Dans son introduction, J. Fabiani revient sur l’histoire iranienne du XXe siècle, un arrière-plan nécessaire pour saisir l’éruption révolutionnaire de 1979. En effet, la révolution islamique cristallise des tensions antagonistes relatives à trois thèmes : l’autoritarisme de la monarchie, l’ingérence étrangère dans le pays et le rapport de l’État au clergé et au fait religieux (p. 16). En fusionnant le religieux et le politique au sein d’une république islamique, l’ayatollah Khomeini réalise matériellement un projet islamiste déjà en maturation dans le courant du XXe siècle. La révolution ne mit toutefois jamais fin aux discussions sur les formes du politique ou sur le sécularisme. L’ouvrage vise justement à montrer la richesse des débats qui agitèrent - parfois violemment - l’Iran après 1979.
La première partie de l’ouvrage est consacrée à un examen de la pensée de Khomeini avant 1979. Le lecteur y apprendra que dans son ouvrage Le Gouvernement du juriste, paru en 1970, Khomeini prend à contre-pied la tradition religieuse chiite qui se veut historiquement quiétiste et détachée des choses politiques. En théorisant l’institution du velayat-e faqih (traduit par le gouvernement du juriste ou du jurisconsulte), Khomeini entend répondre aux attentes messianiques chiites quant au retour de l’Imam caché (1) et « refonder le rapport des religions à l’autorité politique » (p. 25) en défendant un lien fondamental entre le domaine religieux et le domaine profane. Si ce projet est alors minoritaire au sein des intellectuels chiites, il a des précédents historiques importants : dès le XIIIe siècle, des penseurs ont imaginé une tutelle des mollahs sur la société afin de palier à l’absence de l’imam. Au XVIIe siècle, l’école osuli a créé le titre de marja-e taqlid (la source d’imitation), conçue comme une extension du pouvoir des imams. Le précédent le plus important est probablement celui de la période suivant de près la révolution constitutionnelle de 1905. En 1907, les religieux constitutionnalistes forment en effet un conseil religieux à même de contrôler la validité des lois (p. 28). J. Fabiani estime que Khomeini a synthétisé ces précédents tout en critiquant fermement le processus de sécularisation et de dé-islamisation engagé par le Shah à partir de 1970. Néanmoins, si la révolution fut islamiste, l’aura de Khomeini fut avant tout politique. Ce n’est qu’à partir de 1978, alors en exil à Paris, que Khomeini diffuse des enregistrements de discours mâtinés de références à la martyrologie chiite. Il procède alors à l’islamisation d’un mouvement avant tout social, dirigé contre la monarchie et la sécularisation à marche forcée menée par le Shah depuis la révolution blanche et les réformes de 1963. Le Shah était parvenu à s’aliéner l’intégralité des acteurs sociaux importants, du monde paysan aux grands propriétaires. Descendus dans la rue, ces acteurs participaient à une révolution nationale qui fut pourtant rapidement canalisée grâce à un dénominateur commun : l’islam (pp. 46-47). Le clergé chiite devint, en effet, un relai important de la contestation sûrement parce qu’il s’agissait là d’une institution bien ancrée dans le tissu social et fortement hiérarchisée.
J. Fabiani montre avec brio comment Khomeini verrouilla graduellement les postes clés du gouvernement, une fois le Shah en exil. Adoptant une position plus tranchée vis-à-vis des communistes, il apparut, dans un premier temps, comme une solution viable pour les puissances occidentales. La première constitution séculariste rassure les opposants à la théocratie. La constitution adoptée en décembre 1979 est en revanche beaucoup plus islamisée dans ses fondements. Mais paradoxalement, elle introduit également des notions temporelles, générant des contradictions. La souveraineté du peuple est ainsi reconnue afin de donner une dimension démocratique au régime et de contrebalancer l’esprit théocratique de l’État (p. 63). On notera aussi que le projet de Khomeini taillait une place non négligeable au concept de maslaha (intérêt public, raison d’État), une notion issue du fiqh sunnite historiquement écartée par la jurisprudence chiite comme une innovation (bida‘a), dans la mesure où elle subordonne le religieux aux exigences du fait politique.
Alors que, durant la période post-révolutionnaire, l’instauration du velayat-e faqih entraine l’opposition d’une partie du clergé, la guerre contre l’Irak donne l’opportunité à Khomeini de consolider son régime. Le Guide commence par créer une force paramilitaire : les Gardiens de la Révolution (Sepah-e Pasdaran). Rattachés directement au Guide, « les Pasdarans sont une élite imprégnée par le discours irano-chiite de l’ayatollah » (p. 70). Les créations du corps des Bassidji, une milice volontaire composée de jeunes Iraniens issus de familles défavorisées, et du Vevak, un service de renseignement, complètent l’emprise du Guide sur l’appareil militaire et la société civile. Couplée au renouveau d’un discours messianique puissant qui contribue à islamiser le conflit avec l’Irak voisin, la création de ces institutions est une étape importante dans le durcissement de l’appareil d’État iranien. Khomeini engage également un processus d’étatisation des institutions religieuses dont la finalité est de créer un clergé d’État. En introduisant les clercs acquis au régime dans le jeu politique, le Guide espérait réduire l’influence d’une partie du clergé traditionnel, manifestement opposée à la politique de Khomeini. Dans cette conception renouvelée du rôle du religieux en politique, le faqih est dépositaire de la Loi religieuse mais cette dernière ne détient pas la primauté sur la Loi de l’État. Ainsi, le droit d’interpréter la Loi islamique de façon autonome est retiré au clergé (p. 75). La primauté de l’intérêt de l’État se matérialise avec la création du Conseil de Discernement de l’intérêt supérieur du régime, en 1987/1988. Le concept de maslaha est ainsi officialisé, entrainant un paradoxal mouvement de sécularisation de la République islamique.
En 1989, Khomeini entame une révision constitutionnelle visant à assurer sa succession. Le texte renouvelé entérine le mouvement général de sécularisation amorcé au cours de la décennie 80 puisqu’il est stipulé que le Guide est avant tout le gardien de l’intérêt public et que ses compétences politiques doivent être le premier critère retenu pour son élection.
En juin 1989, lorsque Khomeini meurt, son successeur, Khameini fait face à des contestations grandissantes. Le clergé est de plus en plus divisé : on repère une frange acquise au régime, une partie quiétiste et attentiste et enfin une dernière frange plus marginalisée encore très opposée au principe même du velayat-e faqih (p. 92). Au-delà même de l’opposition au gouvernement du juriste, Khameini souffre d’un véritable manque de légitimité : il n’était qu’un simple hojatoleslam et n’avait guère les qualités pour être considéré comme une source d’imitation ou un représentant crédible des imams occultés. Afin de s’imposer, le nouveau Guide établit une liste des plus importantes autorités chiites du pays et étatise la gestion des dons d’argent au clergé (p. 95). Khameini entreprend également de saper l’autorité des institutions élues en s’appuyant majoritairement sur celles dépendant de son autorité, excluant ainsi le peuple iranien du jeu politique. D’une manière générale, les années post-Khomeini sont marquées par la confiscation rapide et efficace des postes clés de l’État par une minorité des clercs soumis au régime.
La dimension autoritaire du régime n’empêche toutefois pas le développement d’un mouvement réformiste. Au tournant des années 90, le slogan fameux « l’islam est la solution » n’est plus porteur et l’engouement patriotique postrévolutionnaire et consécutif à la guerre contre l’Irak a singulièrement faibli. Le mouvement réformiste, quant à lui, inverse la conception dominante de la religion : il défend qu’afin de préserver l’islam, il est impératif de séparer la religion de la pratique du pouvoir (p.102).
Loin d’être monolithique, ce mouvement peut se diviser en trois grandes composantes. On retiendra qu’une frange de militants porte un projet de sécularisation de la société visant à préserver le caractère islamique de la société iranienne. On retrouve également un groupe d’intellectuels laïcs dont le militantisme vise à réduire l’intervention de l’État dans le champ de la société civile. Enfin, l’opposition est également menée par des intellectuels dits intermédiaires dont le discours est surtout axé sur la préservation des droits et des libertés. Disposant souvent des relais internationaux grâce à une diaspora conséquente, ces oppositions politiques réussirent à s’imposer comme d’importantes et possibles alternatives. Hors des frontières persanes, on citera aussi la prise de position de l’ayatollah Sistani qui s’oppose fermement à la collusion entre religion et politique.
L’objectif commun de ces mouvements d’opposition est de promouvoir un gouvernement qui puisse répondre aux besoins matériels du peuple afin que celui-ci puisse se consacrer entièrement à ses besoins religieux. Si ce projet ne recoupe pas les formes de sécularisation occidentale dans la mesure où l’islam reste une composante suffisamment importante pour interférer dans le débat public, le projet réformiste souhaite limiter considérablement le pouvoir d’orientation du régime en matière religieuse (pp. 107-108).
Élu sans contestation (69%) en 1997 comme président de la République, Khatami concrétise ce renouveau de la pensée du fait politique et religieux en Iran. Une sociologie électorale élémentaire de son électorat révèle sa force : il rassemble des partisans sur un spectre très large, tirant sa légitimité de son statut d’ancien hojatoleslam et d’ancien révolutionnaire. Au cours de sa présidence, il œuvre à l’ouverture de la société civile en s’appuyant notamment sur la génération des jeunes n’ayant pas participé à la révolution de 1979 et tâche de « libéraliser par le bas pour négocier une démocratisation par le haut » (p. 113). Il échoue pourtant à abolir le principe du velayat-e faqih.
La réaction conservatrice ne tarde pas : dès 2000, les principaux représentants des conservateurs s’activent à bloquer toutes les tentatives de réformes menées par le gouvernement de Khatami en s’appuyant sur les institutions non élues. Ce blocage systématique engendre un « désenchantement » inévitable (p. 116) dans la base électorale du président. Graduellement, les questions économiques et les préoccupations quotidiennes (chômage, inégalités) reprennent le pas dans les discours politiques.
L’élection d’Ahmadinejad à la présidence de la République en 2005 consacre l’échec de Khatami et ouvre une phase « néo-khomeiniste » (p. 118). Malgré son grand conservatisme et sa volonté de restaurer la théocratie dans ses fondements révolutionnaires de 1979, Ahmadinejad prend ses distances avec le clergé traditionnel. Son discours hybride, marqué par ses tendances marxistes, exploite un sentiment général de rejet de l’élite religieuse perçue comme corrompue (p. 120). Il tâche donc de fonder ex-nihilo une nouvelle élite religieuse qui ne tire plus sa légitimité de sa participation à la révolution mais de son engagement dans la guerre Iran-Irak.
L’opposition se met en place sous le nom de « mouvement vert », autour de Hossein Moussavi qui souhaite apaiser les relations de l’Iran avec l’Occident et assouplir les pratiques islamiques.
Les violents affrontements et la féroce répression des manifestations post-élections de 2009 par les Bassidjis entrainent un désaveu d’Ahmadinejad qui rejailli sur Khameini, qui prend alors ses distances avec le président. L’élection de Rohani en 2013, probablement facilitée par le Guide, permet de mettre au premier plan un intermédiaire convenable. Le discours technicien et pragmatique de ce dernier portant sur les problématiques économiques et le désenclavement du pays à l’échelle mondiale permet d’éluder les questions centrales ayant trait au fonctionnement même du régime et cristallisant les tensions au sein de la société iranienne.
« Derrière la façade islamiste d’un régime autoritaire né du fracas révolutionnaire de 1979, et derrière l’image de ‘l’Iran des mollahs’ se trouve en réalité une dimension séculière consubstantielle à l’État islamique » rappelle Jérôme Fabiani en conclusion (p.131).
C’est probablement sur cette tension antagoniste mais fondamentale, placée au cœur du système politique et religieux du pays par Khomeini, que l’ouvrage de l’officier nous apprend le plus. Cette fresque historique riche et dense doit devenir le livre de chevet de quiconque souhaite approfondir sa connaissance du pays sans avoir à se plonger dans une historiographie lacunaire et ardue, souvent en langue anglaise, consacrée à l’Iran. Faisant acte d’historien - Jérôme Fabiani s’emploie à citer fréquemment des extraits de textes originaux - et ayant fait l’effort de fournir au lecteur une bibliographie finale riche et bien sélectionnée, l’auteur rend accessible à tous l’histoire d’un pays dont on parle beaucoup en ignorant bien souvent la richesse et la complexité de son passé récent. On notera également la présence d’un glossaire, élément fondamental pour les lecteurs ne maitrisant pas les ressorts de la langue arabe ou persane, et d’un ensemble de cartes permettant de situer le propos dans un espace géographique à cheval entre Moyen-Orient et Asie centrale qui joue, sans aucun doute, un rôle essentiel.
Nous ne pouvons donc qu’encourager les intéressés par la Perse à se procurer un livre qui leur permettra de faire le tour des principales problématiques rencontrées par l’Iran aujourd’hui.
(1) Sur ce sujet, voir Mohammad-Ali Amir-Moezzi, Christian Jambet, Qu’est-ce que le shî’isme ?, Fayard, Paris, 2004.