vendredi, 04 mars 2022
Finlandisation de l'Ukraine ? - Deux points de vue de l'Autriche neutre
Finlandisation de l'Ukraine ?
Deux points de vue de l'Autriche neutre
Erich Körner-Lakatos & Bernhard Tomaschitz
Source : https://zurzeit.at/index.php/ploetzlich-ist-fuer-selenskij-eine-neutralitaet-der-ukraine-denkbar/ & https://zurzeit.at/index.php/kommt-es-zur-finnlandisierung-der-ukraine/
Va-t-on vers une finlandisation de l'Ukraine?
Erich Körner-Lakatos
Neutralité et renonciation à l'adhésion à l'OTAN : une alternative envisageable
Au vu de la situation en Ukraine, on parle ces derniers jours de la possibilité que le pays situé sur le Dniepr renonce à l'avenir à adhérer à l'OTAN et devienne un Etat durablement neutre. Des signes en ce sens sont même apparus dans la bouche du président Volodymyr Zelenski (soit dit en passant, le prénom Volodymyr signifie Vladimir ; Zelenski et son adversaire Poutine partagent donc au moins le même prénom). Avant cela, Emmanuel Macron avait déjà évoqué le terme de finlandisation, car la Finlande et l'Ukraine sont tout à fait comparables d'un point de vue géographique : les deux pays ont une longue frontière avec leur voisin oriental, la Russie, qui est militairement surpuissante.
En d'autres termes, la finlandisation signifie que le petit voisin ne peut affirmer son indépendance limitée que si sa neutralité présente une caractéristique particulière, à savoir un déséquilibre en faveur de la Russie. Un autre parallèle saute aux yeux : la Finlande et l'Ukraine ont longtemps fait partie de la Russie des Tsars, l'Ukraine en sa totalité en fit même partie après le pays nordique, et, dans ses frontières actuelles pendant la seule période de domination communiste. Les deux pays n'ont pu obtenir leur indépendance étatique que pendant une période de faiblesse de la Russie.
Pour comprendre ce que signifie la finlandisation pour la future Ukraine, il est nécessaire de se pencher sur l'histoire de la Finlande pendant qu'a germé le processus qui a donné, in fine, cette forme particulière de neutralité.
Comme on le sait, la Finlande faisait partie de la sphère d'intérêt soviétique en vertu du protocole additionnel secret du pacte Molotov-Ribbentrop signé en août 1939. C'est pourquoi les troupes soviétiques ont envahi les trois États baltes, l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie, sans rencontrer de résistance. Il en fut autrement en Finlande : pendant la guerre dite de l'hiver 1939/40, l'armée finlandaise, relativement petite, remporte des succès défensifs et met à mal l'Armée rouge, affaiblie par les purges de Staline. Ce n'est qu'au bout de six mois que la supériorité de Moscou se fait sentir et qu'Helsinki doit demander un armistice et subir des pertes territoriales, tout en étant épargnée par l'occupation.
La situation est similaire après la guerre dite "de Continuation" qui rangea la Finlande du côté allemand dans le cadre de l'entreprise Barbarossa. En 1944, la Finlande n'est pas non plus occupée, mais commence alors une période qui durera jusqu'à l'effondrement de l'Union soviétique et qui est connue sous le nom de finlandisation, c'est-à-dire de prise en compte particulière des sentiments et des souhaits de Moscou.
Sous les présidences de Juho Paasikivi (1946-1956) et d'Urho Kekkonen (1956-1981), la Finlande a plutôt le statut de vassal de l'Union soviétique, du moins en politique étrangère. Kekkonen, qui appartient au parti paysan du centre et gouverne de manière presque dictatoriale, fait participer les communistes finlandais au gouvernement. On murmure même que Kekkonen a travaillé pendant des années pour les services secrets soviétiques, le KGB.
L'obéissance anticipée d'Helsinki est frappante. Lorsque la télévision suédoise diffuse un film basé sur la nouvelle d'Alexandre Soljenitsyne Un jour dans la vie d'Ivan Denissovitch, la Finlande coupe les émetteurs des îles Åland (un groupe d'îles dans le golfe de Botnie entre la Suède et la Finlande) parce que le bureau de la censure d'Helsinki interdit le film car il est considéré comme hostile aux Soviétiques. Le roman L'Archipel du Goulag, également écrit par Soljenitsyne, ne peut pas être publié en finnois - le chef de l'État Kekkonen s'y oppose. Par crainte d'effrayer Moscou.
Les manuels scolaires ne doivent rien contenir qui puisse fâcher les amis russes (les deux pays ont signé un traité d'amitié en 1948). Même la vie culturelle est soumise à une censure sévère : les acteurs et les artistes de cabaret qui se permettent de faire de petites blagues sur le voisin de l'Est n'obtiennent plus de rôles.
Leonid Brejnev et son Politburo vieillissant se réjouissent d'autant plus des quelque mille manifestations festives organisées en Finlande en 1970. L'occasion en est le retour du centenaire de la naissance de Vladimir Ilitch Lénine, le fondateur de l'Union soviétique.
D'autre part, entre 1945 et 1979, l'économie finlandaise connaît un essor fulgurant, basé sur l'économie de marché occidentale. On se transforme pour le voisin de l'Est en une sorte d'épicerie fine, qui profite certes en premier lieu à la nomenklatura, c'est-à-dire à la classe des fonctionnaires du PC soviétique.
En ce qui concerne l'Ukraine, une neutralité à la finlandaise serait un moindre mal. D'autres scénarios - un État vassal à la manière de la Biélorussie, voire une incorporation totale dans la Fédération de Russie - ne sont probablement pas du goût des citoyens ukrainiens.
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Soudain, la neutralité de l'Ukraine est envisageable pour Zelensky
Dr. Bernhard Tomaschitz
Un statut de neutralité aurait permis à l'Ukraine d'éviter la guerre avec la Russie
Dans le cadre de l'opération militaire lancée par la Russie en Ukraine, les troupes russes ont désormais atteint la capitale Kiev. Face au désespoir de sa propre situation, le président ukrainien Volodimir Zelensky est manifestement en train de changer d'avis.
Dans un message vidéo diffusé sur Telegram, Zelensky a déclaré qu'il était prêt à discuter d'un statut de neutralité pour l'Ukraine: "Nous n'avons pas peur de la Russie, nous n'avons pas peur de parler avec la Russie, de parler de tout : des garanties de sécurité pour notre pays et un statut de neutralité". Si l'Ukraine avait négocié plus tôt un statut de neutralité avec la Russie ou avait déclaré sa neutralité de son propre chef au lieu de se laisser entraîner dans le sillage de la politique hégémonique américaine, le pays aurait évité bien des désagréments. Notamment la guerre actuelle avec son puissant voisin de l'Est.
En outre, Zelenskij s'est plaint de ce qu'il considère comme un manque de solidarité de la part de l'OTAN : "Nous sommes livrés à nous-mêmes. Qui est prêt à partir en guerre pour nous ? Honnêtement, je ne vois personne. Qui est prêt à donner des garanties à l'Ukraine pour qu'elle devienne membre de l'OTAN ? Franchement, tout le monde a peur".
Pour les États-Unis, l'Ukraine, qui a été réarmée et qui devait se rapprocher de l'OTAN, était un instrument important pour parfaire l'endiguement de la Russie. Mais dans la situation actuelle, les pays de l'OTAN ne sont pas prêts à envoyer des soldats dans ce pays non-membre, pour des raisons compréhensibles. En ces heures amères, l'Ukraine et son président Zelenski doivent se rendre compte qu'ils ont été des pions dans le jeu des États-Unis.
19:34 Publié dans Actualité, Affaires européennes, Géopolitique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, europe, affaires européennes, ukraine, russie, volodymyr zelensky, neutralité, finlande, finlandisation, géopolitique, politique internationale, histoire | | del.icio.us | | Digg | Facebook
jeudi, 05 juin 2008
Adieu au Général-Major Jochen Löser
Adieu au Général-Major Jochen Löser
Le Général Major Jochen Löser est décédé le 13 février 2001, à l'âge de 83 ans. J'ai rencontré Jochen Löser le 6 octobre 1984, lors de ma toute première visite à la Foire de Francfort. J'arpentais ses immenses corridors à la recherche de livres pertinents, capables d'ouvrir à mes lecteurs des horizons nouveaux, en prenant appui sur des faits tangibles, capables aussi de crever la croûte des ronrons de la pensée imposée par les médias. Dans le grand stand de Bertelsmann, mon vœu a été exaucé. Bien en vue, plusieurs dizaines d'exemplaires de Neutralität für Mitteleuropa s'alignaient sur les présentoirs. J'ai tendu la main, saisi un de ces exemplaires, que j'ai compulsé un peu fébrilement, pour découvrir une démarche qui était la mienne depuis la lecture du fameux ouvrage de Jacques Droz sur l'Europe centrale (paru chez Payot) et du livre collectif de Helmut Bering (Wirtschaftliche und politische Integration in Europa im 19. und 20. Jahrhundert, Vandenhoek & Ruprecht, Göttingen, 1984), où les auteurs abordaient également les questions relatives à la "Mitteleuropa". Jochen Löser replaçait la question de l'Europe centrale dans l'actualité la plus brûlante, sur le fond d'une contestation générale de l'installation des missiles américains sur le territoire de la RFA. L'ouvrage que je tenais entre les mains était un traité rationnel, réclamant l'élargissement de la zone neutre en Europe centrale. Les non-alignés n'auraient plus été seulement la Yougoslavie, l'Autriche, la Suisse, la Suède et la Finlande, mais tous ces pays soustraits à la logique binaire de Yalta, plus les deux Allemagnes, le Bénélux, le Danemark, la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Hongrie. Ce que je découvrais là était enfin une alternative cohérente au statu quo, qui correspondait à notre volonté de dépasser le duopole mis en place à Téhéran, à Yalta et à Postdam, entre 1943 et 1945.
J'ai aussitôt demandé un exemplaire de presse à la préposée du stand, qui m'a dit: «Si ce livre vous intéresse, repassez cet après-midi, l'auteur sera présent sur le stand». C'est ainsi que j'ai rencontré Jochen Löser et que nous avons tout de suite sympathisé. Le Général Löser était un homme affable, doux, d'une extrême gentillesse, avec un sourire extraordinaire. Une sorte de complicité est née dans ce stand, où œuvrait également le frère de la militante écologiste radicale, Jutta von Ditfurth, fille du biologiste Hoimar von Ditfurth.
Notre visite chez le Dr. Otto Zeller
Nous avons travaillé ensemble pendant deux ans, en tentant de diffuser au maximum des alternatives au statu quo imposé par l'OTAN en matières de défense. Les réunions de travail se déroulaient principalement à Bonn, au domicile de Jochen Löser, à proximité du Rhin et d'une falaise magnifique, couverte de vignobles en terrasse depuis l'époque des Romains. Un jour, pour finaliser l'édition des souvenirs de guerre du Général Löser, nous nous sommes rendus à Osnabrück chez l'éditeur Otto Zeller. Un personnage extraordinaire, dont je garderai éternellement le souvenir. Le Dr. Zeller, aujourd'hui décédé, était un grand linguiste, traducteur d'Homère et des Védas, auteur d'une fresque brossant l'histoire indo-européenne depuis les plus lointaines origines. Une fois la version définitive du manuscrit du Général acceptée sans discussion et la remise des dernières photographies de l'épopée de Löser et de ses soldats, Otto Zeller nous a invités chez lui, où il vivait seul —et très triste— depuis le décès de son épouse, un être qui lui avait été très cher. Le Dr. Zeller habitait une vieille ferme nord-allemande de type traditionnel, dont il avait scrupuleusement respecté l'aménagement, axé sur le foyer central. L'architecture traditionnelle —repérable depuis la culture danubienne du Michelsberg (entre -4500 et -2750 av. J. C.)— de cette bâtisse m'a profondément impressionné. Nos plus lointains ancêtres avaient un sens de l'espace —un feng shui occidental— beaucoup plus développé que nos modernistes en quête perpétuelle de sensationnel. Après une visite de cette superbe ferme, nous nous sommes retrouvés à trois, Löser, Zeller et moi, autour de deux seaux, en train de peler les pommes de terre pour le repas du soir, comme si nous étions en bivouac. Scène d'une extrême simplicité et d'une grande chaleur humaine. Car mes deux aînés, le militaire et le philologue, hommes façonnés et ciselés par des expériences extraordinaires, ont profité de ce moment pour se raconter leurs souvenirs. Et j'ai écouté.
Les souvenirs du Dr. Zeller
Le Dr. Zeller était juriste et philologue-linguiste; j'avais été le lecteur attentif de son ouvrage Problemgeschichte der vergleichenden (indogermanischen) Sprachwissenschaft (1967; Histoire de la problématique des sciences linguistiques indo-européennes comparées), où il retraçait avec précision l'évolution de la recherche linguistique des humanistes de la Renaissance à Hirt, en passant par Leibniz, Bopp, Rask, les frères Grimm, Schleicher, Schrader, etc. Autour de nos deux seaux, le Dr. Zeller a encore évoqué d'autres souvenirs: j'en ai retenu trois. Sanskritologue, il avait été chargé d'accompagner dans Berlin le fils d'un Maharadjah, volontaire dans le bataillon indien de la Wehrmacht, qui sera stationné à Bordeaux. Il nous a brossé avec humour les anecdotes de cette visite, véritable choc entre deux civilisations. Ensuite, prisonnier de guerre, Zeller a dû servir d'interprète dans un tribunal militaire anglais, qui condamnait à la chaîne de pauvres diables de Polonais, de Russes et d'Ukrainiens, cherchant à rentrer à pied dans leur pays, mourant de faim sur les routes du Reich dévasté et chapardant des victuailles dans les casernes britanniques; des rixes éclataient parfois avec les gardes, à qui il arrivait de prendre un coup fatal. Inévitablement, ces bougres affamés, qui avaient tué pour pouvoir manger, étaient condamnés à la corde d'un gibet de sa Très Gracieuse Majesté. Cette fonction d'interprète, imposée par la contrainte, avait été pour notre philologue particulièrement horrible. Enfin, le début de sa carrière d'éditeur; le pouvoir communiste est-allemand vidaient les bibliothèques publiques et privées et vendait à l'Ouest des wagons entiers d'ouvrages rares et anciens. Zeller les rachetait au kilo, sélectionnait les meilleurs titres pour en faire des réimpressions, amorce de sa "Biblio Verlag".
Le lendemain, Zeller m'offrait le livre qu'il venait d'écrire pour ses enfants et ses petits-enfants, Am Nabel und im Auftrag der Geschichte. Où les titres des chapitres étaient déjà une grande leçon: «Vouloir vivre sans histoire, est une utopie»; «Seul ce qui a une histoire est réel». Deux préceptes à retenir en toutes circonstances. Am Nabel und im Auftrag der Geschichte est ensuite un vaste synopsis de l'épopée indo-européenne dans l'histoire, depuis les mégalithes jusqu'à la conquête spatiale.
Cette journée à Osnabrück m'a dévoilé l'extrême modestie de deux hommes exceptionnels, sur des plans différents. Une grande leçon. Que je n'oublierai jamais.
Stratégie du hérisson et défense civile
Sur le plan politique, ce bout de chemin fait avec Jochen Löser au beau milieu des années 80 m'a permis de développer des idées originales en matières de défense, diamétralement différentes des doctrines officielles de l'OTAN et des thèses pacifistes maniées par une certaine gauche de conviction donc d'irresponsabilité. Juste avant d'avoir écrit Neutralität für Mitteleuropa, Jochen Löser, avec le concours d'Harald Anderson, avait apporté une réponse originale aux conférences de Genève entre l'Est et l'Ouest, qui avaient débouché sur un échec (cf. Antwort auf Genf. Sicherheit für West und Ost, Olzog Verlag, Munich, 1984). Demeurant dans la logique théorique qui avait toujours été la sienne, y compris dans les coulisses de la FDP qui cherchait une position originale au temps où elle était isolée dans l'opposition, Jochen Löser préconisait une "stratégie du hérisson", calquée sur les modèles helvétique et yougoslave, permettant de rendre un territoire hermétique, imprenable, par recours à des moyens strictement conventionnels. Cette stratégie avait ensuite pour corollaire d'assurer une protection maximale des populations civiles (abris anti-atomiques, etc.), exposées aux opérations aériennes et terrestres de tout conflit susceptible d'éclater.
Löser nommait "Raumdeckende Verteidigung" ("Défense couvrant l'espace"), ce système de défense efficace, de type traditionnel, inspiré du modèle suisse, que d'autres, comme le Général français Brossolette, appelaient "défense par maillage territorial". L'adoption d'un tel mode de défense impliquait l'organisation d'une armée de citoyens, une milice territoriale (Löser: "Friedensmiliz", "Heimatdienst" & "Heimatschutz"), appelée à couvrir les tâches non directement combattantes, de même qu'à assurer les missions de soutien logistique, de protection des installations militaires sur les arrières du front, les transports et la surveillance des côtes. In fine, un maillage complet du territoire permet d'assurer la suprématie du feu sur le mouvement, donc des systèmes de défense sur les stratégies d'attaque frontale.
Neutralité, finlandisation et Blockfreiheit
Une telle vision de la défense du territoire allemand permettait effectivement de le verrouiller contre toute attaque venant de l'Est soviétisé, parce qu'à partir du Brandebourg le territoire européen devient plus densément peuplé et structuré, donc moins ouvert comme l'est en revanche la plaine de l'Est, qui, elle, permettait hier le déploiement de masses de cavaliers et permet aujourd'hui celui de divisions de chars d'assaut. La densité du territoire allemand et ouest-européen permet de doter les défenseurs d'armes anti-chars très performantes, filoguidées ou à guidage électronique, descendant en droite ligne des Panzerfäuste et des Panzerschrecke de la Wehrmacht. Simultanément, ce verrouillage et ce maillage militaire du territoire centre-européen induisaient une remise en question de l'inféodation de la RFA aux structures de l'OTAN et de l'Alliance atlantique. Le statut de neutralité —décrié par les services de Washington maniant le (faux) spectre de la "finlandisation"— redevenait une option possible.
Du terme polémique "finlandisation"
Neutralität für Mitteleuropa contient justement une critique serrée de ce concept de "finlandisation" que critiquaient et rejetaient les atlantistes. Löser commençait par poser les termes "neutre" et "neutralité" comme des concepts positifs du droit international, même s'il admettait que "neutraliste" et "neutralisme" recelaient une connotation propagandiste, qui n'était ni positive ni objective. La neutralité est un droit des Etats, garanti par l'art. 2, §2, de la Charte des Nations Unies. La neutralité est assortie d'obligations: ne pas faire partie d'une alliance constitué à des fins de belligérance, ne pas céder la moindre parcelle du territoire national pour en faire un point d'appui pour une puissance voisine belligérante, armer le pays de façon à dissuader tout ennemi de pénétrer sur son territoire. La neutralité implique donc, ipso facto, d'armer la nation et de choyer l'armée, qui l'incarne. La neutralité, au sens juridique du terme, n'est donc pas un pacifisme, un anti-militarisme, que ceux-ci se camouflent ou non derrière le terme "neutralisme". La Finlande n'échappait pas à cette règle, même si cette neutralité devait tenir compte de ses relations conflictuelles avec l'URSS entre 1917 et 1945.
Le projet de Löser était donc d'élargir le statut de neutralité de l'Autriche à un espace centre-européen plus vaste, permettant de le dégager de la logique bellogène des blocs. Cette logique n'est donc pas celle d'une "finlandisation", comme le proclament et l'entendent les défenseurs de l'OTAN; parce que les Etats concernés n'ont pas les mêmes rapports de voisinage que ceux de la Finlande et de l'URSS. Elle est plutôt une "austrialisation" ou une "helvétisation", donc un renforcement de souveraineté par désengagement vis-à-vis d'une alliance téléguidée par une seule super-puissance, de surcroît étrangère à l'espace européen ("eine raumfremde Macht", auraient dit Carl Schmitt et Karl Haushofer).
Droits de l'homme et Armageddon
Autre atout majeur de Neutralität für Mitteleuropa: la critique du néo-machiavélisme occidental, camouflé derrière les discours sur les droits de l'homme. Avec la forte et élégante concision du militaire qui se consacre à l'écriture, Jochen Löser, dans le chapitre IV de cet ouvrage, critique vertement la volonté américaine de se poser comme l'incarnation du "bien" absolu, en lutte contre le "mal" absolu. Un bien qui proclame et défend les "droits de l'homme" et un mal qui les nie. Une telle attitude, explique-t-il, est une incongruité à l'âge des armes nucléaires. La puissance de destruction de ces armes est telle qu'on ne peut, dans un pareil contexte, tenir un langage d'apocalypse, car déclencher l'apocalypse devient possible mais n'est évidemment pas souhaitable, puisque la riposte de l'adversaire reste tout de même en mesure de réduire les bases territoriales du vainqueur à néant, le ramenant ipso facto à l'âge de la pierre. Contrairement à Reagan qui parlait d'Armageddon, Löser raisonne au départ de Clausewitz: les intentions de la politique doivent correspondre aux moyens mis en œuvre; l'objectif politique souhaité ne peut être un despote; il doit s'adapter à la nature des moyens. A l'âge des armes nucléaires, les moyens sont théoriquement absolus, en pratique, les puissances atomiques ont une marge de manœuvre très réduite. Le règlement des différends passe donc par la diplomatie et les négociations.
Clausewitz et Bismarck
Cette perspective clausewitzienne interdit de placer la politique internationale sous le diktat des émotions, comme celles qu'éveillait dans les médias le nouveau culte des droits de l'homme, annoncé dès le discours inaugural de Carter en 1977. La politique internationale ne peut fonctionner que si l'on jauge objectivement, avec sérénité, les faits, les intérêts, les divergences entre Etats. Löser rappelait une parole forte de Bismarck: «Agir selon des principes est une attitude qui, selon moi, revient à courir dans la forêt en tenant en bouche une barre de fer dans le sens de la longueur». Par conséquent, le diplomate ne peut agir sous la dictée de ses sympathies ou de ses antipathies pour des situations en vigueur dans le territoire d'une puissance voisine ou adverse, ou pour des personnes y exerçant une fonction souveraine. Les émotions suscitées par les antipathies ou les sympathies n'ont pas leur place dans la sphère du politique. Les juristes extrémistes et les moralistes échevelés n'ont pas de rôle à jouer dans la sphère austère du politique.
Certes, les dissidents d'une puissance voisine ont droit à l'asile politique, à écrire et à œuvrer chez nous s'ils y sont accueillis, mais leur sort ou leur sécurité ne doit pas troubler le jeu subtil de la diplomatie classique. Si l'engagement des moralistes ou des juristes pour la liberté d'expression est un devoir moral, que personne ne va leur contester, les diplomates ont, eux, le devoir politique et la responsabilité de ne pas déclencher d'apocalypse ou de conflit au nom de doctrines éthiques vagues ou instables.
Voilà donc les thématiques que nous avons abordées entre 1984 et 1986. Mon discours à Versailles, lors du colloque du GRECE du 16 novembre 1986, est le résultat (succinct) de ces travaux. Pourquoi notre chemin s'est-il arrêté là? Tout simplement parce que l'accession de Mikhaïl Gorbatchev à la fonction suprême en URSS, remettait tout en question: et le duopole en place et l'ordre né de Yalta. Avec la perestroïka, les événements vont se précipiter: les accords "4 + 2", la réunification allemande, le dégel à Moscou, les manifestations de Prague, le démantèlement du Rideau de fer le long de la frontière austro-hongroise. Löser et moi avions l'intention de sortir, avec d'autres, un livre manifeste, mais chaque jour apportait sa part d'innovations ou de changements, si bien que toutes nos planifications étaient réduites à néant. De l'accession de Gorbatchev au pouvoir à Moscou en 1985 jusqu'au triomphe d'Eltsine en août 1991, l'Europe a vécu une succession de bouleversements auxquels nous n'étions pas préparés. Impossible dans de telles conditions d'achever un livre collectif, un tant soit peu substantiel. Il a fallu abandonner. Et nos relations se sont interrompues. A mon vif regret.
De la vieille leçon du Taciturne
Quinze ans ont passé depuis nos derniers échanges épistolaires ou téléphoniques. Quinze années de bouleversements inimaginables au jour de notre première rencontre, le 6 octobre 1984. Mais quinze années où l'Europe n'a pas été capable de trouver une solution rationnelle à ses problèmes de défense, comme nous le préconisions. Cet échec, dû à la piètre qualité intellectuelle et morale du personnel politique en place, est une tragédie. Notre civilisation s'est délibérément engagée dans une impasse. Le politique est mort. La citoyenneté, dont on parle à grands renforts de trémolos dans la voix, est devenue une illusion sinon une farce. Mais ce n'est pas une raison pour abandonner le combat: «Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer». Vieille leçon du Taciturne. En souvenir du Général-Major Jochen Löser, nous allons continuer le combat. Pour une Europe libre et forte, bien à l'abri de piquants, pareils à ceux du hérisson.
Robert STEUCKERS.
00:30 Publié dans Affaires européennes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : défense, militaria, neutralité, finlandisation, mitteleuropa, allemagne | | del.icio.us | | Digg | Facebook