de jeunes écrivains et d'intellectuels américains dont l'intérêt et la pertinence ont été très vite reconnus et acceptés: ce groupe témoignait d'une fraîcheur et d'une authenticité indéniables, mais, hélas, s'est figé et historicisé fort promptement. Outre Kerouac, ce mouvement littéraire comptait dans ses rangs des noms comme Allen Ginsberg, William Burroughs, Neal Cassidy, Gary Snyder autour desquels se formaient des cénacles ou des bandes de copains, d'admirateurs et de compagnons occasionnels. Sur le plan artistique, ces écrivains ont lancé quelques nouvelles formes lyriques et narratives, comme l'oral poetry. Ils ont ouvert la littérature américaine à de nouveaux thèmes jusqu'alors marginalisés, du moins en apparence. Sous leur impulsion, de nouveaux vocables apparaissent dans le langage quotidien des Américains: les "kicks" désignent les moments d'enthousiasme spontané. "Diggins" veut dire: comprendre spontanément l'autre. La Beat Generation était l'avant-garde de la ³génération silencieuse², soit celle d'après la seconde guerre mondiale; elle aurait sans doute préféré être la ³Lost Generation² mais on la considérait comme passive et conformiste. Exceptionnellement, cette génération produisait des individualités fortes ou des rebelles. Une question affable de T. S. Eliot convenait tragiquement à cette génération: "Oserais-je manger la pêche?". "Nous étions conscients  ‹et nous en souffrions‹  que nous n'osions pas, dans la plupart des cas".

Joyce Johnson, née en 1936, a décrit en détail sa propre biographie: elle est issue d'une famille de la classe moyenne new-yorkaise. Elle en a eu assez de la pruderie, de la bigoterie, de la bonne conscience sans compromis de cette famille qui était la sienne. Touchant et maladroit, son père, sur son lit de mort, prononce ces quelques mots: "Nous aurions dû aller à Paris". Elle se souvient de l'effet électrisant qu'eut sur elle un article de journal en 1952, où il était question des beatniks, d'excitation, de sensation, d'impatience et d'extase. En 1955, elle quitte la maison familiale, sans avoir d'emploi convenable, sans argent: elle travaille dans des maisons d'édition, elle écrit un roman. Elle fait la connaissance d'Allen Ginsberg, puis, finalement, de Jack Kerouac. Elle devient la petite amie du vagabond, qui n'était pas encore célèbre.

Six ans après avoir été écrit, le manuscrit On the Road  est enfin publié. Kerouac l'avait écrit en deux semaines dans une ivresse de créativité. Ce roman relate l'existence des tramps,  qui vagabondent de la côte Est à la côte Ouest: derrière un voile de fiction, on devine immédiatement le modèle beatnik. Kerouac renoue là avec une tradition américaine, qu'avait incarnée Jack London avant lui. Mais la Beat Generation n'est pas une simple copie de l'univers de London. Quand Kerouac commence ses pérégrinations en 1947, il lance sans détours un affront au nouveau ³way of life², tout de luxe et d'abondance. Après les années de famine et de misère, après la grande dépression des années 30, les Américains pouvaient enfin jouir de l'existence; Kerouac, lui, voyait déjà que cette abondance menait inexorablement au nivellement.

Le refus des normes, la fusion de la vie et de l'art, étaient davantage qu'un jeu esthétique: Kerouac et ses homologues jouaient ce jeu en courant un sérieux risque. Joyce Johnson, quand elle quitte la maison, n'a pas la moindre certitude et, un jour, elle se retrouvera tout en bas de l'échelle, dans le monde de la pauvreté. Des concierges méfiants la considèrent comme une ³pute². Gravir les escaliers de l'immeuble, c'est l'horreur pour elle. Pour l'opinion publique et pour les autorités, les beatniks sont le ferment de la criminalité et de la subversion; ce rejet était le prix à payer pour l'indépendance, extérieure et intérieure. Une indépendance qu'ils avaient voulue.

Mais c'était une danse sur le fil du couteau. A une de leur amie, dont les ambitions artistiques avaient échoué, la ³liberté² avait bien montré sa face de Méduse: elle s'est alors jetée par la fenêtre, en laissant ce poème: "pas d'amour/pas de pitié/pas d'intelligence/pas de beauté/pas d'humilité/vingt-sept ans, ça suffit".

Ce suicide était la conséquence extrême d'un mode d'existence qui se voulait inconditionné. Mode d'existence qui était la prémisse majeure de la vie artistique et bohème que voulaient les beatniks. Aux yeux de leurs contemporains et des générations suivantes, ce mode de vie fonde l'identité beatnik qui, aujourd'hui encore, irrite ou fascine. Certes, dans leur univers en marge, il y avait tout un rituel de groupe, beaucoup de superficialité. On cherchait à se rendre important en jouant les cradots. Chez les beatniks, seul le noyau dur et authentique compte, à encore une valeur pour notre réflexion contemporaine. D'après Joyce Johnson, Kerouac était chaotique, lunatique, il était un buveur bien sûr, mais il n'était ni calculateur ni manipulateur et les lamentations appelant la pitié lui étaient étrangères. Il voulait la gloire, pour faciliter son rapport au monde, ce qui s'est avéré problématique et erroné, dès que la gloire est arrivée.

Dans les années 50, les talkshows  commencent à se répandre aux Etats-Unis, avec un succès éclatant: dès lors, les médias, friands d'originalité ou de scandales, ne tardent pas à s'emparer du phénomène beatnik, surtout après les articles du New York Times. Et Kerouac, à son tour, a été sollicité par les médias. Il a franchi une frontière dangereuse. Quand il s'est efforcé de faire comprendre et de rendre crédible les ressorts de sa créativité à l'opinion publique liée aux médias, Kerouac a avoué qu'en vérité il cherchait Dieu. En disant cela, il a jeté son talent esthétique et visionnaire en pâture à la masse. Etre beatnik n'était plus qu'une mode sans risque, que l'on pouvait s'acheter sous la forme de lunettes ou de pulls! C'est donc ainsi qu'il fallait chercher Dieu, se sont dit tous les médiocres! Et en chacun de nous sommeille un homme ou une femme qui cherche Dieu. Surtout médiocrement.

C'est donc au nom de sa propre rébellion, au nom des espoirs qui avaient germés en elle dans les années 50, que Joyce Johnson critique aujourd'hui toutes les rébellions qui ont suivi la sienne: "Les années 60 n'ont jamais correspondu à ce que j'attendais. Elles m'ont déçue, malgré le feu d'artifice qu'elles étaient. Bon nombre de ³grands moments² des années 60 n'ont jamais été autre chose que des insuffisances. J'ai vu comment les hippies ont pris la succession des beatniks, comment les sociologues ont succédé aux poètes... C'est sans enthousiasme que j'ai observé l'émergence des ³lifestyles². L'intensité que nous avions connue s'est affadie, elle n'a plus été qu'une ³simple chose disponible², qu'on pouvait se fabriquer: on était obligé de pratiquer une ³liberté² pour laquelle il n'avait pas fallu se battre. L'extase n'était plus qu'un produit chimique, l'oubli, on pouvait se le faire prescrire sur ordonnance. La révolution était dans l'air, mais elle n'est jamais venue et, si elle était venue, il n'y aurait plus eu de place pour un Kerouac". Effectivement, les soixante-huitards professionnels d'aujourd'hui, que peuvent-ils faire d'un Kerouac? Et un Kerouac, qu'aurait-il penser d'eux?

Thorsten HINZ.
(article tiré de Junge Freiheit, n°41/1997).
Référence: Joyce Johnson, Warten auf Kerouac. Ein Leben in der Beat Generation, Verlag Antje Kunstmann, München, 1997, 279 pages, DM 29,80.

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dimanche, 04 février 2007

L'épopée du Kalevala

Frithjof HALLMAN

L'épopée du Kalevala

En 1985, en Finlande, dans tout le pays, on a fêté, sous diverses formes, le 150ième an--niversaire de l'épopée nationale fin-noi-se, le Kalevala. Outre la publication d'une nouvelle édition illustrée de l'é-po-pée hé-roïque, due au célèbre peintre de la mer Björn Landström, on a organisé à Helsin-ki une exposition des peintures du plus con-nu des illustrateurs du Kalevala, Gal-lén-Kallela; ensuite, on a créé un opéra sur le thème du Kalevala, mis en mu-si-que par Einojuhani Rautavaara. Ce drame musical, appuyé par des ch¦urs, a été joué en première à Joensuu. En parallèle à cette initiative musicale, on a rejoué les ma-gnifiques symphonies poétiques de Jean Sibelius, inspirées des thématiques du Kalevala: les suites Lemminkäinen et Karelia, le Cygne de Tuonela, Le Barde et la Fille de Pohjola.

En Allemagne, pour cet anniversaire, on a fait paraître une nouvelle édition de cette épopée classique en trochées à cinq pieds de 22.795 vers. De même, est parue une édition illustrée en prose d'Inge Ott (Ka-le-vala - Die Taten von Väinämöinen, Ilma-rinen und Lemminkäinen, Verlag Freies Geistesleben, Stuttgart, 1981, 288 S.) pour ceux qui, grâce à cette version simpli-fiée, pourraient avoir plus facilement ac-cès à cette ¦uvre magistrale. On a traduit le Ka-le-vala dans plus de cent langues dif-fé-ren-tes, preuve de la puissance sugges-tive de cette épopée héroïque finnoise. Elle a véri-ta-blement conquis le monde.

C'est grâce à un médecin de campagne sué-dois de Finlande, Elias Lönnrat, que le Kalevala a vu le jour en 1835. Au départ d'innombrables chants et chansons popu-laires, de rébus à connotation mytholo-gi-que et de proverbes puisant leurs racines dans l'immémorial, Lönnrot a pu forger une ¦uvre nouvelle et originale, qui, a-vec ses 22.795 strophes est l'équivalent, pour le peuple finnois, de la Chanson des Nibelungen pour les Allemands, de l'Ed-da pour les Islandais et de la Saga de Frith-jof pour les Suédois. Un philologue alle-mand, F.A. Wolf, spécia-liste de Homère, avait affirmé et souligné, au début du sièc-le passé, que les deux grandes épopées des Grecs, l'Illiade et l'Odyssée, n'étaient pas l'¦uvre d'un seul poète mais récapitu-laient en un seul ou-vrage les mythes et lé-gendes de tout un peuple. Cette idée a été retenue par le Finnois Carl Axel Gottlund, qui s'est de-mandé si l'on ne pouvait pas, éventuellement, forger quelque chose de semblable à l'Illiade et l'Odyssée à partir des mythes, légendes et sagas de son pro-pre peuple.

Zachris Topelius, qui avait exploré les vas-tes régions de la Carélie du Nord ainsi que quelques provinces septentrionales du pays, et deux femmes énergiques, Ar-hip-pa Pertunen et Larin Paraske, ras-sem-blè-rent à trois le plus grand recueil de chants et chansons populaires, de textes épars issus du peuple et non pas des let-trés. De son côté, Lönnrot, qui, en tant que médecin, allait de ferme en ferme dans l'es-pace carélien, rassemblait, lui aussi, une impressionnante collection de vers, qui deviendra, en 1835, la première ver-sion, encore brève et en 12.078 strophes et 32 chants, du Kalevala. En 1849, paraît la version définitive, avec 22.795 strophes et 50 chants.

Dans cette énorme épopée, beaucoup d'é-lé-ments rappellent les sagas et légendes de l'Europe entière mais sous des formes dif-fé-rentes, ce qui en fait une mine fabuleuse pour les chercheurs. Elle rappelle aussi les Nibelungen, tandis que d'autres éléments, notamment ceux qui évoquent le voyage du héros Väinämöinen dans une nef de bronze, font penser à des mythes bien plus anciens encore. On a dit que peu d'autres ouvrages finlandais ont autant contribué que le Kalevala à renforcer la conscience na-tionale de ce peuple, peu nombreux mais défendant toujours son existence fa-rouchement et héroïquement. Les pein-tu-res de Gallén-Kallela, présentant des motifs issus du Kalevala, et la musique de Si-be-lius ont, pour leur part, renforcé l'in-té-rêt des Finnois en ce siècle pour cette épo-pée, ancrée profondément dans l'âme du peuple, des paysans, des chasseurs et des pêcheurs. Je vais maintenant esquisser les lignes essentielles de l'épopée, pour don-ner au lecteur la clef qui l'aidera à dé-chif-frer son sens.
 

L'action réelle, 
immémoriale, cesse avec 
l'arrivée du christianisme

Dans le Kalevala, nous voyons d'abord ap-paraître trois héros masculins et deux héroïnes féminines: le sage Väinämöi-nen, le forgeron Ilmarinen et Lemmin-käinen, semblable à Ulysse, tou-jours en quê-te d'aventures et de voyages; les figu-res féminines: Louhi (la "haute femme de Pohja"), qui symbolise l'extrême-nord, et ses filles, toutes belles, qui sont l'objet des convoitises des trois héros concurrents. Sampo, sorte de mou-lin magique et my-thi-que, dont les caracté-ristiques mytho-lo-giques sont comparables à celles du trésor des Nibelungen, est au centre de l'intri-gue. Celui qui s'empare de Sampo, trouve le bonheur. Mais Sampo coule à pic, com-me l'or de Nibelungen, dans des eaux pro-fon-des. C'est alors qu'apparaît un motif chré-tien: la nais-sance d'un garçon, né d'u-ne vierge, Marjatta, et qui devient le Roi de Carélie; ce récit indique le passage d'u-ne ère païenne à l'ère chrétienne.

L'émergence de cette épopée remonte vraisemblablement aux temps immémo-riaux; elle constitue un mythe cosmogo-nique. Väinämöinen est aussi vieux que le soleil. A la fin de l'épopée, nous le vo-yons, lui, le sage visionnaire, partir vers l'infini sur l'océan dans une nef de bron-ze. Du forgeron Ilmarinen, on dit qu'il a forgé la voûte céleste, et de la mère de Lemminkäinen, le troisième héros du Ka-levala, on dit qu'elle est la créatrice du mon-de. Elle a un jour eu la force de ra-me-ner à la vie, de faire ressusciter, son fils mort et tombé dans le fleuve des morts Tuo-nela, après avoir été dépecé en huit mor-ceaux.

Cosmogonique aussi est le récit de la créa-tion de Väinämöinen par une "mère de l'eau". Sous sa sage direction, la création est parachevée, dans le sens où les hom-mes se mettent à cultiver la terre. Dans le défi lancé au Sage par un jeune homme, Joukahainen, nous retrouvons un motif eddique: le jeune homme pro-pose un con-cours à Väinämöinen pour savoir le-quel est le plus sage. A la re-cherche d'une épouse, Väinämöinen rencontre une belle jeune fille, mais qui est courtisée par le forgeron Ilmarinen et par Lemmin-käi-nen, qui ne compte plus ses succès fé-mi-nins. La mère de la jeune fille, Louhi  ‹qui, dans l'épopée est décrite comme une vieille femme avaricieuse, laide et mé-chante‹  impose aux trois hé-ros une ru-de épreuve et les oblige à exécu-ter divers travaux pour elle, comme dans le mythe grec d'Heraklès; le plus rude de ces tra-vaux consiste en la fabrication de Sampo, qui donnera une profusion de ri-chesses à son possesseur.

C'est évidemment le forgeron Ilmarinen qui réussit à accomplir le meilleur travail. Il est le vainqueur mais est assassiné et aboutit dans le règne des morts Tuonela. Le duel entre les frères Untamo et Kaler-vo se termine par la mort de toute la fa-mille Kalervo, tandis que la veuve de Ka-lervo donne le jour à un fils, Kullervo, une figure en apparence dotée de forces sur-humaines et divines, qui, en dépit de ses dons, échoue dans tous les travaux qui lui ont été confiés par son maître Unta-mo. Il est vendu comme esclave au for-geron Ilmarinen. Kullervo, poursuivi par la malchance, tue par inadvertance l'é-pou-se d'Ilmarinen, fille de Pohjola et doit prendre la fuite. Après qu'il ait re-trouvé le chemin qui mène à la maison de ses pa-rents, il se suicide, parce qu'il ap-prend qu'un jour, sans le savoir, il a cou-ché avec sa s¦ur.

Samo doit offrir bonheur et richesse au Grand Nord, si bien que les trois héros su-blimes (Ilmarinen, Lemminkäinen et Väi-nämöinen) décident de s'en emparer, tan-dis que Louhi poursuit leur nef, qui, au cours d'un combat, coule en mer. A la fin de l'épopée, nous voyons Väinämöinen qui libère la lune et le so-leil, caché par Lou-hi dans une montagne, tandis que le fils de Marjatta prend le pouvoir en Ca-rélie. Le crépuscule des dieux vieux-fin-nois et des héros du Kalevala correspond donc à la victoire du christianisme, dont les prêtres, plus tard, feront tout ce qui est en leur pouvoir, pour étouffer la poésie po-pulaire, qui ne cesse de vouloir percer la chape chré-tienne et véhicule les vieux mythes cos-mogoniques finnois. Politique appliquée ailleurs dans le Nord, où les au-to-rités chrétiennes ont également tenté d'é-liminer la vieille tradition des laby-rin-thes circulaires de pierre, élément d'un cul-te solaire immémorial, et des fameuses Trojaburge (cf. Combat Païen, n°19). Mais cette tentative d'éradication n'a pas plei-nement réussi, car nous trouvons encore des gravures de Trojaburge de type très an-cien sur les parois intérieures des égli-ses chrétiennes.

Pour quelques spécialistes des symboles nordiques, les Trojaburge ne sont pas sim-ple-ment des symboles solaires, mais des "filets", à l'aide desquels les anciens Fin-nois tentaient de repêcher du fond de la mer Sampo le symbole vieux-païen du bon-heur. On trouve encore 150 de ces labyrinthes de pierre sur le territoire finlan-dais, souvent le long de côtes isolées, que l'on appelle aussi "ronde des vierges" ou "haies des géants". Ces vestiges témoi-gnent d'un culte solaire qui a été repris dans la grande épopée mythique finnoise qu'est le Kalevala, sous la figure de Väinä-möinen.

Frithjof HALLMAN.
 

(texte paru dans Mensch und Maß, n°3/1986 (9 Feb. 1986); adresse: MuM, Ammerseestr. 2, D-8121 Pähl).
 
 

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La dictature libérale

Frédéric KISTERS:

La dictature libérale

Analyse de l'ouvrage de Jean-Christophe Rufin (La dictature libérale. Le secret de la toute puissance des démocraties au 20° siècle, J.C. Lattès, Paris, 1994, 313 pages, 119 FF)

Imaginez-vous la démocratie comme une jeune vierge craintive, égarée dans une antre peuplées de dépravés? Vroyez-vous sa vertu menacée de toutes parts par des êtres lubriques qui ne désirent que son avilissement et sa mort? Craignez-vous qu'elle ne succombe sous les coups d'une horde de barbares ignares et belliqueux? Détrompez-vous!

Le dernier livre de Jean-Christophe Rufin vous démontrera, au travers d'une relecture de l'histoire de ce siècle finissant, que la démocratie libérale, quoiqu'elle se déclare toujours faible et menacée, est en fait aussi puissante que retorse.

En effet, la démocratie libérale présente l'apparence d'un système labile, peu apte aux décisions, déchiré par des tensions et divisions internes. Si ce visage décomposé correspondait à une réalité, nous serions en droit de nous demander par quel miracle une organisation aussi débile aurait non seulement survécu à deux guerres mondiales, ainsi qu'à de multiples séismes socio-économiques, et se serait, de plus, imposée dans la plupart des pays développés?

Les systèmes totalitaires paraissent plus robustes que les démocraties, parce que les pouvoirs de décisions sont concentrés et que la société semble plus homogène et ordonnée. Au contraire, la démocratie libérale possède une multiplicité de centres de décision et elle est agitée par des courants d'opinion contradictoires. En fait, la violence dont font montre les dictatures est le symptôme de la maladie qui les rongent irrémédiablement: ces sociétés, fondées sur l'adhésion inconditionnelle à une idéologie (aussi floue soit-elle), s'épuisent à discipliner leurs citoyens. A l'éradication d'un groupe d'opposants, que les média du pouvoir totalitaire qualifieront de ³victoire², correspond en fait une perte de substance vive, celle d'un groupe d'élite qui avait le courage de se révolter. Les sociétés totalitaires sont, en quelque sorte, masochistes et autophages... tandis que la contradiction anime la démocratie, elle disloque la dictature.

La polymorphie des démocraties constitue un second avantage par rapport aux dictatures: comme Protée, elles peuvent se présenter tour à tour sous des jours divers, en fonction des forces qu'elles rencontrent. Font-elles face à des communistes révolutionnaires, qu'elles enverront des émissaires puisés dans leurs partis communistes nationaux; font-elles face à une dictature d'extrême-droite, qu'elles délégueront l'un ou l'autre chantre de l'ordre; font-elles face à une théocratie musulmane, qu'elles choisiront des immigrés provenant de ces pays ou quelque intellectuel converti à l'Islam. Dans n'importe quelle situation, elles se trouveront toujours des collaborateurs, à l'intérieur d'elles-mêmes ou chez l'ennemi. Par contre, un gouvernement totalitaire est condamné à une certaine franchise, aussi machiavéliques soient ses dirigeants. Un Etat communiste peut se vouloir révolutionnaire et agressif, ou accomodant et pacifique, il demeurera un Etat communiste. Il peut arranger sa mise mais non pas remodeler son visage. Protée, lui, se transforme au gré des circonstances, ou plutôt, du fait de sa structure extrêmement complexe et mobile, il présentera son aspect le plus convenable à son interlocuteur.

Le problème immémorial que les démocraties ont toujours eu à résoudre est celui de la contradiction de la liberté individuelle des citoyens avec la cohésion de la société. La réponse habituelle fut l'instauration d'un contrat social qui mettait fin à l'état de nature en soumettant les hommes à une loi qui bornait leur liberté; le contrat étant garanti par la crainte de la loi. Mais ce système, dérivé de la pensée de Hobbes, oscille sans cesse de l'anarchie au despotisme. En ce sens, la Russie communiste en est un parfait exemple: issue d'une guerre civile, elle se reconstitue sous la férule de Staline, puis régresse et retourne au chaos primordial. En effet, dès que le contrat social est instauré, les hommes s'en vont jouir de la paix et oublient peu à peu les affres de l'état de nature. Ils deviennent nostalgiques et, un jour, désirent retrouver leur paradis perdus comme les écologistes.

L'avatar du Léviathan, la démocratie libérale, a trouvé la parade à ce paradoxe: l'indifférence.

La démocratie libérale ne propose aucune valeur positive, aucun projet; elle se contente de dénoncer les travers de ses adversaires et de proposer à ses sujets la ³liberté², le bien-être matériel, la paix, une réelle immobilité sous une apparente agitation. Dans ce système sans valeurs, et donc sans contrainte, l'homme peut jouir de sa liberté, comme dans l'état de nature. On comprend pourquoi les ³droits de l'Homme² ont pris une telle importance dans nos sociétés: ils servent de substitut aux valeurs positives et assurent une cohésion minimale. "La Déclaration des droits de l'Homme, elle, est un socle acceptable. Elle assure à chacun la reconnaissance de son droit au processus de personnalisation, sa capacité d'être un individu et de former quelque regroupement que ce soit avec les autres. Elle est reconnaissance du droit de posséder, de jouir, d'être toujours semblable aux autres et égal, cependant qu'on s'active à être toujours différent et si possible supérieur. La Déclaration des droits de l'Homme permet à la dispersion sociale de s'opérer sans barrière. Le principe de souveraineté du peuple la complète car il permet de réintégrer, le moment venu, cette dispersion par la grâce de majorités numériques"  (pp. 274-275).

Si les dictatures nient l'opinion publique, les démocraties, elles, feignent de l'ignorer. La démocratie étant indifférente par rapport aux citoyens, ceux-ci, sentant qu'ils n'ont plus aucune prise sur le système, s'en détachent et recherchent des solidarités de remplacement plus proches d'eux: l'ethnie, la secte, la minorité d'opinion, l'association caritative, etc. La société se subdivise en une nébuleuse de sous-groupes, plus ou moins autonomes, disposant chacun de leur propre ³culture², qui va de la stricte idéologie de certaines sectes, à celle, beaucoup plus diffuse, du ³pop/tagg². Bien sûr, chacun demeure libre de participer à plusieurs de ces mini-sociétés... Toutefois, malgré cette apparente liberté débridée, chaque monade reste liée à l'ensemble. Aussi, "le marginal devient central". Les média ne portent leur attention que sur l'anormal, l'extraordinaire, le déréglé. La crise de la solitude, l'alcoolisme, la drogue, l'aliénation, la délinquence, les émeutes de banlieue, etc. ne sont pas les symptômes d'une maladie mortelle pour la démocratie, mais des signes de son fonctionnement normal! Chaque fois que les média évoquent ces phénomènes marginaux, ils les réintègrent au centre même de la démocratie. La machine fonctionne comme une immense pompe aspirante-refoulante.

Dans l'Empire romain, l'essentiel de l'armée stationnait aux frontières pour contenir les barbares. Lorsqu'une crise politique interne survenait, tels généraux d'armée se muaient en prétendants au trône impérial et l'on voyait bientôt deux, trois ou quatre colonnes armées converger vers Rome, le c¦ur de l'Empire, que personne ne défendait. Le vainqueur accédait au trône en gravissant quelques tas de cadavres et, ayant ainsi renouveler l'élite dirigeante par un apport de sang neuf, perpétuait le principat.

Dans nos démocraties libérales, les groupes révolutionnaires habitent aussi dans les confins de la société, mais il n'existe pas de centre géographique vers lequel les armées pourraient marcher triomphalement, point de citadelle à prendre d'assaut, juste un vaste et morne marécage où s'enlise tout véritable idéal, où l'homme révolté ne peut qu'errer sans jamais trouver le moindre exutoire à sa rage. Par contre, sa simple existence entretient le mythe de la menace.

A cette indifférence interne aux nations s'ajoutent l'internationalisation du monde libéral. Tant du point de vue économique que du point de vue politique, les centres de décision tendent à se déplacer vers des organismes internationaux voire "universels", alors que les peuples ne peuvent agir qu'au niveau national. Le pouvoir leur échappe encore un peu plus. Sur ce point, il nous semble que Rufin simplifie le processus: jusqu'à présent, ces institutions (UNESCO, GATT, CEE, ALENA, etc.) n'existent que par délégation; les décisions sont prises par les représentants des Etats qui y siègent; les finances sont des subsides octroyés et non des ressources propres; les soldats de l'ONU sont des militaires des armées nationales affublés d'un casque bleu. Par contre, il est vrai, et fréquent, qu'un gouvernement national peut faire passe une loi en prétextant qu'elle est la conséquence d'une décision émanant d'une institution ³supérieure², dans laquelle il possède un poid et des voix. Les organismes internationaux ne décident de rien, il servent de caution.

La démocratie vit de la menace qui masque sa force. Elle en a besoin pour maintenir sa cohésion. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis, qui possédaient à eux seuls la moitié de la richesse mondiale et contrôlaient la moitié du globe, firent pourtant mine de craindre l'URSS, qui sortait exténuée du conflit. Cette URSS constituait un partenaire idéal, juste assez fort pour effrayer, juste assez effrayant pour que peu d'Occidentaux y adhérassent. Le monstre joua bien son rôle durant les années 50, mais à la fin de la décennie suivante, il devint évident qu'il s'essoufflait, surtout du point de vue économique. Les démocraties libérales maintinrent encore durant quelques années ce précieux ennemi en vie, sous perfusion (du blé et de l'argent). Pour palier à son anémie, on sortit divers opposants des goulags afin qu'ils témoignassent en Occident des horreurs du régime. Lorsque l'ours défuncta définitivement, les démocraties libérales se mirent en quête d'une menace de remplacement.

Elles se tournèrent d'abord vers un élément pré-existent, qu'elles avaient jusque là tenter d'assimiler au marxisme: l'écologie politique. En effet, celle-ci, à ses débuts, vitupérait contre le société de consommation et réclamait une "croissance zéro". Elle s'attaquait, comme le marxisme, à un rouage essentiel de la machine libérale: le marché. La convergence des discours écologistes et communistes sur la paix, favorisait aussi cet amalgame. Les écologistes se disaient prêts à accepter une capitulation au nom de la paix ("Plutôt rouge que mort"). Plus tard, l'écologie renvoya capitalistes et marxistes dos à dos, en dénonçant leur culte commun de la production.

Mais, peu à peu, le libéralisme réussit à substituer l'idée de "croissance propre" à celle de "croissance zéro". Nos savants proposèrent des solutions pour limiter la consommation de matières premières, recycler les déchets, diminuer les rejets dans l'atmosphère... La technologie venait au secours de l'écologie. La "science" redevenait une valeur positive et l'écologie devenait une science. Il n'était plus nécessaire de renoncer au "progrès" ni de retourner aux m¦urs de nos ancêtres cavernicoles. Dès lors, les écologistes se scindèrent en deux tendances: les réalistes et les radicaux; les premiers consentaient à s'allier avec les classes dirigeantes, les seconds demeuraient des activistes. Les radicaux conservaient un rôle utile en tant qu'ils maintiennent l'image de l'Apocalypse écologique, aidés en ce sens par les médias, toujours férus de sensationnel. Mais le mouvement, affaibli par cette saignée, n'était plus dangereux. On avait déjà assisté au même phénomène de scission avec les communistes entre les deux guerres, les moins virulents formant les partis "sociaux-démocrates" désireux autant d'amender le système que d'y participer; la minorité se regroupant dans des partis communistes, interdits de pouvoir et trop faibles pour renverser le régime (surtout qu'ils avaient les mains liées par l'URSS elle-même, pour des raisons tactiques).

Néanmoins, cette nouvelle menace ne comblait pas à elle seule le vide laissé par l'URSS. On y joignit donc le "Sud" et l'"exclusion".

L'image du Sud comme ennemi s'est formé bien avant l'effondrement de l'URSS. Durant la guerre froide, certains de ces pays étaient devenus communistes, d'autres menaçaient l'Occident d'embargo sur le pétrole, tandis que quelques-uns produisaient de la drogue, poison nécessaire aux marginaux engendrés par la société libérale. A cela s'ajouta, plus tard, la menace islamique. L'Islam domine d'importantes populations à la démographie galopante, son avant-garde s'est déjà infiltrée dans nos pays aux frontières poreuses, certains des gouvernements islamiques soutiennent des mouvements terroristes, dont ils négocient l'activité avec les démocraties. Mais ce nouvel ennemi manque de crédibilité, aux yeux de Rufin; son unité politique n'est pas encore réalisée et il ne possède pas d'armement de haute technologie.

Enfin, il reste la menace de l'exclusion, de la marginalité que nous avons évoqué plus haut. Les trois remplacent tant bien que mal celle de l'URSS.

Ainsi, ce système qui tire son nom du mot ³liberté² "s'impose à ceux-là mêmes qui la refusent le plus sans pourtant les empêcher d'agir contre elles. La plus extrême révolte y est possible: elle n'en nourrit pas moins le système qu'elle est censée détruire. Toutes les oppositions en démocratie sont tournées à son profit et ceux qui visent à sa plus radicale destruction sont les plus utiles ouvriers de son développement" (p. 20). C'est "une dictature dans la mesure où elle s'impose à tous, y compris ceux qui la refusent" (p. 301). Aussi le danger qui menace réellement la démocratie n'est pas de ceux que nous venons d'égréner... La démocratie risque de mourir par manque d'idéal et non pas de périr assassinée par des révolutionnaires. Rufin en conclut que la seule fonction éthique est la dissidence, l'utopie, car la révolte anime le système.

Les révolutionnaires doivent donc savoir que s'ils gagnent la bataille ou s'ils meurent sous les coups de la répression, ils auront contribué à une création.

Néanmoins, l'assertion de Rufin appelle trois remarques. Premièrement, même si le système libéral est un des plus résistant que l'Histoire ait connu, il n'est pas immortel. Deuxièmement, comme le remarque l'auteur lui-même, il existe des systèmes idéologiques inassimilables par la démocratie. Rufin cite l'Allemagne nazie qui ne faisait pas un bon partenaire menaçant parce qu'elle était à la fois trop proche et trop éloignée du système démocratique: contrairement à l'URSS, elle conservait le dynamisme économique du capitalisme, mais son aspect nationaliste, belliqueux et instable l'éloignait irrémédiablement du libéralisme. Enfin, si un jour, pour les ennemis radicaux de ce système, qu'ils soient écologistes, fascistes, communistes, etc. rassemblaient leurs forces éparses, ils lui asséneraient un coup mortel, car, jusqu'à présent, le libéralisme contrôle ses menaces en les divisant. C'est pourquoi, sans doute, les journalistes parisiens s'effraient tant à l'idée d'une alliance "brune-rouge" (mais ils ont oublié le "vert"...).

Frédéric KISTERS.
 

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Islam en globalisering

Jan SERGOORIS:

Islam en Globalisering

http://delta-stichting.blogspot.com/2007/01/islam-en-globalisering-door-jan.html

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Intervenciones anglosajonas in Iberoamerica

Prof. Dr. Alberto BUELA:

Intervenciones anglosajonas in Iberoamerica

http://www.pensamientonacional.com.ar/docs.php?idpg=buela/0064_intervenciones_en_america.html

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samedi, 03 février 2007

Aremorica: reconstitution historique

Un site de reconstitution historique

Reconstitution de la vie des peuples et des artisans de la proto-histoire à l'époque gallo-romaine

http://www.aremorica.com/

medium_aremorica.jpg

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Het begrip "politiek" bij C. Schmitt

Bruno DAEMS :

Het begrip "Politiek" bij Carl Schmitt

http://www.identiteit.org/?p=boekbesprekingen&id=12...

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