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mercredi, 10 juin 2020

Louis Fruchart, chouan des Flandres

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Louis Fruchart, chouan des Flandres

via Facebook de Pierre-Olivier Gaden

Connaissez-vous l’histoire de Louis Fruchart, brave paysan de l’Alleu, qui, à la tête de l’insurrection royaliste des Flandres, remporta quelques victoires sur les troupes républicaines provoquant un vif émoi dans la capitale ?

Dans les provinces du nord, majoritairement fidèles à Dieu et au Roi, les actes de résistance se multiplièrent à la suite de la Révolution. Reflets de ces troubles, Le Sentier de briques, paru en 1953, comporte sept récits s’appuyant sur des anecdotes familiales au moment de la Terreur. Leur intérêt demeure bien plus historique que littéraire. à travers le personnage d’Adélaïde de Chevry, Pierre de Mouveaux illustre le dévouement à la cause royale des aristocrates de la région lilloise et met l’accent sur des évènements que l’historiographie républicaine s’efforce d’occulter. Une grande partie de la population de ces contrées tenta de s’opposer à l’idéologie du nouveau régime. On se demande cependant ce que viennent faire les dessins vendéens de Daniel Lordey dans cette flamanderie.

La révolte des conscrits

Sous l’Empire, l’impôt et la conscription avaient dévasté et rendu exsangues les campagnes du nord. Les Flamands, choqués par l’arrestation de prêtres des Deux-Nèthes et de la Dyle en 1810, maudissaient l’«Antéchrist» excommunié par Pie VII. L’exaspération enflait dans les chaumières. Après l’hécatombe de la retraite de Russie et la défaite de Leipzig, un sénatus-consulte décrétant une nouvelle levée de près de trois cent mille hommes mit le feu aux poudres et raviva les tensions entre Jacobins et royalistes. Louis Fruchart, brave paysan de l’Alleu, d’une force athlétique et d’une intrépidité hors du commun, catholique fervent et ardent royaliste, incita bon nombre de jeunes gens à se rebeller.

84384358_p.jpgLe lundi 22 XI 1813 resta gravé dans les mémoires sous le nom de «Stokken maendag». Les conscrits firent leur entrée à Hazebrouck, vociférant et frappant le pavé de leurs bâtons noueux. L’hôtel de la sous-préfecture fut mis à sac et le préfet Deghesquières malmené. Informé de cette rébellion, le général Lahure envoya de Lille troupe et canonniers qui mirent leurs pièces en batterie sur la Grand-Place pour rétablir l’ordre. Les révoltes s’étendirent à toute la Flandre et se muèrent en un soulève-ment rural antinapoléonien d’envergure. Les insurgés se retirèrent en forêt de Nieppe et dans les impénétrables marécages des environs.

Le 16 décembre, sur le marché d’Estaires, le solide gaillard de vingt deux ans, une paire de pistolets à la ceinture, vêtu d’une blouse bleue et coiffé d’un large chapeau orné d’une cocarde blanche – sur laquelle se détachaient les mots « Je combats pour Louis XVII » surmontés de trois fleurs de lys –, apostropha la foule : « Mes amis, les puissances coalisées ne se battent contre la France que pour la délivrer de Bonaparte et rétablir les Bourbons, nos seuls souverains légitimes; ne rejoignons plus les armées du tyran ; ne lui payons plus aucune espèce de contributions; armons-nous, unissons-nous pour chasser les troupes envoyées contre nous ! […] Un meilleur avenir nous attend ; mais pour l’obtenir, prenons les armes contre celui qui nous gouverne injustement et qui nous prouve, tous les jours, qu’il est capable de sacrifier à son ambition le dernier des Français. » Le chef de bande rameutait les insoumis. Le 24 décembre, près de deux mille insurgés et déserteurs l’avaient rejoint. Le 26, ils affrontèrent à Merville un détachement militaire envoyé de Lille pour réprimer la sédition. La révolte des paysans débutait par une victoire qui provoqua un vif émoi dans la capitale.

Le soulèvement des paysans

Le 1er janvier 1814, l’Empereur chargea le général Boyer d’arrêter les séditieux et de fusiller les hommes armés. Mais les rebelles s’étaient dispersés, gagnant le département de la Lys (Bruges, Courtrai). Maître du pays, l’audacieux Fruchart assaillait les détachements impériaux qui traversaient la contrée et paralysait les opérations de la soldatesque et de la gendarmerie. Echappant à la capture, il semblait se multiplier en tous lieux. S’il inspirait de l’effroi à ses ennemis, il traitait les prisonniers avec humanité. Arrêtant un convoi de grains destiné à Dunkerque, il les fit distribuer au nom du Roi aux indigents alentour. La rébellion s’étendit à la quasi totalité du Nord, aux arrondissements de Saint-Pol, Béthune et St-Omer et jusqu’à la Somme. De succès en succès, « Louis XVII Fruchart » devint une légende. On rapporte qu’un jour, deux gendarmes demandèrent à un paysan s’il pouvait leur indiquer sa retraite : « Je puis vous le faire voir, répondit-il, suivez-moi. » Et les attirant à l’écart : « Ce Louis XVII que j’ai promis de vous montrer, le voici. En garde ! » à ces mots, il fondit sur eux, les mit hors de combat et rejoignit paisiblement ses compagnons.

Louis Fruchart surnommé Louis XVII

Geismar_Fedor_Klementevich.jpgLe baron de Geismar (photo), colonel russe, aide de camp du duc de Saxe-Weimar, commandant un corps de cavalerie légère de six à sept cents hommes, vint prêter son appui aux conscrits insurgés et opéra la jonction avec Fruchart à Hazebrouck le 18 février 1814. Il destina aux habitants cette proclamation : « On fait savoir que tous les conscrits et tous autres qui voudront se battre pour la cause des Bourbons seront commandés par Louis Fruchart surnommé Louis XVII, qui marche avec un corps de troupes alliées. Ils seront bien nourris, habillés et payés ». Symbole de l’insurrection des campagnes contre la guerre perpétuelle, la colonne guidée par Fruchart se mit en branle dès le 19 février. Ils livrèrent une bataille difficile à Doullens, dont ils conquirent la citadelle. Les opérations des Alliés se poursuivirent courant mars dans l’Aisne, la Somme et l’Oise. Le 28 mars, ils franchirent la Marne et Paris capitula le 31. Fruchart obtint la décoration du Lys et regagna ses pénates.

9791090029842-475x500-1.jpgLors des Cent-Jours, le vaillant flamand se mit au service du Roi à Gand, secondé par ses deux frères Célestin et Benoit. En juin 1815, les anciens soldats de Fruchart arborèrent de nouveau leur drapeau blanc. Ils participèrent à la campagne de Belgique et armèrent une compagnie de volontaires. Placés sous les ordres du général de Bourmond, commandant la 16e division militaire, portant le nom de volontaires royaux, ils cernèrent Béthune, et le 28 investirent Arras, forçant les troupes impériales au retrait.

Louis XVIII indemnisa Fruchart des pertes subies dans sa ferme, pillée par le général Vandamme, lui octroya une rente et le fit sous-lieutenant porte-drapeau dans la lère légion départementale du Nord. Il fut élevé au grade de chevalier de la Légion d’Honneur en 1815 et nommé lieutenant, garde du corps du comte d’Artois, frère du roi, en 1822. Charles X, qui l’appréciait, reconduisit en 1824 Louis Fruchart dans son grade de garde du corps, mais cette fois du Roi. En revanche, Louis Philippe, insensible à ses sollicitations, le mit en réforme en 1837. Désabusé par cette ingratitude, le flamand rentra au pays et reprit un emploi à la Brasserie du Pont Riqueult. Le 8 janvier 1851, Louis Fruchart s’éteignait à 59 ans, célibataire, à Lestrem, chez sa sœur Catherine où il s’était retiré.

A lire : Le Sentier de briques, de Pierre de Mouveaux, Via Romana, réédition 2014, 15 euros & Une chouannerie flamande au temps de l’Empire, de Paul Fauchille, Pedonne, 1905.

08:53 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, flandre, chouannerie, révoltes paysannes | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

mardi, 03 mars 2020

Henri Conscience et la chouannerie belge

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Henri Conscience et la chouannerie belge

Ex: https://lepassebelge.blog

« De Boerenkryg » , le roman d’Henri Conscience (1853), relate de manière réaliste le soulèvement contre le régime français, pour la foi catholique et pour la patrie belge, qui mobilisa dans toutes les couches de la population. Mais la diffusion de cette œuvre, comme le souvenir des événements eux-mêmes, se sont largement estompés (1798).

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Le monument conçu par Ernest Dieltiens et érigé en 1898 à Herentals pour le centenaire de la guerre des Paysans. (Source: https://www.herentals.be/boerenkrijgmonument)

   La Belgique est française depuis trois ans et Overmere, près de Termonde, appartient au département de l’Escaut quand, le 12 octobre 1798, un huissier, accompagné de quelques soldats de l’armée occupante, vient saisir les biens d’un citoyen récalcitrant à l’impôt. L’affaire fait rapidement le tour du village. Les jeunes commencent à s’attrouper, montrant les dents ou les poings en direction des sbires qui n’en mènent pas large. Les cris de « Vive l’Empereur » (d’Autriche) sont lancés comme autant de défis. Les représentants de l’ordre n’insistent pas: ils s’en vont sous les huées.

   Partie remise, bien sûr. On envoie peu après des gendarmes pour réduire les bagarreurs. Mais les jongens ont ameuté les communes environnantes. La guerre des Paysans est déclenchée. Elle va s’étendre, à des degrés divers, dans toutes nos provinces et, malgré l’appellation réductrice, mobiliser dans toutes les couches sociales. La République mettra trois mois au moins pour venir, partiellement, à bout de l’incendie.

   Un demi-siècle s’est écoulé depuis ces événements quand Henri (ou Hendrik) Conscience en fait, en 1853, la matière d’un roman qui sera l’un de ses plus grands succès, tant en néerlandais qu’en traduction française.

De Boerenkryg (La guerre des Paysans), observe Kevin Absillis (Université d’Anvers), a « ancré dans la mémoire collective belge et flamande » ce chapitre de l’histoire en en faisant, « selon les standards d’alors, une épopée tourbillonnante » [1]. C’est une révolte pour la foi et pour la patrie – patrie qui est bien d’un bout à l’autre la Belgique. Même si l’essentiel de l’action se situe en Flandre, dans le village campinois de Lichtaart (Kasterlee) rebaptisé du nom de Waldeghem, les héros sont les « Belges opprimés » et la « Belgique combattante » . Cinq mois après la parution du livre, le roi Léopold Ier offrira à Conscience une bague en diamant comme « marque de Sa haute bienveillance » .

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Depuis, des interprétations en sens divers ont fait leur chemin. L’une d’elles veut que l’intérêt pour la chouannerie belge ait été lié à la crainte – nullement infondée – d’une résurgence des projets annexionnistes français après la révolution de 1848 et surtout sous le Second Empire. D’autres exégèses tiennent du procès idéologique intenté à un écrivain chantre de la tradition catholique et rurale. L’historien et journaliste Marc Reynebeau, dans Het klauwen van de leeuw (1995), y ajoute une dose de freudisme: la haine de la France serait liée à un complexe d’Œdipe, l’artisan du renouveau des lettres flamandes étant né d’un père français! Kevin Absillis entend pour sa part exonérer l’auteur de sa supposée mauvaise réputation pour en faire un louable réformiste. Il se demande surtout, à la fin de son étude, si la modernité opposée au conservatisme culturel et religieux des paysans n’est pas elle-même une construction discursive (beaucoup moins appréciée par ses protagonistes quand elle est invoquée dans un contexte colonial…).

   Qu’en est-il au fond ? Pour « l’homme qui apprit à lire à son peuple » , selon l’expression consacrée, il n’est pas douteux que la Terreur condamne 1789 et que nos contrées, au XVIIIè siècle, n’avaient pas de leçons de libertés à recevoir de la France, étant sur ce point beaucoup mieux loties qu’elle. Dès les premiers paragraphes du prologue de De Boerenkryg, Conscience n’hésite pas à qualifier la Belgique de « pays natal de la liberté » , rappelant que dès le Moyen Age, entre prince et peuple, « les droits et les devoirs de chacun étaient réglés par des lois écrites » . Toute notre histoire a été « un gigantesque déploiement de forces pour la défense de la liberté » , ajoute l’écrivain, se montrant aussi éloigné de la monarchie absolue portée à sa quasi-perfection par Louis XIV que du libéralisme national et romantique pour lequel le passé antérieur à la Révolution française se résume à une longue nuit.

   cms_visual_1024445.jpg_1519392015000_300x399.jpgCeci posé, le lecteur du récit ne peut manquer d’être frappé par le soin qui y a été mis à casser les stéréotypes et autres images d’Epinal. Le meneur de l’insurrection à Waldeghem, Bruno Halinx, n’a rien du fruste campagnard qu’on serait tenté de se représenter dans ce rôle. Fils du notaire de la localité, il a pu bénéficier d’un enseignement de qualité à l’école latine des augustins d’Anvers. Le futur héros est raffiné, quelque peu efféminé même, au point que le début de l’œuvre ressemble à un roman d’apprentissage, où la force des circonstances transforme un homme peu viril en chef intrépide.

   La fiancée de Bruno, Genoveva, est tout aussi éloignée de la Vlaamse boerin dont il « conviendrait » qu’elle soit une femme faible et effacée. Fille du maître d’école et sacristain, elle est intelligente et bien au fait des questions politiques. Sa fermeté et son intransigeance vont jusqu’à susciter l’admiration des soldats français pour qui elle n’a rien à envier à l’icône de la République! Mais son héroïne à elle est Charlotte Corday, qui a assassiné Marat pour sauver les vies de ses futures victimes.

   Quant au collaborateur de l’ennemi, Simon Meulemans, devenu commandant d’un régiment de sans-culottes qui opprime le village, il dépasse tout autant les figures unidimensionnelles. Il n’est pas Wallon ou francophone – ce qui aurait été pour l’auteur le choix de la commodité. Il est né et a grandi à Waldeghem. Révolutionnaire fanatique, responsable de l’exécution du père de Bruno, il peut aussi être taraudé par le doute. A la fin, il revient à Dieu et à la Belgique.

   En toile de fond de ces figures qui déjouent les a priori, on n’en retrouve pas moins la mise en valeur d’un passé glorieux et d’un héritage ancestral proposés comme remèdes aux dérives du temps présent. Le mal en Simon, qui est l’autodéracinement, est symbolisé par sa décision de se faire appeler Brutus, en référence au fondateur légendaire de la République romaine, qui fit condamner à mort ses deux fils royalistes. Qui rejette le nom de son père mérite la plus grande « indignation » possible, avait déjà écrit Conscience dans De Leeuw van Vlaenderen (Le Lion de Flandre, 1838). Et ce n’est pas fortuitement que la conversion du futur Simon « Brutus » commence à Bruxelles où il séjourne pendant la première occupation française (novembre 1792 – mars 1793). Il y subit l’influence d’un club entiché des doctrines venues de Paris, qui l’amène progressivement à quitter le droit chemin et à mépriser la vie pieuse de sa campagne natale.

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Cette dualité entre ruraux résistants et citadins égarés (ou à tout le moins passifs) s’exprime encore dans l’épilogue où Henri Conscience s’imagine, longtemps après les faits, en interviewer de Genoveva, devenue une vieille dame de 75 ans. « Maintenant, lui dit-elle, les histoires du pays ne disent pas un mot des pauvres Brigands [2] qui eurent le courage de verser leur sang à flots pour l’indépendance commune, alors que les villes courbaient lâchement la tête devant la tyrannie de l’étranger » .

   Relevons encore – ce que ne font pas Kevin Absillis ni Philippe Raxhon – la manière habile dont sont distillées, dans les propos de Simon, des expressions d’origine biblique, comme pour souligner la prétention de l’idéologie jacobine à s’ériger en religion. Ainsi, quand le séide du nouveau régime déclare à ses concitoyens de Waldeghem qu’il a rejoint les rangs des apôtres de l’affranchissement pour « annoncer la liberté des peuples jusqu’aux confins de la terre » (« tot aen de uiterste uithoeken der aerde » ), la similitude avec la parole du Christ envoyant ses témoins en mission [3] a été de toute évidence voulue. Et quand le même personnage affirme ailleurs qu’ « en vérité, un républicain ne devrait avoir sur terre ni père, ni mère, ni amis » (« in der waerheid, een Republikein zou op aerde noch vader, noch moeder, noch vrienden mogen hebben » ), comment ne pas y entendre une résonance du renoncement évangélique [4] ?

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On le voit: La guerre des Paysans mérite à coup sûr d’être considérée comme autre chose et plus qu’un pensum patriotique simpliste. Mais encore faut-il lire ce livre et sa diffusion sur papier, pour l’heure, est en panne. La dernière réédition (en néerlandais) date de 1985… Le souvenir des boerenkrijgers s’est tout autant estompé derrière les tragédies des deux guerres mondiales. Quelques cercles d’histoire locale maintiennent la flamme, certes, et nombreux demeurent les monuments élevés naguère aux héros de 1798: à Herentals, Mol, Bornem, Overmere, Turnhout, Hasselt, Clervaux… Mais combien de passants, en les voyant, pourraient dire à leurs enfants quelle épopée ces vieilles pierres devaient préserver de l’oubli ?

P.V.

[1] « Mag Conscience spreken ? « De Boerenkryg » (1853) anders gelezen » , dans De grote onleesbare. Hendrik Conscience herdacht, dir. Kris Humbeeck, Kevin Absillis & Janneke Weijermars, Gent, Academia Press, 2016, pp. 463-496. Cfr aussi Philippe RAXHON, « Henri Conscience and the French Revolution » , dans Nationalism in Belgium. Shifting Identities, 1780-1995, dir. Kas Deprez & Louis Vos, Basingstoke (Hampshire, Great Britain) – New York, Macmillan Press Ltd – St. Martin’s Press Inc., 1998, pp. 72-80. On notera que le premier auteur critique sans ménagements la lecture que fait le second du roman de Conscience.

[2] C’est ainsi que les Français désignaient les paysans insurgés.

[3] Les Actes des Apôtres, 1:8.

[4] Luc, 14:26. – Matthieu, 10:37.

samedi, 17 octobre 2009

"La Mâove" de Jean Mabire vue par Robert Poulet

“La Mâove” de Jean Mabire vue par Robert Poulet (alias “Pangloss”)

 

La mode (relancée) du roman historique coïncide cette fois avec la commémoration biséculaire de la Révolution Française. Il y a donc de la guillotne dans l’air chez tous les libraires et des plumes sur le chapeau de tous les héros qui ne sont pas coiffés de carmagnoles, dans les bibliothèques de gare.

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Evidemment, les “Chouans” de Balzac ont depuis longtemps devancés tout le monde. La véritable histoire, c’est maintenant, dès que le public des figurants, des bourreaux et des victimes s’est réveillé de l’espèce de stupeur somnolente qui accompagne les événements importants. Voir “L’Homme qui n’avait pas compris...”. Jean Mabire, spécialiste français des Paras, des Panzers, des légions antibolcheviques et des chasseurs alpins, n’a pas manqué, tout de suite après les massacres gigantesques et stupides de la dernière Mondiale, plus le grand bâillement hébété qui a suivi comme d’habitude, d’y aller de son intarrisable “il était une fois” accompagné de parabellums et de kalachnikovs.

 

Mais ça ne l’empêche pas, aujourd’hui, puisque tout le monde s’y met, de remonter au Bloc cimenté, par Clémenceau. Et ça se combine pour lui avec “Je veux revoir ma Normandie”, car c’est un Viking très convaincu.

 

Alors tout y est: le Blanc qui vire au Bleu, le Bleu qui blanchit dès que Guillotin sort sa machine, le baron un peu traître et le marquis un tantinet espion, le prêtre assermenté et le chanoine maquisard, la demoiselle en culotte de chasseur du roi qui fait allègrement le coup de feu et sa soeur qui va tuer Marat dans sa baignoire, les méchants hussards qui violent en passant la  grand-mère du châtelain, les généraux qui se mettent la main sur le coeur et ceux qui ont trois chevaux tués sous eux, les fourches, les piques, les volontaires de l’An-Deux, les tricoteuses, les discours où il est question d’Armodius ou du Sacré-Coeur de Jésus, la grande rigolade jacobine, sur laquelle dégoulinent des flots d’hémoglobine. Et ça finit par du Napoléon.

 

Dans “La Mâove”, dont la voilure introduit un peu de fraîcheur au sein de cette histoire éminemment fantassine, vous aurez tout ça ou l’équivalent; plus les couples qui se rejoignent naturellement, dans les granges ou dans les arrière-boutiques. Un tel aime une telle à la folie, tel autre passe d’un camp à l’autre pour plaire à sa dulcinée en bonnet phrygien, telle cinquième reste de glace, malgré les feux qui brûlent tel sixième à l’endroit que je pense.

 

La révolution française, c’est une alternative d’idylles patriotiques et de ferveurs loyalistes. Pour le lecteur qui n’a pas lu Gaxotte, le pendard, et qui ne sait donc pas qu’en réalité ce fut une époque assomante.

 

Dans les provinces normandes, où notre Mabire ne manque pas de mener, fabuleusement, Hoche, Frotté, Cadoudal, Charlotte Corday, toute la figuration ressuscitée et revernie à neuf des bandes dessinées pour grandes personnes médiocrement instruites, ce fut assez confus. Mais  l’auteur des “Samouraï” connaît son métier. C’est le prince des narrateurs dialoguistes et des épisodistes bien renseignés, qui n’a pas perdu un mot de ce que Barras et Sieyès se sont dit en déjeunant ensemble le douze fructidor.

 

Seules réserves: il y a toujours trop de personnages, on s’embrouille et ils parlent trop pour ne pas dire toujours grand-chose. A part ça, un auteur furieusement imaginatif. Ecrivant proprement, sans plus; pas le temps d’être artiste. Il faut que la chose bouge et, en l’occurrence, qu’elle s’achève par le sacre de Bonaparte.

 

Les bateaux, dans les ports normands, hissent le grand pavois, le canon tonne, les amours irrégulières se révèlent, avec de l’anneau-de-ma-mère, les cloches de Notre-Dame sonnent à toute volée. Quel triomphe!

 

Sauf les quinze ans de guerre extérieure qui vont suivre, et les deux siècles de mauvaise paix et de bonne littérature.

 

Celle de Jean Mabire n’est qu’honnête et vivante. L’un des meilleurs échantillons du roman commémoratif. Prenez celui-là, sinon vous allez vous perdre dans la masse. Et la masse, comme toujours, ne vaut rien.

 

Quant à la “Mâove”, elle coule, pavillon haut. Le pavillon danois!...

 

Les Vikings retournent chez eux, faut croire!

 

PANGLOSS

(extrait de “Pan”, Bruxelles, n°2322, 28 juin 1989).