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jeudi, 23 décembre 2010

Peter Scholl-Latour: La Turquie, grande puissance régionale

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La Turquie en marche pour devenir une grande puissance régionale face à une Europe affaiblie !

 

 

Entretien avec Peter SCHOLL-LATOUR

 

Propos recueillis par Bernhard TOMASCHITZ

 

Q. : Dr. Scholl-Latour, la Turquie s’affiche de plus en plus comme une puissance indépendante, consciente d’elle-même, de sa destinée et de son histoire ; elle s’affirme ainsi sur la scène internationale. A-t-elle les potentialités nécessaires pour devenir une grande puissance régionale au Proche-Orient ?

 

PSL : La Turquie possède indubitablement de telles potentialités : elle dispose d’une armée conventionnelle qui est probablement plus forte que la plupart des armées européennes ; qui plus est, une nouvelle islamisation s’est emparée de la Turquie, ce qui confère à l’Etat de nouvelles orientations géopolitiques. Il est possible que les Turcs et Erdogan n’aient pas encore reconnu les chances réelles dont ils disposent, des chances qui ne pourront être saisies si la Turquie s’associe trop étroitement à l’Europe. Lorsque, dans des conversations avec des Turcs, on mentionne le fait qu’ils sont les héritiers d’un grand empire et non pas l’appendice d’une Union Européenne qui marine dans le vague, on rencontre tout de suite leur approbation. Et, de fait, ce serait bien le rôle de la Turquie, et non pas d’une autre puissance, de créer un minimum d’ordre dans l’espace moyen-oriental qui menace actuellement de sombrer dans le chaos.

 

Q. : Quel est le rapport qu’entretient la Turquie avec ses voisins ?

 

PSL : Les Turcs ont bien sûr un rapport tendu avec l’Irak parce que dans le Nord de l’Irak, les Kurdes, qui y forment la population majoritaire de souche, sont devenus quasiment indépendants du gouvernement de Bagdad et que cette quasi indépendance pourrait constituer un précédent pour les Kurdes de Turquie. Mais jusqu’à présent les Kurdes d’Irak, et surtout leur leader Barzani, se sont comportés de manière très adéquate et très subtile. Par ailleurs, la Turquie a accompli un grand pas en avant en direction de la Syrie, avec laquelle elle cultivait une longue inimitié : aujourd’hui les rapports ente la Syrie et la Turquie sont bons. En revanche, les rapports avec Israël, qui, auparavant, étaient excellents sur les plans de la coopération militaire et technologique, se sont considérablement détériorés. Ce fut sans doute la grande erreur des Israéliens qui n’ont rien fait pour contrer cette évolution ; on constate dès lors qu’en Turquie, hommes politiques et hommes de la rue convergent dans des attitudes nettement anti-israéliennes.

 

Ensuite, et c’est l’essentiel pour la Turquie, il y a le Caucase et l’Asie centrale. Dans le Caucase, les Azéris, habitants de l’Azerbaïdjan, sont chiites alors que les Turcs sont sunnites. Mais les deux peuples sont purement turcs de souche et parlent des langues très similaires. La zone occupés par des peuples turcs (turcophones) comprend le Turkménistan, le Kazakhstan et s’étend à tout le territoire centre-asiatique jusqu’à la province occidentale de la Chine, peuplée d’Ouïghours, également locuteurs d’une langue turque. Ce sont tous ces facteurs-là qui font que la Turquie, sur le plan culturel comme sur le plan religieux, dispose d’un potentiel très important.

 

Q. : Vous venez de nous parler des Etats turcophones d’Asie centrale : dans quelle mesure les intérêts économiques jouent-ils un rôle dans l’accroissement possible de la puissance turque ?

 

PSL : Ce sont les Américains, les Russes, les Chinois et les Européens qui convoitent les richesses de ces régions. L’Asie centrale possède de riches gisements de pétrole et de gaz naturel et les dirigeants des Etats turcophones sont passés maîtres dans l’art stratégique. Le Kazakhstan a certes proposé la construction d’un système d’oléoducs et de gazoducs qui passerait par les pays du Caucase du Sud pour aboutir en Turquie et déboucher en Méditerranée, tout en contournant et la Russie et l’Iran mais, par ailleurs, les Kazakhs ont été suffisamment futés pour conclure des accords similaires avec les Russes.

 

Q. : Et quel rôle jouent les Turcs dans les Balkans ?

 

PSL : Dans les Balkans, nous n’avons pas très bien perçu le jeu des Turcs jusqu’ici. Ce jeu se joue bien entendu, avant tout, dans les Etats qui possèdent des populations musulmanes autochtones, notamment les Albanais, représentés également au Kosovo et en Macédoine où un tiers de la population est d’ethnie albanaise. La Macédoine, dans un tel contexte, connaît déjà des tensions entre les Slaves chrétiens orthodoxes et les Albanais musulmans et deviendra sans doute une poudrière dans l’avenir. La Turquie y avancent ses pions avec grande prudence, en se posant comme l’Etat protecteur et a contribué à une ré-islamisation de la Bosnie, alors que cette région de l’ex-Yougoslavie avait été, sous Tito, complètement détachée de l’orbe musulmane.

 

Conséquence : dans tout règlement interne des Balkans, nous devons désormais prendre la Turquie en considération et tenir compte de son point de vue.

 

Q. : Quels obstacles pourraient survenir qui freineraient la montée en puissance de la Turquie ?

 

PSL : Jusqu’ici le premier ministre turc Erdogan a déployé sa stratégie de manière très raffinée et a forgé des liens étroits entre son pays et l’Iran. Cette stratégie a ceci de remarquable que la Turquie est un pays essentiellement sunnite tandis que l’Iran est majoritairement chiite, ce qui avait conduit dans le passé à une longue inimitié. Aujourd’hui un rapprochement est en train de se produire et, chose curieuse, la Turquie et l’Iran ont, de concert avec le Brésil, cherché à aplanir le conflit qui oppose l’Occident à l’Iran au sujet de son projet atomique. Ni les Américains ni les Européens n’ont réagi !

 

Q. : La Turquie, membre de l’OTAN, se rapproche de l’Iran ; cela pourra-t-il conduire à une rupture avec les Etats-Unis et avec l’Occident en général ?

 

PSL : Il n’y a que deux Etats stables dans la région : la Turquie et l’Iran. Face à ces deux pôles de stabilité, le Pakistan est au bord du chaos et est fortement sollicité par la guerre en Afghanistan. Il est aussi intéressant de constater qu’à Kaboul, où je me suis encore rendu récemment, on discute du retrait des troupes de l’OTAN et des Américains. Le retrait des Américains devrait se passer dans un contexte digne, sans que la grande puissance d’Outre Atlantique ne perde la face comme ce fut le cas au Vietnam : or la seule puissance capable de gérer ce retrait de manière pacifique et honorable, c’est la Turquie, parce qu’elle est membre de l’OTAN tout en étant un pays musulman. Les soldats turcs stationnés en Afghanistan y jouissent d’une sympathie relative.

 

Q. : La Turquie veut devenir une plaque tournante dans la distribution d’énergie. Comment jugez-vous cette volonté ?

 

PSL : Je n’aime pas beaucoup cette théorie de la « plaque tournante ». L’Europe, qui en parle continuellement, veut constituer avec la Turquie une union économique et politique étroite, alors qu’il y aura bientôt cent millions de Turcs ! Que restera-t-il alors de l’Europe, avec sa population en plein déclin démographique ? Ensuite je crois que les Turcs se sont aperçu qu’une adhésion à l’UE ne va pas vraiment dans le sens de leurs intérêts.

 

Ensuite viennent les exigences européennes en matière de respect des droits de l’homme, tel que le prévoit la Charte européenne. Si elle respecte la teneur de cette Charte, la Turquie devra accorder aux quinze millions de Kurdes, qui vivent dans le pays, une autonomie culturelle et politique. Cela conduira à de formidables tensions, voire à une guerre civile sur le territoire turc. En conséquence, les Turcs se diront qu’il est plus raisonnable de ne pas adhérer pleinement à cette Union Européenne, qui exige d’eux tant de devoirs. Mis à part cela, la Turquie, si on la compare à d’autres Etats européens, est une grande puissance.

 

Q. : Comment perçoit-on la montée en puissance de la Turquie dans les Etats qui firent jadis partie de l’Empire ottoman ?

 

PSL : De manière très différente selon les Etats. En Irak, la question kurde handicape considérablement les rapport turco-irakiens, mais il faut prendre en considération que les Chiites forment désormais la majorité au sein de l’Etat irakien et que les Chiites d’Iran s’entendent bien, aujourd’hui, avec les Turcs. J’avais rappelé tout à l’heure l’ancienne inimitié qui opposait la Syrie à la Turquie parce que les Turcs avaient annexé en 1939 la région d’Iskenderum, dont la population était majoritairement arabe. La Syrie a oublié aujourd’hui cette querelle ancienne et cherche, auprès de la Turquie, une certaine protection face à Israël. Les relations avec l’Iran se sont considérablement améliorées et Ankara cherche maintenant à étendre la Ligue islamique au Pakistan. Mais c’est là un très vaste projet et on ne pourra vraiment le prendre en considération que si les problèmes de l’Afghanistan sont résolus.

 

(entretien paru dans « zur Zeit », Vienne, n°49/2010, http://www.zurzeit.at/ ).  

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