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mardi, 09 juin 2009

La sexualité est-elle soluble dans le libéralisme?

 

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La sexualité est-elle soluble dans le libéralisme ?

Mardi, 02 Juin 2009 - http://unitepopulaire.org 

« À mesure que la société s’est affranchie des non-dits et des pudeurs, le sexe, entendons par là la sexualité, est devenu un enjeu de débats d’idées. Et de s’indigner de ce que le sexe soit sous le joug du libéralisme et réduit à un utilitarisme. Bien vu. Le libéralisme moderne fait en sorte qu’aucun domaine n’échappe à son emprise. Son idéologie est que la vie sociale est mue par le seul intérêt et par le plaisir. Du point de vue du libéralisme, tous les domaines de l’activité sont amenés à être régis par ces principes.

 

Le public et le privé sont ainsi tous concernés et la frontière entre les deux tend à s’estomper. Ainsi des coachs et des "spécialistes" du "développement personnel" expliquent comment faire du travail salarié, qui par nature relève d’un rapport de contrainte et de subordination, un espace de réalisation de soi. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le sexe soit inclus dans le système des intérêts et des plaisirs. Si ce qui est utilitaire comme le salariat doit aussi être agréable, ce qui est a priori non utilitaire comme le sexe doit maintenant devenir utile et être valorisé, évalué, rentabilisé. Telle est la logique du libéralisme. Comment cela devient-il possible ? Pour le comprendre, il faut revenir aux fondements.

 

Le principe du libéralisme est l’absence de limites et l’inscription de chaque activité humaine dans le registre de la consommation. Le libéralisme y travaille sous divers aspects. L’un de ceux-ci est le passage de l’idéologie du "droit" au devoir-être et au devoir faire. On affirme d’abord le droit à une sexualité épanouie, et on développe ensuite l’idée que cela passe par le devoir de tout mettre en œuvre pour obtenir celle-ci. Il faut donc "forcer le destin". Ainsi, la majorité des rencontres se font maintenant par le web. Par ce biais, les rencontres se marchandisent puisque les hommes paient pour s’inscrire. Mais la démarche va au-delà. Ces rencontres se rationalisent à outrance et deviennent quelque chose d’équivalent à la recherche d’un emploi. Elles s’inscrivent dans la recherche d’une adéquation offre-demande. Alors que dans une rencontre, celle-ci ne peut être complètement prévue puisque la rencontre est censée faire changer l’un et l’autre, et donc créer une situation nouvelle. Désormais, chacun est censé être prêt au bonheur et doit en tout cas s’y préparer. Pour cela, des coachs psycho-sexuels proposent leurs services. Leur idée : chacun dispose d’un capital personnel et donc sexuel qu’il s’agit de faire "fructifier". Une sexualité réussie doit s’afficher, c’est un élément de visibilité sociale.

 

Nous sommes dans l’air du temps. On passe ainsi du droit au bonheur au devoir de le montrer pour prouver son efficience. Ceci se fait au nom d’une équivalence générale des valeurs – ou encore marchandisation de toutes les valeurs. Du point de vue libéral, on ne voit en effet pas très bien pourquoi quelqu’un de performant sur le marché du travail, de l’argent ou du pouvoir ne le serait pas dans sa vie sexuelle. Et réciproquement. Ce qui veut dire que la preuve de l’un tend à conforter la preuve de l’autre.

 

Si le corps est un capital, il est tout à fait normal d’en tirer profit en fonction des souhaits de chacun. Ainsi la prostitution devient un métier comme un autre, et le ou la prostitué devient un "travailleur du sexe". Une conception qui occulte le fait que si la prostitution est bien l’un des plus vieux métiers du monde, elle n’a jamais été un métier comme un autre. Après le puritanisme, le libéralisme produit ainsi une vision pseudo-décomplexée du sexe qui, en fait, le banalise et, même dans le cas de la prostitution, rabat une relation marchande mais complexe sur une pratique hygiéniste et strictement marchande.

 

Un autre aspect de la sexualité en régime libéral est particulièrement destructeur du lien social. C’est le fait que l’axiomatique libérale de l’intérêt et du plaisir aboutit à imaginer une sexualité sans l’autre. C’est ce à quoi s’emploie la pornographie. Elle a bien sûr bénéficié pour se développer de la grande peur du sida, dont elle est contemporaine. Mais son impact ne s’explique pas principalement par cela. Elle s’est développée parce que c’est un marché qui a pu prospérer sur l’isolement et la destruction des liens sociaux, stigmates manifestes de la société mondialisée. À cela s’est ajouté le culte de la performance qui, mis en scène dans la pornographie, tend à dévaloriser la sexualité réellement vécue puisque celle-ci risque d’être moins "réussie" techniquement que la sexualité visionnée. C’est l’effet de la spectacularisation de l’intime. L’idéal-type d’une sexualité comme exploit quasi-sportif – une sexualité compétitive – a remplacé l’hédonisme gentiment libertin et égalitaire des années 68.

Maintenant, beaucoup d’adolescents connaissent la pornographie avant de connaître réellement la sexualité et donc abordent celle-ci avec une vision parfaitement technicisée et selon un schéma de figures érotiques ou plutôt machinales imposées. Ceci provoque évidemment des troubles narcissiques et des troubles de la relation à l’autre. Dans les films porno, la femme est insatiable et les acteurs sont tous performants et interchangeables. Pas dans la vraie vie. La pornographie est aussi une métaphore de la transparence. On y montre tout ce qui est possible et seul existe ce qui est montré. Si la pornographie est une sexualité sans l’autre, le libéralisme pousse de toute façon à n’utiliser l’autre que comme un investissement. Et à se retirer de celui-ci si l’investissement ne s’avère pas rentable.

 

La logique est celle du zapping. Sachant que, à la limite, l’autre n’est pas indispensable et les sex toys sont faits pour le prouver. C’est "le plaisir à portée de soi-même" dit la publicité. Une certaine Anne Lolotte, qui donne des "consultations" à des "patients" (sic) explique : "À partir du moment où une patiente ou un patient accepte d’utiliser un sex toy c’est déjà un pas fait vers l’autonomie, la capacité au jeu et au plaisir." Nous sommes dans une logique libérale : dans une société de défiance généralisée, le contrat le plus fiable n’est-il pas celui que l’on fait avec soi-même ? Chacun est alors responsable et en quelque sorte propriétaire de son propre plaisir. Jouir ? Yes I can. La société du libre-échange devient celle où l’autre n’étant jamais que le même il n’y a plus rien à échanger et l’autosuffisance affective et sexuelle devient un idéal. […]

 

Culte de la performance et réduction à l’objet caractérisent donc la vision libérale de la sexualité. Alors que le puritanisme dévalorisait le sexe, la société de la transparence, dont la pornographie est l’une des manifestations, se propose de l’aseptiser, de le neutraliser, et de le marchandiser. Le sexe, y compris la séduction, est réduit à des performances à maximiser ou n’est rien. La société des ego fait ainsi de la sexualité une pratique diabolique – au sens étymologique de "ce qui sépare" – alors que la sexualité relève normalement du symbolique, c’est-à-dire d’un signe de reconnaissance, de ce qui donne un horizon commun à un couple ou à une collectivité. La sexualité n’est pas un capital à faire fructifier. C’est une pure dépense. Ce n’est pas non plus un ensemble de techniques. C’est une réalité têtue qui ne se laisse pas réduire à une fonctionnalité. »

 

 

Pierre Le Vigan, "Une nouvelle guerre du sexe ?", Europe Maxima, 8 mars 2009

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