jeudi, 17 décembre 2020
Le marxisme, l’antifascisme et la gauche fuchsia
Le marxisme, l’antifascisme et la gauche fuchsia
par Diego Fusaro
Ex : https://legio-victrix.blogspot.com
(texte de 2019)
Je suis très heureux que mon interview avec le journal El Confidencial ait déclenché un grand débat philosophico-politique en Espagne. Je dois bien sûr remercier l'excellent journaliste Esteban Hernández de m'avoir donné cette opportunité. L'interview a suscité un grand débat. Le principal représentant de la gauche espagnole, Alberto Garzón, est également intervenu en émettant quelques réflexions critiques, et a pris une position critique sur mon interview. Le sujet qui a suscité le plus de controverses et de réflexions contradictoires a été celui du fascisme et de l'antifascisme, ainsi que le problème du souverainisme populiste de gauche. Je commence rapidement par le premier problème, puis je passe au second.
Bien sûr, la question de l'antifascisme est absolument décisive. Je voudrais résumer la question comme suit : à l'époque de Gramsci ou de Gobetti, en nous limitant au contexte italien, l'antifascisme était indispensable et fondamental, et il avait, du moins chez Gramsci, un but politique communiste, patriotique et anticapitaliste. Le problème, cependant, se pose lorsque l'antifascisme continue à se développer en l'absence de fascisme ou, plus précisément, lorsque le fascisme, si par cette expression nous entendons le pouvoir de manière générique, change de visage.
Donc, de Gramsci, il faut passer à Pasolini pour comprendre le problème. Dans les années 1970, Pasolini avait parfaitement compris que le nouveau visage du pouvoir n'était plus celui d’un clergé-fasciste, mais celui du permissif, du consumériste, de l'hédoniste. Pasolini a déclaré que "l'antifascisme archéologique" était un alibi très commode, qui permettait, sans grand effort, de lutter contre le pouvoir fasciste, qui n'existait plus, et de ne pas prendre position par rapport au nouveau visage du pouvoir : le pouvoir consumériste et hédoniste. C'était la fonction stratégique de l'antifascisme en l'absence de fascisme, si l'on veut le dire ainsi.
Quant aux groupes de jeunes fascistes, Pasolini, dans ses Écrits corsaires, déclare qu'ils sont « paléofascistes » et donc ne sont plus fascistes. Dans quel sens ? Dans le sens où le nouveau fascisme était celui de la civilisation consumériste, un fascisme encore plus totalitaire que le précédent, un fascisme qui a conquis les âmes, alors que l'ancien fascisme, au contraire, créait une dissociation entre les âmes et les corps ; l'uniforme fasciste était porté, mais plus tard, quand il a été enlevé, le fascisme n'avait pas encore affecté l'âme, les gens pensaient encore librement, étant peut-être antifascistes dans l'âme. Au contraire, le nouveau fascisme de la consommation, a dit Pasolini, est un fascisme vraiment totalitaire parce qu'il colonise les âmes et ne permet pas la dissociation entre l'uniforme et le cœur, si on veut l'appeler ainsi.
Je crois, sur les traces de Pasolini, qu'aujourd'hui une grande partie de la gauche n'est plus rouge, mais rose, n’est plus « faucille et marteau », mais « arc-en-ciel », qu’elle utilise l'antifascisme en l'absence de fascisme comme alibi pour ne pas être anticapitaliste en présence du capitalisme. En fait, une grande partie de la gauche, qui est passée de l'internationalisme prolétarien au cosmopolitisme libéral, est véritablement et totalement capitaliste, son programme est celui de la "société ouverte" capitaliste : ouverture illimitée du réel et du symbolique, libre circulation des biens et des personnes, modernisation avancée et, par conséquent, elle lutte contre tout ce qui s'oppose à la modernisation capitaliste, qualifiée de "fasciste", "régressive" et "anti-moderne".
Par conséquent, la gauche, qui ne défend plus les idées de Gramsci et de Marx, mais qui défend directement le capital, du moins la plus grande partie de celui-ci, a besoin de maintenir l'antifascisme en vie pour se légitimer, afin que la contradiction ne soit pas visible et évidente ; c'est-à-dire que cette gauche veut dissimuler le fait pourtant patent que la gauche est restée antifasciste, alors que le fascisme n'existe plus mais n'est pas pour autant anticapitaliste, alors que le capitalisme progresse plus que jamais. Au contraire, les hommes de gauche utilisent l'antifascisme comme prétexte pour adhérer complètement au "fascisme" de la civilisation consumériste, à l'atout invisible de l'économie de marché. Je pense au cas français où la gauche forme un front antifasciste uni contre Le Pen pour accepter pleinement le "fascisme de marché" et l'élite financière cooptée par Rothschild, représentée par le libéral Macron.
C'est le premier point fondamental. Si l'antifascisme était une question indispensable à l'époque de Gramsci, il devient aujourd'hui un alibi pour accepter le cosmopolitisme libéral, de sorte que le véritable antifascisme aujourd'hui est l'anticapitalisme radical de ceux qui n'ont pas encore vendu leur cœur et leur esprit au capitalisme dominant. Sur le deuxième point, il est clair, à mon avis, et je ne suis pas le seul à soutenir cette thèse - en Italie je pense, par exemple, à Costanzo Preve ou, plus récemment, à Carlo Formenti - que la lutte des classes aujourd'hui passe nécessairement par la récupération de la souveraineté nationale contre les dispositifs mondialistes du marché, et passe par ce que Formenti lui-même a appelé le "moment populiste".
En bref, le conflit de classes aujourd'hui est le conflit entre une classe cosmopolite liquide et financière d'une part, et les masses populaires nationales d'autre part, ces dernières subissant les effets de la mondialisation que je définis comme la "classe précaire", précaire non seulement dans le domaine du travail, par le biais du contrat de travail flexible et instable, mais aussi dans le monde de la vie, du Lebenswelt, dirait Husserl, car en fait les dominés d'aujourd'hui ne peuvent pas constituer une famille, avoir une stabilité existentielle ou participer activement à la politique en tant que citoyens de l'État souverain national.
Par conséquent, le conflit, aujourd'hui plus que jamais, est évidemment une lutte entre une "classe mondiale" cosmopolite, liquide et financière, qui est de droite - si l'on veut utiliser les anciennes catégories - dans l'économie, et de gauche dans la culture, et une masse populaire nationale souffrant de la mondialisation, constituée de la vieille classe moyenne précarisée et de la vieille classe ouvrière atomisée et réduite à des conditions précaires. La classe dominante est donc à droite dans l'économie et à gauche dans les coutumes et la culture. De droite sur le plan de l’économie parce qu'elle a assumé l'impératif libéral : privatisation, réduction des dépenses publiques, suppression des droits sociaux accordés jadis par l'Etat-providence. Tout cela se produit dans le cadre de la désobéralisation de l'économie. On dit que l'objectif de la "cession de souveraineté" est d'éviter les conflits, en réalité il s'agit de détruire les États nationaux souverains en tant qu'espaces de démocratie et de droits sociaux.
Il n'y a pas d'autre réalité, dans la modernité, pour les droits sociaux et les démocraties en dehors des États souverains nationaux. C'est pourquoi l'expression de Che Guevara "la patrie ou la mort" a sa propre validité aujourd'hui encore, non seulement parce qu'elle revendique l'identité contre l'anonymat impersonnel des marchés, mais aussi parce qu'elle revendique l'idée de souveraineté nationale contre les processus de déracinement voulus par le capitalisme mondialiste. La classe dominante est de gauche en matière de coutumes et de culture parce qu'elle n'a pas fait sien l'impératif de la gauche anticapitaliste de Gramsci ou de Lénine, qu'elle a d'ailleurs répudié, mais a adopté celui de la gauche rose de 1968, qui identifie le communisme à la libéralisation individualiste de la consommation et des coutumes ; c'est-à-dire à la société de libre-service des consommateurs individuels qui ont toute la liberté qu'ils peuvent concrètement acheter et se sentir libres comme des atomes de Nietzsche, comme des surhommes avec une volonté de pouvoir illimitée, c'est-à-dire qu'ils conçoivent la liberté comme la propriété de l'individu déraciné par rapport aux communautés sédentaires qu’ils posent comme autoritaires : la communauté familiale, la communauté politique, la communauté religieuse.
C'est l'absurdité, la confusion, qui caractérise le monstre de la pensée unique dominante de l'élite capitaliste, contre laquelle, pour récupérer un discours de classe qui protège ceux d'en bas contre ceux d'en haut, le travail contre le capital, il est évidemment nécessaire de reprendre le contrôle de l'économie. C'est le thème du beau livre de Fazi et Mitchell Reclaiming the State, qui est sorti en italien sous le titre Sovranità o Barbarie [Souveraineté ou Barbarie]. Aujourd'hui, les classes dominées n'ont d'autre choix que de récupérer complètement la souveraineté nationale, économique, politique et géopolitique et de réintroduire des formes de lutte de classe dans les espaces de l'État souverain national, afin que le Serviteur et le Seigneur (ou l’Esclave et le Maître), selon les termes de Hegel, puissent à nouveau se regarder en face et que le conflit de classe, impossible à réaliser dans les espaces mondialisés, puisse être récupéré. Si nous voulons le dire autrement, l'État national souverain peut être démocratique et socialiste.
Une économie sans politique et sans État ne sera jamais démocratique ou socialiste, elle sera toujours l'humus idéal pour le capital cosmopolite, qui est tout sauf socialiste et démocratique. D'où l'importance de ce que j'appelle le souverainisme internationaliste et populiste. Souveraineté parce que la souveraineté nationale est pleinement récupérée comme base des droits et des démocraties, du socialisme et des conquêtes sociales. Internationaliste parce que ce n'est pas le nationalisme de la droite réactionnaire, xénophobe et autoritaire, c'est une souveraineté internationaliste ouverte aux autres nations socialistes et démocratiques, elle crée un internationalisme prolétarien, comme on l'appelait autrefois, qui est à l'opposé du nationalisme individualiste et réactionnaire et du cosmopolitisme libéral auxquels la gauche rose a vendu sa tête et son cœur, comme je l'ai dit précédemment.
C'est pourquoi il me semble important de récupérer le principe de la souveraineté internationaliste qui se fonde sur le populisme, compris comme une théorie du peuple et pour le peuple, comme une vision qui s'oppose aux processus de post-démocratisation administrés par les élites financières liquides et qui réaffirme le principe du national-populaisme, compris à la manière de Gramsci. Un populisme conçu non pas dans un sens régressif, c'est-à-dire, pour le dire clairement, dans un sens émancipateur, comme Laclau et Mouffe l'ont très bien écrit, un populisme de gauche, si l'on veut encore utiliser cette catégorie, un populisme dont le but est l'émancipation objective des classes dominées et qui est basé sur la démocratie socialiste. C'est le point fondamental qui apparaît également dans les œuvres de Carlo Formenti. Le paradoxe est que ce discours, qui en d'autres temps aurait été appelé léniniste, marxiste ou gramscien, aujourd'hui la gauche rose et arc-en-ciel le qualifie de fasciste.
C'est un paradoxe car je me réfère évidemment à Gramsci, à la démocratie socialiste, à la solidarité internationale, au slogan de Che Guevara "La patrie ou la mort", au modèle de solidarité souveraine et d'internationalisme, aux expériences bolivariennes en Amérique du Sud : àbnChávez au Venezuela, à Morales en Bolivie et à toutes les expériences de socialisme patriotique anti-américain et anti-mondialiste qui ne peuvent sans doute pas être qualifiées de fascistes. La catégorie du fascisme, de ce point de vue, nous introduit dans un paradoxe logique, aujourd'hui le fascisme est utilisé comme une catégorie complètement a-historique. Le fascisme n'est plus seulement et essentiellement celui de Mussolini, qui est mort en 1945. Aujourd'hui, nous comprenons le fascisme, je donne cette définition, comme tout ce qui n'est pas organiquement lié à la pensée unique politiquement correcte et éthiquement corrompue, plus précisément, le fascisme est, du point de vue du seigneur cosmopolite sans-frontiériste et de celui de la gauche colorée rose, fuchsia et en arc-en-ciel, tout ce qui s'oppose à la domination de la classe dominante, et je vous donne un exemple concret observé de nos jours. Aujourd'hui, l'une des thèses dominantes du seigneur cosmopolite est l'ouverture des ports et des frontières. Pourquoi ? Parce que le monde entier doit être réduit à un espace ouvert et déréglementé pour la libre circulation des biens et des personnes.
Par conséquent, quiconque s'oppose à cette vision, revendiquant la primauté de l'humain et du politique, défendant la nécessité de réguler, réclamant la primauté du politique et de la démocratie sur les flux de capitaux, de personnes, de désirs, de consommation, est automatiquement calomnié comme fasciste par la gauche rose-fuchsia, pour qui tout ce qui ne se met pas au diapason avec le seigneur cosmopolite, dont ils sont les idiots utiles, est fasciste. Le paradoxe est le suivant, je le résume ainsi, cette gauche diffame tout ce qui s'oppose à l'ordre de la classe dominante sans-frontiériste, de la classe globocratique du capital, elle diffame comme fasciste l'idée de l'intervention de l'État dans l'économie, elle diffame comme fasciste le réveil des classes dominées, des opprimés qui, comme le disait Fichte, sont au-dessus de toute autorité qui prétend être supérieure.
Le peuple est souverain, la démocratie, après tout, est la souveraineté du peuple qui, pour s'exercer, a besoin d'un État souverain où le peuple est, à son tour, souverain ; sans souveraineté d'État, il ne peut y avoir de souveraineté d'État, de souveraineté populaire et, par suite, de démocratie. C'est précisément sur cette base que l'Union européenne se fonde, en éliminant la souveraineté des États afin d'anéantir la souveraineté populaire dans les États donc d'anéantir les démocraties et les droits sociaux qui y sont liés. Ainsi, l'antifascisme redevient la clé fondamentale des classes dominantes et des partisans de la gauche rose-fuchsia, afin de délégitimer toutes les propositions de renouvellement et de démocratisation de l'espace mondial.
Le paradoxe est qu'aujourd'hui, comme l'a dit Orwell, le rapport entre les mots et les choses est subverti, aujourd'hui la violence et la persécution de la libre pensée qui caractérisaient le fascisme réapparaissent sous le nom d'antifascisme, dans la figure sans précédent des brigades roses de l'antifascisme arc-en-ciel et des escadrons qui, au nom de l'antifascisme, attaquent, souvent non seulement de manière métaphorique, tous ceux qui n'adhèrent pas au seul verbe politiquement correct de la classe dirigeante.
Aujourd'hui, nous devons donc en prendre conscience et, évidemment, garder une distance de sécurité par rapport au fascisme historique, qui n'existe plus, et nous opposer au néolibéralisme cosmopolite, réellement existant et faussement progressiste d'aujourd'hui, auquel la gauche s'est lâchement adaptée en cultivant le paradoxe que nous avons décrit. Chaque fois que la gauche évoque « le retour du fascisme », elle crée un "front unique" qui légitimise le cosmopolitisme libéral ou, comme dirait Pasolini, le nouveau fascisme de la civilisation glamour des marchés.
00:56 Publié dans Actualité, Philosophie, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : diego fusaro, gauche, gramscisme, marxisme, socialisme, philosophie, philosophie politique, italie, théorie politique, politologie, sciences politiques | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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