Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

lundi, 19 février 2018

L'Homme en son temps et en son lieu de Bernard Charbonneau

BCharbonneau.gif

L'Homme en son temps et en son lieu de Bernard Charbonneau

par Juan Asensio

Ex: http://www.juanasensio.com


Quel merveilleux petit texte que cet Homme en son temps et en son lieu dont bien des fulgurances pourraient être rapprochées des pensées d'un Max Picard sur le délitement de notre monde, la fuite de Dieu et la déréliction de l'homme contemporain, celui des foules !

Aussi court soit-il, le texte de Bernard Charbonneau, écrit en 1960 alors qu'approchant de la cinquantaine, il n'a pas encore publié un seul ouvrage comme Jean Bernard-Maugiron l'explique dans sa Préface, est remarquable d'intuitions et de profondeurs, mais aussi de paradoxes. C'est sans doute d'ailleurs la nature essentiellement paradoxale des propositions que Charbonneau ne prend guère le temps d'expliciter en concaténations de pesants concepts qui risque de dérouter le lecteur, non seulement de plus en plus paresseux mais, et c'est plus grave, de moins en moins capable de comprendre une intelligence et une écriture qui avancent par bonds et intuitions plutôt que par démonstrations.

41B64ffrThL._SX292_BO1,204,203,200_.jpgL'homme est au centre de l'univers selon Charbonneau, qui ouvre son texte de bien belle façon en affirmant qu'avant «l'acte divin, avant la pensée, il n'y a ni temps, ni espace : comme ils disparaîtront quand l'homme aura disparu dans le néant, ou en Dieu» (1). Si l'homme se trouve au centre d'une dramaturgie unissant l'espace et le temps, c'est qu'il a donc le pouvoir non seulement d'organiser ces derniers mais aussi, bien évidemment, de les déstructurer, comme l'illustre l'accélération du temps et le rapetissement de l'espace dont est victime notre époque car, «si nous savons faire silence en nous, nous pouvons sentir le sol qui nous a jusqu'ici portés vibrer sous le galop accéléré d'un temps qui se précipite», et comprendre que nous nous condamnons à vivre entassés dans un «univers concentrationnaire surpeuplé et surorganisé» (le terme concentrationnaire est de nouveau employé à la page 31, puis à la page 50), où l'espace à l'évidence mais aussi le temps nous manqueront, alors que nous nous disperserons «dans un vide illimité, dépourvu de bornes matérielles, autant que spirituelles».

Ainsi ni l'espace ni le temps ne sont a priori hostiles à l'homme, pourvu bien sûr que celui-ci, en s'obstinant à «remonter sa pente», finisse «un jour ou l'autre par dominer sa vie» (p. 20). Charbonneau a écrit son livre pour saluer l'unique beauté de l'homme : sa liberté, moins donnée que conquise. Cela signifie qu'il doit tenter de maîtriser l'espace et le temps, mais point tenter de les soumettre ni de les forcer, car la tentation totalitaire dont nous faisons montre ne peut que nous conduire à dépasser toutes les bornes, c'est le cas de le dire : «Notre faim d'espace nous conduira peut-être à la quitter [la Terre] en nous lançant dans le vide interstellaire, mais cette liberté n'appartiendra pas à un individu, tout au plus à un Empire. Il ne reste plus aux individus qu'un espace où se perdre : celui d'un vide intérieur où tourbillonnent des mondes imaginaires» (p. 25), car c'est à l'individu isolé que sont réservées «les errances du Bateau ivre, et aux ingénieurs et aux militaires disciplinés les fusées» (p. 26).

De la même façon, c'est son désir de maîtriser le temps qui confère à l'homme la volonté d'affronter le devenir qui est destruction, puisque c'est «le heurt de ce torrent du devenir sur sa conscience vacillante qu'il appelle le temps" (p. 28). Comme chez Max Picard, l'homme selon Charbonneau ne peut qu'exister dans la continuité, sauf à n'être qu'un démiurge dont le néant troue non seulement la conscience mais l'action, ainsi que l'est Adolf Hitler selon l'auteur de L'Homme du néant. Dès lors, écrit Charbonneau, si l'homme «renonçait à dominer la durée, son dernier éclair de conscience lui révélerait le visage d'un monstre, avant de s'éteindre dans l'informité du néant", car l'abandon à l'instant poursuit l'auteur, «la religion du devenir qualifiée de Progrès, ne sont que fantasme et fracas dansant sur l'abîme où le cours du temps engloutit l'épave de l'humanité» (p. 30).

9782021163025.jpgHélas, l'homme moderne ne semble avoir de goût, comme le pensait Max Picard, que pour la fuite et, fuyant sans cesse, il semble précipiter la création entière dans sa propre vitesse s'accroissant davantage, la fuite appelant la fuite, bien qu'il ne faille pas confondre cette accélération avec le «rythme d'une existence humaine [qui] est celui d'une tragédie dont le dénouement se précipite». Ainsi, la «nuit d'amour dont l'aube semblait ne jamais devoir se lever n'est plus qu'un bref instant de rêve entre le jour et le jour; du printemps au printemps, les saisons sont plus courtes que ne l'étaient les heures. Vient même un âge qui réalise la disparition du présent, qui ne peut plus dire : je vis, mais : j'ai vécu; où rien n'est sûr, sinon que tout est déjà fini» (p. 22).

C'est le caractère éphémère de la vie humaine, nous le savons bien, qui en fait tout le prix, et c'est aussi en affirmant sa liberté qu'il arrivera à faire du temps et de l'espace autre chose que des grilles où s'entrecroisent courbes et dates, de véritables dimensions où il pourra se risquer : «La liberté se risque, mais se situe. Devant elle, s'étendent les brumes du doute et de l'angoisse, les ténèbres de l'erreur. Mais elle taillera sa voie dans le vide si, partant d'un roc inébranlable, elle se fixe à l'étoile qui ne varie pas» (p. 32). Mais comment se fixer un cap si nous ne cessons de nous agiter et si nous détruisons l'espace qui nous a été donné, et le temps accordé pendant lequel gagner notre liberté ? Comment prétendre conquérir notre propre liberté en faisant de l'espace et du temps des territoires à explorer si le mouvement de l'histoire s'élargit comme la fissure d'une banquise (cf. p. 38) et que «le monde change trop pour que nous ne changions pas nous-mêmes», tandis que «le cours de ces changements est maintenant plus rapide que celui d'une vie» (p. 39) ?

Partant, «l'homme, aujourd'hui, sait qu'il meurt deux fois; les amarres qui l'ancraient dans le temps se sont rompues. Il le voit s'écouler sans fin au-delà de lui-même, comme une machine dont les freins auraient cédé sur la pente d'un abîme sans fond; tel un Styx qui tourbillonnerait éternellement tout autour de l’œil bleu de l'instant. D'autres civilisations, un autre homme... puis autre chose qui ne serait ni l'univers, ni le temps...» (p. 40), qui ne serait rien sans doute, qui serait le Néant, qui serait un temps et un espace privés d'homme pour en ordonner les royaumes, y promener son insatiable curiosité, en étudier les richesses prodigieuses.

De la même manière que le temps, l'espace est déformé, moins courbé que détruit, car nous «sommes tous là, les uns sur les autres, les Chinois de Taichen, les boutiquiers du Lot, les mineurs de la Ruhr, coincés entre Eisenhower et Khrouchtchev, dans ce globe qui tourne en rond dans le vide» (p. 41), et aussi car il n'y a plus «d'espace infini, d'au-delà sur terre; plus d'inconnu et de terreurs, mais aussi plus de terres libres dans un pays neuf pour le pauvre et le vaincu. Le désert où fuyait le prophète devient la zone interdite où César cache ses secrets d’État» (p. 42). C'est en somme dire que si tout nous maintient à notre place, «rien ne nous attache», puisque nous «n'avons ni feu ni lieu" et que «nous sommes perpétuellement en marche vers un ailleurs, que nous soyons le touriste individuel ou le numéro matricule de quelque division motorisée» (p. 43).

Le constat que pose Bernard Charbonneau est pour le moins amer, crépusculaire : que faire pour que la «tradition vivante» (p. 47) puisse résister à l'écoulement du temps ? Je ne suis pas certain que nous puissions lire le petit texte fulgurant de l'auteur comme un de ces manifestes faciles qui, aux idiots qui aiment se leurrer, fixent un cap commode agrémenté d'une multitude de repères clignotant comme autant de sémaphores dans la nuit ainsi balisée. Je n'en suis pas sûr car nous manquent les raisons de ne pas fuir l'atrocité de ce monde, mais de la combattre. En effet, «le monde actuel s'attaque à l'homme par deux voies apparemment contradictoires : d'une part, en l'attachant à une action et à des biens purement matériels; de l'autre, en privant ce corps sans âme de toute relation profonde avec la réalité». Dès lors, répudiant, selon l'auteur, «ce matérialisme et cet idéalisme, un homme réel, mais libre, cherchera d'abord à s'enraciner en un lieu», ce qui supposera qu'il accepte l'immobilité, qualifiée par l'auteur comme étant un «autre silence», et cela «afin de pénétrer ce lieu en profondeur plutôt que de se disperser en surface». Or, pour «accepter ainsi de rester à la même place», et, de la sorte, ne pas fuir, il faut que ce lieu en soit un, «et non pas quelque point abstrait» (p. 49). Il nous manque donc ce que George Steiner a appelé la réelle présence et d'autres, moins suspects de lorgner vers le vocabulaire de la théologie catholique, des raisons de ne pas désespérer.
Il faudrait dès lors tenter de faire renaître une société véritablement libre, et privilégier pour ce faire «la maison plutôt que l'immeuble, le bourg plutôt que la ville», solutions que nous sommes en droit de penser totalement inapplicables au monde actuel, comme s'en avise l'auteur qu'il serait ridicule de qualifier de doux naïf, qui affirme qu'elles «exigent évidemment une population moins dense et une autre économie» (p. 50) sur laquelle il ne souffle mot, alors que les dernières lignes de son texte semblent trahir la véritable nature de l'attente de l'auteur et, au fond, et même dans ses formes les plus bassement politicardes, de l'écologie, qui est proprement apocalyptique, messianique peut-être. De ce fait, toute écologie conséquente avec ses présupposés métaphysiques est parfaitement irréalisable dans le cadre d'une banale politique de la ville et même, plus largement, sauf à parier sur celui d'une organisation méta-politique de l'homme moderne dont, une fois de plus, Charbonneau ne nous dit rien, du moins dans ce petit texte, si ce n'est, magnifiquement, cela : «Puissions-nous accepter notre vie, soutenus par la nostalgie d'un autre règne, où l'espace et le temps, l'homme, ne seraient pas abolis mais accomplis», et aussi où «la moindre poussière et la plus humble seconde seraient recueillies dans le triomphe d'un amour infini» (p. 51).

Note
(1) Bernard Charbonneau, L'Homme en son temps et en son lieu (préface de Jean Bernard-Maugiron, RN Éditions, 2017), p. 19. Je salue une nouvelle fois ce jeune éditeur, aussi courageux qu'intéressant dans ses choix de publication.

Considérations sur la France de Joseph de Maistre

maistre-kiosque.jpg

Considérations sur la France de Joseph de Maistre

par Juan Asensio

Ex: http://www.juanasensio.com

Voir aussi: L'état de la parole depuis Joseph de Maistre (étude sur les rapports entre Les Soirées de Saint-Pétersbourg et Cœur des ténèbres de Joseph Conrad).


Les temps étant ce qu'ils sont puisqu'ils glissent à la facilité générale, nous ne nous étonnerons pas que les Éditions Bartillat dont nous avons évoqué plus d'un ouvrage se soient contentées de reproduire les Considérations sur la France telles qu'elles avaient été publiées à Bruxelles par les éditions Complexe, en 1988, agrémentées d'une préface de Pierre Manent qui a été reprise à l'identique. Il y a toutefois deux différences assez significatives entre ces éditions de poche successives : la première proposait au lecteur le texte mentionné suivi d'un intéressant Essai sur le principe générateur des constitutions politiques absent de la seconde, cette dernière ajoutant par ailleurs un nombre conséquent de fautes diverses et variées à la première (1).

Même une faute par phrase, et avouons que c'est une chance pour Bartillat, ne suffirait pas à nous gâcher l'intérêt de ces Considérations sur la France qui paraissent en 1797, l'Introduction que Pierre Glaudes donne à ce texte, dans une édition infiniment plus soignée, évoquant les différents modèles et contre-modèles dont Joseph de Maistre a pu s'inspirer, comme la Lettre à un ami de Louis-Claude de Saint-Martin ou encore De la force du gouvernement actuel et de la nécessité de s'y rallier de Benjamin Constant.

9782841006359.jpgPourtant, les Considérations sur la France sont bien autre chose, comme le souligne ce même Pierre Glaudes, qu'un simple pamphlet contre-révolutionnaire puisque ce texte «est aussi un essai de philosophie politique et une vaste méditation sur l'histoire, aux ambitions métaphysiques» assez évidentes, preuve que la grande et mystérieuse «illumination» (voir p. 185 de l'Introduction précédemment citée) qui au cours de l'été 1794 a modifié profondément la vision qu'avait Joseph de Maistre de la Révolution n'a pas été qu'une simple métaphore derrière laquelle, d'habitude, se cache un événement finalement banal mais qui aura pu être, pour l'intéressé, comme l'impureté autour de laquelle l'huître forme sa perle. Pierre Manent lui aussi est d'accord pour souligner l'importance du texte de Joseph de Maistre, dans lequel son célèbre providentialisme est mis à l'honneur, bien qu'il n'ait pas manqué d'opposants. Pourtant, comme Pierre Manent le remarque, «toute la pensée européenne, à la suite précisément et en conséquence de cette même révolution, allait devoir faire face à la même difficulté : si les événements ne sont pas intelligibles à partir des intentions et des actions des acteurs politiques placés dans des circonstances données, où est le principe d'intelligibilité ?» (p. 9).

Le providentialisme de Joseph de Maistre, Pierre Manent a d'ailleurs bien conscience d'énoncer un paradoxe, est un humanisme pour le moins étrange, bien qu'il s'oppose au constructivisme des modernes, car l'homme, pour l'auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, peut sembler n'être qu'un vassal très obéissant, qui de toute façon ne peut guère modifier le cours des événements : «L'homme ne peut faire advenir ce qui n'est pas; il peut tout au plus faire advenir ce qui est déjà, le rendre visible» (pp. 10-1). Pierre Manent résume l'aporie à laquelle la position providentialiste de Maistre nous confronte, lequel «veut restaurer la souveraineté royale dans sa splendeur, sise au-dessus des hommes qui ont voulu se l'approprier et au sens strict la faire. Mais puisque précisément les hommes ne peuvent pas faire la souveraineté, elle est toujours déjà là», seulement dormante, comme en attente d'être découverte, relevée, utilisée. Et le commentateur de poursuivre : «Dès lors qu'un corps politique dure, la souveraineté est présente. Le désir maistrien de restaurer la souveraineté ne peut être que désir de la voir restaurée par les circonstances. L'attitude politique de Maistre paraît extraordinairement agressive ou polémique; c'est qu'il s'agit de résister à la tentation quiétiste qui est consubstantielle à sa pensée; contempler la présence permanente de la souveraineté qui ne fait qu'un avec l'histoire de la nation» (pp. 15-6, l'auteur souligne).

De fait, et Pierre Glaudes a raison d'insister sur ce point, la pensée providentialiste de Joseph de Maistre est un paradoxisme «où le jeu des antinomies et, plus encore, leur ultime renversement suspendent l'esprit entre la terreur et l'admiration» (Introduction, op. cit., p. 189), paradoxisme tout entier contenu dans la première ligne de l'ouvrage («Nous sommes tous attachés au trône de l’Être suprême par une chaîne souple, qui nous retient sans nous asservir», p. 21) et la si célèbre dernière ligne du chapitre 10 («le rétablissement de la monarchie, qu'on appelle contre-révolution» qui fut le sujet d'un ouvrage de Thomas Molnar, «ne sera point une révolution contraire, mais le contraire de la Révolution, p. 157, l'auteur souligne) (2).

Il n'est pas étonnant que le texte de Joseph de Maistre, servi par une langue riche en images surprenantes, soit non seulement ambivalent mais paradoxal, puisque ses Considérations sur la France eussent pu s'intituler Considérations sur la Providence, qui est en fait le véritable moteur de l'Histoire humaine selon l'auteur, et comme«une main souveraine» (p. 149) : la Providence est l'ordre, et elle n'est jamais plus visible que «lorsque l'action supérieure se substitue à celle de l'homme et agit toute seule», la principale caractéristique de la Révolution française, outre son caractère parfaitement satanique (3), étant sa force surpuissante d'entraînement. Rien ne résiste en effet à «cette force entraînante qui courbe tous les obstacles», puisque son «tourbillon emporte comme une paille légère tout ce que la force humaine a su lui opposer», personne n'ayant «contrarié sa marche impunément» (p. 23). Joseph de Maistre insiste sur ce point : «Le torrent révolutionnaire a pris successivement différentes directions; et les hommes les plus marquants dans la révolution n'ont acquis l'espèce de puissance et de célébrité qui pouvait leur appartenir, qu'en suivant le cours du moment : dès qu'ils ont voulu le contrarier ou seulement s'en écarter en s'isolant, en travaillant trop pour eux, ils ont disparu de la scène» (p. 25). Nous sentons la justesse de la vue de Joseph de Maistre à la lecture du somptueux Siècle des Lumières d'Alejo Carpentier, l'écrivain ajoutant, à ce torrent qui emporte tout sur son passage, l'évidence de l'absurdité d'une histoire qui ne cesse de se redire.

C'est la violence même de l'événement révolutionnaire qui en signe l'appartenance à un ordre supérieur, invisible, qu'il convient de pouvoir discerner, comme seul peut le faire un voyant («mais quel œil peut apercevoir cette époque ?» se demande ainsi l'auteur, p. 142; le sien, bien sûr !) : «On dit fort bien, quand on dit qu'elle va toute seule. Cette phrase signifie que jamais la Divinité ne s'était montrée de manière si claire dans aucune événement humain». Dès lors, si la Divinité agissante au travers de la Révolution «emploie les instruments les plus vils, c'est qu'elle punit pour régénérer» (p. 26, l'auteur souligne).

9782919601912.jpgLe providentialisme de Joseph de Maistre ne saurait être séparé de la théorie d'une régénération de la France par l'épreuve et le sang. L'image suivante est saisissante à ce titre : «Chaque goutte du sang de Louis XVI en coûtera des torrents à la France; quatre millions de Français, peut-être, paieront de leurs têtes le grand crime national d'une insurrection anti-religieuse et anti-sociale, couronnée par un régicide» (p. 31). C'est la Providence, donc, qui punit. Certes, elle n'a pas besoin de punir «dans le temps pour justicier ses voies» mais, précise Joseph de Maistre, «à cette époque elle se met à notre portée, et punit comme un tribunal humain» (p. 33), étant donné que «tous les monstres que la révolution a enfantés n'ont travaillé, suivant les apparences, que pour la royauté» (p. 36).

Le châtiment qu'est la Révolution est donc juste selon Joseph de Maistre, et il convient de remarquer ainsi qu'elle a criblé les prêtres (cf. p. 39). En effet, si la Providence «efface, sans doute c'est pour écrire» (p. 40), car la «grande commotion» (p. 43), la «grande époque» qu'est la Révolution française, dont les suites «se feront sentir bien au-delà du temps de son explosion et des limites de son foyer» (p. 42), a provoqué une «horrible effusion du sang humain», ce «moyen terrible» étant en fait «un moyen autant qu'une punition» (p. 43).

Joseph de Maistre est dès lors beaucoup moins royaliste que le Roi, puisqu'il admet qu'il faut que la Révolution aille jusqu'au bout de ses terribles connaissances avant qu'une restauration de l'autorité royale non seulement soit envisageable, mais tout bonnement souhaitable.

Le paradoxisme de Joseph de Maistre n'est certes pas, à l'aune de nos frayeurs toutes modernes, un humanisme, car il n'hésite pas à se demander si la Révolution, aussi destructrice et fondamentalement perverse qu'on le voudra, (dés)ordonnée trompeusement sous «l'empire d'une souveraineté fausse» (p. 140), a cependant atteint «les limites pour l'arbre humain», façon toute imagée de nous faire comprendre qu'une «main invisible» ne doit pas craindre de le tailler «sans relâche» (p. 51). Joseph de Maistre, alors, considérant le fait que «nous sommes continuellement assaillis par le tableau si fatigant des innocents qui périssent par les coupables», introduit la grande idée d'une «réversibilité des douleurs de l'innocence au profit des coupables» qu'il qualifie de «dogme universel» (p. 53) qui sera repris par un Bloy et un Massignon, lequel s'insère je crois dans le grand principe cher à ces trois auteurs (mais aussi à Baudelaire qui n'hésita jamais à reconnaître sa dette à l'égard de Maistre) qui n'est autre que l'analogie (cf. p. 55), «l'inépuisable fonds de l'universelle analogie» comme l'a écrit le grand poète, fondée sur le fait que «l'éternelle nature s'enveloppe suivant les temps et les lieux» d'un «habit variable» que «tout œil exercé pénètre aisément» (p. 58). En l'occurrence, c'est dire que c'est par ce qu'il y a de plus faible que sera confondu ce qu'il y a de plus fort (cf. p. 124).

Tout de même, l'action de l'homme, si elle est relativisée d'une façon drastique et comme liée dans le réseau interprétatif que déploie Joseph de Maistre, n'y est pas complètement vaine car, «toutes les fois qu'un homme se met, suivant ses forces, en rapport avec le Créateur, et qu'il produit une institution quelconque au nom de la Divinité», et cela «quelle que soit d'ailleurs sa faiblesse individuelle, son ignorance et sa pauvreté, l'obscurité de sa naissance, en un mot, son dénûment absolu de tous les moyens humains, il participe en quelque manière à la toute-puissance dont il s'est fait l'instrument» (p. 72).

9782851979162.jpgDès lors, le châtiment doit être exemplaire, l’Église et le Roi mais aussi les croyants, eux, doivent être humiliés, tamisés et même, nous l'avons dit, émondés, avant que la contre-révolution qui, nous le savons aussi, est tout ce que l'on voudra, et d'abord le «Contraire de la Révolution», mais n'est en aucun cas une «révolution contraire» (p. 157), puisse apporter son baume sur les plaies ouvertes de la France et redonner, là encore paradoxalement, toute leur place aux hommes, qui ont été balayés par un esprit d'abstraction devenu fou (4).

C'est la question de la souveraineté, dont le prestige est «tout moral» (p. 147), qui est seule capable de créer autour du pouvoir humain une espèce d'«enceinte magique qui en est la véritable gardienne» (p. 140), enceinte cruciale pour Joseph de Maistre, et cette dernière ne peut exister dans un temps où «tout est factice, tout est violent» (p. 91); puisqu'elle ne peut qu'émaner de Dieu (cf. p. 122) (5), elle seule peut donner aux hommes le sens de l'honneur car «c'est d'elle, comme d'un vaste réservoir, qu'il est dérivé avec nombre, poids et mesure, sur les ordres et sur les individus» (p. 92).

C'est ainsi que «Sous un Roi citoyen, tout citoyen est Roi» selon le beau vers de «Racine le fils» (p. 101), ce qui signifie, d'abord, que le Roi seul peut garantir que l'esprit d'abstraction ne conduise pas des milliers de citoyens à voir leur tête rouler dans un panier en osier et, en somme, empêcher que les dirigeants d'un peuple pressuré de violences ne décident de «passer le pouvoir humain» (p. 107) en s'aventurant dans un royaume qui est celui du Père du mensonge. Joseph de Maistre, dès lors, ne cesse d'affirmer, et la suite des événements nous montrera la qualité de son analyse autant que de sa prescience, que l'ordre factice établi par la Révolution ne peut durer car il n'est pas construit sur des «bases sacrées, antiques, légitimes» (p. 144), car encore «l'invincible nature doit ramener la monarchie» (p. 117) en France, et aussi parce que toutes les factions de la Révolution française «ont voulu l'avilissement, la destruction même du christianisme universel et de la monarchie», d'où il suit, ajoute Joseph de Maistre comme s'il s'agissait d'une banale concaténation ne souffrant aucune objection, «que tous leurs efforts n'aboutiront qu'à l'exaltation du christianisme et de la monarchie» (p. 123), le retour à l'ordre excluant de toute façon la vengeance, que nécessite au contraire l'anarchie (cf. p. 153) pour asseoir son pouvoir meurtrier, labile et fallacieux.
Finalement, tout providentialiste qu'il est, Joseph de Maistre dresse ses considérations prophétiques contre l'horreur de ces régimes à venir qui, sur les brisées de la Révolution française, tiendront l'homme pour fort peu de chose voire rien du tout, ne le considérant que comme un matériel parfaitement sacrifiable, une pâte qu'il sera loisible et même nécessaire de pétrir, pour, avec ce ciment immonde composé du sang de millions de personnes, bâtir un royaume de fer.

Notes
(1) Joseph de Maistre, Considération sur la France (Préface de Pierre Manent, Bartillat, 2017). Je donne quelques exemples de ces fautes, dues très probablement aux modes de reproduction des textes désormais largement plébiscités par les éditeurs, consistant à scanner un livre mais sans bien sûr daigner le relire, puisqu'il est fait totalement confiance à la machine, pourtant bête par essence. Cette confiance aveugle donne un texte lardé de fautes qu'une toute simple relecture eût évitées : «Joseph de Maistre... matérialisme mystique» au lieu de matérialiste mystique en guise de titre d'un essai de Robert Triomphe (p. 17); «souvent ou s'est étonné» (p. 25); «telle qu'on l'entendant» (p. 32); «Si ou l'envisage» (p. 42); «qui disait-il n'y a pas longtemps" (p. 45); «le glaive et l'alcoran parcourut» (p. 47); «Mahomet Il» (p. 49); «sur une surface moins étendu» (p. 50); «Constantin devait, l'étouffer» (p. 76); «4 Brumaire au IV» (p. 88); «mais aujourd'hui ou est sûr qu'il le sait» (p. 114); «Comme ces fils, qu'un enfant romperait» (p. 115); «Jacques Il» (p. 139); «Le brigandage exercé à égard» (p. 141); etc. car, hélas, cette liste n'est sans doute pas exhaustive. Je cite donc cette édition qui m'a été envoyée en service de presse, mais le lecteur sérieux se reportera à celle donnée par Pierre Glaudes dans le fort volume paru en 2007 dans la collection Bouquins chez Robert Laffont, des pages 175 à 289, les divers textes réunis dans ce livre étant systématiquement précédés d'une introduction de l'auteur.
(2) Je rétablis la majuscule, manquante dans le texte donné par Bartillat, au dernier mot.
(3) Ainsi les événements révolutionnaires sont-ils qualifiés de «magie noire» qui «disparaîtrait comme un brouillard devant le soleil» (p. 37), «sort du cercle ordinaire des crimes, et semble appartenir à un autre monde» (p. 69). Point n'est besoin de relever toutes les occurrences où Joseph de Maistre évoque le caractère satanique de la Révolution française (cf. pp. 66-69) puisque, en fin de compte, cette dernière ressortit du Mal que l'auteur, en théologien chrétien orthodoxe, qualifie dans une image frappante comme étant «le schisme de l'être» (p. 64), donc par nature faux, car ce qui «distingue la révolution française, et qui en fait un événement unique dans l'histoire, c'est qu'elle est mauvaise radicalement» (pp. 64-5, l'auteur souligne). Dans tous les cas, le Mal se caractérise par son inaptitude à produire quoi que ce soit de durable, Joseph de Maistre écrivant une phrase que Georges Bernanos eût pu reprendre à son compte en disant qu'il ne croira «jamais à la fécondité du néant» (p. 71), et c'est à bon droit que l'auteur des Considération sur la France peut affirmer que la pourriture ne mène à rien (cf. p. 67).
(4) La citation est célèbre : «La constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l'homme. Or, il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc., je sais même, grâces à Montesquieu, qu'on peut être Persan : mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie; s'il existe, c'est bien à mon insu» (p. 85).
(5) Voir le beau passage lyrique de la page 130 qui se conclut, à la page suivante, par ces mots : «Ouvrez l'histoire, vous ne verrez pas une création politique; que dis-je ! vous ne verrez pas une institution quelconque, pour peu qu'elle ait de force et de durée, qui ne repose sur une idée divine, de quelque nature qu'elle soit, n'importe» (p. 130).

Entretien d'Alain Santacreu avec la revue Rébellion

santacreu-1.jpg

Entretien d'Alain Santacreu avec la revue Rébellion

Ex: http://www.contrelitterature.com

RÉBELLION : Pourriez-vous présenter votre parcours dans une courte introduction ?

ALAIN SANTACREU : Je suis né à Toulouse, au mitan du dernier siècle. Mes parents étaient des ouvriers catalans, arrivés en France en 1939, en tant que réfugiés politiques. J’ai vécu toute mon enfance et mon adolescence dans cette ville. J’y ai fait mes études, depuis l’école des Sept-Deniers jusqu’à l’ancienne Faculté des Lettres de la rue des Lois, en passant par le lycée Pierre de Fermat et le lycée Nord. C’est au Conservatoire de Toulouse, dans la classe de Simone Turck, que j’ai commencé ma formation théâtrale.


Je me suis marié très jeune et j’ai dû quitter Toulouse. Durant quelques années, j’ai joué dans diverses compagnies théâtrales de l’Est de la France. J’ai aussi été directeur d’un centre culturel, près de Belfort. Finalement, je suis devenu enseignant et j’ai exercé dans des établissements de la région parisienne. C’est au cours de cette période que j’ai écrit mes premiers textes et fondé la revue Contrelittérature. Par la suite mes activités éditoriales se sont diversifiées et, tout en publiant un premier roman et un recueil d’essais, j’ai di­ri­gé plu­sieurs ou­vrages col­lec­tifs sur l’art et la spi­ri­tua­li­té, dans le cadre de la collection « Contrelittérature » aux éditions L’Harmattan. Quant à mon parcours intellectuel proprement dit, je l’aborderai en répondant à vos autres questions.


AS-l2.jpgR/ Dans votre dernier roman Opera Palas vous placez le lecteur dans une posture opérative originale. Pensez-vous que le regard du lecteur « fait » vraiment un roman ?

AS/ Toute la stratégie romanesque d’Opera Palas tourne autour de la phrase célèbre de Marcel Duchamp : « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux ». C’est un commentaire qu’il a prononcé à propos de ses ready-made [1]. On sait que le ready made inventé par Duchamp est un vulgaire objet préfabriqué, prêt à l’emploi, comme son célèbre urinoir, « Fontaine », devenu un chef-d’oeuvre de l’art du XXe siècle.


  Toute oeuvre d’art a deux pôles : le pôle de celui qui fait l’oeuvre et le pôle de celui qui la regarde. Dans le ready made, l’artiste s’efface du pôle créatif puisqu’il ne réalise pas l’objet « tout fait » qu’il donne à voir. Dès lors, la production de l’oeuvre ne dépend plus que du second pôle, du regardeur, celui de la réception. Ainsi, le ready made de Duchamp démontre que le goût esthétique n’est que la projection de l’ego du regardeur sur l’oeuvre.


  Le spectacle – ce que j’appelle « littérature », comme j’aurai l’occasion de l’expliciter – est le pouvoir qui veut que je tienne mon rôle dans le jeu social dont il est l’unique metteur en scène. S’opposer à la volonté du spectacle, c’est donc mourir à soi-même, renoncer à ce faisceau de rôles qui me constitue, devenir réfractaire à cette image que la société me renvoie. Un texte signé Alaric Levant, paru récemment sur votre site internet, affirme que ce travail sur soi est un acte révolutionnaire : « Aujourd’hui, nous sommes face à une barricade bien plus difficile à franchir que celle des CRS : c’est l’Ego, c’est-à-dire la représentation que l’on a de soi-même »[2].


  La démarche de Duchamp vise à nous extraire de la perspective spectaculaire, en cela elle annonce le situationnisme, la dernière avant-garde artistique et politique qui se soit manifestée dans notre société contemporaine. Le pouvoir du regardeur de décider si une pissotière est une oeuvre d’art est factice ; en réalité, c’est dans les coulisses que le meneur du spectacle décide de la seule norme esthétique qui puisse me faire exister au regard des autres.


  Ainsi, les œuvres de l’art fonctionnent comme un immense kaléidoscope de miroirs que le regardeur manipule afin de customiser l’image qu’il a de lui-même. Plus encore : pour la pensée aliénée toute chose n’est que ready-made, marchandise « prête à l’emploi ». Votre goût esthétique est tout simplement le signe que vous êtes un moderne comme tout le monde. Si vous voulez être intégré dans le spectacle, vous devez vous conformer à l’exercice obligatoire de la différenciation mimétique – pour le dire à la manière de René Girard – de façon à vous assurer que vous appartenez bien à la classe de loisir – pour le dire à la manière de Thorstein Veblen.


 Opera Palas est l’équivalent contre-littéraire du ready-made duchampien. Marcel Duchamp est un protagoniste du roman et son oeuvre maîtresse, La mariée mise à nu par ses célibataires, même – aussi appelée Le Grand verre – est l’élément déclencheur du récit. La vanité de vouloir jouer un rôle dans la société du spectacle, la quête du succès et son obtention, Duchamp les a analysées dans son oeuvre majeure.


  En lisant, le lecteur est renvoyé à son propre acte interprétatif, le roman est le miroir de sa pensée. Cela est rendu possible parce que le moi du narrateur anonyme du roman s’efface au fur et à mesure qu’avance le récit. En effet, une véritable opération alchimique se joue entre le narrateur et son double : Palas.


  Le personnage de Palas est le nom générique de tous les lecteurs zélés d’Opera Palas. Il y a deux types possibles de lecteur. Le premier est celui qui se conforte dans la certitude de son moi, le lecteur aliéné qui réagit à partir du prêt-à-penser que la « littérature » lui a inculqué – pour celui-là, ce roman n’est pas un roman et il renoncera très vite à le lire ou même, sous l’emprise de son propre conditionnement idéologique, il l’interprètera comme antisémite, fasciste, homophobe ou conspirationniste. Le second type de lecteur est celui dont le zèle lui permet d’entrer en relation avec l’œuvre, d’établir un dialogue avec elle et de faire de sa lecture une opération de désaliénation de sa pensée. Le lecteur zélé accepte la mise en danger d’une lecture cathartique qui l’amène à oser se regarder lire.


  Lorsque le lecteur referme Opera Palas, il prend conscience qu’il n’a fait qu’un tour sur lui-même, étant donné que la dernière page du roman est la description de l’icône qui illustre la couverture du livre. C’est alors qu’il peut traverser le miroir.


AS-l4CL.jpgR/ Comment définir votre démarche de "Contre-Littérature" ?

AS/ Le texte germinatif de la contrelittérature est Le manifeste contrelittéraire. Ce texte est d’abord paru, en février 1999, dans le n°48 de la revue Alexandre dirigée par André Murcie ; puis, quelques mois plus tard, en postface de mon premier roman, Les sept fils du derviche, (Éditions Jean Curutchet, 1999). Par la suite, il sera repris et étayé dans l’ouvrage éponyme, paru en 2005 aux éditions du Rocher : La contrelittérature : un manifeste pour l’esprit. Dès le début, j’ai préféré lexicaliser le terme pour le différencier du mot composé « contre-littérature » déjà employé par la critique littéraire officielle.


  La contrelittérature est donc née à la fin du XXe siècle, pendant cette période d’unipolarisation du monde dans laquelle Fukuyama disait voir la « fin de l’histoire ». L’idéologie postmoderne du consensus global a été façonnée, dès le XVIIIe, par une Weltanschauung qu’Alexis Tocqueville, dans L’Ancien Régime et la Révolution, nomme « l’esprit littéraire » de la modernité. En deux siècles, la littérature avait si intensément « homogénéisé » la pensée, qu’à l’orée du XXIe siècle, une pensée hétérogène, contradictoire, était presque devenue impensable ; d’où la nécessité d’inventer un néologisme pour désigner cet impensable, ce fut : « contrelittérature ».
  Cela se fit à partir de la découverte de la logique du contradictoire de Stéphane Lupasco. Pour la contrelittérature, Stéphane Lupasco est un maillon d’une catena aurea qui se manifeste avec Héraclite et les présocratiques, en passant aussi, comme nous le verrons, par Pierre-Joseph Proudhon, un auteur très important dans ma démarche.


  Il faut partir de la définition la plus large possible : la littérature, c’est non seulement le corpus de tous les récits à travers lesquels une civilisation se raconte, mais encore tous les textes poétiques où elle prend conscience de son propre être et cherche à le transformer. La littérature doit être perçue comme un organisme vivant, un système dynamique d’antagonismes, pour reprendre la terminologie lupascienne, dont la production dépend de deux sources d’inspiration contraires : une force « homogénéisante » en relation avec les notions d’uniformité, de conservation, de permanence, de répétition, de nivellement, de monotonie, d’égalité, de rationalité, etc. ; et, à l’opposé, une force « hétérogénéisante » en relation avec les notions de diversité, de différenciation, de changement, de dissemblance, d’inégalité, de variation, d’irrationnalité, etc. Ce principe d’antagonisme a été annihilé par la littérature moderne qui a imposé l’actualisation absolue de son principe d’homogénéisation et ainsi tenté d’effacer le pôle de son contraire, l’hétérogène « contrelittéraire ».


  AS-l1.jpgTous les romans étaient devenus semblables, de plates « egobiographies » sans âme, il fallait verticaliser l’horizontalité carcérale à laquelle on voulait nous condamner, retrouver la sacralité de la vie contre sa profanation imposée. C’est pourquoi, dans une première phase, nous nous sommes attachés à valoriser l’impensé de la littérature, le récit mystique qui se fonde sur la désappropriation de l’ego. D’où la redécouverte du roman arthurien et de la quête du graal, la revisitation des grands mystiques de toutes sensibilités religieuses – par exemple le soufisme dans mon premier roman, Les sept fils du derviche. Cela a pu conforter l’image fausse d’une contrelittérature confite en spiritualité et se complaisant dans une forme d’ésotérisme. Très peu ont réellement perçu la dimension révolutionnaire de la contrelittérature.


  La contrelittérature est une tentative pour redynamiser le système antagoniste de la littérature. Il est évident que ce point d’équilibre des deux sources d’inspiration exerce une attraction sur tous les « grands écrivains ». Leurs oeuvres contiennent les deux antagonismes dans des proportions différentes mais tournent toutes autour de ce « foyer » de mise en tension. Il serait stupide de se demander si un écrivain est « contrelittéraire ». Toute création contient nécessairement à la fois des éléments littéraires et contrelittéraires. C’est le quantum antagoniste qui varie, c’est-à-dire le point de la plus haute tension entre les antagonismes constitutifs de l’oeuvre.


  On ne peut percevoir la liberté qu’en surplomblant les contraires, en les envisageant ensemble, d’un seul regard, sans en exclure un au bénéfice de l’autre. Telle est la perpective romanesque d’Opera Palas. Mon roman se construit en effet sur une série d’antagonismes. J’en citerai quelques-uns : la cabale de la puissance et la cabale de l’amour, le bolchévisme stalinien et le slavophilisme de Khomiakov, le sionisme de Buber et le sionisme de Jabotinsky, l’individu (le moi) et la commune (le non-moi, le je collectif) ; le nationalisme politique et le nationalisme de l’intériorité, l’éros et l’agapé ; sans oublier, pour finir, le couplage scandaleux entre Buenaventura Durruti et José Antonio Primo de Rivera, les ennemis politiques absolus.


  Ainsi, la contrelittérature reprend le projet fondamental du Manifeste du Surréalisme d’André Breton, à partir du point où les surréalistes l’ont abandonné en choisissant le stalinisme : « Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l’esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or c'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que l'espoir de détermination de ce point. »


  Le plus haut drame de l’homme, ce n’est pas tant To be or not to be mais bien plutôt To be and not to be. La vraie quête initiatique est celle de ce point d’équilibre entre l’être et le non-être, c’est cela le grand retour du tragique, un lieu où la tension entre les contraires est si intense que nous passons sur un autre plan : un saut de réalité où les contraires entrent en dialogue.


R/ Votre démarche se rapproche pour moi de l'ABC de la lecture d'Ezra Pound. Ce prodigieux poète est-il une influence pour vous ?

AS/ L’ABC de la lecture est un génial manuel de propédeutique à l’usage des étudiants en littérature. On y trouve des réflexions d’une clarté fulgurante, telle cette phrase qui vous plonge dans un puits de lumière : « Toute idée générale ressemble à un chèque bancaire. Sa valeur dépend de celui qui le reçoit. Si M. Rockefeller signe un chèque d’un million de dollars, il est bon. Si je fais un chèque d’un million, c’est une blague, une mystification, il n’a aucune valeur. » [3]


  On voit que, pour Ezra Pound aussi, c’est le récepteur qui accorde son crédit à l’émetteur. Si un milliardaire émet un gros chèque, le récepteur l’estime tout de suite valable ; mais, par contre, si le même chèque est émis par un vulgaire péquenot, ce n’est pas crédible. On retrouve ici l’interrogation de la pissotière de Duchamp, qu’est-ce qui en fait une oeuvre d’art pour le regardeur ?


  Bien sûr, ce n’est pas exactement ce que veut signifier Pound dans cette phrase de son ABC de la lecture mais je l’ai citée à cause de son allusion « économique », thème prégnant dans d’autres de ses ouvrages. Je pense à un livre comme Travail et usure ou encore au Canto XLV.


  EP-ABC-de-la-lecture_8103.jpgEzra Pound est un des grands prédécesseurs de la contrelittérature. C’est à partir de lui que j’ai compris la similarité du processus d’homogénéisation de la littérature avec celui de l’usure. Pound a perçu de façon très subtile le phénomène de l’ « argent fictif ». Il insiste dans ses écrits sur la constitution et le développement de la Banque d’Angleterre, modèle du système bancaire moderne né en pays protestant où l’usure avait été autorisée par Élisabeth Tudor en 1571.


  Pour comprendre la nature métaphysique du sacrilège qu’Ezra Pound dénonce sous le concept d’usure, il faudrait se reporter au onzième chant de L’Enfer de Dante – La Divine Comédie est une référence constante dans Les Cantos – qui condamne en même temps les usuriers et les sodomites pour avoir péché contre la bonté de la nature (« spregiando natura e sua bontade »). J’ai moi-même repris ce parallèle dans mon roman Opera Palas en relevant la synchronicité, durant la seconde partie du XVIIIe siècle, de l’émergence des clubs d’homosexuels – équivalents des molly houses – avec l’officialisation de l’usure bancaire – décret du 12 octobre 1789 autorisant le prêt à intérêt.


  C’est en 1787, dans ses Éléments de littérature, que François de Marmontel utilisa pour la première fois le terme « littérature » au sens moderne. Il ne me semble pas que ce phénomène de la concomitance entre la littérature et l’usure ait jamais été pris en compte ni étudié avant la contrelittérature [4].


  Le concept poundien d’Usura ne se laisse pas circonscrire aux seuls effets de l’économie capitaliste. Dans la société contemporaine globalisée, tous les signes sont devenus des métonymies du signe monétaire, à commencer par les mots de la langue, arbitraires et sans valeur.


  L’usure littéraire consiste à vider les mots de leur sens pour leur prêter un sens abstrait. Usura entraîne le progrès de l’abstraction, c’est-à-dire de la séparation – en latin abstrahere signifie retirer, séparer. Usura ouvre le monde de la réalité virtuelle et referme celui de la présence réelle. Par l’usure, l’homme se retrouve séparé du monde.


Durant l’été 1912, Ezra Pound parcourut à pied les paysages du sud de la France, sur les pas des troubadours, afin de s’incorporer les lieux topographiques du jaillissement de la langue d’oc. La poésie poundienne est un combat contre l’usure. Chaque point de l’espace devient un omphalos, un lieu d’émanation du verbe, chaque pas une station hiératique. Ainsi est dépassée l’entropie littéraire du mot, l’érosion du sens par l’usure répétitive.


  Ce que Pound, lecteur de Dante, nomme « Provence », correspond géographiquement à l’Occitanie et à la Catalogne. Ce pays évoquait pour lui une civilisation médiévale de l’amour qui s’oppose au capitalisme moderne. L’amour est le contraire de l’usure.


  GB-Labespa.jpgCependant, Pound n’a pas su reconnaître la surrection du catharisme des troubadours dans l’anarchisme espagnol, ce que Gerald Brenan a très bien vu dans son Labyrinthe espagnol [5]. J’ai soutenu dans Opera Palas cette vision millénariste de la révolution sociale espagnole.


  À mes yeux, la véritable trahison politique d’Ezra Pound ne se trouve pas tant dans les causeries qu’il donna sur Radio Rome, entre 1936 et 1944, la plupart consacrées à la littérature et à l’économie, mais dans son aveuglement face à ce moment métahistorique que fut la guerre d’Espagne. Comment n’a-t-il pas vu qu’Usura n’était plus dans les collectivités aragonaises et les usines autogérées de Catalogne ? Comment n’a-t-il pas entendu d’où soufflait le vent du romancero épique, la poésie de Federico García Lorca, d’Antonio Machado, de Rafael Alberti, de Miguel Hernández?

 

R/ La notion de tradition apparaît dans vos écrits depuis l’origine. Quelle définition en donneriez-vous ? Quel est votre rapport à l’oeuvre de Guénon ?

AS/ Selon moi, le paradigme essentiel de la tradition réside dans la notion d’anthropologie ternaire, tout le reste n’est que littérature ésotérique.


  Jusqu’à la fin de la période romane, soit l’articulation des XIIe et XIIIe siècles, la « tripartition anthropologique » a été la référence de notre civilisation chrétienne occidentale [6]. La structure trinitaire de l’homme – Corps-Âme-Esprit – fut simultanément transmise à la « science romane » par les sources grecque et hébraïque. Sans doute, le ternaire grec, « soma-psyché-pneuma », ne correspond-il pas exactement au ternaire hébreu, « gouf-nephesh-rouach », mais les deux se fondent sur une tradition fondamentale qui inclut le spirituel dans l’homme.


  Dieu est immanent à l’esprit, mais il est transcendant à l’homme psycho-corporel, telle est l’aporie devant laquelle nous place cette « tradition primordiale » dont parle René Guénon. L’esprit n’est pas humain mais divino-humain ; ou, plus précisément, il est le lieu de la rencontre entre la nature divine et la nature humaine. Il n’y a pas de vie spirituelle sans Dieu et l’homme. C’est comme faire l’amour : il faut être deux ! C’est pourquoi une « spiritualité » laïque ne sera jamais qu’un onanisme de l’esprit.


  Martin-Buber-58.jpgCette tradition dialogique entre l’incréé et le créé m’évoque le mot principe « Je-Tu » de Martin Buber. L’existence humaine se joue, selon Buber, entre deux mots principes qui sont deux relations antagonistes : « Je-Tu » et « Je-Cela ». Le mot-principe Je-Tu ne peut être prononcé que par l’être entier mais, au contraire, le mot-principe Je-Cela ne peut jamais l’être : « Dire Tu, c’est n’avoir aucune chose pour objet. Car où il y a une chose, il y a autre chose ; chaque Cela confine à d’autres Cela. Cela n’existe que parce qu’il est limité par d’autres Cela. Mais là où l’on dit Tu, il n’y a aucune chose. Tu ne confine à rien. Celui qui dit Tu n’a aucune chose, il n’a rien. Mais il est dans la relation. » [7]


  Cependant, si Buber oppose ainsi le monde du Cela au monde du Tu, il ne méprise pas pour autant un monde au détriment de l’autre. Il met en évidence leur nécessaire antagonisme. L’homme ne peut vivre sans le Cela mais, s’il ne vit qu’avec le Cela, il ne peut réaliser sa vocation d’homme, il demeure le « Vieil homme » et sa misérable vie, dénuée de la Présence réelle, l’ensevelit dans une réalité irreliée.


  À l’intérieur de la relation du mot principe « Je-Tu », nous rentrons dans l’ordre du symbole. Le symbole est un langage qui nous permet de saisir l’immanence de la transcendance. Il n’est pas une représentation, il réalise une présence. La Présence divine ne peut être représentée, elle est toujours là.


  L’effacement de la conception tripartite de l’homme correspond à la période liminaire de la mécanisation moderne de la technique. Le XIIIe siècle marque ce point d’inflexion du passage à la modernité. C’est durant la crise du XIIIe siècle, comme l’a appelée Claude Tresmontant [8], que la pensée du signe va remplacer la pensée du symbole. Le mot pour l’esprit bourgeois n’est pas l’expression du Verbe, il est un signe arbitraire qui lui permet de désigner l’avoir, la marchandise.


  La logique du symbole est une logique du contradictoire. René Guénon, dans un de ses articles [9], affirme qu’un même symbole peut être pris en deux sens qui sont opposés l’un à l’autre. Les deux aspects antagoniques du symbole sont liés entre eux par un rapport d’opposition, si bien que l’un d’eux se présente comme l’inverse, le « négatif » de l’autre. Ainsi, nous retrouvons dans la structure du symbole ce point de passage, situé hors de l’espace-temps, en lequel s’opère la transformation des contraires en complémentaires.


  guenon-author-pg-image-3bis.jpgLa découverte de l’oeuvre de René Guénon a été décisive dans mon cheminement. Mes parents étaient des anarchistes espagnols et j’ai lu Proudhon, Bakounine et Kropotkine bien avant de lire Guénon. C’est la lecture de René Guénon qui m’a permis de me libérer de la pesanteur de l’idéologie anarchiste.


  Toute erreur moderne n’est que la négation d’une vérité traditionnelle incomprise ou défigurée. Au cours de l’involution du cycle, le rejet d’une grille de lecture métaphysique du monde a provoqué la subversion de l’idée acrate, si chère à Jünger, et sa transformation en idéologie anarchiste. La négation des archétypes inversés de la bourgeoisie, à laquelle s’est justement livrée la révolte anarchiste ne pouvait qu’aboutir à un nihilisme indéfini, puisque son apriorisme idéologique lui interdisait la découverte des « archés » véritables. Cette incapacité fut l’aveu de son impuissance spirituelle à dépasser le système bourgeois. La négation du centre, perçu comme principe de l’autorité, au bénéfice d’une périphérie présupposée non-autoritaire, est l’expression d’une pensée dualiste dont la bourgeoisie elle-même est issue. La logique du symbole transmise par René Guénon ouvre une autre perspective où la tradition se conjugue à la révolution.

AS-porJP.jpg

R/ Vous avez croisé la route de Jean Parvulesco. Pouvez-vous revenir sur cette personnalité flamboyante qui fut un ami fidéle de Rébellion ?

AS/ Jean Parvulesco et moi ne cheminions pas dans le même sens et nous nous sommes croisés, ce fut un miracle dans ma vie. Il est la plus belle rencontre que j’ai faite sur la talvera. Savez-vous ce qu’est la talvera ?


  Les paysans du Midi appellent « talvera » cette partie du champ cultivé qui reste éternellement vierge car c’est l’espace où tourne la charrue, à l’extrémité de chaque raie labourée. Le grand écrivain occitan Jean Boudou a écrit un poème intitulé La talvera où l’on trouve ce vers admirable : « C’est sur la talvera qu’est la liberté » (Es sus la talvèra qu’es la libertat).


  AS-l3.jpgMon intérêt pour la notion de talvera a été suscité par la lecture du sociologue libertaire Yvon Bourdet [10]. La talvera est l’espace du renversement perpétuel du sens, de sa reprise infinie, de son éternel retournement. Elle est la marge nécessaire à la recouvrance du sens perdu, à l’orientation donnée par le centre. Loin de nier le centre, la talvera le rend vivant. La conscience de la vie devenue de plus en plus périphérique, notre aliénation serait irréversible s’il n’y avait un lieu pour concevoir la rencontre, un corps matriciel où l’être, exilé aux confins de son état d’existence, puisse de nouveau se trouver relié à son principe. Sur la talvera se trouve l’éternel féminin de notre liberté, cette dimension mariale que Jean Parvulesco vénérait tant. C’est là que nous nous sommes rencontrés.


  Jean Parvulesco était un « homme différencié », au sens où l’entendait Julius Evola. Il appartenait à cette race spirituelle engagée dans un combat apocalyptique contre la horde des « hommes plats ». Ce fut le dernier « maître de la romance ». Il est l’actualisation absolue de la contrelittérature. C’est-à-dire que Parvulesco inverse totalement le rapport littérature-contrelittérature. Son oeuvre à contre-courant potentialise l’horizontalité littéraire et actualise la verticalité contrelittéraire, pour employer la terminologie de Lupasco. D’un certain point de vue, Jean Parvulesco incarne le contraire de la littérature.


  Je comprends aujourd’hui combien ma rencontre avec Parvulesco a été cruciale. Si notre éloignement m’est apparu comme une nécessité, j’ai su intérioriser sa présence, la rendre indispensable à ma propre démarche.


  J’ai relu l’autre jour le texte qui a été la cause de notre séparation. C’était durant l’hiver 2002, son article s’intitulait « L’autre Heidegger » et aurait dû paraître dans le n° 8 de la revue Contrelittérature mais j’ai osé le lui refuser [11]. Parvulesco s’y interroge sur la véritable signification de l’œuvre d’Heidegger. Il soutient que la philosophie n’était qu’un moyen pour dissimuler un travail initiatique qu’Heidegger menait sur lui-même et qui se poursuivit jusqu’à son appel à la poésie d’Hölderlin, ultime phase de son oeuvre que Parvulesco nomme son « irrationalisme dogmatique ».


  Or, ma démarche se résume à cette quête du point d’équilibre entre le rationalisme dogmatique des Lumières et l’irrationalisme dogmatique des anti-Lumières, ce point de la plus haute tension entre la littérature et la contrelittérature, alors que Jean Parvulesco incarnait le pôle contrelittéraire absolu.


  JP-5chsecret.jpgOn ne lit pas Jean Parvulesco sans crainte ni tremblement : la voie chrétienne qui s’y découvre est celle de la main gauche, un tantrisme marial aux limites de la transgression dogmatique. Son style crée dans notre langue française une langue étrangère au phrasé boréal. Mon ami, le romancier Jean-Marc Tisserant, qui l’admirait, me disait que Parvulesco était l’ombre portée de la contrelittérature en son midi : « Vous ne parlez pas de la même chose ni du même lieu », me confia-t-il lors de la dernière conversation que j'eus avec lui. Il est vrai que Parvulesco, à partir de notre séparation, a choisi d’orthographier « contre-littérature », en mot composé – sauf dans le petit ouvrage, Cinq chemins secrets dans la nuit, paru en 2007 aux éditions DVX, qu'il m'a dédié ainsi : « Pour Alain Santacreu et sa contrelittérature ».


  J’ai repris dans le texte de mon roman, pour les trois seules occurrences où le mot apparaît, cette graphie « contre-littérature ». Ce mot désignait à ses yeux le combat pour l’être. Oui, finalement, la seule réalité qui vaille, c’est la réalité de ce combat. Il ne faut pas refuser de se battre, si l’on veut vaincre les forces antagonistes !


  Ma rencontre avec Jean Parvulesco n’a pas été une « mérencontre », pour reprendre l’expression de Martin Buber, c’est-à-dire une rencontre qui aurait dû être et ne se serait pas faite. Notre rencontre a bien eu lieu, je l’ai compris en écrivant mon roman : Opera Palas, c’est l’accomplissement de ma rencontre avec Jean Parvulesco.


R/ Pour vous, comme pour Orwell, l’histoire s’arrête en 1936. Pourquoi ? Vous évoquez dans votre roman l’expérience de l’anarcho-syndicalisme de la CNT-AIT espagnole. Cette vision fédéraliste et libertaire est-elle la voie pour sortir de l’Âge de fer capitaliste ?

AS/ Comment faire pour s’extraire de l’« Âge de fer » capitaliste ? Alexandre Douguine [12] pense qu’il faut partir de la postmodernité – cette période qui, selon Francis Fukuyama, correspond à la « fin de l’histoire » – mais il commet une erreur de perspective : il faut partir du moment où l’histoire s’est arrêtée.


  Selon Douguine, la chute de Berlin, en 1989, marque l’entrée de l’humanité dans l’ère postmoderne. La dernière décennie du XXe siècle aurait vu la victoire de la Première théorie politique de la modernité, le libéralisme, contre la Deuxième, celle du communisme – la Troisième théorie politique, le fascisme, ayant disparu avec la défaite du nazisme.


  GO-backSP.jpgJe ne partage pas ce point de vue. Il n’y a pas eu de victoire de la Première théorie sur la Deuxième mais une fusion des deux dans un capitalisme d’État mondialisé. La postmodernité est anhistorique parce que l’histoire s’est arrêtée en 1936. C’est cela que j’ai voulu montrer avec Opera Palas. Le prétexte de mon roman est une phrase de George Orwell « Je me rappelle avoir dit un jour à Arthur Koestler : L’histoire s’est arrêtée en 1936. » Orwell écrit ces mots en 1942, dans un article intitulé « Looking Back on the Spanish War » (Réflexions sur la guerre d’Espagne). Et il poursuit : « En Espagne, pour la première fois, j’ai vu des articles de journaux qui n’avaient aucun rapport avec les faits, ni même l’allure d’un mensonge ordinaire. » Ainsi, parce que la guerre d’Espagne marque la substitution du mensonge médiatique à la vérité objective, l’histoire s’arrête et la période postmoderne s’ouvre alors.


  En 1936, contrairement à l’information unanimement répercutée par toute la presse internationale, les ouvriers et paysans espagnols ne se soulevèrent pas contre le fascisme au nom de la « démocratie » ni pour sauver la République bourgeoise ; leur résistance héroïque visait à instaurer une révolution sociale radicale. Les paysans saisirent la terre, les ouvriers s’emparèrent des usines et des moyens de transports. Obéissant à un mouvement spontané, très vite soutenu par les anarcho-syndicalistes de la CNT-FAI, les ouvriers des villes et des campagnes opérèrent une transformation radicale des conditions sociales et économiques. En quelques mois, une révolution communiste libertaire réalisa les théories du fédéralisme anarchiste préconisées par Proudhon et Bakounine. C’est cette réalité révolutionnaire que la presse antifasciste internationale reçut pour mission de camoufler. Du côté franquiste, la presse catholique et fasciste se livra aussi à une intense propagande de désinformation. À Paris, à Londres, comme à Washington ou à Moscou, la communication de guerre passa par le storytelling, la « mise en récit » d’une histoire qui présentait les événements à la manière que l’on voulait imposer à l’opinion. L’alliance des trois théories politiques a voulu détruire en Espagne la capacité communalisante du peuple. Ce que le bolchévisme avait fait subir au peuple russe, il est venu le réitérer en toute impunité en Espagne. C’est pourquoi je fais dans mon roman un parallèle entre les deux événements métahistoriques du XXe siècle où l’âme « communiste » des peuples a été annihilée : Cronstadt, en 1921 et Barcelone, lors des journées sanglantes de mai 1937.

marinsKst.jpg

Cronstadt voulait faire revivre le mir (commune rurale) et l’artel (coopérative ouvrière). Supprimer le mir archaïque signifiait supprimer des millions de paysans, c’est ce que firent les bolchéviques, par le crime et la famine.


  Comme en Russie, les bolchéviques furent les fossoyeurs de la révolution sociale espagnole. Il suffit pour s’en convaincre de lire Spain Betrayed de Ronald Radosh, Mary R. Habeck et Grigory Sevostianov, un ouvrage qui procède au dépouillement systématique des dernières archives consacrées à la guerre d’Espagne, ouvertes à Moscou (Komintern, Politburo, NKVD – police politique et GRU – service d’espionnage de l’armée) [13]. Ainsi, bien au contraire de ce que dit Alexandre Douguine, si l’on prend la Guerre d’Espagne comme point focal, on comprend qu’il n’y a pas eu combat mais connivence entre les trois théories politiques de la modernité.


  La vision fédéraliste et libertaire reste la seule méthode de guérison pour ranimer la capacité communalisante du peuple et lui permettre de retrouver son instinct de solidarité et de liberté.


  L’anarcho-syndicalisme de la CNT espagnole n’a pas réussi à s’extraire de l’idéologie anarchiste pour s’ouvrir à l’esprit traditionnel de l’idée libertaire. C’est justement cette opération utopique – ou plutôt uchronique – que tente de mettre en place un des protagonistes du roman : Julius Wood.

DurrutiJAnt.jpg

Opera Palas établit un couplage insensé entre Buenaventura Durruti et José Antonio Primo de Rivera, une mise en relation scandaleuse et paradoxale qui prend à revers la notion même du politique telle que la résume Carl Schmitt dans cette phrase : « La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la distinction de l’ami et de l’ennemi. » [14]


  Le fédéralisme proudhonien repose sur cette mise en dialectique des contraires. Dans la pensée de Proudhon, le passage de l’anarchisme au fédéralisme est lié à cette recherche d’un équilibre entre l’autorité et la liberté dont un État garant du contrat mutualiste doit préserver l’harmonie.


  pal-Ginq.jpgOn se rappellera la légende du « Grand Inquisiteur » que Dostoïevski a enchâssée dans Les Frères Karamazov : le Christ réapparaît dans une rue de Séville, à la fin du XVe siècle et, le reconnaissant, le Grand Inquisiteur le fait arrêter. La nuit, dans sa geôle, il vient reprocher au Christ la « folie » du christianisme : la liberté pour l’homme de se déifier en se tournant vers Dieu.


  Dans ce récit se trouve la quintessence du mystère du socialisme. Choisir les idées du Grand inquisiteur, comme le fera Carl Schmitt [15], qui en cela se révèle non seulement catholique mais « marxiste », c’est le socialisme d’État ; Bakounine, lui, à l’image de Tolstoï, choisit le Christ contre l’État, et c’est le socialisme anarchiste. Dépasser la contradiction entre Schmitt et Bakounine par la dialectique proudhonienne, telle est la théorie politique de l’avenir.

______________________

NOTES

[1] Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu, Belfond, 1977, p. 122.

[2] Alaric Levant, « Une révolution de l’intérieur… pour faire avancer notre idéal ? » : http://rebellion-sre.fr/revolution-de-linterieur-faire-av....

[3] Ezra Pound, ABC de la lecture, coll. « Omnia », Éditions Bartillat, 2011, p. 27.

[4] Cf. « Talvera et Usura » paru dans Contrelittérature n° 17, Hiver 2006. Texte repris et développé dans le recueil d’essais Au coeur de la talvera, Arma Artis, 2010.

[5] Gerald Brenan, Le labyrinthe espagnol. Origines sociales et politiques de la guerre civile, Éditions Ruedo Ibérico, 1962.

[6] Jean Borella, « La tripartition anthropologique », in La Charité profanée, Éditions du Cèdre/DMM, 1979, pp.117-133.

[7] Martin Buber, « Je et Tu » in La Vie en dialogue, Aubier 1968, p. 8.

[8] Claude Tresmontant, La métaphysique du christianisme et la crise du treizième siècle, Éditions du Seuil, 1964.

[9] René Guénon, « Le renversement des symboles » in Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, chap. XXX.

[10] Yvon Bourdet, L’espace de l’autogestion, Galilée, 1979.

[11] Cet article a été intégré dans l’ouvrage de Jean Parvulesco, La confirmation boréale, Alexipharmaque éditions, 2012, pp. 223-229.

[12] Alexandre Douguine, La Quatrième théorie politique, Ars Magna Éditions, 2012.

[13] Édité en 2001, aux éditions Yale University, l’ouvrage est paru en Espagnol, en 2002, sous le titre España traicionada, mais n’a toujours pas été traduit en français.

[14] Carl Schmitt, La notion du politique, Calmann-Lévy, 1972, note 1, p.
66.

[15] Cf. Théodore Paléologue, Sous l’œil du grand inquisiteur : Carl Schmitt et l'héritage de la théologie politique, Cerf, 2004.

Entrevista con el profesor Claudio Mutti

muttiC-int.jpg

Entrevista con el profesor Claudio Mutti

Con motivo de la reciente publicación de la obra «Democracia y Talasocracia», el pasado 30 de septiembre nos desplazamos a Parma (Italia) para entrevistar a su autor, el profesor Claudio Mutti.
 
En la entrevista repasamos aspectos de la más candente actualidad a nivel geopolítico, como el de la crisis de los refugiados, o las relaciones entre el mundo occidental y Rusia.
 
 
 

mutti-revue.jpg