lundi, 17 mars 2025
Douguine et le déclin de l'Occident
Douguine et le déclin de l'Occident
Bref essai de Constantin von Hoffmeister sur Alexandre Douguine et Oswald Spengler
Constantin von Hoffmeister
Nous sommes en train de pourrir. Mais dans la pourriture, quelque chose de différent se glisse. Oswald Spengler regardait l'Europe et voyait une vieille femme, les lèvres peintes pour en cacher les fissures. Alexandre Douguine regarde le monde et voit un champ de bataille, des lignes tracées dans le sang. L'homme faustien, celui qui va au-delà, le bâtisseur de cathédrales, l'ingénieur de l'apocalypse - il a trop construit, il est allé trop loin, et maintenant il se noie dans l'océan même qu'il cherchait à conquérir. Que reste-t-il ? Une nouvelle guerre, non seulement une guerre des nations, mais une guerre au sein de l'Être lui-même. La Quatrième théorie politique ne pleure pas l'Occident comme le fit Spengler. Elle rit. Elle aiguise son couteau. Elle déclare les vieilles idéologies mortes et jette leurs cadavres dans la boue. Elle appelle à quelque chose de nouveau, quelque chose qui va au-delà du libéralisme, du communisme, du fascisme - un retour, mais pas à la tradition en tant que pièce de musée. A la tradition comme arme.
Spengler savait. Il savait que les civilisations, comme les hommes, vieillissent, s'affaiblissent, s'effondrent sous leur propre poids. Mais que se passe-t-il lorsqu'un vieil homme refuse de mourir ? Regardez l'Europe: un continent au stade final de la consommation, qui siffle des slogans creux évoquant la « démocratie » et les « droits de l'homme » tandis que ses villes brûlent et que ses frontières se dissolvent. L'homme faustien, piégé dans sa propre création, incapable de s'en défaire, s'accrochant au rêve d'un progrès éternel alors qu'il est en train de s'enfoncer dans le vide. Mais Douguine ne parle pas de déclin, il parle de guerre. L'âge des Césars de Spengler, non pas comme un phénomène qui appelle une complainte, mais comme un phénomène qui réclame une prophétie. Les grands hommes reviendront, mais ils ne seront pas européens. L'Europe a oublié comment engendrer des conquérants. Les nouveaux Césars viendront d'ailleurs, de civilisations encore assez jeunes pour croire au destin.
Pseudomorphose : le beau mot de Spengler pour désigner l'étouffement d'une jeune civilisation par le cadavre d'une ancienne. L'Europe a étranglé la Russie pendant des siècles, l'a forcée à porter ses propres vêtements, à parler sa langue, à prétendre être ce qu'elle n'était pas. Mais la Russie n'a jamais été faustienne. Elle n'a jamais eu besoin de l'être. La Troisième Rome attendait toujours, attendait son heure, observait l'Europe s'étriper sur l'autel de son orgueil. Et maintenant ? La pseudomorphose se lézarde, se fissure. La Russie se débarrasse de sa peau occidentale, se tourne vers ses propres racines - eurasiennes, orthodoxes, nées dans les steppes. C'est ce que comprend Douguine : la Russie est jeune. La Russie a faim. Elle ne respecte pas les règles de l'ordre ancien et moribond. Elle en construit un nouveau, l'épée à la main, là où l'Occident tenait autrefois sa cour avec un stylo et du papier, aujourd'hui noyé qu'il est dans sa propre encre.
Qu'en est-il de l'Amérique ? Un colosse, oui, mais construit sur de l'air. Une expérience faustienne tardive, toute de technocratie et de rapidité, mais sans âme. La quatrième théorie politique ne s'incline pas devant elle. La vision de Douguine n'est ni américaine, ni mondialiste, ni universelle. Spengler voyait l'Amérique comme l'extension inévitable de la volonté de puissance faustienne: le capitalisme comme métaphysique, la publicité comme philosophie, la machine comme dieu. Douguine voit autre chose - un empire qui s'est oublié, qui ne sait même pas qu'il est un empire, se dévorant lui-même dans un rêve fiévreux de décadence libérale. Le César américain viendra, mais il n'héritera que de cendres.
L'Europe était belle autrefois. Sa tragédie est qu'elle n'a jamais su s'arrêter. L'âme faustienne était destinée à créer, à construire, à pousser vers l'extérieur, mais il y avait toujours un prix à payer. Spengler l'a vu: l'expansion infinie, l'ambition infinie, le rêve de l'illimité - jusqu'à ce que le rêve se brise et que les bâtisseurs deviennent des squatters de leurs propres ruines. Le côté négatif de l'esprit faustien est son refus d'accepter les limites, de savoir quand mourir. C'est ainsi qu'il perdure, mécanisé, bureaucratisé, automatisé, gouverné par des hommes qui n'ont ni passé ni avenir, avec seulement le bourdonnement ennuyeux de l'administration. La postmodernité n'est qu'un autre mot pour désigner la rigidité cadavérique.
Mais l'Occident a encore du pouvoir. Le cycle de Spengler n'est pas encore achevé, et même dans la décadence, il y a des moments de terrible beauté. Les derniers guerriers de l'ancien ordre - ceux qui se souviennent, qui ont encore le feu dans le sang - observent, attendent. L'ère des Césars ne sera pas douce. L'homme faustien, même dans sa chute, se déchaînera. Douguine ne croit pas à la survie de l'Occident, mais il croit en sa capacité à se battre, à se déchaîner même lorsqu'il tombe. La question est de savoir qui maniera cette rage. Les mondialistes, les gestionnaires, les lâches qui ont vendu leur héritage pour le confort ? Ou ceux qui entendent encore l'écho lointain des clochers gothiques, les hymnes de la bataille, le rugissement de quelque chose de primitif et d'oublié ?
La multipolarité n'est pas seulement une réalité politique. Il s'agit d'un changement métaphysique. Spengler y a fait allusion, Douguine le proclame. L'ère d'une civilisation dominant toutes les autres est révolue. L'homme faustien voulait le monde entier, mais le monde ne veut plus de lui. La Chine s'élève, indemne, sans être affectée par la maladie de l'Occident. L'Islam se souvient. L'Inde se réveille. La Russie rugit. Ce monde n'est pas celui des valeurs universelles, des droits de l'homme, de la démocratie au sens occidental du terme. C'est un monde de civilisations, de destin, de volonté. L'Occident faustien n'est plus qu'un acteur de plus sur la scène, il n'en est plus le metteur en scène.
Et pourtant, certains ne l'acceptent pas. Les fantômes de l'empire persistent. Le vieux monde s'accroche à ses mythes, refusant de voir que le vent a déjà tourné. L'OTAN s'étend, les sanctions s'empilent de plus en plus haut, une tour de dépit fragile qui s'effondre en même temps qu'elle s'élève, mais rien de tout cela n'arrête le lent effritement. Les dirigeants européens sont des somnambules. Le monde qu'ils gouvernent est une fiction. Spengler les a vus venir - la classe bureaucratique, les gratte-papiers, les employés de bureau chargés d'une civilisation mourante. Ils confondent leur position avec le pouvoir. Le vrai pouvoir est ailleurs, il se déplace vers l'est, vers le sud, vers ceux qui croient encore en quelque chose de plus grand que la croissance économique et les cadres juridiques.
Douguine et Spengler ne s'opposent donc pas. Ils sont les pendants d'une même vision : la mort de l'ancien et la naissance du nouveau. Spengler a fait son deuil. Douguine ne le fait pas. Il se prépare. La quatrième théorie politique ne cherche pas à faire revivre l'Occident. Elle cherche à le remplacer. Par quoi ? Cela n'est pas clair, mais la clarté, c'est pour le temps de paix. L'heure est à la bataille, à la guerre, non seulement dans les rues de l'Ukraine, de Gaza ou du prochain front, mais aussi dans l'esprit, dans l'âme, dans le tissu même de la civilisation.
Nous sommes en train de pourrir. Mais dans cette pourriture, quelque chose de différent se glisse. L'Occident est en train de mourir, mais il ne meurt pas tranquillement. Il se déchaîne, il lutte, il refuse d'accepter son destin. Spengler nous dit que c'est inévitable. Douguine nous dit de choisir un camp. La seule question qui reste est : qui tiendra le couteau ?
13:40 Publié dans Nouvelle Droite | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : nouvelle droite, nouvelle droite russe, occident, oswald spengler, alexandre douguine | |
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Commentaires
Je ne peux plus supporter le lyrisme emphatique et quelque peu hystérique, qui se veut poétique, héritier de la littérature romantique et postromantique allemande, avec ses hyperboles momifiées, ses incantations oraculaires si lassante, à force de les trouver sur le fil des phrases comme des perles sur un rosaire. Malheureusement Jünger a versé, dans la première partie de sa carrière d'écrivain, dans ce travers ridicule, comme on le trouve aussi dans Le IIIe Reich, d'Arthur Moeller van den Bruck, si mécaniquement et bêtement singé par un Dominique Venner, qui n'était pas à un poncif près.
Il faut donc éviter de s'enivrer avec de grands mots, surtout quand ils brassent les concepts larges et flous de civilisations enracinées. L'Occident est en crise, mais l'Occident, que Douguine le veuille ou non, c'est aussi la Russie, la Chine, l'Inde... Je ne crois pas aux socles archétypiques intangibles et pérennes. L'homme est un animal modulable. La Russie et la Chine, à la suite d'aléas historiques terribles, qui concernent essentiellement ce que les marxistes appellent l'accumulation plus ou moins primitive du Capital (en gros, la nécessaire industrialisation lourde - surtout à fins militaires -), ont pris un retard d'une ou deux générations par rapport au troisième capitalisme (le premier, l'âge des expérimentations parallèle à l'accumulation fiduciaire liée au commerce, le deuxième, l'accumulation du capital industriel, le troisième, l'âge de la consommation, le quatrième sera celui du transhumanisme) , celui de la consommation et de l'hédonisme nihiliste. Dans trente ans, elles y seront, avec les mêmes effets délétères. Du reste, ce qu'on appelle l'américanisation, terme générique, et qui se traduit par le faustisme et le prométhéisme, est l'horizon - d'ailleurs depuis l'entre-deux-guerres, depuis le communisme et le fasco-nazisme - indépassable. Il suffit que j'entende deux minutes Xavier Moreau pour savoir qu'il perçoit la Russie comme une Amérique en forme, et plus "clean". Ces libéraux sécu-régaliens n'ont de grille de lecture historique que ce que charrie la "modernité". La Russie, pour ne parler que d'elle, lorgne vers cette utopie matérialiste. Il est faux de prétendre qu'elle revient à la religion. Le taux démographique est catastrophique, et 'individualisme le plus égoïste a contaminé tous les pays de l'Est, qui ne demandent que de profiter du monde des objets. Même chose pour les Chinois, les Indiens etc. Dans un demi-siècle, on connaîtra la même crise que dans l'Occident collectif (le vieil Occident, en somme).
Écrit par : Claude Bourrinet | mardi, 18 mars 2025
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