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jeudi, 18 février 2010

Réalité virtuelle et économie

Archives de Synergies Européennes - 1995

RÉALITÉ VIRTUELLE ET ÉCONOMIE

 

realitievirtuelle.jpgLa lecture d'Aristote nous enseigne que l'argent naquit pour faciliter le troc, et que dès lors il est une con­vention, un artifice, un signe. Ce signe alimenta l'imagination et développa l'illusion qui corrompit les âmes et les sociétés, car il magnifia la richesse créée par l'argent-papier en lieu et place de la richesse réelle is­sue de la production de biens et de services. L'éthique aristotélicienne se fondait sur le concept de la limi­tation des richesses; tant que l'économie de troc fonctionnait, il ne pouvait y avoir de richesse illimitée car, par exemple, la récolte de grains est limitée comme le sont les semailles. Mais l'argent introduisit le concept de richesse illimitée; et contrairement aux grains de céréales, les monnaies peuvent s'accumuler indéfiniment, et quand cela survient, la richesse se transforme en une fin en soi, et non plus en un moyen; l'homme ne vit plus de la richesse, il vit pour elle.

 

Le Moyen Age condamna le développement des taux d'intérêt, considérés comme anti-naturels sur base d'une éthique aristotélicienne; cependant, le judaïsme et le protestantisme les prirent à leur compte, dé­veloppant ainsi le commerce et l'économie en général. Actuellement, les chroniques économiques journa­lières qui nous retracent les turbulences économico-financières mondiales nous révèlents par la même occasion l'hégémonie décisive de la sphère financière sur le plan réel de la production, l'investissement, l'emploi et le salaire. Ceci est un phénomène à portée planétaire, mais dont le pouvoir de nuisance nous semble se manifester avec une véhémence toute particulière dans les économies périphériques (notamment en Amérique latine, ndt), excessivement dépendantes des financements externes. La globa­lisation financière est à l'origine de la concetration d'énormes actifs dans les mains de quelques méga-opérateurs qui obtiennent de forts taux d'intérêt, aux dépens des pays périphériques qui se trouvent ainsi sous leur pouvoir direct. Du reste, il est significatif que le commerce mondial ne dépasse pas 4000 mil­liards de dollars tandis que l'argent électronique qui circule dans le “marché ouvert” atteindra les 210.000 milliards à la fin de 1995.

 

En 1990, le Prix Nobel d'économie fut octroyé à un trio de fins connaisseurs dans l'art de maximiser les rentes speculatives: Harry Markowitz, Merton Miller et William Sharpe. Plus tard, en 1991 (Ronald Coase) et en 1994 (John Nash, Reinhard Selten et Janos Harsanyi), les Prix Nobel récompensèrent les travaux apportant les signes d'une science encore plus fine dans ce domaine. Nous y voyons une manifestation éblouissante de la dérive financière et des significations qu'elle est en mesure de proposer. Sous le doux euphémisme de “produits dérivés”, l'ingénierie financière sauvage invente tout un large éventail d'accords financiers d'où naît une immense timballe financière grâce à laquelle des sommes énormes peuvent être gagnées après avoir parié des sommes bien plus minimes. Spéculer avec des instruments aussi volatiles crée des risques élevés: dès que le moindre maillon de la chaîne s'interrompt, il en résulte des pertes as­tronomiques; par exemple, si un pays en voie de développement entre en cessation de paiements, ce sont des milliards de dollars “dérivés” qui volent instantanément en fumée.

 

Un système développé de satellites, ordinateurs et autres moyens technologiques à portée globale am­plifient la dimension des transactions financières de tous types qui débordent le monde de l'économie réelle, en rapidité comme en intensité. L'argent électronique dégage une chaleur moite: cette fiction est propice au pullulement de la faune “yuppy”, qui jongle tour à tour avec des profits mirobolants et avec des banqueroutes foudroyantes, au rythme éperdu des capitaux lancés dans leur course à travers les divers marchés de capitaux.

 

A l'ère de la réalité virtuelle, quand les signes se rebellent envers les réalités, il est nécessaire de récupé­rer l'essence des valeurs philosophiques. Les finances doivent être remises dans un état de subordina­tion à l'égard des productions réelles de biens et de services, car c'est de là que des possibilités naissent pour l'être humain de se réaliser en tant que tel. La dépendance des populations humaines envers le pou­voir diffus et essentiellement cruel du monde financier est extrêmement dangereuse, elle annule le pou­voir décisionnel des gouvernements et ne saurait avoir qu'un impact social traumatique. Les stratégies de développement qu'il nous faut créer, une fois pour toutes, seraient basées sur la production et les expor­tations: la production des choses au-dessus du règne des signes.

 

Manuel Agustin GAGO.

(article tiré de Disenso, n°4, hiver 1995).

Commentaires

Merci pour l'article c'est intéressant.

Écrit par : Mutuelle | jeudi, 18 février 2010

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