lundi, 25 mai 2009
La situation est-elle prérévolutionnaire?
La situation est-elle prérévolutionnaire ?
Six thèses sur les bouleversements politiques
1/ Contrairement à ce que soutiennent les historiens et les sociologues, les bouleversements politiques, et notamment les révolutions, sont imprévisibles :
Il faut se méfier en effet de la tendance contemporaine à rationaliser a postériori des évènements, pour y plaquer une grille de lecture idéologique et souvent moralisante, sinon religieuse : l’histoire est alors perçue comme fatalité ou comme châtiment des « fautes » commises par ceux qui perdent le pouvoir. On se souvient de l’ouvrage de Tocqueville L’Ancien Régime et la Révolution, emblématique du genre, puisque son auteur conclut que c’est la monarchie centralisatrice qui est responsable de la Révolution.
Mais cette approche idéologique sert en général surtout à légitimer le nouveau pouvoir issu de ces mêmes bouleversements et accessoirement à valoriser auprès des nouveaux maîtres, celui qui se livre à cette lecture rétrospective de l’histoire. Les universitaires sont passés maîtres en la matière. Ces analyses a posteriori expriment aussi la croyance dans le sens de l’histoire que des esprits « éclairés » pourraient décrypter.
En réalité très rares sont ceux qui sont capables de prévoir de tels évènements : ils sont surtout incapables de les dater. Ils ne sont en outre jamais écoutés.
L’exemple de la chute de l’URSS est éclairant : on peut certes trouver de bons auteurs qui ont annoncé sa décadence ou sa fin (comme par exemple G. Le Bon et son analyse de l’utopie) : mais personne n’a prévu exactement les circonstances ni encore moins la date où elles se sont produites. Sans parler de tous ceux qui se sont trompés quant aux modalités (ex. H. Carrère d’Encausse).
2/ Il est extrêmement rare en outre que les acteurs, sans parler des spectateurs, de ces bouleversements aient conscience de ce qui se produit vraiment :
La lecture des « journaux » rédigés par les contemporains de bouleversements politiques majeurs est éclairante sur ce plan : tels Fabrice à Waterloo, ils ne relèvent souvent que des détails insignifiants qui ne permettent pas d’avoir une vue d’ensemble de ce qui se passe vraiment. De fait comme le dit la sagesse populaire « l’histoire est comme l’herbe : on ne la voit pas pousser ». On se souvient que Lénine fait une conférence à Zurich au début de 1917 pour faire le constat que la révolution n’éclatera pas ! Quelques semaines plus tard il est à Petrograd.
En outre ces témoignages passent à côté d’un phénomène politique essentiel mis en lumière par J.Monnerot : l’hétérotélie qui fait que les acteurs politiques conduisent souvent sous le poids des circonstances des politiques contraires à leurs intentions déclarées. Bien rares sont ceux qui veulent le reconnaître. Qui aurait prévu que le Général De Gaulle serait l’artisan d’un rapprochement franco-allemand ? Certainement pas en 1940 !
3/ Les explications économiques et sociales des bouleversements politiques sont en général dénuées de fondement :
Ce type d’explications a posteriori des bouleversements révolutionnaires est réductionniste et traduit l’influence de la sociologie marxiste de l‘histoire, très en vogue depuis le XXème siècle dans l’université et la recherche : les révolutions seraient la conséquence de l’exploitation sociale, devenue insupportable aux masses (comme le fascisme en Europe serait la conséquence de la crise de 1929 et de l’inflation). Le triomphe du capitalisme en Occident conduit en outre à survaloriser les facteurs économiques par rapport à tous les autres.
Il est pourtant contestable que la pauvreté ou la misère conduise toujours à la révolte et surtout débouchent sur des bouleversements politiques durables. Ils conduisent tout autant à l’apathie et au repli sur soi. Les révolutions ont comme moteur l’espoir en un monde meilleur. La grande misère débouche tout aussi bien sur le désespoir.
En outre les pauvres sont en général fragiles : ils sont dès lors peu capables d’ébranler à eux seuls un ordre politique, encore moins un état moderne. Ces concepts sont enfin extrêmement relatifs : un chômeur aujourd’hui n’est pas dans la situation d’un chômeur dans les années 30.
On peut surtout défendre tout aussi bien le point de vue inverse : les révolutions sont plutôt le fait de ceux qui veulent préserver leur situation ou qui veulent renforcer leur position. Comme le dit l’adage « les mutineries éclatent à l’arrière, jamais au front » : c’est-à-dire qu’elles sont en général le fait de ceux qui ont peur d’aller au front.
L’analyse de l’origine sociale des principaux acteurs révolutionnaires du XVIIIème au XXème siècle est d’ailleurs éclairante : ils étaient avant tout originaires de la petite ou moyenne bourgeoisie provinciale et non pas des miséreux et très rarement des « travailleurs manuels ».
Beaucoup de bouleversements politiques ont été initiés en réalité par l’action de certaines élites à l’encontre des aristocraties en place, plus que par une révolte populaire : par exemple la révolution anglaise a été provoquée par la petite noblesse soucieuse de préserver ses libertés locales face au pouvoir royal. Et ce sont les libéraux qui ont conduit par leurs intrigues le tsar, l’empereur d’Allemagne ou le roi d’Espagne à l’abdication, ouvrant la voie à la révolution. La Révolution française aurait-elle eu lieu si Louis XVI et la Cour n’avaient pas été si sensibles aux Lumières ? Ne vivons nous pas justement aujourd’hui la « révolte des élites » en Occident, selon l’expression de Ch .Lasch ? Le poisson ne pourrit-il pas d’abord « par la tête » ?
4/ Les révolutions frappent tout aussi bien les régimes et les Etats réputés jusqu’alors solides et forts, que les plus instables:
C’est l’autre aspect de leur caractère imprévisible.
En Europe tous les pays ont connu des révolutions politiques plus ou moins violentes. Les plus brutales ont touchées des Etats considérés alors comme puissants: France en 1789, Russie en 1917, Allemagne en 1919.
Le phénomène révolutionnaire a pour caractéristique en effet l’implosion rapide de tout le système institutionnel : les régiments se mutinent, la police disparaît du jour au lendemain, les fonctionnaires n’obéissent plus, les usines s’arrêtent, les amis d’hier se haïssent.
Mais jusqu’au moment fatal rien ne le laissait vraiment prévoir. Ce qui prouve que les révolutions ont avant tout des causes psychologiques et morales.
A l’époque contemporaine la France a connu un temps ce phénomène étrange : en mai 1968, avant le retour de Baden-Baden de De Gaulle, qui a justement réussi à interrompre le processus d’implosion.
5/ C’est la combinaison catastrophique de multiples causes qui conduit aux révolutions :
Le propre d’une catastrophe est de combiner différentes causes normalement indépendantes mais qui brusquement produisent des effets convergents et inattendus.
Le Titanic coule sans secours parce que le commandant veut naviguer vite de nuit (sans radar..) dans une zone d’icebergs, parce qu’un iceberg est de forme biscornue, parce que toutes les cloisons étanches ne sont pas posées et parce qu’aucun bateau alentours n’interprète correctement les signaux de détresse qu’il émet.
Il en va de même des bouleversements politiques qui sont assimilables à des catastrophes. Ils ne peuvent se réduire à une cause unique.
Car l’accumulation de petites causes peut produire de grands effets comme le savait la sagesse populaire et comme le redécouvre la théorie du chaos. C’est aussi ce qui rend difficile les prévisions politiques car les régimes sont des systèmes complexes.
Plus grande la complexité, plus élevé le risque de conjonction imprévue.
Souvent un évènement joue à lui seul le rôle de catalyseur de la crise politique : dans l’histoire il s’agit souvent d’un évènement extérieur (défaite militaire notamment). Il est intéressant de relever d’ailleurs que les républiques en France ont toutes chuté à l’occasion de conflits extérieurs.
6/ Malgré les apparences, on ne doit donc pas exclure l’occurrence de bouleversements politiques majeurs dans les sociétés occidentales d’aujourd’hui :
Les sociétés occidentales modernes sont certes dotées d’appareils de répression et de sidération de l’opinion – en particulier grâce au pouvoir médiatique – formidables et qui paraissent sans précédent dans l’histoire. Les citoyens sont en général réduits au silence (« majorités silencieuses ») car ces sociétés sont devenues de puissantes oligarchies.
Mais ne disait-on pas la même chose de tous les puissants empires qui se sont pourtant effondrés ?
On ne doit pas oublier en outre que ces sociétés sont de plus en plus hétérogènes, en particulier du fait de l’immigration de masse, donc plus complexes. La domination des valeurs marchandes a conduit en outre à l’atomisation sociale. Sous l’influence des médias ces sociétés deviennent composées de foules psychologiques, aux réactions sentimentales imprévisibles.
Pour l’instant le Système qui s’est imposé en Occident paraît inexpugnable. Mais pour combien de temps ?
Michel Geoffroy
07/05/09
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jeudi, 12 juin 2008
Entretien avec Jacques d'Arribehaude
Entretien avec Jacques d'Arribehaude, un «Français libre»
Q.: Dans Un Français libre (L'Age d'Homme, 2000), vous menez, sous le couvert d'un journal intime, une quête qui n'est autre que l'antique gnôthi seauton hellénique: la recherche et l'étude de soi. Qui êtes-vous donc? Français ou Gascon? Moderne ou d'Ancien Régime? Du XVIIe ou du XIIe siècle?
Né au pied des Pyrénées à l'extrême sud-ouest de la France, d'une mère basque et d'un père gascon, je suis Français d'éducation, de tradition et de culture, mais ouvert depuis toujours au grand large, à l'esprit d'aventure et de recherche de nos grands ancêtres navigateurs et conquérants. J'appartiens une famille dont les archives remontent au XIIe siècle par mon père, avec des attaches en Béarn, Gascogne et Navarre. On trouve mes ascendants sur les Sceaux gascons de la Tour de Londres sous Edouard III, puis sur les rôles d'armes de Gaston Phébus du Béarn au XIVe siècle, mais dans un déclin constant durant les guerres de Religion et les désordres de la Fronde au XVIIe siècle. Sous la Révolution, Jean d'Arribehaude, beau-frère de Raymond de Seze, défenseur de Louis XVI à la Convention, renonce à ses seigneuries de Lasserre, d'Orgas et autres lieux pour échapper à la guillotine, et la ruine du patrimoine familial achève de se consommer au fil des générations. Mon enfance n'en est pas moins marquée par la forte empreinte des instituteurs au lendemain (très illusoirement victorieux) de la grande guerre 14-18, ces «hussards de la République» qui mettaient tout leur cœur à exalter la nation comme un modèle insurpassable de civilisation pour la terre entière. Le désastre sans précédent de 1940 (j'avais tout juste 15 ans), m'éloigne à tout jamais du régime qui l'a provoqué, qui m'inspire dès lors le plus définitif dégoût.
Q.: Très jeune, vous avez vécu quelques expériences peu banales: voir défiler les Prussiens de la Totenkopf, traverser les Pyrénées, croupir dans une geôle hispanique, découvrir les clans d' Alger, goûter à toutes sortes de propagandes et même, naviguer ("Il est nécessaire de naviguer"). N'est-ce pas beaucoup pour un jeune homme encore tout frotté de littérature? Quel était donc son état d'esprit le 8 mai 1945?
Que faire, quand on a dix-sept ans, que l'on n'accepte pas l'humiliation d'une telle défaite, que l'on baille au lycée de Bayonne aux trois-quarts occupé par l'administration de la Kommandantur et de la Gestapo, et qu'il y a quelque part une France qui se déclare encore libre, sinon vouloir à tout prix la rejoindre? Cela me vaudra de connaître la prison de Badajoz au fond de l'Espagne, d'où la Croix-Rouge me tire à grand peine, puis le spectacle des querelles politiques d'Alger, jusqu'à mon embarquement sur un pétrolier battant pavillon US, et dont un équipage français remplace un équipage américain défaillant et rapatrié sur New York, mais toujours armé de canonniers américains. Je figure, en qualité d'écrivain de bord —interprète faisant fonction de commissaire— au carré des officiers, ne regrettant guère d'avoir été déclaré «inapte au service armé» par la 1ère Division Française Libre que j'avais fini par rejoindre en Libye, ni la Direction du service Géographique de l'Armée, qui voulait me retenir comme dessinateur à Alger. Le spectacle de l'Italie dévastée, de la corruption qui sévit partout sur fond d'épuration, de misère et de prétendu retour à la morale m'est odieux. J'oublie mes déceptions en découvrant, dans les ruines d'une librairie italienne, Le voyage au bout de la nuit où le génie imprécateur de Céline contre la guerre confirme ce que je ressens devant le bourrage de crâne universel. La «France libre» dont je rêvais et dont j'ai suivi au fur et à mesure les querelles de clans et mesquines péripéties n'est que le retour des hommes et du régime dont l'incompétence et la nullité nous ont conduit au désastre. Je ne puis que le vomir et remettre tout en question. J'ai vécu au bout du compte dans l'Italie éventrée de 44-45, la Grèce et la Yougoslavie exsangues et déchirées, la fin malheureuse de l'engrenage suicidaire de 1914 au seul profit d'un communisme aussi criminel que le nazisme, et du mercantilisme américain dont la façade démocratique recouvre une exploitation éhontée de la planète. On ne m'y reprendra plus.
Q.: Quels furent vos maîtres?
Je dévore Céline dont la force comique fortifie ma lucidité et apaise ma colère dans le sentiment de ne pas être seul au monde à refuser l'imposture de ce temps. Je revois mon ancien professeur Louis Laffite qui, sous le nom de Jean-Louis Curtis, commence à se faire un nom en littérature, et qui m'encourage à écrire. Jusqu'à sa mort, il y a quelques années, il soutiendra mes efforts dans ce sens et j'aurais maintes fois l'occasion d'apprécier son talent, son humour, et la solidité de son amitié. Dès l'enfance, j'ai la passion de la lecture et vais selon une humeur très vagabonde des Mémoires d'un âne à La Condition humaine en passant par Les trois mousquetaires, L'île au Trésor, Robinson Crusoë, Croc-Blanc, Guerre et Paix, Les Mille et une Nuits de Mardrus (lus par surprise à la bibliothèque municipale) et Gil Blas. L'été de mes 16 ans, en 41, grand emballement pour Autant en emporte le vent et le personnage de Rhett Butler, dont le refus d'être dupe, le joyeux cynisme et la séduction s'offrent en modèle idéal à ma naïve adolescence. Il me faut l'épreuve de la guerre et de la maladie pour élargir ce modeste horizon. C'est au sanatorium de Leysin, où je suis admis sur le Fonds Européen de Secours aux étudiants, en Suisse, que je me plonge durablement dans Balzac, Stendhal, Flaubert, mais aussi Saint Simon, aussi bien que dans les grands romanciers américains et russes et en particulier Dostoïevski. De là date aussi mon goût pour les correspondances et journaux intimes, au plus près de la vie, telle que la restitue dans son intensité, l'extraordinaire vision de Saint Simon.
Q.: Vous avez fréquenté le monde des Lettres, approché Céline à Meudon, Roland Laudenbach rue du Bac, et même un certain André Malraux. Qui étaient ces trois hommes si différents? Et "La Table ronde", cette maison mythique, quel était donc son esprit?
Accoutumé dès le départ à la solitude, c'est à Roland et Denise Tual, rencontrés au Festival du film maudit à Biarritz en 1949, que je dois la rencontre de Malraux, de Cocteau, de René Clair, de Roger Nimier, de Roland Laudenbach et autres figures de l'époque, sans que je puisse dire avoir vraiment et durablement fréquenté le monde des lettres. De Malraux, j'ai surtout retenu la volonté qui me semblait exemplaire de «transformer en conscience l'expérience la plus large possible», qui m'incita à prendre du champ en m'exilant près de trois ans dans ce qui était alors le territoire du Tchad dans l'Afrique Equatoriale Française, comme agent de l'unique société chargée de l'exploitation du coton. Malraux se souvint de moi et m'accorda sa sympathie lorsque je lui adressai Semelles de vent, et intervint plus tard quand je tentai d'entrer à l'ORTF, où le désordre de 1968 me permit finalement de pénétrer de façon durable. "La Table Ronde" se distinguait alors par l'anticonformisme de ses publications, un éloignement ironique à l'égard de l'idéologie dominante et l'engagement à sens unique prôné par Sartre qui nous semblait le comble du grotesque, de la nuisance imbécile, et de l'aveuglement artistique. J'y rencontrai, auprès de Laudenbach, Alexandre Astruc, Jacques Laurent, et publiai, avant Semelles de vent, La grande vadrouille, bien accueilli par la critique, mais sans succès commercial, et dont Laudenbach eut le tort de vendre le titre —sans que je puisse m'y opposer— à une production cinématographique sans le moindre rapport avec l'ouvrage.
Q.: La lecture de Proust ne vous a pas illuminé. Dieux merci, je ne suis pas le seul à avoir bâillé d'ennui! Rassurez-moi, donnez-moi des arguments contre le snobisme proustien!
Je dois à la lecture d'avoir échappé à plusieurs reprises au découragement et à la dépression. C'est le cas avec La recherche du temps perdu, quelles que soient mes réserves sur les vaines contorsions de Proust pour transposer et déguiser la réalité de son personnage. Il a beau prendre un soin infini à masquer l'origine presque exclusivement juive du «monde» auquel il a accès par l'intermédiaire d'une madame Strauss ou de Caillavet, d'un Gramont de mère Rothschild, ou de princes moldo-valaques à généalogie douteuse, pourquoi ne pas dire carrément que les grands noms dont il se pâme ne sont plus que le reflet de la souveraineté triomphante de Mammon, accommodée au snobisme éperdu et niais des élites républicaines dont il fait partie. Malgré cela, et en dépit de tout ce qu'il peut y avoir d'artificiel et de faux dans la société qu'il dépeint, sa difficulté d'être lui inspire des pages déchirantes sur la souffrance, l'amour malheureux, «l'enchantement des mauvais souvenirs», et son œuvre s'impose par la création de personnages atteignant la force de types universels, qu'il s'agisse de Charlus, de madame Verdurin, Norpois, Cotard, Nissim Bernard, Bloch, etc. La sacralisation contemporaine de mœurs considérées naguère comme honteuses et la révérence obligée devant tout ce qui semble relever particulièrement de la «sensibilité juive» ajoute sans doute à l'universelle renommée de Proust, et l'encombre d'une vague de snobisme et d'exaltation parfaitement insupportable, mais on oublie de souligner la verve comique qui nourrit souvent les meilleures pages de son œuvre, et que le personnage de Bloch dans son évolution révèle admirablement l'identité profonde et mal acceptée du narrateur dans tout le grotesque de son pathos verbal, de son arrivisme mondain, et de ses pathétiques affectations. Au total, un grand écrivain, qui ne saurait être négligé, mais dont la vision analytique et critique de la société est plus partiale et limitée qu'il semble le croire, et très en deçà du fantastique, prophétique et souverain constat de l'œuvre de Céline quelques années plus tard. Marcel Proust, nanti de la République (éminente notabilité du père dans les hautes sphères de la maçonnerie et des riches alliances juives), confond ainsi pieusement, dans Le Temps retrouvé, l'effondrement des Empires centraux avec «la victoire de la civilisation sur la Barbarie» (sic). Le conformisme niais de cet aveuglement sur la tragédie de l'Europe et l'incapacité démocratique à concevoir une paix durable relativise la pertinence de son ironie sur le patriotisme de ses salonnards familiers et les propos héroïques de la Verdurin trempant son croissant matinal dans un café au lait qui échappe aux restrictions de l'heure. Nous sommes loin de la dénonciation autrement puissante et impressionnante du Voyage et du grand souffle célinien balayant les clichés de «cette immense entreprise à se foutre du peuple» !
Q.: Dans votre journal, vous avouez une sympathie coupable pour la mythologie germanique. Quand on est né vers 1925, qu'on appartient manifestement à une caste d'exploiteurs du peuple (et même si on a porté le bon uniforme, celui des vainqueurs), ce genre de déclaration vous rend hautement suspect. Expliquez-vous!
J'ai noté dans mon Français libre l'impression profonde, tous drapeaux confondus, de la rengaine nostalgique de la Wehrmacht Lili Marlene durant la guerre. L'affirmation provocante du Sanders de Nimier —«Plus l'Apocalypse s'est rapprochés de l'Allemagne et plus elle est devenue ma patrie!»— était la mienne alors même que je vivais la victoire de notre croisade de la liberté sous pavillon US à bord du pétrolier «Eagle». La sottise et l'énormité mensongère de la propagande m'exaspéraient. A l'étalage massif et sempiternel des exclusives horreurs nazies je ne pouvais m'empêcher de mettre en parallèle toutes les images qu'on nous cachait, et dont il n'existe aucune trace, de l'anéantissement systématique de Dresde et de villes entières, de populations errantes, exténuées, massacrées, ou mourant de faim et de misère sur les routes dévastées. Quelles qu'aient été les aberrations de Hitler, ce désastre était aussi celui de l'Europe et donc le nôtre. A cette impression se mêlait ma compassion pour les vaincus au terme d'une lutte héroïque contre le monde entier, et pour les causes perdues.
Mon goût des légendes, inhérent aux contes du pays basque transmis dès l'enfance par ma grand-mère, m'inclinait naturellement aussi à une sorte de familiarité fraternelle avec la mythologie germanique et l'exaltation wagnérienne de Lohengrin sur fond d'honneur, de loyauté et d'amour transcendant. Ce genre d'impression n'était pas destiné à m'ouvrir le meilleur accueil et l'on eût trouvé plus naturel de me voir tirer parti de mon engagement sous ce que vous appelez très justement «le bon uniforme», dont je me souciais comme d'une guigne. Mais la solitude était le prix de ma liberté et j'acceptais dès le départ qu'il en soit ainsi.
Q.: Vous aggravez votre cas en déclarant à Mauriac en 1951: «il y a une étude à faire sur l'aide américaine, dans le sens où l'on peut considérer la démocratie américaine comme le ferment le plus empoisonné, le plus stupidement pervers et le plus efficace du désordre mondial». Seriez-vous —je n'ose y croire— hostile au principe même de l'ingérence humanitaire?????
J'ai participé à l'ouvrage collectif Nos amis les Serbes, publié à l'Age d'Homme, pour protester contre l'infamie de la guerre de l'Otan dans les Balkans et la criminelle stupidité de notre alignement sur les Etats-Unis dans ce qui relève de leur seul intérêt avec la création et l'entretien ruineux d'un abcès incurable, étranger à notre culture et à notre civilisation au cœur de l'Europe. De la même manière, notre strict intérêt était de refuser toute intervention dans la guerre du Golfe et d'en laisser la charge et les dépenses aux Etats-Unis, uniques bénéficiaires. C'est assez dire que je suis résolument contre toute «ingérence humanitaire» qui n'est que le masque grossier de combinaisons sordides et parfaitement étrangères aux intérêts de l'Europe.
Q.: Vous n'êtes tout de même pas de droite? Je vous demande cela car j'ai lu quelques phrases ambiguës sur les empires centraux et la monarchie. A nouveau, rassurez-nous!
On classe volontiers parmi les «anarchistes de droite» tous ceux qui n'adhérent pas au conformisme de la pensée unique et de l'idéologie dominante qui s'affiche aussi bien à gauche que dans la droite honteuse depuis le triomphe des «Lumières». C'est ainsi que je figure dans l'essai de François Richard, paru il y a quelques années dans la collection "Que sais-je?" (n° 2580). Je ne récuse nullement cette appellation, mais qui se soucie aujourd'hui de savoir si Dante, Shakespeare ou Cervantès, ont pu être de droite ou de gauche? Sans la moindre prétention, je me contente de croire que celui qui tente de témoigner pour son temps dans l'isolement d'une création artistique échappe à toute classification sommaire. Je constate en tout cas que nombre d'écrivains des années trente parmi les meilleurs, Chardonne, Montherlant, Drieu, Morand, Jouhandeau et quelques autres, sans parler bien entendu de Céline, arbitrairement classés à droite, et qui ont payé pour cela, n'en faisaient pas moins les délices de Mitterrand, qui avait le bon goût de ne pas cacher sa paradoxale prédilection. Mitterrand, icône de la gauche officielle, était au fond tranquillement fidèle à sa jeunesse monarchiste, et mérite considération et sympathie pour tout ce que nos médias lui ont haineusement reproché à la fin de sa vie (ferme refus de «repentance», émouvante et brillante improvisation, au Parlement de Berlin, sur le «courage des vaincus», etc.). Les premiers mots dont je me souviens ont été ceux d'une berceuse basque toujours populaire en faveur de don Carlos, "el Rey neto", soutenu par la tradition navarraise contre la farce constitutionnelle de l'oligarchie prétendument progressiste attachée au règne factice d'Isabel. Curieusement, Marx a exprimé son estime et sa préférence pour l'insurrection carliste, dont les "fueros" populaires, nobles et paysans étroitement mêlés et solidaires, offraient l'image d'une démocratie autrement juste et authentique que le simulacre bourgeois hérité de nos mystifications révolutionnaires. C'est à cette image, bien évidemment de droite pour nos éminents penseurs professionnels, que je me suis toujours voulu fidèle.(propos recueillis par Patrick Canavan).
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