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mercredi, 02 octobre 2024

Actualité de Corneille

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Actualité de Corneille
 
par Claude Bourrinet (2008)
 
L’aube des origines et le crépuscule des destins révèlent souvent la vérité des essences. Ainsi la Grèce manifeste-t-elle l’esprit de l’Europe, le dévoilement de son Être en sa pleine lumière, tandis que le nihilisme contemporain figure l’aboutissement nocturne et fatal de l’entreprise chrétienne. De même, les principes, c’est-à-dire les raisons premières, qui avaient soutenu les valeurs, les habitudes, les perceptions de toute une époque, de tout un monde, sont les derniers à périr quand le reste a sombré, et en disparaissant, laissent à la postérité, souvent inapte à en comprendre la grandeur, des lueurs fulgurantes susceptibles d’atteindre, par delà les siècles, les quelques happy few dont le cœur bat encore.
 
Un théâtre héroïque
 
Après un siècle de re-christianisation de l’Europe (Réforme et Contre-Réforme), d’idéologisation des conflits politiques, d’administration de l’État de plus en plus centralisée, d’embourgeoisement de la société, la France connaît une période de Révolte aristocratique que l’on peut considérer comme l’effort dernier pour sauver la liberté face au triomphe des robins et du pouvoir machiavélien des Bourbons. C’est la dernière rébellion de type féodal avant l’avènement du « monde moderne » (au sens que lui donnent Guénon et Evola). Révolte désespérée, qui culminera dans l’épisode de la Fronde (1648 – 1653), sursaut certes parfois trop romanesque pour être efficace (inévitablement, le jeu de l’imaginaire appartient à la Weltanschauung aristocratique, tandis que le « réalisme » et le naturalisme des moralistes découlent du bon sens bourgeois, lequel fera le lit de l’absolutisme louis-quatorzien).
 

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Le théâtre de Corneille en saisit merveilleusement l’esprit, la morale héroïque. Homme de paradoxe, bourgeois, avocat sans état d’âme, bon gestionnaire, bon père de famille, sans éclat autre que ses pièces, mais terriblement susceptible, glorieux, défiant ses ennemis, refusant de coucher le Cid devant le terrible Richelieu et ses laquais de l’Académie, fulminant jusqu’à 78 ans contre l’abaissement de la cour, loyal quand bien même, fidèle à la royauté jusqu’au bout de la plume, mais détestant les tyrans, sans doute bon chrétien, traducteur en vers admirables de L’imitation de Jésus-Christ…, Corneille fut le créateur du théâtre le plus anti-chrétien du répertoire français et européen (1), le concepteur le plus éclatant d’un univers féroce, archaïque, de rapaces fiers et « superbes », dont l’honneur était la traduction de la plus extrême fidélité aux ancêtres, à la race, à la gens (famille large, lignée, sang, d’où « gentilhomme » et « généreux » [2]), au rang (le premier).
 
Le héros cornélien pousse la nature (mais ne la contraint pas) jusqu’à son point solaire, jusqu’à s’élever à la surnature, tranchant comme un nœud gordien ce qui rattache à la conservation bio affective pour sauver ce que tout homme a de plus précieux, le sens de l’existence, son côté lumineux (symbolisé par le halo de la gloire).
 

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Ainsi en va-t-il souvent dans ce théâtre (qui est ostentation, panache, bravade peut-être – Matamore n’est jamais loin de Rodrigue) dit « baroque » (mais que signifie ce terme ? la beauté baroque est tout simplement l’expansion spectaculaire de la geste héroïque, déjà elle-même mise en spectacle du geste). Voyez Shakespeare. Mais le génie élisabéthain est pessimiste, il croit trop dans l’étoile qui guide ses héros dans une course éperdue vers le « château de l’araignée ». Le héros cornélien, par une volonté qui dépasse dans l’exaltation la vertu cartésienne, trop équilibrée et bien-pensante, ainsi que la conciliation improbable (dans une anthropologie chrétienne) que ménageait l’entreprise dévote, à la suite de François de Sales, entre une nature pécheresse et une surnature divine, aboutit à la consécration du moi dans l’absolu de la liberté, dans le sentiment aigu d’une supériorité radicale. Il se veut Maître de l’affectivité féminine trop niveleuse et trop attachée à la vie (3), dont le sacrifice est le signe, la preuve, la source d’une appartenance à l’univers des cimes, où l’air se raréfie, à la limite extrême de la souffrance et de la respiration, mais sommet d’où l’on peut appréhender l’immensité des plaines grouillantes d’humains, et où le regard se fait soudain aussi savant et initié que celui des dieux. Il devient tot el, comme dit Chrétien de Troyes dans La Quête du Graal, c’est-à-dire tout autre. Nul ne peut comprendre que celui qui a fait l’ascension. Le moi est condamné à la solitude, mais reçoit la Beauté en récompense (4), ou plutôt la Joie, qu’il ne faut pas confondre avec l’épanchement de la volupté, et qui rappelle plutôt le joy des troubadours, cette ivresse qu’inspire le vol de la grive, si bien chantée par Bernard de Ventadour (Quan vey la lauzeta mover / De joy sas alas …).
 

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Un duel désespéré avec un siècle moraliste
 
Le théâtre de Corneille est une suite haletante de défis passionnés comme des joutes ou des duels (rituels sanglants d’affirmation aristocratique, que la monarchie avait interdits sous peine de mort), une quête des limites, une mise à l’épreuve permanente d’une victoire qui est toujours conquise, jamais acquise définitivement, que le temps, la vieillesse, la récréantise (5) fragilisent, et qu’un acte, un mot, une réaction mal maîtrisée risquent de détruire et d’anéantir. Le soleil de la gloire n’est jamais à l’abri d’un nuage ou du trou noir, ce gouffre obscur et sans fond qui fut la hantise du Grand Siècle. Comment par ailleurs stabiliser cette acmé quand au dessus la figure sacrée du Roi se transmue en figure profane et prosaïque d’un État qui administre le déclin du monde noble ? Ne reste alors au héros, pour affirmer sa différence, que la monstruosité, la fuite paroxystique vers le « crime », l’affirmation provocatrice et désespérée d’une situation hors du Bien et du Mal, jusqu’à achever son orbite lumineuse dans l’Océan noir du sadisme. À moins qu’il ne devienne ce pécheur racinien lucide et impuissant, ou cet honnête homme, concilié avec la nature, souvenir encore vivace d’un idéal de civilité courtoise cultivé à la cour, ornement d’un régime sur son déclin adonné aux plaisirs galants, dont l’image dégradée, scandale pour le bourgeois ou le dévot, est le libertin cynique, roué, fascinant, comme dom Juan, ou pire, dégénérant finalement jusqu’au noble grotesque, irascible, possessif et jaloux, en un mot embourgeoisé, du vaudeville à la Beaumarchais. Avant de laisser place libre au cuistre et à l’avocat.
 

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Un théâtre intempestif
 
La gangrène janséniste allait pourrir le corps social français durant tout le XVIIe siècle et au-delà (d’aucuns voient dans sa rage destructrice, plus que dans les Lumières, la genèse de 89), à commencer par les élites intellectuelles, pour toucher finalement le bas clergé. Saint-Cyran, Nicole, Arnauld, les religieuses de Port-Royal, Pascal lui-même – hélas ! – inscrivent dans l’imaginaire idéologique et politique le modèle du militant, parfois clandestin, persécuté donc juste, martyr de l’Idée, fanatique parce que sûr de son bon droit de raisonneur et de zélé, vindicatif, convulsif, convulsionnaire. C’est Yahvé tout entier à sa proie attaché, prophétisant, prosélyte et fulminant, sévère vis-à-vis des jeux mondains, condamnant toutes formes de plaisirs, notamment le théâtre, instillant dans les âmes la tentation glauque du mépris pour toute supériorité, la délectation des alcôves humides, la fascination hystérique de miracles grossiers, et promouvant la silhouette noire et austère de l’homme médiocre, humilié, haineux, dont la grandeur consiste dans sa ténacité à fuir toute la « vaine » grandeur, la gloire, la lumière des héros.
 
On comprend pourquoi, à part la parenthèse romantique, et la tentative de la bourgeoisie d’intégrer Corneille dans la perspective moraliste d’une entreprise de contrôle raisonné des passions, le théâtre cornélien ait subi une certaine occultation au profit d’un Racine dont le puritanisme et le mépris du surhomme contentaient aussi bien les rationalistes kantiens et spinozistes de l’université et de l’École normale que les esthètes du style épuré, sans oublier les amateurs de sensibilité biblique. En revanche, un romancier comme Stendhal ou un penseur comme Nietzsche l’ont salué comme l’un des leurs. Les réticences du pouvoir actuel à célébrer, en 2006, le quatre centième anniversaire de la naissance du Grand Corneille finalement ont quelque chose de réjouissant : elles prouvent que le poète n’est pas récupérable par les nains.
 
Notes:
 
1 : Polyeucte travaille pour sa propre gloire, non pour celle de Dieu. Jésus-Christ n’est pratiquement jamais évoqué dans une pièce qui a suscité l’ire de la Compagnie du Saint-Sacrement.
 
2 : Qui donne sans calculer, sans barguigner, tout ce qu’il a dans le cœur (mais Rodrigue, comme jadis Lancelot et Perceval, n’a-t-il pas trop balancé avant de prendre – fatalement – la bonne décision ?) .
 
3 : Si Corneille mêle dans son théâtre, sans difficulté, l’univers féodal et celui des Grecs et des Romains, c’est que, au-delà des apparences, ce sont des univers qui se ressemblent. L’éthique des maîtres (qu’ils se fussent appelés comtes ou quirites) consistait à placer la liberté aristocratique au-dessus de la conservation de la vie, dont l’amour excessif ne pouvait aboutir qu’à la condition d’esclave.
 
4 : L’Europe a très tôt vu dans la symbiose de la Beauté et de l’Éros la voie ascendante vers le divin. La femme, dans le théâtre cornélien, peut paraître un repoussoir, ce qu’il faut extirper de soi pour être soi ; mais elle est aussi non seulement, dans la tradition du fin amor, l’aide précieuse du héros pour qu’il se transcende, mais parfois aussi son égale. Chimène, cet œil de la conscience qui enjoint à Rodrigue son devoir, n’est-elle pas aussi sa concurrente dans la voie de l’héroïsme, et Camille en poussant son frère à la tuer n’accède-t-elle pas au même plan sacrificiel qu’Horace ? Il est vrai que l’une ne va pas jusqu’au bout de l’autosacrifice, et que l’autre sacralise par le sien ce qui nie l’héroïsme aristocratique, à savoir l’attachement passionnel.
 
5 : Relâchement, abandon des vertus viriles (voir Érec et Énide de Chrétien de Troyes).

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