vendredi, 08 avril 2022
Le retour de la guerre en Europe et l'art de gouverner
Le retour de la guerre en Europe et l'art de gouverner
Irnerio Seminatore
Source: https://www.ieri.be/
Dans un pamphlet-fiction au titre anticipateur 2017. Guerre avec la Russie. Un cri d'alarme de la haute hiérarchie militaire, le Général Richard Shirreff, ancien Commandant Suprême des forces alliées en Europe (DSACEUR) à l'Otan (2011-2014), a soutenu la thèse que la Russie est devenue l'adversaire stratégique de l'Occident et qu'elle prépare un affrontement frontal avec l'Otan et un plan d'invasion des pays baltes. Le but de cette invasion serait de rétablir une zone d'influence entre la "défense collective" de l'Alliance et les frontières de la fédération russe.Les raisons de tensions ne manquent pas avec ces Etats-charnières entre l'Est et l'Ouest, (jusqu'à 40% de la population russophone a un statut discriminatoire de "non citoyens"). C'était en 2017.
Depuis 2014, une rupture est intervenue entre la Russie et l'Ukraine, ainsi qu'entre la Russie et l'Union européenne, à propos de la révolution de couleur dite de "Maïdan", tenue par Moscou comme un coup d'Etat, et du retour de la Crimée à la Russie, considérée par les Occidentaux comme une annexion. Cette rupture est également à l'origine de la naissance des deux républiques auto-proclamées du Donbass (Donetz et Lougansk), aujourd'hui, reconnues unilatéralement par la Russie comme républiques indépendantes. On peut affirmer que le retour de la guerre en Europe a pour origine la rupture de l'unité territoriale de l'Ukraine, rendant impossible l'exercice de la pleine souveraineté de Kiev, le revirement pro-occidental du gouvernement du pays, dont la demande d'adhésion à l'Otan menace les intérêts de sécurité de Moscou et le non respect des accords de Minsk, dont les garants sont, avec la Russie, Paris et Berlin, le fameux format Normandie. Le livre-fiction du Général Britannique R. Shirreff est il un pure vision de l'esprit? La "surprise stratégique" d'une invasion armée venant de l'Est n'a-t-elle pas été prévue par anticipation par l'Ouest? Les signaux contradictoires venant de Washington et de Bruxelles sur la non-intervention occidentale directe en Ukraine, n'ont pas arrêtée une planification longue, méticuleuse et calculée, au cours des négociations diplomatiques, nécessairement ambigües, de Biden, Scholz et Macron avec Poutine, à soumettre à Xi Jinping, lors des jeux olympiques. Le but de l'ambigüité et du double jeu entre Poutine et le Président Macron ou le Chancelier Scholz ont été conformes aux règles classiques du réalisme politique, oubliées par les Européens. Il s'agissait de décrédibiliser la détermination des Etas-Unis d'intervenir en Ukraine ou de défendre, de manière plus large l'Europe, en minant en même temps l'unité de façade de l'Otan. Ainsi, suite au refus des garanties de sécurité occidentales à Moscou, l'invasion militaire de l'Ukraine a été tranchée.
Le but de guerre
Le but de guerre ou, selon la terminologie russe de "l'opération spéciale de maintien de la paix", s'est précisée en plusieurs objectifs :
- le premier et principal est de décapiter politiquement l'Ukraine, lui ôtant son statut d'Etat souverain;
- parallèlement de provoquer le découplage de la sécurité européenne et atlantique;
- de s'assurer de l'effondrement de l'Otan, impuissante à garantir la sécurité collective;
- enfin de détruire les infrastructures militaires offensives, préjudiciables pour la sécurité et la défense russes.
L'arme nucléaire et l'escalade
En termes de possible recours tactique à l'arme nucléaire, dont l'emploi en premier fait partie intégrante de la pensée stratégique russe, son évocation par Poutine, rappelle un scénario du pire et préfigure l'hypothèse d'une escalade, allant du conventionnel au nucléaire et du tactique au stratégique. Dans une hypothèse concrète, les gains territoriaux obtenus au plan conventionnel seraient protégée par le chantage et l'escalade nucléaires, ceux d'un tir anti-cité, auquel ne pourraient répondre ni les Européens ni les Américains.
Par ailleurs, l'isolationnisme bi-partisan des Etats-Unis, à propos du déni d'envoi de soldats américains en défense de l'Ukraine, valide la conviction d'une "surprise stratégique" planifiée depuis longtemps et provoque le réveil tardif des Européens pour une indépendance politique et une autonomie stratégique propres.
En termes de diplomatie et de consensus prévisible, la non intervention directe occidentale en Ukraine a été le fondement, pour Moscou, d'une longue négociation entre Américains et Russes , puis Russes et Européens, afin d'établir assurances et réassurances réciproques et d'aboutir parallèlement à une conception de l'invasion de l'Ukraine sous la forme initiale d'un Blitzkrieg.
L'enjeu du conflit imminent était existentiel pour les deux parties, la Russie ne pouvant pas reculer devant sa sécurité et les Européens devant leurs conceptions de la démocratie. Le prix à payer pour le défi sécuritaire des Occidentaux, s'appelle finlandisation de l'Ukraine, autrement dit arrêt de l'élargissement de l'Otan. En effet "si l'Ukraine rejoignait l'Otan, cela signifierait avoir des missiles à 180 Km de Moscou" (Général Inzerilli, ancien chef des services secrets italiens). A ce propos l'Agence de presse Reuters a titré le 7 mars dernier, "La Russie s’arrêtera à l'instant, si l'Ukraine respecte ses conditions": « que l’Ukraine cesse toute action militaire, modifie sa constitution pour consacrer la neutralité, reconnaisse la Crimée comme territoire russe et reconnaisse les républiques séparatistes de Donetsk et Lougansk comme États indépendants».
"Pour le reste, l'Ukaine est un Etat indépendant et il vivra comme il veut, mais dans des conditions de neutralité (comme la Suisse, l'Autriche, la Suède..)
D'autre part la politique des sanctions, décidée par les États-Unis et par l'Union Européenne, comporte une pénalité évidente, non seulement pour l'économie et le peuple russes, mais pour l'économie et les peuples occidentaux. Politiquement, elle pousserait le président russe à chercher une alternative en Asie, accroissant sa dépendance vis-à-vis de la Chine. Ainsi, une guerre suscitée par l'unilatéralisme atlantiste des États-Unis aboutirait à un multipolarisme asymétrique Chine-Russie.
Un message spécial russe sur la "Sécurité égale et indivisible"
Dans le but de justifier ses arguments et, au courant d'une guerre de l'information qui bat son plein, la diplomatie russe a adressé un message spécial aux pays occidentaux sur le thème de la "sécurité indivisible", car ce qui est visé par ce principe est la modification sournoise des rapports de force et de la balance mondiale du pouvoir, susceptibles de devenir menaçants pour la Russie, de l'extérieur et de l'intérieur.
Sur le plan régional et dans un contexte mouvant et aléatoire l'aide en armements accordés par l'Union Européenne à l'Ukraine apparaît, à une analyse critique, comme une solidarité équivoque, car elle sert à jeter de l'huile sur le feu et à alimenter une résistance prolongée qui ne résout pas le problème de la sécurité égale sur l'ensemble du continent, mais reporte les causalités du conflit dans une perspective sans autre issue que le cumul et l'aggravation de la crise. La situation définissant la conception de la "sécurité égale", aux yeux de Moscou, a été le rappel de Lavrov, dans sa conférence de presse du 5 mars, selon laquelle "l'augmentation de la sécurité d'un pays, ne peut se faire au détriment d'un autre". Puis, à l'adresse des Occidentaux, par une personnalisation désenchantée du rappel: "Ils nous écoutent, mais ils ne nous entendent pas!".
Plus dur et moins diplomatique, Poutine, qui, au cours d'une conversation téléphonique avec Macron, du dimanche 6 mars, dispensa froidement: "Par la voie des négociations ou par celle de la guerre", les objectifs russes seront atteints.
La nature explicite de cette revendication est celle d'une politique de puissance, sûre d'elle-même. Le caractère implicite, un rappel des hiérarchies, des limites de la souveraineté et d' une complémentarité inclusive du "verbe" diplomatique et de l'action militaire (R. Aron). Ou encore, de la caractéristique capitale de tout système international, la mixité de coopération et de conflit.
Il faut en déduire le caractère limité de la souveraineté nationale de Kiev, asservie, pour pouvoir s'exercer, à la souveraineté dominante de Washington et en même temps niée, pour vouloir exister, par la souveraineté prépondérante de Moscou.
Personne, sur la scène internationale et surtout pas l'Union Européenne définit un projet d'ordre européen et mondial pour demain et donc les principes de la stabilité et de la sécurité du Heartland et de ses jonctions occidentales, car personne ne semble en mesure de définir les intentions et buts réels de la Russie de Poutine, qui se sent entourée de pays hostiles, arborant les drapeaux de l'Otan.
De manière générale, pour revenir à la paix, il faut établir un équilibre entre les deux composantes de l'ordre international, puissance et légitimité qui constitue l'essence même de l'art de gouverner. Les calculs de pouvoir, sans dimension morale, transformeraient tout désaccord en épreuve de force" (H. Kissinger). La recherche de cet équilibre par une médiation (Israël, Turquie et Chine), ressemble parfaitement à la situation actuelle, car les Occidentaux remettent en cause la légitimité du pouvoir autocratique de Poutine et ce dernier rejette toute intrusion ou atteinte, portée à la Russie par une forme d'unilatéralisme offensif (Irak, Libye, Syrie, Soudan... allocution du 8 mars 2022).
Or, arrêter un conflit ou reconstruire un système international, après une épreuve de force majeure, est le défi ultime de l'art de gouverner
Ainsi, évaluer la signification des tendances en cours, signifie, pour l'Europe réévaluer la notion d'équilibre des forces et réduire significativement la rhétorique des valeurs, que les Occidentaux ont cherché à promouvoir, avec ambiguïté, depuis la fin du colonialisme. Défaillants sur le premier point (logique de puissance), les Européens semblent l'être aussi sur le deuxième, car la rhétorique des valeurs se situe aux deux niveaux de l'ordre international, celui de la défense des principes universels, valables pour tous, et celui de la pluralité des histoires et des cultures régionales, ainsi que des diverses formes des régimes politiques. Une attitude différente ou opposée, marquerait une volonté d'assimilation forcée ou un diktat de légitimité, porteurs de conflits.
Bruxelles Le 9 mars 2022
20:10 Publié dans Actualité, Affaires européennes, Géopolitique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ukraine, russie, europe, affaires européennes, actualité, politique internationale | |
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L'art abstrait et la fin du cycle historique
L'art abstrait et la fin du cycle historique
Par Luca Leonello Rimbotti
Source: https://www.centroitalicum.com/larte-astratta-e-la-fine-del-ciclo-storico/
L'art abstrait a déstabilisé la société occidentale plus que les bombes des anarchistes et plus que l'offensive des Ardennes. Il l'a corrodée de l'intérieur, l'a rendue pourrie.
L'incroyable longueur de son agonie amène l'Europe, et le monde occidental en général, à assister, bien au-delà de la crise de civilisation, à ce que l'on pourrait simplement appeler la fin. C'était très bien, allez, mais aujourd'hui il n'y a plus rien. Les regrets sont inutiles. La mort de la civilisation dans notre partie du monde a signifié la mort de l'intelligence extrémiste, de l'esprit qui sait aller au-delà du dessin des fresques du pouvoir ou du renouvellement de l'impuissance.
Un exemple de cette catalepsie de la créativité est la prépondérance grotesque de la technologie, un phénomène quelque peu absurde et paradoxal mais bien réel. La technologie numérique a fini par absorber toutes les énergies créatrices, démolissant toute faculté d'accéder - comme dans les temps anciens et jusqu'à hier - aux mondes parallèles de l'invention spirituelle, de la production idéale. La véritable dimension du virtuel étant l'imagination volitive et créatrice d'essences et de réalités autres que le monde de la réalité vécue, nous vérifions que la virtualité - désormais toute et seulement présente dans la mécanique de la numérisation - a laissé l'intelligence sombrer dans les mondes ternes de la réplication. Le numérique ne crée pas, mais reproduit la matière inerte d'une vision produite hors de la nature, qui ne jaillit pas du cœur humain, mais de la combinaison de pixels. C'est comme si la logique de l'algorithme gouvernait les esprits, tant rationnels qu'abstraits.
Tout ce qui se passe dans la phase actuelle de connexion numérique a été prédit avec précision par la nécrose artistique vécue par l'Europe du XXe siècle. La déconnexion des corps et des esprits, bien représentée par l'art abstrait des soi-disant avant-gardes, a annoncé haut et fort et longtemps à l'avance que l'hyper-connectivité du réseau actuel correspond exactement à l'annulation des contacts humains entre les personnes. Bien avant la contamination épidémique de Covid, l'isolement de masse a été réalisé par la liquidation du sens de l'esthétique et de l'éthique : le laid, une fois déclaré beau, a gagné la partie, et a emporté tout le reste avec lui. L'excès de productivité technologique a asséché toute autre union de la volonté et de l'esprit et a expulsé de la réalité la beauté du tragique/sublime.
Après tout, après que l'art informel et abstrait du vingtième siècle ait aplati l'inspiration et nous ait habitués à la laideur, une nouvelle évolution/révolution ne pouvait avoir lieu que dans la fiction de la machine, quelle qu'elle soit.
Aujourd'hui, nous sommes loin de l'esthétique subversive des Futuristes, qui comparaient un moteur de voiture à la Nike de Samothrace. C'était encore une esthétique. Aujourd'hui, cet art cinétique a disparu sous le poids d'un vide culturel désormais sans limites. Mais tout a commencé par une haine de la nature et de la beauté.
Ici, la névrose et l'obsession fermentent. L'intelligence est entrée en jeu. Et ceci, comme pour les drogues et l'alcool, lorsqu'elle entre en contact avec des éléments destructeurs, se désintègre et tombe en mille morceaux. L'une de ces pièces était le cubisme.
Le cubisme, comme le disait Jean Cassou, était un mouvement intellectuel à l'extrême, complètement étranger à la nature. Pour de nombreux observateurs, cela serait déjà suffisant. Et pourtant, même dans ce vice extrême du cerveau des Lumières, dans cette trahison extrême de l'homme, des fragments anciens ou nouveaux de vérité fermentent, comme dans l'absurdité de Camus. L'expérimentation, qui est le secret du progrès matériel, a également été le secret de la régression artistique. Et le cubisme, et avec lui tout l'art d'avant-garde, était (puisqu'aujourd'hui il n'y a même plus d'art d'avant-garde, il n'y a tout simplement plus d'art), donc, un petit bouleversement tellurique confié à la tentative. Qui, parfois, juxtaposaient sans le savoir des valeurs et des significations à prendre en considération, ne serait-ce que dans certains moments d'extrême détente.
La géométrie cubiste, par exemple, est un jeu pour ceux qui s'ennuient. À d'autres moments, il s'agit d'un alibi. Braque et Picasso savaient dessiner, ils étaient de bons peintres. Ils voulaient s'abandonner à autre chose. Beaucoup d'autres, mauvais dessinateurs ou mauvais peintres, sont devenus cubistes et artistes informels simplement parce qu'ils ne pouvaient pas être autre chose. Le jeu de l'intelligence a conduit les peintres à avoir des complices parmi les écrivains, et c'est ainsi qu'Apollinaire, Cocteau ou Max Jacob ont pu rejoindre le cercle. Une sorte de club s'est formé. Comme les Jacobins.
Comme les libéraux anglais avant eux. Mais que voulait le cubisme ? Le dépassement de la forme, disent-ils. Et en fait, ils sont allés au-delà avec des lignes, des intersections, des carrés. Et c'était quand même quelque chose. Après tout, la géométrie est quelque chose d'exact et de précis. Mais ils voulaient encore plus. La désintégration de même la ligne droite a conduit à l'abstraction suprême. L'absence de tout ce qui fait la cohésion de la représentation picturale. Forme, proportion, perspective. La suppression ingénieuse de l'esthétique signifiait la guerre parallèle menée contre l'art. En même temps que la musique avec la dodécaphonie, la poésie avec l'hermétisme et la pensée humaine avec le structuralisme, tous les éléments de destruction ont été introduits : tout ce qui est humain a été liquidé, tout ce qui est naturel a été dépassé, contredit, annulé.
Mais même dans les mailles du délire, l'analyste trouve parfois des traces de lumière. Aller au-delà, après tout, a toujours eu son charme. Même au prix de sombrer dans le néant. Le cubisme comme un Tao. Evola docet. Aller au-delà du néant et au-delà.
Traverser le vide de l'esprit pour atteindre la plénitude de l'être. Non pas pour être submergé par les sous-mondes, mais pour les maîtriser. Ne pas tomber dans le non-sens, mais agir en conséquence afin de gravir la pente de la créativité. Mourir, en d'autres termes, pour renaître. Chemins existentiels. Chemins initiatiques. Ancienne méthode de mystère. En ce sens, Kandinskij ou Mirò, Mondrian ou Malevitch, dans leur nuit décomposée et dans la combinaison de leurs jeux de couleurs, ont leur propre signification. Ils nous apprennent jusqu'où l'absurde, ou le surréel, peut nous mener.
Si le monde post-moderne est un glissement progressif hors de la raison, rien ne peut mieux le représenter que l'art abstrait, qui a incarné ce mouvement il y a plus de cent ans.
Le cri de désespoir de l'homme fini, tel qu'il est repris dans Dada, portait en lui la toute-puissance de la démence, qui est toujours révolutionnaire, subversive, oppositionnelle. Le message d'anarchie véhiculé par ces tendances n'était pas une plaisanterie à prendre à la légère. Dada, tout comme le surréalisme, étaient des mines à haute puissance, placées sous le cœur peu palpitant, et déjà épuisé et affaibli, de la société européenne du 20e siècle. Ces mines, placées avec tant de perspicacité, ont fait plus de dégâts au système politique et culturel dominant qu'on ne peut l'imaginer. L'art, dira-t-on, est un aspect secondaire. Ce n'est pas le cas. Même à un niveau inconscient, voire subliminal, le message court avec vigueur et se colle à la rétine comme une vision permanente. Il n'y a plus de vérité, il n'y a plus de limites, le haut est le bas et le bas est le haut ...
Les gens apprennent à vivre avec la laideur. Les citoyens se reflètent dans l'informe. Et à la fin, ils aiment ça. Et ils y prennent plaisir, ils en parlent entre eux.
L'art abstrait a déstabilisé la société occidentale plus que les bombes anarchistes et plus que l'offensive des Ardennes. Il l'a corrodée de l'intérieur, l'a rendue pourrie. Pour cela, si pour aucune autre raison, c'est un mal envoyé par les dieux, pour le bien. Un châtiment contre Sodome et Gomorrhe, qui l'avaient mérité depuis longtemps.
C'est de ce point de vue que nous devons juger tous les désastres intellectuels et idéologiques qui ont frappé le monde occidental au cours du siècle dernier. En réalité, ce sont des bénédictions.
Ils accélèrent la fin. Ils abrègent la douleur de l'agonie. C'est pourquoi le génie psychanalytique d'un phénomène, disons, tel que le surréalisme, loin d'être combattu, aurait dû au contraire être favorisé par toute personne ayant ou se souciant de la tradition européenne. Le surréalisme, dit-on, a découvert l'inconscient. Il s'est intéressé aux maîtres zen... Breton a écrit au Dalaï Lama... Au même moment, Paul Eluard et Louis Aragon sont devenus marxistes, et la crise capitaliste de 1929 leur a donné la certitude qu'il fallait trouver une nouvelle société alternative, même par des coups de pinceau.
Qu'est-il advenu de ces élucubrations d'intellectuels livrés à eux-mêmes ? Aujourd'hui, même le plus faible désir de contraste est introuvable. Et les grands subversifs d'hier sont aujourd'hui les piliers de la société libérale.
Si, par conséquent, nous parlons de l'avant-garde artistique comme d'un moment de lutte révolutionnaire contre le système capitaliste, puisque c'est ainsi qu'elle était considérée, nous devons parler d'une occasion manquée, d'une révolution qui n'a jamais été menée jusqu'au bout et qui a été rapidement trahie. La question de savoir dans quelle mesure l'intellectuel ou l'artiste de gauche contribue à la critique et donc à la lutte contre un système de pouvoir reste sans réponse. Ils vous glissent entre les mains. Vous les laissez sur le saillant révolutionnaire et subversif et, dès que vous vous retournez, ils sont déjà aux pieds du pouvoir financier capitaliste, comme s'ils avaient toujours été là. C'est comme ça qu'ils sont. On ne peut pas trop leur en vouloir. Pour eux, c'est un gène.
Même Grosz, Dix et Brecht ont dit qu'ils étaient les ennemis de la bourgeoisie, se sont moqués de la bourgeoisie, puis, tous à la suite, ont accepté toutes sortes de statu quo sans la moindre trace d'héroïsme. Dix s'est d'abord retrouvé dans la Wehrmacht comme soldat anonyme, puis comme artiste discret dans l'Allemagne d'Adenauer. Comme lui, Grosz aussi, après sa fièvre pour l'Amérique (les communistes de tous âges sont célèbres pour aimer la patrie du capitalisme) a été réduit à un ivrogne apprivoisé dans l'Allemagne du miracle économique. Brecht, quant à lui, a éteint ses feux révolutionnaires dans le conformisme gris de la RDA. C'est un destin d'arrière-garde pour quelqu'un qui avait fait de l'avant-garde une simple attitude. Le fait est que le surréalisme, l'abstractionnisme et les innombrables autres "ismes" proches du communisme et de ses dérivés ont souvent signifié anti-nature, haine de l'homme, obsession de quelques rengaines et guère plus. C'est la fameuse "nouvelle objectivité".
Beth Irwin Lewis, biographe de Grosz, a écrit que le dessinateur expressionniste/surréaliste, le grand sarcastique, qui détestait les militaires, les requins, la bourgeoisie, était à la fin de sa vie "l'homme le plus triste d'Europe". Il est mort ivre mort en rentrant chez lui un soir. Il a fait une dernière erreur: au lieu d'ouvrir la porte d'entrée, il a ouvert la porte de la cave, est tombé dans les escaliers et y est resté.
Ses voisins l'ont trouvé mort le lendemain matin. La contradiction la plus irrésolue du système capitaliste bourgeois était représentée là, au bas de cet escalier: l'impossibilité qu'une idéologie communiste, quelle qu'elle soit, puisse faire autre chose que mourir capitaliste et bourgeois. C'est ainsi que se sont terminées les avant-gardes de la marche européenne du 20ème siècle. Ce qui a suivi, au cours de ces vingt dernières années du millénaire, c'est une absence qui n'est même pas douloureuse, même pas subie. Il n'y a même plus de trahison, ni de dégénérescence. Nous sommes au-delà. Un long vide plein de néant.
19:37 Publié dans art | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : art, art abstrait | |
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Légalité liquide: le droit de la turbo-mécanique sociale
Légalité liquide: le droit de la turbo-mécanique sociale
Par Marco Della Luna
Source: https://www.centroitalicum.com/legalita-liquida-il-diritto-della-turboingegneria-sociale/
La légalité est devenue subjective : une simple opinio legalitatis et legitimitatis, fabriquée par le récit unique des médias de masse.
Intervention à Venise, au Festival de la Philosophie, 30 mai 2021
Dans la gestion normative de la Pandémie, nous observons des bouleversements massifs des principes généraux du droit, des ordres constitutionnels, des ordres internationaux : le droit est devenu liquide.
En Italie, pays qui a voté en 2014, pour montrer la voie en matière de vaccination généralisée, l'obligation de vaccination avec des vaccins en phase expérimentale, indirectement introduite avec le DL 44/2021, récemment converti en loi, défie de manière flagrante le Traité de Nuremberg contre l'expérimentation de médicaments sur les humains, ainsi que l'article 5 de la Convention d'Oviedo, qui exige un consentement éclairé - un consentement éclairé incompatible avec l'obligation et impossible tant que les vaccins sont encore en phase expérimentale. Le chantage au travail ainsi mis en œuvre (si vous ne vous faites pas vacciner, vous ne travaillez pas) viole également l'article 1 de la Constitution, qui stipule que le droit au travail est la valeur fondatrice de la République.
Tout le cadre réglementaire du Covid est subversif pour la Constitution, à commencer par la déclaration de l'état d'urgence le 31.01.2020 : le système italien, sauf en matière de protection civile, ne prévoit pas l'état d'urgence, mais seulement l'état de guerre, voté par le Parlement.
Ils l'ont inventé.
L'état d'urgence décrété par le gouvernement est en outre anticonstitutionnel et anormal car le gouvernement s'est arrogé des pouvoirs non prédéterminés par la loi.
Est également subversive l'utilisation du DPMC, c'est-à-dire d'un acte administratif et non législatif, donc non soumis au contrôle du chef de l'État ni à la ratification du Parlement, comme instrument de réglementation générale, ce que seule la loi peut être ; et plus encore comme instrument de suspension des droits constitutionnels protégés par la réserve de la loi.
De plus, le chef de l'État a signé certaines LD clairement anticonstitutionnelles sans s'y opposer.
Des jugements ont déjà été rendus par le Tar de Lazio mettant en évidence l'illégitimité des mesures administratives "DPCM" en raison de défauts de motivation, et d'autres jugements similaires par le tribunal civil de Rome et le tribunal pénal de Reggio Emilia.
Aujourd'hui, cependant, malgré les déclarations contraires du Conseil de l'Europe, les gouvernements commencent à introduire des laissez-passer sanitaires, le laissez-passer vert(en Italie).
Indépendamment des questions sur l'utilité et le caractère raisonnable des règles susmentionnées, il est important de noter qu'elles ont bouleversé les principes de la hiérarchie des sources du droit et de la légalité (c'est-à-dire la subordination de la mesure administrative à la loi, le principe de la réserve de la loi, le principe de la non-normativité générale des mesures administratives). Et pas seulement en Italie.
Nous avons été témoins de l'utilisation des OST contre ceux qui manifestent leur désaccord et même, surtout en Allemagne, de la répression violente et formellement illégale par la police de ceux qui fournissent des contre-informations.
À l'échelle mondiale, nous avons assisté à une expansion des pouvoirs de l'exécutif sur les autres pouvoirs de l'État.
Nous parlons donc d'un Great Reset, visant à établir un régime autocratique de type chinois par l'intimidation permanente de la population. "Un Virus per grande riforme" est le titre de ma contribution à "Operazione Corona", un essai collectif au titre très clair.
Notez que tous les responsables publics ont juré de défendre la Constitution, mais personne ne l'a défendue, ou presque. Le gouvernement Conte a fidélisé la police en lui accordant des augmentations de salaire substantielles.
Quelle est la justification historique de tout cela ?
À la fin du siècle dernier, l'État et la politique ont été absorbés par les entreprises, par la finance privée, dont ils dépendent rigidement pour se financer depuis lors. Les parlements et les gouvernements n'ont plus d'autonomie de décision, mais restent le front office de la grande finance, son instrument pour une société de marché, et le bouc émissaire des choix faits à huis clos par des organes autocratiques, soustraits à tout contrôle démocratique et judiciaire : OMC, BRI, BCE, FMI. Ces derniers tiennent les gouvernements en laisse - une mainmise - et leur dictent leur politique sous peine d'être privés de financement.
Nous avons donc l'État extracteur, qui surtaxe les non-riches pour détaxer les multinationales, qui supprime les emplois, les services et les investissements pour protéger les rentes spéculatives.
Nous avons donc la reconcentration des richesses, des revenus et du pouvoir entre les mains de quelques-uns. Nous avons une pauvreté et une insécurité généralisées, et maintenant une peur chronique.
Comme je l'ai décrit dans mon essai de 2010, Oligarchia per popoli superflui, par rapport à l'époque où les régimes individuels étaient territoriaux et avaient besoin de masses (de travailleurs, de combattants, de colons, de consommateurs), les peuples ont été rendus superflus par l'automatisation, l'intelligence artificielle, la financiarisation, la mondialisation ; ils ne sont plus fonctionnels à la production de pouvoir et de richesse, ils subissent donc automatiquement une perte de pouvoir de négociation, de droits et de revenus. Au contraire, la fin de la surpopulation peut être planifiée.
Le vrai pouvoir planifie et décide dans l'isolement, derrière des portes fermées.
Il devient évident et indéniable que le véritable pouvoir politique est oligarchique et ne rend pas de comptes.
Nous constatons l'inutilité dans le monde globalisé des peuples, qui sont devenus interchangeables ; ils sont mis en concurrence les uns avec les autres.
C'est la rupture de la solidarité verticale entre des gouvernants, devenus apatrides, et un peuple et un territoire.
Après cette phase, celle de la domination politique par le pouvoir financier, a commencé il y a environ 12 ans la phase suivante, celle de la réduction des peuples à une condition zootechnique grâce aux nouvelles technologies ultra-orwelliennes de contrôle et de manipulation. Cela inclut la gestion de la pandémie.
La corporatisation de la société est justifiée par le besoin de sécurité sanitaire, anti-terroriste, économique, écologique et infectieuse. En réalité, il s'agit d'un prétexte pour supprimer la participation démocratique et la possibilité d'opposition, qui ne sont pas autorisées dans l'entreprise: l'entreprise est efficace, mais son efficacité est orientée vers les intérêts égoïstes des propriétaires de l'entreprise elle-même.
Les propriétaires de la société corporatisée deviennent des monopolistes/monopsonistes des réseaux de distribution des services indispensables, donc tout le monde dépend d'eux, et ils se retrouvent subjugués, privés de la capacité de résistance, d'opposition, voire de contre-information : voir la censure très dure et déclarée des médias sociaux contre toute critique du récit officiel.
Nous vivons donc dans un gigantesque projet de turbo-ingénierie sociale qui transforme la société en élevage : isolement, enfermement, zones rouges, laissez-passer, applications immunitaires, traçage, interdictions de réunion, contrats secrets avec Big Pharma, pouvoir de la biosurveillance et de la biomanipulation des personnes par l'appareil, et avec, en plus, une police qui entre dans la maison.
Le capital apatride, par l'intermédiaire des États qu'il fait chanter et des politiciens qu'il maintient à sa solde, s'introduit de droit dans le corps et le génome des citoyens et peut légitimement les modifier par la coercition vaccinale, même si les vaccins sont encore au stade expérimental. Il s'agit d'un acte purement nazi, tombant sous le coup de l'interdiction et de la sanction prévues par le traité de Nuremberg, mais les masses, considérablement effrayées et mal informées, l'acceptent, voire l'invoquent, croyant qu'il s'agit de la solution.
Et les garanties juridiques ne sont pas du tout déclenchées, pas même les plus solennelles : après tout, ce ne sont que des marques d'encre sur du papier.
Au contraire, le droit est mis à jour pour le passage de la domination sociale financière à la domination par la biophysique. Chaque barrière de garantie est brisée sans que les autorités de garantie ne bronchent.
Des traités secrets et des contrats secrets rédigés à huis clos par des ingénieurs juridiques s'établissent. Les députés eux-mêmes ne peuvent les consulter que dans les salles de lecture.
Nous assistons donc à la fin non seulement de toute participation démocratique réelle et de tout espace d'opposition efficace, mais aussi à la fin de l'État de droit, supplanté par les décrets d'urgence ; et à la fin du principe même de la connaissabilité de la loi, supplanté par les exigences de secret des multinationales, qui doivent rémunérer des politiciens complaisants et être exonérées de la responsabilité des dommages de leurs produits.
Pour les besoins de la philosophie du droit, tout ceci montre que la légalité est subjective: une simple opinio legalitatis et legitimitatis, fabriquée par le récit unique des médias de masse. Il n'y a pas de droit objectif, pas de droit en soi. Le droit se réduit à une légalité perçue ou supposée, à des règles inculquées : il est subjectif. La distinction entre potentia et potestas est illusoire.
Nous voyons le jusréalisme confirmé par rapport au jus positiviste et au jusnaturalisme : au-delà des lois apparentes, le droit effectif est l'ensemble des règles factuellement observées et des rapports de force factuels, non seulement matériels et juridiques, mais aussi communicationnels et propagandistes, y compris l'usage de la terreur.
17:57 Publié dans Actualité, Droit / Constitutions | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, droit | |
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Les jeunes, la consommation, la mondialisation: une question d'identité
Les jeunes, la consommation, la mondialisation: une question d'identité
Par Lorenzo Gensini
Source: https://www.centroitalicum.com/i-giovani-il-consumo-la-globalizzazione-una-questione-didentita/
Il est très difficile de prévoir comment les jeunes vont réagir à leur crise d'identité. Comment vont-ils s'orienter? Préféreront-ils s'abandonner au vide existentiel des temps modernes ou feront-ils de la question de l'identité le pilier de leur rédemption?
La réflexion suivante portera sur un phénomène extrêmement complexe qui n'est pas encore totalement défini au niveau culturel : la perte croissante de l'identité individuelle (c'est-à-dire l'ensemble des caractéristiques qui définissent une personnalité, la distinguant des autres sur la base de parcours spécifiques de formation, de croissance et de conscience de soi) de la part des jeunes Italiens, au profit de leur aliénation croissante et de la massification consumériste, principalement due à l'émergence de modèles culturels radicalement différents des modèles traditionnels qui ont bouleversé le concept même d'identité chez l'homme. Aujourd'hui, le rôle que les jeunes jouent et, surtout, joueront à l'avenir est extrêmement incertain.
Cela est dû à la profonde division qui s'est créée entre les générations depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais surtout à l'émergence du phénomène de la mondialisation, qui a bouleversé comme jamais auparavant les modes de vie des peuples européens ainsi que leurs traditions, leurs systèmes politiques et leurs identités.
La mondialisation est avant tout un phénomène économique, mais elle a un impact politique, social et psychologique très fort, et doit être analysée comme telle. Elle trouve son origine dans le mouvement international des capitaux, mais se manifeste surtout dans cette tendance agrégative entre les différents pays du monde, notamment occidentaux, d'abord économique mais aussi culturelle, linguistique, etc. Le but de la mondialisation est évidemment de créer un marché unique, sans droits de douane et destiné à un nombre toujours plus grand de consommateurs potentiels : la population mondiale.
Une condition pour que cela se produise, et en même temps une conséquence nécessaire de ce phénomène, est le rapprochement culturel et psychologique de milliards d'individus, afin de pouvoir offrir le même marché à de plus en plus d'individus, acheteurs ou vendeurs : cela se produit donc par la diffusion d'un style de vie standardisé et global, les besoins personnels étant manipulés par le marché afin d'être similaires à ceux des autres, avec une culture de plus en plus globale.
Cette même culture globale a conduit à une réduction constante des différences individuelles et communautaires, tant au niveau de l'identité nationale et locale (appauvrissement de la langue, suppression des traditions au profit du profit, consommation de produits majoritairement étrangers) qu'au niveau de l'individu tout simplement. La création d'un marché unique implique nécessairement que les consommateurs soient aussi semblables que possible. Pour créer des besoins communs, il est évidemment nécessaire de créer des manières communes de vivre, de penser et d'être.
C'est ainsi que naît le phénomène de l'homologation, particulièrement évident chez les jeunes qui, ayant grandi dans un environnement où l'acte d'achat, de vente et de production a remplacé toutes les valeurs traditionnelles, qu'elles soient politiques, religieuses ou culturelles, finissent par être formés dans cet environnement, en deviennent les enfants endoctrinés et s'y habituent. La consommation, faisant partie de ce nouveau sujet pseudo-communautaire qu'est le marché mondial, deviennent les nouvelles divinités des jeunes italiens et européens. La mondialisation a été fortement encouragée par les politiques italiennes et européennes de la deuxième république, et l'est toujours.
L'Union européenne a joué un rôle important dans la mondialisation, en particulier sur le continent européen. Il ne s'agit pas simplement d'un organe politique supranational, mais d'un projet économique dont l'objectif est clair : unifier le marché européen ainsi que la monnaie, abolir les droits de douane, permettre la libre circulation des personnes, encourager la primauté de l'économie sur la politique (la Banque centrale européenne, par exemple, a toujours eu beaucoup plus de pouvoir que le Parlement européen, qui n'a presque qu'un rôle représentatif par rapport à la première), et garantir "la paix et la prospérité économique". La suggestion d'une économie européenne commune est née de l'après-guerre, du plan d'aide économique américain à l'Europe, horriblement endommagée par la Seconde Guerre mondiale, et du désir d'entamer une longue période de paix et de coopération économique. L'Union européenne a d'abord été considérée avec beaucoup d'enthousiasme par les gouvernements des différentes nations, qu'ils soient de centre-droit ou de centre-gauche, qui voyaient en elle une nouvelle période de prospérité, de richesse et de modernisation.
Cependant, avec le temps, elle s'est avérée être un instrument pour le moins contradictoire, car elle a empêché les pays historiquement habitués à s'endetter pour se développer économiquement d'augmenter davantage leur dette publique, conduisant ainsi de nombreuses économies plus faibles de la zone euro à s'appauvrir et, surtout, à ne pas pouvoir se sortir de leur condition, tandis que d'autres, à l'économie plus stable et plus riche, mais surtout au niveau d'endettement plus faible, se développaient de plus en plus.
Le modèle de l'économie prévalant sur la politique a commencé à susciter un certain nombre d'inquiétudes, surtout au début de la crise de 2008, notamment en Italie, un pays qui est resté fortement favorable à l'unification européenne pendant de nombreuses années, d'autant plus que les gouvernements de centre-gauche et de centre-droit ont poursuivi leurs politiques dans ce sens. Pour le meilleur ou pour le pire, l'UE a entraîné de nouveaux changements radicaux dans la jeunesse européenne, qui a été de plus en plus directement touchée par le phénomène de la mondialisation. Les jeunes ont commencé à se déplacer de plus en plus sur le continent européen, qui avait entre-temps aboli ses frontières nationales, tant pour le tourisme que pour l'immigration, et ont commencé à utiliser la langue anglaise, utile et tendance, dans leur discours de tous les jours : jamais dans l'histoire les jeunes n'avaient eu une telle chance de connaître des cultures différentes et des peuples étrangers.
Mais en même temps, ils étaient aussi victimes de ce processus, parce qu'ils étaient de plus en plus homologués à un modèle unique, de plus en plus en contact les uns avec les autres, de plus en plus influencés par des logiques globales, propagées par l'internet et la télévision, qui allaient à terme prendre un rôle prédominant dans leur vie. Il est important de souligner que la mondialisation n'est en aucun cas un phénomène achevé; au contraire, pour le meilleur ou pour le pire, elle influence inexorablement l'histoire, est actuellement à son apogée et semble vouloir embrasser de plus en plus de peuples et de vies quotidiennes, mais en même temps, elle est aussi très controversée en termes de débat politico-culturel, entre ceux qui pensent qu'elle a conduit l'humanité à obtenir des droits qu'elle n'avait jamais eus auparavant et ceux qui pensent que ces droits ne sont qu'un paravent idéologique pour une nouvelle forme d'exploitation, plus subtile et en tant que telle réussie et donc très dangereuse.
Cette dernière thèse peut être abordée en analysant brièvement les jeunes Italiens d'un point de vue anthropologique. En effet, nous constaterons que depuis les années 1980, la majorité des jeunes Italiens ont cessé de s'intéresser à la politique et à la culture, pour s'orienter de plus en plus vers le phénomène de la consommation: à partir des années 1980, la majorité des jeunes Italiens ont cessé de s'intéresser à la politique et à la culture pour se tourner de plus en plus vers le phénomène de la consommation; harcelés par la publicité qui prend de plus en plus la forme d'une véritable propagande, stimulés par la plus grande disponibilité économique des années 1980 et surtout par le vaste choix possible entre des biens de consommation souvent identiques, mais qui se distinguent par la présence ou non d'"extras optionnels" substantiellement superflus (voir, par exemple, le phénomène de la mode vestimentaire), qui augmentent le prix, et qui deviennent donc le véritable nouveau moyen de décoder le statut social aux yeux de la communauté.
Ce n'est pas la religion, ni l'idéologie, ni même l'appartenance à une classe sociale ou une autre qui déterminait la position de l'individu dans la société, mais plutôt l'acte d'acheter et de posséder des biens coûteux ou à la mode. Le phénomène de la mode devient, à partir de ces années-là, de plus en plus déterminant dans la création de communautés d'individus, encore une fois surtout parmi les jeunes : c'est le cas, par exemple, des "paninari", des groupes de jeunes gens qui se consacrent essentiellement à l'exhibition de vêtements de marque qui, de leur propre aveu, ne reconnaissent la plupart du temps aucune valeur autre que celle de la consommation (1).
Ce fait, cependant, conduira à la création d'agrégats de personnes qui, à ce stade, ne peuvent pas être correctement appelés communautés, précisément parce qu'ils fondent leur identité sur la consommation et non sur des aspects politiques, religieux ou sociaux, dans lesquels le potentiel de l'individu ne provient plus de ses capacités ou de ses caractéristiques, mais plutôt de la seule action d'achat et de consommation, et en tant que tel, il devient de plus en plus évident que ceux qui ne se conforment pas à ces nouvelles normes sociales finissent par être inévitablement exclus. Des catégories telles que prolétaire ou bourgeois ont succombé parce qu'elles n'étaient plus pertinentes (au niveau perceptuel): et l'éthique socialiste et anti-bourgeoise, et l'éthique bourgeoise sobre et conservatrice n'avaient plus aucun intérêt aux yeux de la plupart des jeunes. Le détachement progressif de la jeunesse italienne des cultures traditionnelles, qu'elles soient politiques ou non, au profit de modèles hédonistes ou en tout cas liés à un certain type de consommation, est en réalité un événement extrêmement complexe, également parce qu'il a apporté à des millions de jeunes la possibilité de nouvelles formes d'expression, comme c'est le cas par exemple des subcultures de jeunes.
Les sous-cultures telles que les Emo, les Casuals, les Rappers, les skaters, les graffeurs, etc. ont permis à de nombreux jeunes d'habiter le monde contemporain d'une nouvelle manière, généralement loin de la culture traditionnelle, mais dans tous les cas, elles caractérisent fortement et, d'une certaine manière, "protègent" la frénésie et l'agressivité de la société post-industrielle. Cependant, il est clair qu'aujourd'hui, ces mêmes sous-cultures sont fortement en crise (également parce qu'elles sont extrêmement faibles et souvent peu cohérentes, liées à une période de l'âge plutôt qu'à une mission dans la vie), et que de plus en plus de jeunes préfèrent plutôt s'orienter vers des intérêts de masse, généralement pris "en charge" par de grandes entreprises internationales (grandes marques de vêtements, Netflix, Spotify etc. etc.), qui visent de plus en plus à créer de véritables styles de vie, diffusés par la télévision et ensuite par le réseau.
Cette réflexion sur les jeunes fait inévitablement penser à la prophétie inquiétante que le philosophe allemand Martin Heidegger a formulée en 1950 : "L'humanité de l'homme et le cosmos des choses se dissolvent dans la valeur commerciale calculée d'un marché qui non seulement s'étend jusqu'à englober la terre en tant que marché mondial, mais qui - comme une volonté des volontés - marchande l'essence même de l'être" (2). En bref, l'économie de marché ne se limite pas à satisfaire les besoins physiques de l'homme, mais semble au contraire vouloir saper son essence même, son identité, pour l'orienter aux fins de la production: "Le monde est transformé en un objet calculable, exploitable, employable à l'infini, et la nature devient un seul et gigantesque réservoir d'énergie au service de l'industrie et de la technologie" (3). Le facteur discriminant évident du visage envoûtant du consumérisme ne peut être que le manque de disponibilité économique, ce qui a conduit à un phénomène incroyablement paradoxal, mais aux yeux de tous: plutôt que de renoncer au luxe, de plus en plus d'Italiens ont préféré se passer des produits de première nécessité, afin de ne pas se sentir marginalisés aux yeux des autres mais surtout aux yeux d'eux-mêmes. Cette évidence est apparue et continue d'apparaître avec force, notamment dans les grandes banlieues, où il n'était et n'est pas difficile de rencontrer des jeunes portant des vêtements de marque malgré leur extrême pauvreté.
À l'heure actuelle, il est certainement très difficile de prévoir comment les jeunes réagiront à leur crise d'identité, et les événements qui se sont déroulés ces derniers mois entraîneront probablement un changement radical dans leur vie ainsi que dans leurs habitudes. La question la plus préoccupante reste cependant de savoir comment ils s'orienteront, s'ils préféreront s'abandonner au vide existentiel des temps modernes ou s'ils feront plutôt de la question de l'identité le pilier de leur rédemption.
Notes:
[1] Prenons l'exemple de ce film : https://www.youtube.com/watch?v=IyMWskzFsBQ&t=113s.
[2] Martin Heidegger, Sentieri Interrotti, Milan, Bompiani, 2014, p. 233.
[3] Martin Heidegger, Che cosa significa pensare ?, Milan, Sugarco Edizioni, 1996, p. 25.
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Capitalisme et conflits de classe dans la géopolitique du 21ème siècle
Capitalisme et conflits de classe dans la géopolitique du 21ème siècle
Par Gennaro Scala
Source: https://www.centroitalicum.com/capitalismo-e-conflitti-di-classe-nella-geopolitica-del-xxi-secolo/
Entretien avec Gennaro Scala, auteur du livre Per un nuovo socialismo, édité par Luigi Tedeschi
1. La question se pose aujourd'hui de savoir quelles formes de conflits sociaux pourraient apparaître à la fin de la crise pandémique. À l'ère du capitalisme mondialisé, les anciens protagonistes du conflit, c'est-à-dire les classes sociales, ont disparu. Selon Costanzo Preve, le néolibéralisme est un capitalisme sans classe. La division du travail au XXIe siècle est structurée selon une fonctionnalisation de compétences extrêmement spécialisées aux technologies de production. La classe sociale a disparu en tant que forme d'agrégation unitaire, en tant que groupe homogène identifiable aux intérêts, instances et valeurs représentatives du monde du travail. Le déclin des conflits de classe ne trouve-t-il pas son origine dans le processus d'"économisation des conflits" qui s'est déroulé au 20ème siècle et qui a impliqué l'intégration progressive des classes ouvrières dans le système capitaliste ? La structure élitiste assumée par le capitalisme absolu n'a-t-elle pas également entraîné la disparition de la raison d'être même de la confrontation et du conflit entre les classes sociales ?
L'expression capitalisme sans classe de Preve ne signifiait évidemment pas l'absence de disparités socio-économiques, l'absence de dominés et de dominants, mais l'absence de groupes sociaux ayant conscience de leur propre être social. À commencer par la perte d'identité culturelle par la bourgeoisie elle-même, à l'instar de son propre antagoniste, le prolétariat, qui s'est défini en opposition à elle. Les salariés ne disparaissent pas, mais la classe en tant que sujet doté d'une conscience de soi disparaît. La classe pour soi, selon la terminologie hégélienne, appliquée par Marx à la classe ouvrière. Il faut considérer que cette conscience de classe était aussi une forme de culture, la culture bourgeoise était la culture européenne. Peu de gens réalisent que nous vivons désormais dans un univers culturel différent de celui de Gramsci, Croce et Gentile. Avec l'effondrement de l'Europe, la culture européenne s'est dissoute, elle a été radicalement transformée par l'hégémonie américaine. Il s'agissait d'un facteur exogène par rapport au conflit social au sein des États européens. Avec l'effondrement de la culture européenne, remplacée par la "culture de masse", le cadre culturel dans lequel les relations de classe étaient définies a disparu, en même temps que le changement structurel apporté par le "capitalisme" à l'américaine.
Nous devrions nous demander quel rôle la "lutte des classes" a joué dans la civilisation européenne. Ce n'était pas seulement un symptôme de décadence. Dans sa formulation marxienne, elle se voulait une négation radicale de la société capitaliste européenne, et en même temps la perspective de sa palingénésie. Si la question de classe ne pouvait à elle seule épuiser les raisons de la crise radicale de la civilisation européenne, cette crise était néanmoins présente, comme le montre l'histoire ultérieure. Nous ne pouvons certainement pas imputer l'effondrement de la civilisation européenne au mouvement des travailleurs. Avec le recul, nous pouvons dire que la théorie marxienne n'était qu'un "signal d'alarme", le signal d'une crise radicale de la civilisation européenne qui s'est manifestée par la suite, et dont Marx pensait qu'elle pourrait être résolue par une reconstruction radicale, à la suite d'une révolution qui changerait sa structure fondamentale, qui la réduisait à la relation capital-travail.
Je pense avoir mieux compris le sens de l'"économisme" de Marx en étudiant Dante, qui présente des affinités extraordinaires avec le philosophe allemand venu environ un demi-millénaire plus tard (la Comédie est l'un des classiques les plus cités dans Le Capital), malgré le fait que le premier était matérialiste et le second chrétien. Pour une exposition détaillée, je ne peux que renvoyer à un futur ouvrage sur le sujet. Nous dirons ici que Dante est le premier à réaliser qu'existe la quête de l'illimité, qui prend naissance dans la sphère économique, mais s'étend à toutes les sphères sociales, et sur laquelle se fonde la civilisation européenne naissante, qu'il voit naître sous son regard à Florence ("la gente nova e i sùbiti guadagni, / orgoglio e dismisura hanno generata"). Dante veut échapper au monde dominé par la cupidité (qui est une catégorie théologico-économique caractérisée par l'excès, la louve par "la faim sans fin, sombre") par la soumission universelle à l'empereur. La convoitise de l'illimité se termine avec l'empereur qui, n'ayant personne au-dessus de lui, ne peut convoiter davantage de pouvoir, établissant une règle oikonomique dans le sens où le monde pour l'empereur universel se transforme en une maison où le critère de l'oikonomia, la gestion de la maison, est appliqué, où il n'y a pas de délibération politique. Cela va à l'encontre de ce que soutenait Aristote, d'où provient le discours de Dante. L'empereur de Dante gouverne le monde comme le maître de l'oikos administrait sa maison. Cette utopie dantesque est la sortie utopique de l'impasse de la civilisation communautaire italienne. De même, pour Marx, la catégorie de la disproportion (le capital est sans mesure) sur laquelle il a fondé l'économie est fondamentale, et constitue pour lui un paradigme de l'ensemble de la société. Comme le note Preve, Aristote est le fondateur de la philosophie de l'économie, et constitue le point de référence commun entre Dante et Marx. La sortie de ce paradigme se ferait au sein de l'économie, au sein des "relations de production". Tout comme celle de Dante est une sortie utopique universaliste (la révolution communiste universelle) de l'impasse dans laquelle la civilisation européenne s'était fourrée. Ici, nous devons comprendre quel problème l'analyse économique marxienne cache, mais écarter la solution "économiste", l'économisation du conflit, qui s'est avérée fausse.
La question de l'économie chez Marx ne porte pas sur ce que nous entendons par économie au sens strict. L'économie, comme la technologie, est une façon d'être dans le monde qui se traduit ensuite par un certain type de structure sociale, d'"économie". Entre autres choses, le fait que nous désignions l'économie comme ce qu'Aristote considérait comme la sphère de la chrématistique est expressif. L'oikonomia est l'administration de la maison, où il n'y a pas de délibération politique, puisqu'il s'agit d'exécuter les ordres du maître de maison, tandis que la sphère de la chrématistique, c'est-à-dire l'acquisition des richesses nécessaires à la communauté, étant une sphère collective, est soumise à la délibération politique.
Comme l'écrit Agamben dans un livre fondateur sur l'émergence d'une sphère de l'économie (Le Règne et la Gloire), celle-ci ne peut surgir qu'avec la fracture entre l'être et la volonté qui s'est produite avec le créationnisme. L'idée d'un monde entièrement administré (comme une maison) est née dans cette sphère. Celle de Marx est une critique radicale de l'économie (oikonomia) tout en restant dans la sphère de l'économie. Un christianisme sécularisé est la solution économique de Marx au problème posé par l'économie. Les derniers seront les premiers. La solution au problème de l'économie viendrait de l'intérieur de la sphère économique. La classe ouvrière, une classe née au sein de la sphère économique basée sur la poursuite de l'illimité, résoudra le problème de l'économie. Nous avons vu le caractère illusoire de cette solution, mais n'oublions pas que le problème dont elle découle est aussi réel que présent. Je le répète, l'économie en soi n'est pas un problème économique (au sens générique du terme comme la sphère des relations sociales dédiées à l'obtention de biens matériels, qu'Aristote appelait chrematistique), mais c'est l'idée de la maniabilité complète du monde. C'est l'idée qu'un contrôle total peut être établi sur le monde.
La civilisation européenne est née sous le "péché originel" de la poursuite de l'illimité. Et elle s'est effondrée sous le poids de la volonté de puissance illimitée de ses nations, de la France à l'Angleterre en passant par l'Allemagne, dont l'héritage a été repris par les États-Unis, qui, bien qu'étant sur un plan strictement culturel une civilisation différente, ont néanmoins repris le modèle d'expansion illimitée. Entre autres choses, la domination mondiale des mers par les États-Unis, qui incarne cette projection illimitée du monde, n'a pas été obtenue entièrement par eux, mais a été largement héritée de la Grande-Bretagne.
Le modèle libéral oligarchique américain, aujourd'hui dominant, ne prévoit aucun conflit de classes, et surtout aucune représentation politique pour les classes inférieures, et les syndicats, en tant qu'organisation autonome des travailleurs, ont été vaincus par les classes dirigeantes américaines par la violence privée et étatique au début du siècle dernier. Si les systèmes politiques européens ont d'abord été oligarchiques par recensement, ils ont ensuite été démocratisés par le mouvement ouvrier, qui a commencé comme un mouvement pour le droit de vote. Le système politique américain a commencé par être formellement démocratique, mais en fait oligarchique, puisque les deux partis sont l'expression des classes supérieures.
Les syndicats et les partis issus du mouvement ouvrier européen après la Seconde Guerre mondiale ont mis en œuvre le "compromis social-démocrate" en raison de la présence de l'Union soviétique. Lorsqu'elle n'était plus nécessaire, avec l'effondrement de l'Union soviétique, l'aide sociale a été largement démantelée. La classe moyenne américaine (et européenne) a elle-même subi un fort processus d'érosion. Aujourd'hui, nous sommes, comme les États-Unis, une société dans laquelle la moitié de la population ne se rend même pas aux urnes, car elle ne se sent pas et n'est pas représentée par les forces politiques existantes. Une oligarchie de facto. Le processus qui nous a vu perdre progressivement nos caractéristiques européennes pour ressembler de plus en plus aux États-Unis est en train de se mettre en place. Et l'Italie est le leader de ce processus en Europe.
La nouvelle donne n'était pas une "saison démocratique", mais une phase de ce que Sheldon Wolin appelle la "démocratie par le haut" dictée par la volonté des classes dirigeantes d'intégrer les masses populaires à qui l'on demandait de participer à l'effort de guerre de la Seconde Guerre mondiale. Cette phase a duré jusqu'à l'après-guerre et les "30 glorieuses", avec la prévalence des politiques keynésiennes. Il s'agissait de la véritable phase hégémonique des États-Unis, dans laquelle ils fonctionnaient comme le centre régulateur, à la fois de l'Occident et de l'ensemble du système mondial d'États, en conflit avec l'Union soviétique. Cette phase est certainement préférable à la phase "néo-libérale", mais elle ne peut pas exactement être décrite comme démocratique, avec une véritable organisation par le bas, avec des partis populaires et des syndicats comme en Europe. Le système européen et le système américain sont en fait deux systèmes différents qui se sont intégrés et ont fusionné.
L'un des facteurs qui, à mon avis, a été sous-estimé dans le démantèlement du modèle d'après-guerre, en tant que prolongement de la nouvelle donne, est l'échec et mat que les États-Unis ont connu pendant la guerre contre le Viêt Nam avec un vaste mouvement d'insoumission et des protestations anti-guerre massives. Cela détermine à mon avis le passage à une forme de "coercition libérale", pour reprendre un concept utilisé par Andrea Zhok à propos du passeport vert, qui visait à obliger toute la population à se faire vacciner, dans lequel on est formellement libre de ne pas se faire vacciner (il n'y a pas d'obligation légale), mais celui qui ne se fait pas vacciner est suspendu de son travail et de son salaire avec la perspective de le perdre et est marginalisé de la vie sociale.
La "coercition libérale" est une coercition indirecte qui est mise en œuvre par le biais de choses. Personne ne vous oblige à rejoindre l'armée, sauf qu'autrement vous avez de très bonnes chances de rejoindre les rangs des sans-abri. Similaire à la coercition qui s'applique au travailleur salarié, qui est formellement libre de ne pas s'engager dans l'armée et donc de mourir de faim. Cependant, la transformation de l'armée de masse de la Seconde Guerre mondiale en une armée professionnelle a nécessité un grand nombre de soldats, étant donné la domination mondiale des États-Unis, ce qui ne peut être réalisé qu'en exerçant une forte "coercition libérale" sur la société. Cette relation entre la forme de l'armée et la structure politique et aussi matérielle de la société est généralement négligée (elle a été analysée en extension par le sociologue allemand Otto Hintze), et est à mon avis l'une des causes de l'avènement du néolibéralisme, qui est essentiellement une verticalisation des relations de pouvoir, un renforcement de l'instrument coercitif indirect, par le contrôle des "choses", c'est-à-dire par le contrôle des moyens matériels de subsistance.
Nous sommes actuellement intégrés dans le système occidental dirigé par les États-Unis et, par conséquent, les possibilités d'action politique dépendent de ce qui se passe aux États-Unis, en particulier des divisions internes au sein des classes américaines. La brève saison du "populisme", qui a constitué un faible obstacle et un coup d'arrêt à l'attaque des classes dirigeantes, est due à la présence de la présidence Trump. Je ne suis pas convaincu par la définition du "capitalisme absolu". À l'heure actuelle, le système semble si omniprésent qu'il paraît immuable, surtout lorsqu'on l'observe depuis la périphérie de l'empire. Cependant, des conflits profonds traversent le centre du système.
Aujourd'hui, nous nous trouvons intégrés dans le système américain, même si des parties d'un système autonome ont été préservées après la guerre et disparaissent progressivement. Mais si les nations et les peuples européens retrouvent un jour leur propre chemin dans l'histoire, cela impliquerait un véritable changement "anthropologique", c'est-à-dire le type de personnalité qui s'est développé au cours de décennies de "paix" dans l'ombre de la domination américaine. Un retour dans l'histoire des États européens, qui signifierait une participation active aux conflits américains, et non des "missions de paix" qui ne sont guère plus que symboliques, si l'on considère le nombre de morts, pourrait avoir des effets inattendus.
Un retour éventuel dans l'histoire des populations européennes pourrait conduire à une redécouverte de leur propre identité et de leur culture. C'est peut-être la raison pour laquelle les États-Unis ne voient pas d'un bon œil la reformation d'authentiques armées européennes, même s'ils en auraient besoin. Enfin, nous devons considérer que le système américain, bien que généré par le système européen, est un système différent; adopter le système américain tout court signifie adopter un modèle étranger, même si ces trois quarts de siècle de domination américaine laisseront toujours un héritage. Dans tous les cas, les masses ne sont pas une quantité négligeable, tout système doit d'une manière ou d'une autre réaliser une intégration de sa population, ou établir un contrôle sur elle, plus ou moins serré, si l'intégration hégémonique fait défaut. Par exemple, le système méritocratique confucéen chinois cherche des formes de légitimation par des formes de participation au niveau local, comme nous l'apprend Daniel A. Bell dans The China Model.
Aux États-Unis, le consensus de base est principalement fourni par le nationalisme, par la fierté de participer à la plus grande puissance du monde. Pour les nations européennes, le consensus a été recherché à travers le bien-être matériel, et l'identité vicariante d'être occidental, c'est-à-dire d'appartenir à la culture dominante du monde.
La tradition culturelle européenne comprend des formes d'organisation autonome du demos, de la polis grecque, à la Rome républicaine, aux communes médiévales, à l'action des masses dans les bouleversements démocratiques décisifs, de la révolution anglaise à la révolution française, ainsi que le rôle des mouvements nationaux qui ont conduit à la création d'États-nations, qui étaient également des mouvements de masse.
En Europe, l'ère de l'intégration des classes ouvrières grâce aux garanties de l'État-providence touche progressivement à sa fin, tandis que le système oligarchique devient de plus en plus un pur système de domination. Mais cette oligarchisation se heurte aux traditions démocratiques susmentionnées.
Le communisme marxien n'était qu'une partie du mouvement ouvrier européen, il a eu une fonction hégémonique pour des raisons extrinsèques, il est devenu hégémonique parce qu'il y a eu la révolution soviétique. Chez Lénine, le communisme se traduisait par l'anti-impérialisme, alors que la théorie marxienne a un fondement universaliste-mondialiste, qui voyait en fait l'expansionnisme capitaliste mondial anglais comme une force progressive, sans pour autant cacher ses aspects barbares. Cependant, le mouvement ouvrier ne peut être réduit au seul communisme, devenu hégémonique dans sa version léniniste. Mais si en Russie, un bouleversement de l'État était nécessaire (l'État tsariste s'étant révélé incapable de gérer les conflits avec d'autres États), cela n'était pas nécessaire dans les nations européennes. Cette hégémonie du léninisme était donc néfaste, malgré l'admiration que nous pouvons avoir pour la révolution soviétique. Pour le mouvement ouvrier européen, où aucune révolution interne n'était nécessaire pour adapter la forme de l'État, une stratégie de transformation de l'intérieur de l'État était plus appropriée. C'est pourquoi nous devons recommencer à parler du socialisme si nous voulons reprendre cet héritage. Je ne pense pas que ce soit une coïncidence si l'État qui s'est avéré le plus résistant face à l'impact du covid, auquel il a fait face sans déroger à ses principes de base, est précisément la Suède, qui a incarné ce modèle social-démocrate.
Comme le montre l'affaire Trump, avec son assaut final sur le Capitole, les conflits internes aux États-Unis ne sont pas superficiels et n'ont pas été résolus par la défaite électorale de Trump. Bien sûr, il ne s'agit pas de Trump ou de Biden, mais des options stratégiques possibles, et des morceaux de la société américaine, qui se coalisent autour de l'une ou l'autre figure.
Lucio Caracciolo a affirmé dans une interview que la stratégie de la Chine est d'attendre, consciente que les États-Unis "souffrent d'une maladie incurable". La conscience que nous ne pouvons pas exclure vient aussi aux Chinois du marxisme. L'expansionnisme américain est façonné par la relation "oikonomique" avec le monde, visant une croissance infinie, non pas simplement de la richesse, mais du pouvoir, est la raison d'être du système.
Mais dès que cette expansion rencontre une limite, des divisions internes commencent à apparaître, qui, selon le groupe Limes, sont profondes (voir le numéro intitulé Tempesta sull’America). Le groupe Limes voudrait jouer sur l'héritage de la culture romaine, l'empire romain qui, en tant que véritable empire, avait un Limes qui délimitait qui était à l'intérieur et qui était à l'extérieur, alors que les États-Unis n'ont pas de Limes parce qu'ils ne sont pas un véritable empire, mais devraient en acquérir un (comme ils le prétendent dans l'éditorial du numéro cité). Il est difficile de résoudre cette question uniquement par la bataille culturelle, les États-Unis devront se heurter à la limite (Limes). C'est pourquoi je crois que nous devons encore nous confronter à l'œuvre de Marx aujourd'hui. L'analyse du Capital concerne un problème encore fondamental et très réel aujourd'hui, la maladie génétique de la civilisation européenne, transférée en héritage aux USA, même si la solution marxienne, au sein de l'économie, s'est avérée être un échec. Le capital n'est pas seulement un problème économique, mais un problème de civilisation. Une fois de plus, la civilisation née en Europe, plus précisément en Italie à l'époque de Dante, comme Ulysse, l'archétype de l'homme occidental, devra rencontrer ses limites. Et la limite que nous avons atteinte est extrême. Même si les grands conflits actuels devaient déboucher sur un conflit nucléaire, je ne pense pas que ce serait la fin de l'humanité, ce qui est le côté négatif de l'idée de domination mondiale illimitée. Un conflit nucléaire ne pourra pas impliquer tous les coins de la terre, et après, la vie se reformerait de toute façon, comme le montre ce qui s'est passé autour de la zone de Tchernobyl. Ce serait quelque chose de terrifiant, mais ce n'est pas l'interrupteur qui éteint la vie sur terre.
Le problème est le suivant : étant donné que l'expansion illimitée est la raison d'être du système, lorsqu'il se heurte à un mur en présence d'autres civilisations qui ont surgi des cendres des anciennes et se sont consolidées, je pense surtout à la Chine et à la Russie, mais il ne faut pas oublier l'Inde, l'Iran et la Turquie, ce système devra jouer le tout pour le tout pour détruire ce mur, c'est-à-dire en entrant en guerre ouverte avec les autres puissances, avec les conséquences terrifiantes que l'on peut imaginer. Pour l'instant, la stratégie est celle de l'"endiguement", mais cette stratégie n'a pas arrêté, et je crois qu'elle n'arrêtera pas, la montée en puissance de la Chine, donc soit nous devrons affronter la Chine de front, avec le risque d'un conflit au potentiel destructeur énorme, compte tenu des armes actuelles.
Ou bien nous devrons faire face à une transformation interne, ce sera une période de chaos et là les mouvements sociaux reviendront en jeu, en partant du centre du système occidental, c'est-à-dire les USA. Les mouvements populistes déjà défunts ne peuvent être eux-mêmes qu'une anticipation pâle et déformée, un avortement des futurs mouvements qui renaîtront. Ils sont originaires du centre, des États-Unis, et ont trouvé une application faible, et de courte durée, en Italie, le terrain d'essai habituel. Trump aurait voulu une réduction de la fonction impériale des États-Unis, répondant à la lassitude de la population américaine qui souhaiterait un plus grand bien-être intérieur et un désengagement des engagements liés à la puissance impériale, mais il n'a pas pu le faire car cela impliquerait un changement de la raison d'être du système impérialiste américain. La stratégie d'endiguement peut se poursuivre pendant un certain temps, peut-être des années ou des décennies, mais tôt ou tard, on en arrivera au point suivant: soit le système impérialiste américain réalisera sa raison d'être, à savoir la domination mondiale, en anéantissant les puissances rivales, soit un changement de système sera nécessaire.
Puisque la première est une option destructrice, bien qu'elle soit bien présente, nous ne la prendrons pas en considération, mais sur la seconde nous basons la nécessité de nouveaux mouvements sociaux, puisque les transformations internes sont provoquées par les mouvements sociaux. Il s'agit certainement d'un raisonnement futuriste, mais je crois que la stagnation actuelle, qui ressemble au calme habituel avant la tempête, ne durera pas longtemps, l'histoire se remettra en marche.
2. L'avènement du néolibéralisme a conduit à la décadence, voire à la disparition de la classe moyenne. L'émergence d'oligarchies économico-financières étroites s'est accompagnée d'une prolétarisation généralisée des masses, entraînant des inégalités sociales extrêmes. Mais selon Giulio Sapelli, dans son livre "Dans l'histoire du monde, les États, les marchés, les guerres", une prolétarisation encore plus radicale et profonde que l'économique, l'intellectuelle, s'est manifestée dans la société : "Cette nouvelle prolétarisation est la perte de connaissance de l'homme par rapport à l'objet technique qu'il a devant lui". La perte de connaissances se transforme en dépendance technologique, avant de devenir économique. Cette prolétarisation ne touche pas seulement le monde du travail, mais envahit également la vie quotidienne et exclut donc toute forme de conflit social à la racine. Dans l'ère néo-libérale, ne voyons-nous donc pas les problèmes marxiens de l'expropriation du travail, de l'aliénation et du "fétichisme de la marchandise" ?
Je ne sais pas si dans ce passage Sapelli a en tête Claudio Napoleoni, dont il était l'élève, qui, sur la base de la théorie complexe de Sraffian, est arrivé à la conclusion que le concept marxien d'exploitation contenait un problème insoluble. Nous ne reviendrons pas ici sur cette théorie complexe, mais nous pouvons dire qu'il y avait une incongruité insoluble entre le niveau du produit du travail, qui est toujours social, le produit est le résultat d'un travail associé, alors que l'exploitation du travail était déterminée en termes d'heures de travail individuelles que le travailleur recevait pour son salaire, et combien allait au propriétaire des moyens de production.
Napoleoni a donc proposé de déplacer l'accent sur la question de l'aliénation, en proposant une sorte de fusion de l'aliénation et de l'exploitation. La perte de contrôle du travailleur sur les conditions de production était l'exploitation réelle, le travailleur générait avec son travail un pouvoir qui le dominait. Dans la marchandisation universelle qui s'étend au-delà de la sphère de la production, nous voyons l'omniprésence du mécanisme qui semble si universel qu'il paraît insurmontable, une perte générale de contrôle sur les conditions de sa vie.
"Vous n'aurez rien et serez heureux", peut-on lire dans un slogan lancé sur le site du forum de Davos. Dans un avenir dystopique, votre maison sera fournie par une plateforme de co-habitation, votre voiture ne sera pas votre propriété, mais vous l'utiliserez en fonction du temps, vos loisirs, vos voyages, vos restaurants seront tous gérés par l'"État", mais un État qui s'identifie à Google et aux diverses "plateformes" qui lui sont rattachées. Vous travaillerez, quand vous travaillerez, selon les modalités établies par les plateformes, ou bien elles vous fourniront un revenu de subsistance, mais le tout dans une dépossession générale et une perte de contrôle de vos propres conditions de vie. Ici encore, nous voyons l'oikonomie en jeu, dans le sens d'un désir de contrôle illimité sur la société.
Le nouveau contrôle numérique est si omniprésent qu'il semble invincible. Elle transforme en son contraire ce qui est assurément un énorme enrichissement de l'intellect général, comme le développement des technologies de l'information, pour reprendre un concept marxien, qui passe par Aristote, Averroès et Dante lui-même. C'est précisément parce que ce développement du savoir collectif (l'intellect général) se fait sous le signe de l'aliénation qu'il devient un pouvoir qui, au lieu d'améliorer la condition humaine, devient un instrument d'oppression. Dans ce cas également, la philosophie peut nous donner quelques indications. Selon Heidegger, une caractéristique de la Technique est de croire que le monde qu'elle crée est le seul monde réel. Tant que nous resterons dans cette croyance, il sera impossible d'en sortir, mais il est possible et nécessaire de sortir du monde créé par la technologie. Concrètement, cela signifie, par exemple, quitter le monde des réseaux sociaux, ou les utiliser autant que possible pour reconstruire une vraie sociabilité. Quitter le monde virtuel de la technologie pour construire des sociétés dans les sociétés, comme l'indique Agamben. C'est la condition préalable à une nouvelle autonomie de classe, qui est nécessaire tant pour les classes moyennes que pour les classes inférieures.
3. La confrontation et le conflit entre les classes sociales ont disparu, tout comme la dialectique d'opposition entre les forces sociales issues de la société civile. Les classes sociales ont tiré leur raison d'être de la dialectique d'opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat. La disparition de la classe bourgeoise a donc également entraîné la disparition de la classe ouvrière antagoniste. La dialectique établie entre les classes sociales déterminait la conscience des masses de leur identité collective, de leur rôle dans la société civile. La confrontation et l'affrontement entre les classes sociales ont généré un élargissement toujours plus grand de la participation politique des citoyens et une représentation toujours plus incisive des corps intermédiaires dans les institutions étatiques. La disparition des classes sociales, en revanche, a produit une structure oligarchique de la société, qui a conduit au manque progressif de représentativité des institutions démocratiques elles-mêmes. Cette division interne de la société, entre les élites et les masses prolétarisées, a également conduit à la fin de toute dialectique interclasse. Ne pensez-vous pas, par conséquent, que le capitalisme de classe a été remplacé par un nouvel ordre néo-libéral que l'on pourrait qualifier de "castéiste" ?
L'oligarchisation de la société et la verticalisation des relations de pouvoir ont conduit à la formation de "castes" dans les sphères économique, politique, médiatique et universitaire. Les groupes de pouvoir sont fermés sur eux-mêmes, ce qui entraîne une très faible mobilité sociale, qui est l'indicateur classique d'une société qui fonctionne. Toutes les statistiques parlent d'une mobilité sociale en déclin dans toutes les nations occidentales.
4. Après le déclin des idéologies du 20e siècle, la dichotomie de la lutte des classes entre la bourgeoisie et le prolétariat a disparu dans la société post-industrielle. L'idéologie du 20ème siècle n'a-t-elle pas échoué en raison de sa vision unilatérale et utopique de la réalité historique et sociale ? La victoire du prolétariat aurait-elle déterminé la fin des classes ou l'avènement d'un totalitarisme de classe ? La conception idéologique de classe, par sa nature même autoréférentielle, s'est avérée incapable d'interpréter et de représenter la complexité d'une totalité sociale comprenant une pluralité très diverse de sujets sociaux émergents non réductibles à la dichotomie bourgeoisie - prolétariat ?
Cette dichotomie découlait d'une logique interne du système marxien, puisque c'est par elle que le système serait renversé, mais la tendance réelle a plutôt vu une croissance des classes moyennes. La question de l'absence de polarisation de la société envisagée par la théorie marxienne, avec au contraire le développement des classes moyennes, s'est posée assez tôt dans le mouvement socialiste et communiste. Bien que cette erreur ait mis à mal certaines des pierres angulaires de la théorie marxienne de la transformation sociale, elle n'a jamais été vraiment reconnue car, en fin de compte, "le moteur de la transformation" restait la classe ouvrière, bien qu'elle soit comprise dans un sens large, incluant les "forces mentales de la production", "de l'ingénieur au dernier ouvrier", comme l'a dit Marx dans Le Capital. Ceux qui ont soulevé ces objections ont été traités de "révisionnistes". Le problème non résolu des classes moyennes a eu de graves conséquences pour le mouvement ouvrier allemand, et a joué un rôle important en poussant les classes moyennes vers le nazisme (j'en parle plus en détail dans mon livre Pour un nouveau socialisme).
Je dirais que nous devons sortir de cette perspective, également parce qu'en fait, il n'y a plus de mouvement ouvrier. Soyons réalistes, une société organisée est une société avec des différentiels de pouvoir et de contre-pouvoir. Si vous enlevez le pouvoir aux corps intermédiaires, vous finissez par le concentrer dans l'État au point de créer une société totalitaire. Nous devons abandonner l'idée utopique d'une "société sans classes", mais en même temps réfléchir aux différences qui sont acceptables, justifiées et nécessaires. Les actuels ne le sont certainement pas. Hannah Arendt avait raison : une société déconstruite, "sans classe", est une société totalitaire.
L'individualisme absolu du jeune Marx (comme l'appelle à juste titre Louis Dumont) imaginait un monde dans lequel la division du travail pouvait être dépassée comme par magie, et où "l'homme" serait chasseur le matin, pêcheur l'après-midi, et critique le soir. Dans le Capital, nous avons une formulation plus mûre : le développement de la productivité du travail aurait réduit le temps nécessaire au travail en libérant du temps pour le développement personnel, le soin de son éducation, ses affections et ses relations sociales et politiques. Cette dernière est certainement une formulation plus réaliste et permet de fonder la relation entre les classes en des termes différents. Un travailleur, même s'il se trouve au bas de l'échelle sociale, devrait et pourrait avoir tous les moyens d'une vie digne. Mais le système de pouvoir actuel préfère créer une classe de parias, à entretenir éventuellement avec un revenu de subsistance (appelé citoyenneté), tant que les heures de travail ne sont pas réduites. Une grande bataille pour la réduction du temps de travail serait une bataille dans laquelle les classes inférieures et moyennes devraient converger.
Cependant, la question de la division du travail, autour de laquelle se forment les groupes sociaux, est restée non résolue dans le marxisme. Est-il vraiment possible de surmonter la division du travail ? A mon avis non, étant donné la spécialisation requise pour de nombreuses professions. Une réflexion franche sur ce problème, que nous ne pouvons pas faire dans ce contexte, permettrait également de reformuler la question du rapport entre les classes sociales en termes plus réalistes.
5. Dans le système néo-libéral, il n'y a pas de dialectique de confrontation entre les partenaires sociaux car dans les institutions de l'Etat libéral, il n'y a pas de corps intermédiaires. L'idéologie libérale a une matrice individualiste et le capitalisme n'est donc pas un projet de société défini. En effet, le capitalisme est un système économique et idéologique très multiforme et susceptible d'adaptation et de transformation dans les contextes historiques et géopolitiques les plus divers. Selon Costanzo Preve, la réalité historique actuelle ne peut être comparée à celle de 1917, celle du capitalisme dialectique, mais est plutôt comparable à celle de 1789, celle de l'opposition entre l'ancien régime et le tiers état. En fait, à une oligarchie technocratico-financière correspond un tiers état, qui ne peut être qualifié de classe sociale antagoniste comme l'était le prolétariat, mais une masse atomisée d'individus économiquement marginalisés par le monde du travail et politiquement éloignés des institutions politiques. Par conséquent, l'établissement d'un conflit de classes n'est-il pas très problématique aujourd'hui ? Qu'en pensez-vous ?
Pour Preve, il fallait dépasser la bataille "tragi-comique" entre la petite bourgeoisie pseudo-niccienne et les classes populaires subalternes pseudo-marxistes, supervisées et nourries d'en haut par la grande oligarchie capitaliste (comme il l'a écrit dans un texte consacré à "Marx et Nietzsche"). La question du dépassement de la dichotomie gauche-droite, l'une des principales exigences de la philosophie politique de Preve, découle également de cette prise de conscience. Dans le sillage de la réflexion ouverte par Preve, nous devrons rechercher quels sont les éléments qui, dans l'héritage du marxisme, font obstacle à une collaboration entre les classes moyennes et les classes inférieures.
6. La société civile s'articule par définition sur la multiformité des fonctions exercées par la pluralité diversifiée des groupes sociaux qui la composent. La société capitaliste est en effet structurée sur la division du travail. Dans l'organisation et le fonctionnement de l'économie mondiale, la division du travail a atteint son zénith. Ainsi, dans le contexte du système néolibéral mondial, l'identification des classes sociales aux catégories productives a été réalisée. Mais, je me demande si le fondement de l'agrégation des individus dans une classe sociale particulière n'est pas de nature politique ? Le principe communautaire qui préside à la formation d'une classe sociale identifiée à la synthèse des intérêts politiques, culturels et économiques, n'est-il pas celui par lequel se réalise la participation politique des citoyens ? L'identification entre classes sociales et catégories productives n'est-elle pas le résultat d'une orientation idéologique libérale et économiste qui rend les classes sociales homogènes et fonctionnelles à la structure du système néolibéral ?
En effet, la classe sociale est une construction, ce n'est pas seulement l'appartenance à une catégorie socio-économique. Dès qu'une classe s'organise, elle crée ses propres partis, ses syndicats, ses organisations culturelles et de loisirs. Alors que sans organisation de classe, chaque individu appartient à une catégorie mais n'appartient pas à une classe. Pour cette raison, il est nécessaire de dépasser les données purement économiques ou sociologiques : sans la dimension politique qui l'organise, la classe n'existe pas, et il manque l'un des corps intermédiaires fondamentaux entre l'individu et l'État. C'est pourquoi, dans le passé, un individu pouvait être issu d'un autre milieu social, mais reconnaître et participer aux formes de vie associées, à la politique et à la culture du mouvement ouvrier.
Cependant, il est clair que le cycle du mouvement ouvrier des XIXe et XXe siècles est arrivé à son terme. La démocratisation qu'elle a apportée est en train de disparaître. Ce n'est pas une coïncidence si l'oligarchisation touche également la classe moyenne, qui, je l'espère, réalise maintenant l'erreur stratégique de se concentrer principalement sur la lutte contre les classes inférieures. C'est le cœur de notre discussion, puisque la classe moyenne est également touchée, beaucoup de ceux qui en sont issus ressentent le besoin de redécouvrir le "conflit social" et certains se tournent même vers Marx, le penseur par excellence du conflit social. Il y a cependant un obstacle. Dans le passé, lorsque le mouvement ouvrier était encore vital, ceux qui appartenaient à la classe moyenne, même s'ils pouvaient avoir de la sympathie pour la lutte des classes inférieures, ne pouvaient ignorer que le communisme prévoyait la disparition de la classe moyenne. Évidemment, dans le passé, même ceux qui pouvaient penser à la nécessité d'une alliance entre les classes dans la mesure où l'objectif de la "disparition des classes sociales" prévalait dans le mouvement ouvrier ne pouvaient pas y adhérer par pur souci de conservation.
Je crois qu'il est possible de tenir ensemble la conscience du conflit social, et en cela la théorie marxienne reste certainement utile, avec l'idée d'une société articulée et structurée intérieurement, en abandonnant l'utopie de la "disparition des classes sociales", en poursuivant au contraire l'idée d'une société richement articulée intérieurement, dans laquelle aucun groupe social n'est privé des moyens d'une vie digne de l'être humain.
L'oligarchisation signifiera avant tout ceci : l'exclusion de la vie sociale, pour certains directement misérable, pour d'autres peut-être pas, mais dans tous les cas une vie appauvrie, privée de ces liens et relations humaines qui sont le piment de la vie et qui sont propres à une société structurée et organisée intérieurement. Un monde composé d'élites dirigeantes étroites et d'une masse écrasée, tandis que la propagande, comme c'est déjà le cas, le rendra incapable de comprendre que c'est précisément la cause de son malheur. Il est en effet difficile de prédire de manière aussi abstraite, on peut espérer que des formes d'opposition à cette exclusion sociale verront le jour. Si nous voulons voir dans le mouvement contre le passeport vert, nous pouvons y voir une certaine anticipation d'un mouvement qui doit grandir en taille ainsi qu'en maturité politique. Le laissez-passer vert est devenu le symbole de cette exclusion massive, qui est présentée comme une bovinisation de ces masses, si je puis dire, masses à enfermer chez soi, à vacciner sans discernement, et à qui l'on raconte des tas de mensonges. La question du passeport vert est un élément d'une question démocratique plus large. Bovinisation à laquelle la majorité adhère, compte tenu de la fatigue et des risques liés à la rébellion, et grâce à l'anéantissement par les médias de toute perspective de vie décente. Mais il n'est pas exclu que demain, lorsque le désastre que les classes dirigeantes sont en train de créer avec le covid apparaîtra au grand jour, beaucoup seront des opposants de la première heure, comme cela s'est produit avec le fascisme.
Dans la mesure où nous reconnaissons la nécessité d'abandonner un modèle marxiste qui poursuivait la "fin de la société de classe", nous devons souligner l'inacceptabilité de la structure sociale actuelle, du véritable fossé qui sépare les classes dominantes des classes non dominantes, qui pour ces dernières s'annonce comme une véritable exclusion du système social.
En conclusion de ce discours tourné vers l'avenir, mais il est parfois nécessaire de ne pas s'aplatir sur le présent, nous devons réaffirmer que l'histoire se remettra en marche, même pour les "retraités de l'histoire" que sont les peuples européens, et la population italienne en particulier. Tôt ou tard, il y aura une résolution de l'impasse apparente, les États-Unis ne peuvent accepter la naissance d'une autre puissance, à partir de la solution de ce problème central, d'une manière ou d'une autre, l'histoire se remettra en marche et donc aussi les mouvements sociaux. Il est clair que nous devons passer par cette transition, qui est terrifiante en raison des risques qu'elle comporte. On espère que l'Italie parviendra, on ne sait comment, à traverser la tempête, car notre nation court de très grands risques de scission et de relégation grave qui pourraient la ramener à une "expression géographique". Lutter pour la préservation de la culture italienne, qui, avec tous ses défauts, peut, je crois, comme elle l'a été dans le passé, avoir encore quelque chose à dire dans le futur, est un objectif prioritaire.
16:48 Publié dans Actualité, Entretiens, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, lutte des classes, classes sociales, marxisme, socialisme, libéralisme, néolibéralisme, entretien | |
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L'empire postmoderne, une volonté dantesque
L'empire postmoderne, une volonté dantesque
Par Luca Leonello Rimbotti
Source: https://www.centroitalicum.com/limpero-postmoderno-una-volonta-dantesca/
La conception théologique du politique est chez Dante une expression essentiellement anti-moderne, typiquement et pleinement médiévale, traditionnelle, l'ennemi ontologique de tout progressisme.
Lorsque, dans le Paradis, Dante parle de la "fleur malheureuse" épanouie par la corruption et la fièvre malsaine du profit, il fait référence au florin, la monnaie florentine qui était à la base de la nouvelle société mercantile dont Florence était déjà le moteur au début du XIVe siècle. Dante considérait la domination de la monnaie comme la plus pernicieuse des dégradations dans lesquelles la ville avait sombré.
L'effondrement de l'ancienne Florence gothique et gibeline, greffée sur la communauté populaire et les valeurs d'une hiérarchie traditionnelle ferme, avait été provoqué par l'arrivée des nouvelles classes marchandes, la "gente nova" qui venait souvent de la campagne (comme les Médicis du Mugello) et s'imposait rapidement avec cet esprit d'acquisition, c'était la nouvelle bourgeoisie, les enrichis, qui sont devenus les nouveaux seigneurs de la société grâce à leurs "gains somptueux" et à leur morale utilitaire et individualiste destructrice.
L'œil politique de Dante a clairement vu la disparition des anciennes familles, liées à l'ordre féodal, et a remarqué très tôt un phénomène d'époque, la montée de la bourgeoisie et l'imposition de l'idéologie du marché. Sa critique de la société économique usuraire fut l'une des premières, et avec des siècles d'avance sur les considérations de Werner Sombart et Max Weber, il a su pointer du doigt le changement de classe sociale au pouvoir, et l'avènement d'idées qui subvertissent l'ordre traditionnel, comme un signe certain de la dégradation civile liée au capital financier.
Florence, banquière et spéculatrice, reine du prêt à intérêt à l'échelle européenne et capitale du prêt usuraire financier, avait en Dante lui-même son plus grand critique et adversaire.
L'idéal civique et politique de Dante avait autre chose en tête : la société mesurée, la petite communauté laborieuse, le travail honnêtement rémunéré, en substance la petite ville à échelle humaine, insérée dans la vision impériale d'un cosmos régulé par les "deux soleils" - l'empire et la papauté - et par la conception transcendante du pouvoir, au sein de relations sociales de communion sacrée. Pouvoir temporel et autorité spirituelle, soudés en un seul système symbolique: l'épée et la croix, les deux aigles.
Rien de plus anti-moderne ne pourrait être imaginé. Rien ne pourrait être plus hostile aux programmes de financiarisation universelle qui en étaient alors à leurs balbutiements et qui en sont aujourd'hui au pinacle. Dante est une sorte de barrage brisé par lequel la civilisation occidentale plonge dans ce tourbillon qui, de l'humanisme aux Lumières et à l'égalitarisme démocratique, la conduira aux délires actuels de la société ouverte. Si l'on voulait chercher un point de divergence entre la conception de Dante et la modernité libérale, on pourrait l'identifier dans le cosmopolitisme : autant celui-ci est l'épine dorsale de la civilisation technocratique, vecteur d'individualisme et de déracinement économique, autant il était étranger à la vision de Dante de la cité populaire, ethniquement liée, unie dans la corporation des métiers, rempart de la solidarité sociale et de l'identité. Tout cela en s'appuyant sur l'Amour en tant que force d'agrégation, d'affinité qui attire, purifie, ouvre l'intellect et arrange les points communs.
La "citoyenneté fidèle", c'est-à-dire le respect des rôles sociaux selon l'ordre de la nature, est l'aune de Dante à laquelle se mesure la justice de l'ordre de la cité. Les anciennes vertus, tant civiles que politiques, tant culturelles que militaires, dans l'ordre de Dante, étaient garanties par les familles "magnates" traditionnelles, qui exerçaient un pouvoir certes sévère et même dur, mais juste, centré sur une solidarité communautaire dans laquelle, jusqu'à présent, le profit, la concurrence malhonnête et l'égoïsme de classe débridé n'avaient pas leur place. Mais ils avaient l'honneur, la relation échangeable, la hiérarchie sacrée.
Pour Dante, l'idéal même de l'Empire est la représentation d'un système cosmiquement ordonné par des cercles concentriques. Comme il est écrit dans De Monarchia, l'Empire n'est que le plus large des cercles dans lesquels l'humanité se range ; la cité, la nation, dans ce contexte, ne s'éteignent pas, mais sont exaltées et renforcées et, de cette façon, l'universalité impériale n'est pas l'universalisme des cosmopolites, indifférent aux variables et aux différenciations ; elle est, au contraire, l'unification des fins, l'effort de tous les membres, comme dans le corps humain, et même dans la différence de chacun d'eux, vers la même fin du bien commun. L'empire est comme une armée en marche, dit Dante, qui ordonne et discipline ses rangs, tendant chaque département vers la seule fin commune de la victoire.
En fait, l'Empire ne menace pas, mais garantit les villes, les peuples et les nations, les plaçant à sa base comme des membres nécessaires. Le fait que Dante considère lui-même l'Empire romain - comme un écoumène au sein duquel s'épanouit la diversité des peuples - ne fait que confirmer que sa pensée politique s'inspire du passé pour l'avenir.
Son identification de l'empereur Arrigo VII comme le prochain "vindicateur", le restaurateur du pouvoir impérial, témoigne de la veine authentiquement gibeline que Dante utilise pour opposer à la désintégration sociale provoquée par l'utilitarisme bourgeois la solidité du principe seigneurial du souverain absolu. Dante : "une vie pour l'empereur", a-t-on écrit.
L'Empire traditionnel, dans lequel Dante se reconnaît et pour lequel, en tant que Guelfe "blanc", il se bat, en invoquant le pouvoir du monarque en tant que chef absolu désigné par la providence et la volonté divine, est oint des chrismes de la sacralité religieuse, et en plein droit d'incarner les attentes du peuple. Le monarque est le seul guide, car selon Dante, la multiplicité (des hommes, des classes, des intérêts) connaît un seul point de synthèse, tout se rassemble dans le centre unique, inspiré par Dieu.
La conception théologique du politique est chez Dante une expression essentiellement anti-moderne, typiquement et pleinement médiévale, traditionnelle, l'ennemi ontologique de tout progressisme. En fait, Dante a été accusé de "passéisme", comme un homme politiquement myope et en retard sur son temps, incapable de reconnaître les changements sociaux et de les interpréter. Le contraire est vrai. C'est précisément parce qu'il les a identifiés et qu'il les a vus surgir dans sa propre ville, les changements, et en reconnaissant immédiatement le vrai visage des vices et des perversions, que Dante a développé une doctrine de l'opposition, qui n'est pas un objet passif des événements, mais un sujet actif de réaction et de retour aux valeurs pérennes de la tradition du politique comme renversement sacré de l'ordre. Il dépeint une société quasi confucéenne, immobile, stable et immuable, puisque la cité terrestre, n'étant qu'un miroir de la cité céleste, répète ses statuts, tous fondés sur le monde comme miroir perfectible de la perfection divine.
Le monarque, dans ce cadre de transcendance vécue, transposée dans l'immanence de la société civile, se présentera alors comme le seul régulateur sur terre du seul Dieu du ciel. Et la Cité terrestre, de cette façon, aura comme plus grande tâche la tension continue vers l'image claire et captivante d'un Paradis possible : le facteur discriminant est la démolition de l'orgueil individualiste, de la soif dissociée de richesse, et l'établissement d'une nouvelle conscience transcendante, qui reconnaît l'idéal divin comme une possibilité de renversement sur la scène mondiale. On pourrait dire que la théologie politique de Dante est une fois de plus confrontée à l'éternelle lutte, typiquement européenne, entre l'idéalisme et le matérialisme, entre l'être et l'avoir.
Après tout, pour Dante, une société bien ordonnée est l'adaptation de la commune à la nature, et puisque la différenciation (entre les peuples, entre les individus, entre les idées et les choses) est naturelle, l'institution politique doit également être naturelle. Comme il ressort, entre autres, des paroles de Carlo Martello dans le Paradiso : "...si le monde d'en bas mettait son esprit / au fondement que la nature pose / à sa suite, il aurait des gens bien".
Il y a, dans cet organicisme naturaliste de Dante, bien des attitudes qu'avait adoptées l'idéalisme réactionnaire du XIXe siècle, chez un de Maistre, chez un de Bonald, ou dans le romantisme politique allemand étudié par Schmitt, ces contre-révolutionnaires qui s'appuyaient sur l'enseignement des lois de la nature pour s'opposer à la formidable attaque contre l'humain et le divin que menaient les doctrines et les politiques du subversivisme progressiste/jacobin. Dante comme un précurseur d'Adam Müller, d'un Baader, des traditionalistes du XIXe siècle ? Pourquoi pas ! Les vaincus de l'histoire ? Certainement, mais vaincu par cette histoire particulière de dégénérescence politique dans laquelle l'Occident est tombé, au moins depuis 1789. Et puis faire partie des perdants de l'histoire, avouons-le, ne signifie pas toujours être dans le tort.
Il n'est pas nécessaire de se référer aux interprétations ésotériques bien connues de la pensée de Dante - dans lesquelles des intelligences de première grandeur, de Pascoli à Valli ou Guénon, ont fait de leur mieux - pour constater que le politique chez Dante n'est pas seulement la socialité, mais la transposition théologique d'une pensée apocalyptique, une anticipation grandiose de ces religiosités civiles qu'Eric Voegelin a étudiées dans leur réapparition sous une forme moderne dans la première moitié du vingtième siècle, comme épiphanies du sacré parmi les mailles de la société de masse. La pensée, si l'on veut, lorsqu'elle est profonde et en contact avec les entités fondamentales de l'être, est toujours obscure et cachée: "la doctrine qui cache".
En ce sens, la lecture de la pensée de Dante par Ezra Pound (ce Dante du vingtième siècle, dont les Cantos n'étaient rien d'autre qu'un effort pour écrire une Comédie postmoderne) apparaît vraiment brillante, conduisant l'exposition de la vérité à l'absolu qui se cache derrière les choses.
Pour dire les choses crûment : l'enfer, le purgatoire et le paradis doivent être considérés comme réels non pas tant comme des lieux physiques que comme des états et des conditions. Les conditions des ombres fréquentées par Dante dans la Comédie sont donc avant tout des "états mentaux" et des "personnalités intérieures". Ce fait se répercute sur la conception générale, on pourrait dire idéologique, de Dante. Tout est présidé par le destin de la justice éternelle : Pound, mais pas lui seul, a mis en parallèle le "contrapasso" qui discrimine les êtres abordés en cours de route avec les doctrines orientales liées au Karma. Et la fin est à chaque fois la purification, "la montée hors de l'ignorance vers la claire lumière de la philosophie". Des accents gnostiques, certes, inscrits dans la considération plus large que Dante - le politicien, le métaphysicien, le théologien - est "guidé par une personnification de la culture classique, de la théologie mystique et des pouvoirs bienfaisants".
Il y a beaucoup de choses païennes, pourrait-on ajouter, dans cette accentuation de la foi de Dante dans les "puissances bienfaisantes". Tout comme l'ancien Romain, le Florentin a confiance dans le cosmos, dans les lois, dans le destin, dans les forces arcanes qui bougent et submergent. Dante, homme et écrivain, austère et patricien, est comme une cathédrale, a fait remarquer Pound. Il fait face à la fortune et au malheur avec le même froncement de sourcils. Il peut être représenté seul, car sa force est d'être seul et solitaire : "L'aristocratie de Dante consiste à ne pas faire de concessions à l'opinion du monde". Dante le dépassé.
Pour entrer véritablement dans Dante, il est nécessaire de reconnaître en lui l'ennemi de la modernité acquisitive, en écoutant sa "poésie grossière", comme l'a écrit Papini il y a de nombreuses années dans Dante vivo. Il faudra alors aller à contre-courant des troupeaux homologués, "retrouver une virilité spirituelle" et posséder "une âme sérieuse et courageuse, ennemie des demi-mesures", capable de "haïr beaucoup de choses qu'on aime aujourd'hui".
15:35 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : dante, florence, moyen âge, florence médiévale, empire, lettres, lettres italiennes, littérature, littérature italienne | |
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