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mardi, 22 novembre 2016

L’Ours et le Mandarin: le “partenariat stratégique” sino-russe au crible de l’Histoire

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L’Ours et le Mandarin: le “partenariat stratégique” sino-russe au crible de l’Histoire

Galvanisée par la dégradation progressive de ses relations avec l’Occident à la suite de son action en Ukraine et en Syrie, la Russie de Vladimir Poutine a toujours voulu voir en la Chine un partenaire “alternatif” sur lequel elle pourrait s’appuyer, à la fois sur les plans économique et international. Cette ambition se heurte toutefois très souvent à la réalité des objectifs de Pékin, dont les dirigeants n’ont jamais été particulièrement enthousiasmés par le concept d’un bloc anti-occidental au sens strict du terme. Les notions de “partenariat stratégique” ou même d’“alliance”, si elles sont devenues très à la mode dans les dîners mondains, ne recouvrent donc que très imparfaitement la logique du fait sino-russe.

Nous vous proposons cette analyse des relations sino-russes en deux parties, voici la première.

tchaadaev.jpg« Nous ne sommes ni de l’Orient, ni de l’Occident », concluait sur un ton particulièrement pessimiste le philosophe russe Tchaadaïev dans l’une de ses plus célèbres Lettres philosophiques. Principal précurseur du bouillonnement intellectuel de la Russie impériale de la seconde moitié du XIXe siècle, celui-ci fut l’un des premiers à théoriser l’idée d’une spécificité russe qui justifierait le fait qu’elle n’ait d’autre choix que de s’appuyer sur deux “béquilles”, dont l’une serait occidentale et l’autre orientale. Comme si le génie politique et industriel de l’Europe ne pouvait qu’être associé avec la créativité et la rationalité organisatrice de la Chine, qui partageait déjà avec la Russie la problématique de l’immensité du territoire et de sa bonne administration. Peine perdue pour Tchaadaïev, qui considérait que nul espoir n’était permis tant que le pays resterait engoncé dans l’archaïsme des tsars indignes de l’œuvre de Pierre le Grand, alors même que la Russie ne connaissait pas encore la violence anarchiste qui marquera la seconde moitié du XIXe siècle. Dans Apologie d’un fou, publié en 1837, il écrit et se désole : « Situés entre les deux grandes divisions du monde, entre l’Orient et l’Occident, nous appuyant d’un coude sur la Chine et de l’autre sur l’Allemagne, nous devrions réunir en nous les deux grands principes de la nature intelligente, l’imagination et la raison, et joindre dans notre civilisation les histoires du globe entier. Ce n’est point-là le rôle que la Providence nous a départi. »

De manière générale, la prophétie de Tchaadaïev s’est confirmée. L’équilibre qu’il appelait de ses vœux n’a jamais pu être trouvé, en particulier dans les relations de la Russie avec la Chine. Lorsque l’on “efface” le relief donné par la perspective historique, on a en effet tendance à voir dominer l’image d’un rapprochement constant et inexorable entre Moscou et Pékin, dont l’alliance servirait de contrepoids dans un monde dominé par la vision occidentale des relations internationales. Cette impression s’est particulièrement renforcée avec le discours de Vladimir Poutine donné à la 43e conférence de la sécurité de Munich en 2007, où ce dernier fustigea l’unilatéralisme qui avait présidé au déclenchement de la guerre en Irak en 2003 ainsi que le projet de bouclier antimissile prévu par l’Otan en Europe orientale. Ce serait toutefois négliger le fait que le premier mandat du président russe (2000-2004) fut marqué par un mouvement marqué d’affinité avec l’Occident, à tel point qu’il fut l’un des premiers à contacter George W. Bush à la suite du 11 septembre 2001 pour l’assurer de son soutien. Ce serait aussi oublier hâtivement que la relation sino-russe fut dominée pendant cinq siècles par l’importance des litiges territoriaux et que la Guerre froide fut pour les deux pays un théâtre d’affrontement pour le leadership du camp socialiste, ce qui annihila toute perspective d’un bloc unifié.

Cinq siècles de conflictualité

Si elles semblent très éloignées de par la langue et la culture, la Russie et la Chine ont toutefois toujours eu en commun de partager une réalité géographique similaire, dont l’immensité du territoire est la pierre angulaire. Une proximité également traduite dans les institutions, le modèle impérial historiquement développé par les deux pays ayant constitué un facteur favorable à une tradition administrative très fortement centralisatrice. Il y a aussi la question de la diaspora, particulièrement prégnante pour Moscou comme pour Pékin, avec 25 millions de Russes en dehors des frontières – principalement dans les anciens États de l’Union soviétique – et 20 millions de Chinois sur la seule île de Taïwan. Des nationaux “du dehors” souvent considérés comme des compatriotes perdus qu’il conviendrait a minima de protéger, et au mieux de faire revenir dans l’escarcelle nationale. Il y a enfin cette immense frontière commune de 4250 km qui s’étend de la Mongolie jusqu’aux rives de l’océan Pacifique, et dont la définition exacte n’a, jusqu’à récemment, jamais été arrêtée.

StolypinCrop.JPGLes premiers contacts diplomatiques entre les deux pays sont traditionnellement datés de la délégation envoyée par la Chine au tsar Michel en 1618. Si le traité de Nertchinsk de 1689 abordera pour la première fois la question des litiges territoriaux avec le tracé d’une première frontière, la relation entre les deux pays n’en restera pas moins toujours teintée de méfiance. La question territoriale gagnera en importance dans la deuxième moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle, quand le Premier ministre Piotr Stolypine lancera un vaste plan de modernisation de l’Extrême-Orient russe. Entre 1906 et 1913, plus de 3,5 millions de paysans russes traverseront l’Oural pour s’installer dans les terres inhospitalières de la Sibérie orientale, dont certaines parties attirent grandement la convoitise de Pékin.

Mais le véritable rapprochement entre les deux pays ne s’imposera qu’à la faveur de la proximité idéologique offerte par les effets conjugués de la révolution russe d’octobre 1917 et de la prise de pouvoir du Parti communiste chinois (PCC) emmené par la figure emblématique de Mao Zedong en 1949. Le 14 février 1950, un premier traité d’amitié, d’alliance et d’assistance mutuelle est signé entre les deux États. L’URSS de Staline, auréolée de l’immense prestige de sa victoire sur l’Allemagne nazie en 1945 et forte d’un important savoir-faire en matière industrielle, envoie dans ce cadre plus de 10 000 ingénieurs en Chine afin de former le personnel local. Malgré la divergence fondamentale avec les conceptions économiques de Mao Zedong, qui privilégiait le développement agraire massif et pas l’industrie lourde, cette coopération se poursuit jusqu’au milieu des années 1950. Portée par l’espoir de Moscou de pouvoir constituer avec la Chine un grand bloc socialiste qui lui permettrait de peser de manière plus importante sur les affaires internationales, cette politique se heurte toutefois à la dégradation progressive des relations entre les deux pays. Ces discordances croissantes sont, en grande partie, liées au refus de Nikita Khrouchtchev de transférer la technologie nucléaire au régime chinois, à la publication du rapport portant son nom sur les crimes du stalinisme et à son choix de dialoguer régulièrement avec Washington dans le cadre de la “coexistence pacifique”, une véritable hérésie conceptuelle pour un Mao Zedong resté très attaché à l’orthodoxie marxiste-léniniste.

La rupture est finalement consommée entre 1961 et 1962, notamment après une gestion de la crise des missiles de Cuba jugée calamiteuse par Pékin. Dans la conception maoïste, la Chine possédait une légitimité au moins équivalente à celle de l’URSS pour assurer le leadership du camp socialiste. C’est la raison pour laquelle le pays chercha à se détacher du grand-frère soviétique en dégageant une voie qui lui était spécifique. En ce sens, la Chine est incontestablement parvenue à certains résultats : obtention de l’arme nucléaire en 1964, reconnaissance par la France la même année et admission au Conseil de sécurité de l’Onu en 1971, en lieu et place de Taïwan. Elle développe dans ce cadre la doctrine du “tiers-mondisme” afin de concurrencer Moscou dans le soutien aux États attirés par l’idéologie marxiste, politique dont Pékin tirera bien peu de fruits puisque seule l’Albanie d’Enver Hoxha finira par s’y rallier à la faveur de la rupture avec l’Union soviétique en 1961.

Un pic de tension avec l’URSS est atteint en 1969, lorsque l’Armée rouge et l’Armée populaire de libération s’affrontent à l’occasion de plusieurs escarmouches aux abords du fleuve Amour, sur l’affluent de l’Oussouri. Si l’enjeu tient dans le contrôle de l’île de Damanski (Zhenbao en mandarin), ces incidents illustrent principalement le problème plus large des différends frontaliers entre les deux pays, abordés plusieurs fois par la voie des traités, mais jamais véritablement réglés et toujours présents à l’esprit des deux parties.

DengXiaoping.Time.1979.pngSeule la mort de Mao Zedong en 1976, qui entraînera en Chine un certain recul de l’impératif de “pureté marxiste”, permettra d’engager un premier rapprochement. Son successeur, Deng Xiaoping, a longtemps été considéré comme un acteur majeur de la réconciliation sino-soviétique, dans un contexte où le traité d’amitié signé en 1950 était sur le point d’expirer (en 1979). Mais le Deng Xiaoping “réconciliateur” des années 1980 fut aussin aux côtés de Mao, l’un des plus solides partisans de la “ligne dure” face au révisionnisme soviétique initié par Khrouchtchev. Il définira même, en 1979, l’URSS comme « l’adversaire le plus résolu de la République populaire de Chine », avant même les États-Unis. Deng Xiaoping posa donc trois préalables au rapprochement avec Moscou : le retrait des divisions de l’Armée rouge encore stationnées en Mongolie, l’arrêt du soutien soviétique aux opérations militaires que le Vietnam menait au Cambodge depuis 1977 et le démantèlement de toutes les bases militaires situées dans les pays avoisinants la Chine. S’il s’éloigna radicalement du maximalisme de Mao Zedong, il prouva en revanche que la logique de blocs ou le suivisme idéologique n’avaient rien d’automatique dans un contexte où l’URSS redoublait d’activité sur la scène internationale. L’invasion de l’Afghanistan initiée en 1979 par la Russie a d’ailleurs mis fin à ces premières négociations. Cette situation n’a guère connu d’amélioration dans une Union soviétique minée par des difficultés économiques structurelles et une forte instabilité politique interne, avec une première moitié des années 1980 où se succèdent pas moins de quatre dirigeants différents (Brejnev, Andropov, Tchernenko et Gorbatchev). Seul le retrait partiel d’Afghanistan, initié en 1986, permettra d’ouvrir la voie à ce qui constitue le véritable tournant du rapprochement sino-russe : la “parenthèse Eltsine” dans les années 1990.

D’un partenariat constructif à une alliance stratégique

Paradoxalement, la chute de l’URSS en 1991 et l’émergence d’une Fédération de Russie la même année ne constituent pas – du moins dans un premier temps – un facteur de rapprochement avec la Chine. Dans son choix d’une rupture radicale avec un passé soviétique dont le deuil ne sera jamais véritablement fait par la population russe, Boris Eltsine s’appuie sur de jeunes cadres formés dans les années 1980. C’est par exemple le cas de Boris Nemtsov, dont l’assassinat à Moscou le 25 février 2015 a fait grand bruit, en Russie comme dans les médias occidentaux. Sous le patronage du Ministre de l’économie Iegor Gaïdar, ces nouveaux cadres résolument libéraux conduisent la Russie à opérer dans un premier temps un certain alignement sur la politique de l’Union européenne et des États-Unis, dans la continuité des choix effectués par Mikhaïl Gorbatchev pendant la Guerre du Golfe. Autant d’éléments qui ne laisseront qu’une place limitée à une politique ambitieuse de rapprochement avec la Chine, alors que celle-ci cherchait dans le même temps à améliorer ses relations avec Washington, considérablement dégradées par la question latente de Taïwan et la répression des manifestations de la place Tian’anmen en 1989.

Primakov_03.jpgIl est assez coutumier de désigner Vladimir Poutine, arrivé au pouvoir en 2000 mais dont l’ascension a été permise par Boris Eltsine, comme l’artisan fondateur du repositionnement russe dans la politique internationale, et en particulier du rapprochement avec la Chine. Il serait toutefois plus juste d’attribuer ce rôle au Ministre des affaires étrangères nommé par Eltsine en 1996, Evgueni Primakov. Brillant arabisant et ancien officier des services de renseignement soviétiques, il se distingua par une saille restée célèbre dans le pays : « la Russie doit marcher sur ses deux jambes ». Il s’agissait déjà d’une référence – massivement réutilisée par la suite par Vladimir Poutine – au positionnement central occupé par la Russie dans l’espace eurasiatique, mais aussi à cette “particularité” chère à Tchaadaïev et dont elle devrait user afin de poursuivre la voie qui est la sienne. Le rapprochement avec Pékin apparaissait alors comme une évidence dans un contexte où l’économie russe était minée par le choc brutal des privatisations impulsées par Iegor Gaïdar, tandis que le gouvernement et les autorités militaires subissaient l’humiliation de leur défaite dans la Première guerre de Tchétchénie.

Du côté chinois, le nouveau président Jiang Zeming cherchait quant à lui à construire pour la Chine une stature à sa mesure sur le plan international, alors que le pays se trouvait encore sous le coup de plusieurs sanctions européennes et américaines en réponse aux évènements de la place Tian’anmen. Sur le plan régional, les autorités chinoises se trouvaient de plus en plus préoccupées par le “pivot Pacifique” engagé par les États-Unis au milieu des années 1990, et qui avait conduit Washington à intervenir militairement dans la crise de Taïwan en 1995 ou encore à se rapprocher de son allié japonais.

Pour les deux pays, les conditions du rapprochement étaient donc assez largement réunies, ce qui aboutira à la signature par Boris Eltsine et Jiang Zeming d’un premier partenariat en avril 1996. Il est d’ailleurs très intéressant d’observer le subtil changement sémantique opéré par la diplomatie russe dans la définition de sa relation avec Pékin : qualifié dans la première moitié des années 1990 de « partenariat constructif » (« konstrouktivnoyé partnerstvo »), le lien avec la Chine est désormais défini comme un « partenariat stratégique » (« strategitcheskoyé partnerstvo »), une formule nettement plus offensive proposée par Evgueni Primakov, qui s’inscrit dans une certaine stratégie de communication vis-à-vis des autres partenaires de la Russie. Ce qui commence déjà à prédominer, c’est bien la nécessité d’une certaine convergence pratique dans la gestion des relations internationales, ce qui sera confirmé par la déclaration conjointe sino-russe de 1997, conçue pour compléter le partenariat de 1996. On y retrouve avec intérêt tous les éléments de langage qui sont encore aujourd’hui utilisés par Pékin et Moscou dans leur traitement des affaires internationales : « nécessité d’un monde multipolaire », « refus de l’hégémonie », « primauté du droit et de la coopération entre les peuples », « non-intervention et respect de la souveraineté nationale »… La “multipolarité” en particulier est ainsi transformée en un quasi-slogan de principe pour Moscou, qui y voyait un concept efficace pour contester la prééminence américaine dans la limite des moyens dont disposait le Kremlin dans les années 1990.

La gestion du dossier particulièrement complexe de la Yougoslavie ne fait qu’accentuer ce sentiment de dépossession et d’impuissance. La Russie se révèle incapable de soutenir son alliée serbe en empêchant une intervention militaire de l’Otan au Kosovo entre mars 1998 et juin 1999. Pékin comme Moscou adopteront par ailleurs une position similaire sur le dossier, l’action de l’Alliance atlantique en Serbie étant perçue comme une atteinte au principe de souveraineté nationale orchestrée avec un contournement du système décisionnel du Conseil de Sécurité de l’Onu – l’opération fut effectivement déclenchée sans mandat. Même à quinze ans d’intervalle, le précédent du Kosovo continue de résonner – à tort ou à raison – pour Pékin et Moscou comme la preuve indéniable que le système de concertation offert par l’Onu est vicié dans son principe même.

Cette idée justifie un rapprochement des deux capitales sur des questions plus sensibles liées à la sécurité régionale et internationale, déjà engagée par la réunion des “Shanghai Five” en 1996 (Chine, Russie, Kirghizstan, Kazakhstan, Tadjikistan). Même l’institution militaire russe, encore très imprégnée par un personnel majoritairement issu de l’establishment soviétique et très conservatrice vis-à-vis du secret industriel, accepte des transferts de technologies militaires de plus en plus nombreux en direction de Pékin. Ce choix ne fut d’ailleurs pas uniquement pris pour des raisons purement politiques : il a été rendu impérativement nécessaire par le délitement complet du complexe militaro-industriel russe et par la perte de ses principaux clients en Europe centrale et orientale (Allemagne de l’Est, Hongrie, Tchécoslovaquie, Bulgarie, Roumanie, Pologne, etc.). La Chine s’est alors rapidement imposée comme un débouché naturel, en particulier pour une industrie de l’armement dont le revenu reposait à 80 % sur les recettes des exportations d’armes.

À l’échelle de l’histoire longue, le rapprochement sino-russe pourrait donc être considéré comme un épiphénomène, particulièrement lorsque l’on sait l’importance des litiges territoriaux qui ont régulièrement empoisonné les relations entre les deux pays, de même que leur lutte acharnée pour l’hégémonie sur le camp socialiste durant la Guerre froide. La rapidité de l’évolution du monde après la chute de l’empire soviétique – que presque aucune âme n’avait été capable de prédire – a favorisé un rapprochement devenu non pas naturel, mais légitime pour deux pays dont les intérêts géopolitiques et la conception antilibérale des relations internationales constituent, en apparence au moins, les deux piliers d’une relation potentiellement “stratégique”. La Russie de Vladimir Poutine, très largement enfantée par celle de Boris Eltsine, exploitera ainsi cet héritage et tentera – avec un succès parfois assez largement contestable – d’en faire un des principaux vecteurs de son “retour” sur la scène internationale.

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