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lundi, 26 octobre 2020

Hommage à Henry Corbin - Clavis hermeneutica

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Hommage à Henry Corbin

Clavis hermeneutica  

par Luc-Olivier d'Algange 

La philosophie est cheminement, ou plus exactement, comme le disait Heidegger, « acheminement vers la parole ». Ce qui est dit porte en soi un long parcours, une pérégrination, à la fois historique et spirituelle. Avant de parvenir à l'oreille de celui à qui elle s'adresse, la parole humaine accomplit un voyage qui la conduit des sources du Logos jusqu'à l'entendement humain. Ce voyage, à maints égards, ressemble à une Odyssée. Dans l'éclaircie de la présence de la chose dite frémissent des clartés immémoriales, des songes et des visions. Toute spéculation philosophique témoigne, en son miroitement étymologique, d'une vision qui n'appartient ni entièrement au monde sensible, ni entièrement au monde intelligible, mais participe de l'un et de l'autre en les unissant, selon la formule de Platon, « par des gradations infinies ». L’idée est à la fois la « chose vue », l’Idea au sens grec, la forme, et la « cause » qui nous donne à voir. De même que la parole ne se situe ni exactement dans la bouche de celui qui parle ni exactement dans l'oreille de celui qui entend, mais entre eux,  le monde imaginal, qui sera au principe de l'herméneutique corbinienne, se situe entre l'Intelligible et le sensible, donnant ainsi accès à la fois à l'un et à l'autre et favorisant ainsi l'étude historique la mieux étayée non moins que l'interprétation spirituelle la plus précise.

         unnamedHCisl.jpgOn pourrait, par analogie, transposer ce qu'à propos de Mallarmé, Charles Mauron nomma le « symbolisme du drame solaire ». De l'Occident extrême, crépusculaire, de Sein und Zeit, de la méditation allemande du déclin de l'Occident, une pérégrination débute, qui conduit, à travers l'œuvre-au-noir et la mise-en-demeure de « l’être pour la mort » à l'aurora consurgens de la « renaissance immortalisante ». Point de rupture, ni de renversement, ici, mais un patient approfondissement de la question. Le crépuscule inquiétant des poèmes de Trakl, la « lumière noire » de la foudre d'Apollon des poèmes d'Hölderlin, ne contredisent point mais annoncent l'âme d'azur, « dis-cédée », et la terre céleste dans le resplendissement du Logos. Le crépuscule détient le secret de l'aurore, l'extrême Occident tient, dans son déclin, le secret de la sagesse orientale. Au philosophe, pour qui, je cite, « les variations linguistiques ne sont que des incidents de parcours, ne signalent que des variantes topographiques d'importance secondaires », l'art de l'interprétation sera une attention matutinale. A l'orée des signes, entre le jour et la nuit, sur la lisière impondérable, il n'est pas impossible que le secret de l'aube et le secret du crépuscule, le secret de l'Occident et le secret de l'Orient soient un seul un même secret. L'attention herméneutique guette cet instant où le Sens s'empourpre comme l'Archange dont parle le Traité de Sohravardî.

         Cet Archange  empourpré, dont une aile est blanche et l'autre noire, dont l'envol repose à la fois sur le jour et sur la nuit, est le Sens lui-même qui se refuse à l'exclusive ou à la division. Opposer l'Orient et l'Occident, ce serait ainsi refuser le drame solaire du Logos lui-même, découronner le Logos, le réduire à n'être qu'une monnaie d'échange, un or irradié, dont la valeur est attribuée, utilitaire au lieu d'être un or irradiant, donateur et philosophal, forgé dans l'œuvre-au-rouge de l'herméneutique. Tout homme habitué au patient compagnonnage avec des textes lointains ou difficiles connaît ce moment de l'éclaircie, où le Sens s'exhausse de sa gangue, où les signes s'irisent, où l'exil devient la fine pointe des retrouvailles. Après avoir affronté les tempêtes et le silence des vents, l'excès du mouvement comme l'excès de l'immobilité, la houle et la désespérance du navire encalminé, après avoir déjoué les ruses de Calypso, les asiles fallacieux, et la nuit et le jour également aveuglants, l'odyssée herméneutique entrevoit le retour à la question d'origine, enfin déployée comme une voile heureuse. L'acheminement se distingue du simple cheminement. L'herméneute s'achemine vers: il ne vagabonde point, il pèlerine vers le secret de la question qu'il se pose au commencement. Il ne fuit point, ne s'éloigne point, mais s'approche au plus près du Dire dans la chose dite, de l'essence même du Logos qui parle à travers lui.

         imagesHCisliran.jpgToute herméneutique est donc odysséenne, par provenance et destination. Elle l'est par provenance, comme en témoigne le catalogue des œuvres détruites par le feu de la bibliothèque d'Alexandrie dont une grande part fut consacrée à la méditation du « logos intérieur » (selon la formule du Philon d'Alexandrie) de l'Odyssée, et dont quelques fragments nous demeurent, tel que L'Antre des Nymphes de Porphyre. L'Orient, comme l'Occident demeure spolié de cet héritage de l'herméneutique alexandrine où s'opéra la fécondation mutuelle du Logos grec et de la sagesse hébraïque. L'herméneutique est odysséenne par destination en ce qu'elle ne cesse de vouloir retrouver dans l'oméga, le sens de l'alpha initial. Pour l'herméneute, l'horizon du voyage est le retour. La ligne ultime, celle de l'horizon, comme « l'heure treizième » du sonnet de Gérard de Nerval, est aussi et toujours la première ligne de ce livre originel que figurent les rouleaux de la mer. L'herméneute, pour s'avancer sur les abysses, dont les couleurs assombries sont elles-mêmes l'interprétation de la lumière du ciel, pour s'orienter dans les étendues qui lui paraissent infinies, ne dispose que du sextant de son entendement qu'il sait faillible, dont il sait qu'il n'est qu'un instrument,- ce qui lui épargnera l'hybris de la raison qui omet de s'interroger sur elle-même et les errances du discours subjectif qui perd de vue l'alpha et l'oméga et restreint le sens dans l'aléatoire, l'éphémère et l'accidentel.

         Ainsi devons-nous à Henry Corbin, non seulement la lumière faite sur des pans méconnus des cultures orientales et occidentales mais aussi le recouvrance de l'Art herméneutique à sa fine pointe, qui au-delà de l'exposition et de l'explication, serait une nouvelle implication du lecteur dans l'écrit qui se déroule sous ses yeux. Loin de considérer les œuvres de Mollâ Sadrâ ou de Ruzbéhan de Shîraz comme des objets culturels, délimités par l'histoire et la géographie, et dont nous séparerait à jamais la doxa de notre temps, Henry Corbin nous restitue à elles, à notre possibilité de les comprendre (dont dépend la possibilité de nous comprendre nous-mêmes), à cette implication, plus pointue que toute explication, à cette gnosis qui, je cite « convertit en jour cette nuit qui pourtant est toujours là, mais qui est une nuit de lumière ». «  Ainsi donc, écrit Henry Corbin, lorsqu'il nous arrive de mettre en épigraphe les mots Ex oriente lux, nous nous tromperions du tout au tout en croyant dire la même chose que les Spirituels dont il sera question ici, si, pour guetter cette lumière de l'Orient, nous nous contentions de nous tourner vers l'orient géographique. Car, lorsque nous parlons du Soleil se levant à l'orient, cela réfère à la lumière du jour qui succède à la nuit. Le jour alterne avec la nuit, comme alternent deux contrastes qui, par essence, ne peuvent coexister. Lumière se levant à l'orient, et lumière déclinant à l'occident: deux prémonitions d'une option existentielle entre le monde du Jour et ses normes et le monde de la nuit, avec sa passion profonde et inassouvissable. Tout au plus, à leur limite, un double crépuscule: crepusculum vesperinum qui n'est plus le jour et qui n'est pas encore la nuit; crepusculum matutinum qui n'est plus la nuit et n'est pas encore le jour. C'est par cette image saisissante, on le sait, que Luther définissait l'être de l'homme ».

         couv-corbin-jung.jpgDans ce crépuscule matutinal, auquel Baudelaire consacra un poème,  dans cette lumière transversale, rasante, où le ciel semble plus proche de la terre, tout signe devient sacramentum, c'est-à-dire signe d'une chose cachée. L'oméga du crépuscule vespéral ouvre la mémoire à l'anamnésis du crépuscule matutinal. Par l'interprétation du « signe caché », du sacramentum, l'herméneute récitera, mais en sens inverse, le voyage de l'incarnation de l'esprit dans la matière, semblable, je cite « à la Columna gloriae constituée de toutes les parcelles de Lumière remontant de l'infernum à la terre de lumière, la Terra lucida ».

         Matutinale est la pensée de l'implication dont l'interprétation est semblable à une procession liturgique, à une trans-ascendance vers la nuit lumineuse des Symboles. Voir les signes du monde et le monde des signes à la lumière de l'Ange suppose cette conquête du « suprasensible concret » qui n'appartient ni au monde matériel ni au monde de l'abstraction, mais à la présence même, qui selon la formule Héraclite, traduite par Battistini, « ne voile point, ne dévoile point, mais fait signe ». Or, si tout signe est signe d'éternité, la chance prodigieuse nous est offerte de lire les œuvres non plus au passé, comme s'y emploient les historiographies profanes et les fondamentalismes, mais bien au présent, à la lumière matutinale de l'Ange de la présence, témoin céleste de l'avènement herméneutique qui, souligne Henry Corbin, « implique justement la rupture avec le collectif, le rejonction avec la dimension transcendante qui prémunit individuellement la personne contre les sollicitations du collectif, c'est-à-dire contre toute socialisation du spirituel ».

         L'implication de l'herméneute dans le déchiffrement des signes, le monde lui-même apparaissant, selon l'expression de Hugues de Saint-Victor, comme « la grammaire de Dieu », dévoile ainsi la vérité matutinale de l'Orient, en tant que « pôle de l'être », centre métaphysique, d'où l'Archange Logos nous invite à la transfiguration de l'entendement, à la conquête d'une surconscience délivrée des logiques grégaires, des infantilismes et des bestialités de ce que Simone Weil, après Platon, nomma « le Gros Animal », autrement dit, le monde social réduit à lui-même. « Le jour de la conscience, écrit Henry Corbin, forme un entre-deux entre la nuit lumineuse de la surconscience et la nuit ténébreuse de l'inconscience ». La psychologie transcendantale, dont Novalis, dans son Encyclopédie, déplorait l'inexistence ou la disparition, Henry Corbin en retrouvera non seulement les traces, mais la connaissance admirablement déployée dans la « Science de la Balance » et les théories chromatiques des soufis qui décrivent exactement l'espace versicolore entre la nuit ténébreuse et la nuit lumineuse, entre l'inconscience et la surconscience. L'intérêt de l'étude de cette psychologie transcendantale dépasse, et de fort loin, l'histoire des idées; elle se laisse si peu lire au passé, elle devance si largement nos actuels savoirs psychologiques que l'on doit imputer sans doute à une déplorable imperméabilité des disciplines qu'elle n'eût point encore renouvelé de fond en comble ces « sciences humaines » qui se revendiquent aujourd'hui de la psychologie ou de la psychanalyse, et semblent encore tributaires, à maint égards, du positivisme du dix-neuvième siècle.

         51Z4ITUBStL._SX195_.jpgSans doute le moment est-il venu de ressaisir aussi l'œuvre de Henry Corbin dans cette vertu transdisciplinaire, qui fut d'ailleurs de tous temps le propre de toutes les grandes œuvres philosophiques, à commencer par celle de Sohravardî qui, dans son traité de la Sagesse orientale, résume toutes les sciences de son temps, à l'intersection des sagesses grecques, abrahamiques, zoroastriennes et védantiques.

         De l'herméneutique heideggérienne, dont il fut un des premiers traducteur, jusqu'à cette phénoménologie de l'Esprit gnostique, que sont les magistrales études sur l'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn’Arabî,  Henry Corbin renoue avec la lignée des philosophes qui ne limitent point leur dessein à méditer sur l'essence ou la légitimité de la philosophie, mais œuvrent, à l'exemple de Leibniz ou de Pascal, à partir d'un savoir, d'un corpus de connaissances, qu'ils portent au jour et qui, sans eux fût demeuré voilé, méconnu ou hors d'atteinte. L'acheminement, à travers les disciplines diverses qu'il éclaire, rétablit l'usage d'une gnose polyglotte et transdisciplinaire qui s'affranchit des assignations ordinaires du spécialiste. Au voyage extérieur, historique et géographique, correspond un voyage intérieur vers la Jérusalem Céleste, pour autant que ces deux personnage: le Chevalier de la célèbre gravure de Dürer, chère à Gilbert Durand, qui s'achemine vers le Jérusalem Céleste, entre la Mort et le Diable, et Ulysse sont les deux versants, l'un grec et l'autre abrahamique, de l'aventure herméneutique.

         Mais revenons, faisons retour sur le principe même de l'acheminement, à partir d'une phrase lumineuse d'Eugenio d'Ors qui écrivait, je cite «  Tout ce qui n'est pas tradition est plagiat ».  L'herméneute participe de la tradition en ce qu'il suppose possible la traduction, en ce qu'il ne croit point en la nature arbitraire, immanente et close des langues humaines. Traduire, suppose à l'évidence, que l'on ne récuse point l'existence du Sens. Hamann, dans sa Rhapsodie en prose Kabbalistique, éclaire le processus herméneutique même de la traduction: « Parler, c'est traduire d'une langue angélique en une langue humaine, c'est-à-dire des pensées en des mots, des choses en des noms, des images en des signes ».  Ce qui, dans les œuvres se donne à traduire est déjà, à l'origine, la traduction d'une langue angélique. L'office du traducteur-herméneute consistera alors à faire, selon la formule phénoménologique, « acte de présence » à ce dont le texte qu'il se propose de traduire est lui-même la traduction. Les théologiens médiévaux nommaient cette « présence » en amont, la vox cordis, la voix du cœur.

         imageshcgb.jpgLoin de délaisser l'herméneutique heideggérienne et la phénoménologie occidentale, Henry Corbin en accomplit ainsi les possibles en de nouvelles palingénésies. A lire « au présent » les œuvres du passé, l'herméneute révèle le futur voilé inaccompli dans « l'Ayant-été ». « L'être-là, le dasein, écrit Henry Corbin, c'est essentiellement faire acte de présence, acte de cette présence par laquelle et pour laquelle se dévoile le sens au présent, cette présence sans laquelle quelque chose comme un sens au présent ne serait jamais dévoilé. La modalité de cette présence est bien alors d'être révélante, mais de telle sorte qu'en révélant le sens, c'est elle-même qui se révèle, elle-même qui est révélée ». L'implication essentielle de cette lecture au présent, qui révèle ce que le passé recèle d'avenir, fonde, nous dit Corbin, « le lien indissoluble, entre modi intellegendi et modi essendi, entre modes de comprendre et modes d'être ». Le dévoilement de ce qui est caché, c'est-à-dire de la vérité du Sens n'est possible que par cet acte de présence herméneutique qui, selon la formule soufie « reconduit la chose à sa source, à son archétype ». « Cet acte de présence, nous dit Henry Corbin, consiste à ouvrir, à faire éclore l'avenir que recèle le soi-disant passé dépassé. C'est le voir en avant de soi. ». A cet égard l'œuvre de Henry Corbin, bien plus que celle de Sartre ou de Derrida, qui usèrent à leur façon des approches de Sein und Zeit, semble véritablement répondre à la mise-en-demeure de la question heideggérienne, voire à la dépasser dans l'élan de son mouvement même.

         Ainsi de la notion fondamentale d'historialité (qu'Heidegger distingue de l'historicité en laquelle nous nous laissons insérer, nous interdisant par là même l'acte de présence phénoménologique) que Henry Corbin couronnera de la notion de hiéro-histoire: « histoire sacrale, laquelle ne vise nullement les fait extérieurs d'une "histoire sainte", d'une histoire du salut mais quelque chose de plus originel, à savoir l'ésotérique caché sous le phénomène de l'apparence littérale, celle des récits des Livres saints. » Si l'historialité permet de se déprendre des sommaires logiques déterministes, « en nous arrachant à l'historicité de l'Histoire », aux logiques purement discursives et chronologiques qui enferment les pensées dans leurs « contextes » sociologiques, la hiéro-histoire, elle, « nous apprend qu'il y a des filiations plus essentielles et plus vraies que les filiations historiques. » Non seulement les disparités linguistiques ou sociologiques ne nous interdisent pas de comprendre les œuvres du passé, mais, nous détachant des contingences de la chose dite, des écorces mortes, elles révèlent la vox cordis, la présence en acte, la vérité des filiations essentielles. L'empreinte visible détient le secret du sceau invisible et « la vieille image héraldique qui parlait en figures » dont parle Ernst Jünger dans La Visite à Godenholm, se révèle sous l'acception acquise des mots à celui interroge leur étymologie. Hamann, dans sa lumineuse « Rhapsodie » ne dit rien d'autre: « La poésie est la langue maternelle de l'humanité », de même que les alchimistes et des théosophes de l'Occident, les philosophes de la nature, les paracelsiens qui s'acheminent vers le déchiffrement des « signatures » de l'Invisible dans le visible et perçoivent la lumière révélante dans les éclats de la lumière révélée. 

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Le propre de cette langue, « qui parle en image », de cette langue prophétique et poétique sera, en dévoilant ce qui est caché, en laissant éclore et fleurir la lumière révélante, en élevant l'œcuménisme des branches et des racines jusqu'à la temporalité subtile de l'œcuménisme des essences et des parfums, de nous délivrer de la causalité historique,  de transfigurer notre entendement, de l'ouvrir en corolle aux « Lumières seigneuriales » dont les lumières visibles et sensibles ne sont que les épiphénomènes ou les ombres. Lux umbra dei, disent les théologiens médiévaux: « La lumière est l'ombre de Dieu ». L'histoire n'est que l'ombre projetée dans les apparences de la hiéro-histoire. D'où, chez le gnostique, comme chez l'herméneute-phénoménologue, le nécessaire renversement de la métaphore.

         Ce ne sont point l'Idée ou le Symbole qui sont métaphores de la nature ou de l'histoire, mais la nature et l'histoire qui sont une métaphore de l'Idée ou du Symbole. Ainsi, les interprétations allégoriques ou evhéméristes tombent d'elles-mêmes. Ce ne sont point les Symboles qui empruntent à la nature, ni les Mythes qui empruntent à l'histoire mais la nature et l'histoire qui en sont les reflets ou les réverbérations. Etre présent aux êtres et aux choses, c'est percevoir en eux l'éclat de la souveraineté divine dont ils procèdent. Le renversement de la métaphore dépasse la connaissance formelle, qui présume une représentation, pour atteindre à ce que les Ishrâqîyûns, les platoniciens de Perse, nomment une « connaissance présentielle ». Dès lors, les êtres et les choses ne sont plus des objets mais des présences. A « l'être pour la mort », qui fut pour un certain existentialisme, l'horizon indépassable de la pensée heideggérienne, et à la « laïcisation du Verbe » qui lui correspond (avec toutes les abusives et monstrueuses sacralisations de l'immanence qui s'ensuivirent), Henry Corbin répond par « l'être par-delà la mort » que dévoile « l'ek-stasis herméneutique » vers, je cite  « ces autres mondes invisibles qui donnent son sens vrai au nôtre, à notre phénomène du monde. »  Loin de débuter avec Sein und Zeit, comme sembleraient presque le croire quelques fondamentalistes heideggériens, la distinction classique entre l'Etre et l'étant (fut-il « Etant Suprême ») est précisément à l'origine de la méditation sur le tawhîd, sur « l'Attestation de l'Unique », qui est au cœur de la pensée d'Ibn’Arabî et de Sohravardî. Tout l'effort de ces gnostiques consiste à nous donner penser la distinction entre l'Unité théologique, exotérique, en tant que Ens supremum et l'Unificence ésotérique qui témoigne d'une ontologie de l'unité transcendantale de l'Etre. Nulle trace, ici, d'un « quiproquo onto-théologique », nul syncrétisme ou mélange malvenu. Pour reprendre la distinction platonicienne, la « doxa » ne confond pas avec la « gnosis ». Si la croyance s'adresse à un Dieu personnel ou à un Etant suprême, la gnose s'ordonne à la phrase ultime et oblative de Hallâj: « Le bon compte de l'Unique est que l'Unique le fasse unique », autrement dit, en langage eckhartien: « Le regard par lequel je vois Dieu et le regard par lequel Dieu me voit sont un seul et même regard. »

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La Tradition, au sens d'art herméneutique de la traduction, Sapience de la « réelle présence », comme eût dit Georges Steiner, implication du « comprendre » dans l'être, est donc bien comme le suggère Eugenio d'Ors, recommencement, c'est-à-dire le contraire du plagiat ou du psittacisme. Ce qui est traduit recouvre son sens dans la traduction. Lorsque la traduction se prolonge en herméneutique, cette recouvrance est révélation. De même que les textes grecs nous sont parvenus par l'ambassade de la langue arabe, la traduction en français des textes persans et arabe de Sohravardî s'offre à nous comme un recommencement, une recouvrance, de la pensée grecque, aristotélicienne et platonicienne. L'œuvre de Henry Corbin s'inscrit ainsi dans une tradition et son art diplomatique, sinon par des circonstances contingentes, ne diffère pas essentiellement, des commentaires de ses prédécesseurs iraniens. Dans son mouvement odysséen, l'herméneutique, fut-elle le « commentaire d'un commentaire », ne s'éloigne point de la source du sens, mais s'en rapproche. Ainsi qu'Heidegger le disait à propos d'Hölderlin, certaines œuvres demeurent « en réserve »; et c'est bien à partir de cette « réserve », qui est le fret du navigateur, que s'accomplissent les renaissances, y compris artistiques. Point de Renaissance florentine, par exemple, sans le retour au texte, sans la volte néoplatonicienne de Pic de la Mirandole, de Marsile Ficin, ou celle kabbalistique et hébraïsante, du Cardinal Egide de Viterbe. La cause est entendue, ou devrait l'être depuis Saint-Bernard: « Nous sommes des nains assis sur les épaules des géants ». Non seulement les textes anciens ne nous sont pas devenus étrangers, incompréhensibles, inutiles, comme nous le veulent faire croire ces plagiaires qui s'intitulent parfois « progressistes », mais nos ombres qui nous devancent ne bougent que par la clarté antérieure qu'ils jettent sur nous. Traducteur, homme de Tradition, au sens étymologique, l'herméneute, ravive un lignage spirituel dont l'ultime manifestation, aussi obscurcie et profanée qu'elle soit, récapitule, pour qui sait se rendre attentif, l'entière lignée dont elle est l'aboutissement mais non la fin.

        51zAarfF8zL._SX311_BO1,204,203,200_.jpg Les ultimes sections d'En Islam iranien portent ainsi sur la notion de chevalerie spirituelle et de lignage spirituel. Ce lignage toutefois n'implique nulle archéolâtrie, nulle vénération fallacieuse des « origines ». Il n'est point tourné vers le passé, et sa redite, il n'est récapitulation morne ou cortège funèbre, mais renouvellement du Sens, fine pointe phénoménologique obéissant à l'impératif grec: sôzeïn ta phaïmomenon, sauver les phénomènes. « Ce qu'une philosophie comparée doit atteindre, écrit Henry Corbin, dans les différents secteurs d'un champ de comparaison défini, c'est avant tout ce que l'on appelle en allemand Wesenschau, la perception intuitive d'une essence ». Or cette perception intuitive dépend, non plus d'une nostalgie mais d'une attente eschatologique qui, nous dit Corbin « est enracinée au plus profond de nos consciences ». L'archéon de l'archéologie, ne suffit pas à la reconquête de l'eschaton de l'eschatologie. La transmutation du temps du ressouvenir en temps du pressentiment suppose que nous surmontions « la grande infirmité de la pensée moderne » qui est l'emprisonnement dans l'Histoire et que nous retrouvions l'accès à notre temps propre. « Un philosophe, écrit Henry Corbin, est d'abord lui-même son temps propre car s'il est vraiment un philosophe, il domine ce qu'il est abusivement convenu d'appeler son temps, alors que ce temps n'est pas du tout le sien, puisqu'il est le temps anonyme de tout le monde. »

          A se délivrer du temps anonyme, autrement dit de la temporalité grégaire, propre au « Gros Animal », l'herméneute, je cite, « s'insurge contre la prétention de réduire la notion d'événement aux événements de ce monde, perceptibles par la voie empirique, constatables par tout un chacun, enregistrés dans les archives. » A cette conception de l'homme à l'intérieur de l'histoire, s'opposera, écrit Henry Corbin « une conception fondamentale, sans laquelle celle de l'histoire extérieure est privée de tout fondement. Elle considère que c'est l'histoire qui est dans l'homme ». Ces événements intérieurs, supra historiques, sans lesquels il n'y aurait point d'événements extérieurs, ces visions, intuitions ou extases qui nous font passer du monde des phénomènes à celui des noumènes sont à la fois le fruit de la grâce et d'une décision résolue. Dans sa temporalité propre reconquise Ruzbéhân de Shîraz écrit: « Il m'arriva quelque chose de semblable aux lueurs du ressouvenir et aux brusques aperçus qui s'ouvrent à la méditation. »

         Ce quelque chose qui arrive, ou, plus exactement qui advient, qui n'appartient ni à la subjectivité ni à la perception empirique, n'arrive toutefois pas à n'importe qui et ne peut être jugée, ou contredit par n'importe qui. Ce que voient les yeux de feu ne saurait être contesté par les yeux de chair. « Que valent en effet, écrit Henry Corbin, les critiques adressées à ceux qui ont vus eux-mêmes, donc aux témoins oculaires, par ceux qui n'ont jamais vu et ne verront jamais rien ? La position est intrépide, je le sais, mais je crois que la situation de nos jours est telle que le philosophe, conscient de sa responsabilité, doit faire sienne cette intrépidité sohravardienne. » L'événement intérieur porte en lui le principe de la recouvrance d'une temporalité délivrée des normes profanes et de ces formes de socialisation extrême où se fourvoient les fondamentalismes religieux ou profanes. Ces événements hiérologiques dévoilent à l'intrépide, c'est-à-dire au chevalier spirituel,  ce qui caché dans ce qui se révèle en frappant d'inconsistance le hiatus chronologique qui nous en sépare. Ce caché-révélé, qui réconcilie Héraclite et Platon, nous indique que l'Idée est à la fois immanente et transcendante. Elle est immanente, par les formes perceptibles qu'elle donne aux choses mais transcendante car, selon la belle formule platonisante d'André Fraigneau, « sans jeunesse antérieure et sans vieillesse possible ».

         41C92PF457L._SX210_.jpgCe paradoxe, que la philosophe platonicienne résout sous le terme de methexis, c'est-à-dire de « participation », précède un autre paradoxe. Les Platoniciens de Perse parlent en effet des Idées comme de natures ou de substances « missionnées » ou « envoyées ». Cet impérissable que sont les Idées n'est point figé dans un ciel immuable, mais nous est envoyé dans une perspective eschatologique, dans la profondeur du temps qui doit advenir. Dans le creuset de la pensée des Platoniciens de Perse, la fusion des Idées platoniciennes, des archanges zoroastriens, des Puissances divines (Dynameis) de Philon d'Alexandrie s'accomplit bien dans et par un feu prophétique. Les Lumières des Idées archétypes, comparables aux séphiroth de la kabbale hébraïque, ne demeurent point dans leur lointain: elles ont pour mission de nous faire advenir au saisissement de leur splendeur, elles nous sont « envoyées » pour que nous puissions établir un pont entre l'archéon et l'eschaton, entre ce que nous dévoile l'anamnésis et ce qui demeure caché dans les fins dernières. La Tradition à laquelle se réfère la chevalerie spirituelle n'a d'autre sens: elle est cette tension, dans la présence même de l'expérience intérieure, d'une relation entre ce qui n'est plus et ce qui n'est pas encore. Cette Tradition n'est point commémorative ou muséologique mais éveil du plus lointain dans la présence, fraîcheur castalienne, élévation verdoyante du Sens, semblable à l'Arbre qui, dans l'Ile Verte domine le temple de l'Imâm Caché.

         L'intrépidité sohravardienne qu'évoque Henry Corbin et qu'il fit sienne, cette vertu d'areté, qui est à la fois homérique et évangélique, donne seule accès à ce qu’il nomme, à partir de l'œuvre de Mollâ Sadrâ, « la métaphysique existentielle » des palingénésies et des métamorphoses que supposent le processus initiatique et la tension eschatologique: « L'acte d'exister, écrit Henry Corbin est en effet capable d'une multitude de degrés d'intensification ou de dégradation. Pour la métaphysique des essences, le  statut de l'homme, par exemple, ou le statut du corps sont constant. Pour la métaphysique existentielle de Mollâ Sadrâ, être homme comporte une multitude de degrés, depuis celui des démons à face humaine jusqu'à l'état sublime de l'Homme Parfait. Ce qu'on appelle le corps passe par une multitude d'états, depuis celui du corps périssable de ce monde jusqu'à l'état du corps subtil, voire du corps divin. Chaque fois ces exaltations dépendent de l'intensification ou de l'atténuation, de la dégradation de l'existence, de l'acte d'exister ». Ce champ de variation, cette « latitude des formes » est au principe même de l'expérience intérieure, des événements du monde imaginal. Leur histoire est l'histoire sacrée de la temporalité propre du chevalier spirituel, le signe de son intrépidité à reconnaître dans les apparences la figure héraldique dont elles procèdent par la précision des lignes et l'intensité des couleurs. L'herméneutique tient ainsi à une métaphysique de l'attention et de l'intensité. La tension de l'attente eschatologique favorise l'intensité de l'attention. A l'opposé de cette tension, l'inattention à autrui, au monde et à soi-même est atténuation et dégradation de l'acte d'exister, par le mépris, l'indifférence, l'insensibilité, la complaisance dans l'illusion ou l'erreur, la vénération du confus ou de l'informe, qui engendrent les pires conformismes.

         L-ame-de-l-Iran.jpgL'areté de l'herméneute, l'intrépidité chevaleresque précisent ainsi une éthique, c'est-à-dire une notion du Bien, indissociable du Vrai et du Beau qui s'exerce par l'attente et l'attention, en nous faisant hôtes, au double sens du mot: recevoir et être reçu. Si le voyage chevaleresque entre l'Orient et l'Occident définit une géographie sacrée avec ses épicentres, ses sites de haute intensité spirituelle, ses « cités emblématiques » où la Vision advint, où s'opéra la jonction entre le sensible et l'Intelligible, c'est bien parce qu'il se situe dans l'attente et dans l'attention, dans l'accroissement de la latitude des formes, et non dans la soumission aux opinions, aux jugements collectifs, fussent-ils de prétention religieuse. Que des temples eussent été édifiés à l'endroit où des errants, des déracinés, ont vu la terre et le Ciel s'accorder, que, de la sorte, l'espace et la géographie sacrée fussent déterminés par les révélations, les extases des « Nobles Voyageurs », cela suffirait à montrer que le mouvement, le tradere, la pérégrination précède les certitudes établies. D'où l'importance de la distinction, maintes fois réaffirmée par Henry Corbin et les auteurs dont il traite, entre la vérité ésotérique, intérieure, et l'exotérisme dominateur, qui veut emprisonner la spéculation et la vision dans l'immobilité d'une légalité outrecuidante et ratiocinante.

         Ainsi, la notion de chevalerie spirituelle, que Henry Corbin définit comme un compagnonnage avec l'Ange, se donne à comprendre comme l'acheminement de la philosophie vers la métaphysique, c'est-à-dire vers son origine, sa source désempierrée. Loin d'être une philosophie plus abstraite que la philosophie, la métaphysique de la « latitude des formes » se distingue, comme le souligne Jean Brun par une relation concrète à des hommes concrets: « L'homme qui prétend atteindre une connaissance directe de Dieu par la nature ou par l'histoire se divinise et ne rend, en effet, témoignage que de lui-même. » Si la philosophie forge la clavis herméneutica, la métaphysique ouvre la porte qui nous porte au-delà du seuil. « Un mot simple comme l'être, écrit Jünger, a des profondeurs plus grandes qu'on ne saurait l'exprimer, ni même le penser. Par un mot comme sésame, l'un entend une poignée de graines oléagineuses, alors que l'autre, en le prononçant, ouvre d'un coup la porte d'une caverne aux trésors. Celui-ci possède la clef. Il a dérobé au pivert le secret de faire s'ouvrir la balsamine. » La clef n'est point la porte et la porte n'est point l'espace inconnu qu'elle ouvre à celui qui la franchit. Toutefois, ainsi que le souligne Jünger, « ce sont les grandes transitions que l'on remarque le moins. » 

         On ne saurait ainsi nier, que, par la vertu de l'art odysséen de l'herméneutique, une sorte de translation essentielle soit possible entre la philosophie et la métaphysique. Si la vérité ne se réduit pas à la cohérence des propositions logiques, si elle est bien aléthéia, dévoilement et ressouvenir, c'est-à-dire expérience intérieure où l'homme en tant qu'être du lointain s'éveille à la « coprésence », la conversion du regard qui change la philosophie en métaphysique, les yeux de chair en yeux de feu, échappe à toute contrôle, à toute vérification, voire à toute législation. De ce voyage intérieur, le grand soufi Djalal-ûd-din Rûmi put dire: «  Ceci n'est pas l'ascension de l'homme jusqu'à la lune mais l'ascension de la canne à sucre jusqu'au sucre. » Le savoir ne devient Sapience, la philosophie ne devient métaphysique que par l'épreuve de la saveur, de l'essentielle intimité du voyage intérieur. S'adressant à nous, c'est-à-dire à ces êtres du lointain que nous étions pour lui, dans la coprésence du ressouvenir et de l'attente, Sohravardî nous dit « Toi-même tu es l'un des bruissements des ailes de Gabriel ». L'embarcation herméneutique est la clef de la mer et du ciel, le vaisseau subtil alchimique de l'interprétation infinie nous invite au dialogue où la lumière matérielle, sensible, devient la lux perpétua de la philosophie illuminative, autrement dit de la métaphysique. Ce que le ciel et la mer ont à se dire, en assombrissements et en splendeurs, nous invite à nous retrouver nous- mêmes. « Nous sommes un dialogue, écrit Heidegger, dans ses Approches de Hölderlin, l'unité du dialogue consiste en ce que chaque fois, dans la parole essentielle soit révélé l'Un et même sur lequel nous nous unissons, en raison duquel nous sommes Un et ainsi authentiquement nous -mêmes. » Loin de ramener le religieux au social, ou la philosophie à une religiosité grégaire, la conversion de la philosophie en métaphysique, telle qu'elle s'illustre dans l'œuvre de Henry Corbin, en ce voyage vers l'Ile Verte en la mer blanche nous conduit à une science de la vérité cachée, non détenue, et, par voie de conséquence, rétive à toute instrumentalisation.

         41M912F8HJL._SX210_.jpgCes dernières décennies nous ont montré, si nécessaire, que l'instrumentalisation du religieux en farces sanglantes appartenait bien à notre temps, qu'elle était, selon la formule de René Guénon, avec la haine du secret, un des « Signes des Temps » qui sont les nôtres.  Si elle n'est pas cortège funèbre, fixation sur la lettre morte, idolâtrie des écorces de cendre, la Tradition est renaissance, recueillement dans la présence du voyage intérieur où l'Un dans son unificence devient principe d'universalité. « Il ne s'agit plus, écrit Jean Brun, de permettre à l'historicisme d'accomplir son travail dissolvant en laissant croire que la recherche des sources se situe dans le cadre d'une histoire comparée de la philosophie des religions ou de la mythologie. Toutes ces spécialités analysent des combustibles ou des cendres au lieu de se laisser illuminer par le feu de la Tradition. » Il ne s'agit pas davantage, de se soumettre, par fidélité aveugle, à des coutumes ou des dénomination confessionnelles, d'emprisonner la parole dans la catastrophe de répétition mais bien de comprendre la vertu paraclétique de la Tradition, qui n'est point un « mythe » au sens de mensonge, moins encore une réalité historique mais, selon la formule de Henry Corbin « un synchronisme réglant un champs de conscience dont les lignes de force nous montrent à l'œuvre les mêmes réalités métaphysiques. » Le Paraclet est la présence même dont l'advenue confirme en nous la pertinence de l'idée augustinienne selon laquelle le passé et le présent, par le souvenir et l'attente, sont présents dans la présence.  « Tout se passe, écrit Henry Corbin, comme si une voix se faisait entendre à la façon dont se ferait entendre au grand orgue le thème d'une fugue, et qu'une autre voix lui donnât la réponse par l'inversion du thème. A celui qui peut percevoir les résonances, la première voix fera peut-être entendre le contrepoint qu'appelle la seconde, et d'épisode en épisode l'exposé de la fugue sera complet. Mais cet achèvement c'est le Mystère de la Pentecôte, et seul le Paraclet a mission de le dévoiler. »

         Loin de se réduire à un comparatisme profane, l'art de percevoir des résonances relève lui-même sinon du Mystère du moins d'une approche du Mystère. Husserl, qui définissait la phénoménologie comme une « communauté gnostique » disait que, pour mille étudiants capables de restituer ses cours de façon satisfaisante et même brillante, il ne devait s'en trouver que deux ou trois pour avoir vraiment réalisé en eux-mêmes l'expérience phénoménologique du « Nous transcendantal ». Sans doute en est-il de même des symboles religieux, qui peuvent être de banales représentations d'une appartenance collective ou pure présence d'un retour paraclétique à soi-même, c'est à dire au principe d'un au-delà de l'individualisme, d'une universalité métaphysique dont l'uniformisation moderne n'est que l'abominable parodie. « J'ai réfléchi, dit Hallâj, sur les dénominations confessionnelles, faisant effort pour les comprendre, et je les considère comme un Principe unique à ramification nombreuses. Ne demande donc pas à un homme d'adopter telle dénomination confessionnelle, car cela l'écarterait du Principe fondamental, et certes, c'est ce Principe Lui-même qui doit venir le chercher, Lui en qui s'élucident toutes les grandeurs et toutes les significations: et l'homme alors comprendra. »

         656980_medium.jpgQue le Principe dût nous venir chercher, car il est de l'ordre du ressouvenir et de l'attente, de la nostalgie et du pressentiment, que nous ne puissions-nous saisir de Lui, nous l'approprier, le soumettre à l'hybris de nos ambitions trop humaines, il suffit pour s'en persuader de comprendre ce qu'Heidegger disait du langage: « Le langage n'est pas un instrument disponible, il est tout au contraire, cet historial qui lui-même dispose de la suprême possibilité de l'être de l'homme. » L'apparition vespérale-matutinale de l'Archange Logos, dont nous ne sommes qu'un bruissement, ce dévoilement de la vérité hors d'atteinte, à la fois anamnésis et désir, n'est autre, selon la formule de Rûmi que « la recherche de la chose déjà trouvée » qui, entre la nuit et le jour, réinvente le dialogue de l'Unique avec l'unique: « Si tu te rapproches de moi, c'est parce que je me suis rapproché de toi. Je suis plus près de toi que toi-même, que ton âme, que ton souffle ».

         Loin d'être cet Etant suprême de la théologie exotérique, qui nous tient en exil de la vérité de l'être, séparé de l'éclaircie essentielle, Dieu est alors celui qui se voit lui-même à travers nous-mêmes, de même que nous ne parlons pas le langage mais que le langage se parle à travers nous, nous disant, par exemple, par la bouche d'Ibn’Arabî, à ce titre prédécesseur de la Mystique rhénane,: « C'est par mon œil que tu me vois , ce n'est pas par ton œil que tu peux me concevoir ». Croire que Dieu n'est qu'un Etant suprême, c'est confondre la forme avec ce qu'elle manifeste, c'est être idolâtre, c'est demeurer sourd à l'Appel, c'est renoncer à la vision du cœur et à l'attestation de l'Unique. A la tristesse, la morosité, l'ennui, la jalousie, le ressentiment qui envahissent l'âme emprisonnée dans l'exil occidental, dans le ressassement du déclin, dans l'oubli de l'oubli comme dans « la volonté de la volonté », la vertu paraclétique oppose la ferveur, la légèreté dansante, le tournoiement des possibles, l'intensification des actes d'exister. « Comment, écrit Rûmi, le soufi pourrait-il ne pas se mettre à danser, tournoyant sur lui-même comme l'atome au soleil de l'éternité afin qu'il le délivre de ce monde périssable ? » S'unissant en un même mouvement, dans un même tournoiement des possibles, la nostalgie et le pressentiment, le passé et le futur se délivrent d'eux-mêmes pour éclore dans la présence pure en corolle, qui est la réponse même, le répons, à « la question qui ne vient ni du monde, ni de l'homme ».

         La clef herméneutique heideggérienne, trouvant son usage pertinent dans la métaphysique, qui n'est plus la métaphysique dualiste, et pour tout dire caricaturale, du platonisme scolaire, ni la théologie de l'Etant suprême, ni la soumission aveugle à la forme en tant que telle, -  en nous ouvrant à la perspective de la « gradation infinie » des états de l'être et de la conscience, du plus atténué au plus intense, en graduant la connaissance selon les principes initiatiques, nous délivre ainsi, du même geste, de toute forme de socialisation extrême, de tout fondamentalisme, fût-il « démocratique ». L'Imâm caché sous le grand Arbre cosmogonique d'où jaillit la source la vie, l'eau castalienne de la mémoire retrouvée, interdit toute socialisation du religieux, toute réduction du Symbole à la part visible et immanente, à une beauté qui ne serait que purement terrestre, donc relative et variable selon les us et coutumes. La laideur qui s'empare des Symboles profanés, des coutumes instrumentalisées, est un signe de la fausseté qui en abuse. La Beauté prouve le Vrai, comme l'humilité et courtoisie prouvent le Bien. Si le monde sensible est la métaphore de l'intelligible, si la forme perçue est le miroir de la forme idéale, ce monde-ci, avec ses Normes profanes, ses communautés vindicatives, ne peut en aucune façon prétendre au Beau et au Vrai. «  Dès que les hommes se rassemblent, écrit Henry de Montherlant, ils travaillent pour quelque erreur. Seule l'âme solitaire dialogue avec l'esprit de vérité. » Cette solitude cependant, par un paradoxe admirable, n'est point esseulement mais communion car elle suppose l'oubli de soi-même, l'extinction du moi devant l'Ange de la Face, le consentement à la pérégrination infinie loin de soi-même, dans les écumes de la mer blanche et le pressentiment de l'Ile Verte. Au relativisme absolu des Modernes, qui emprisonnent chaque chose dans une abstraction profane, pour lesquels « le corps n'est que le corps », la danse des soufis oppose l'absolu des relations tournoyantes dans l'approche d'une Beauté dont toutes les beautés relatives ne sont que l'émanation ou le reflet. A la philosophie, comme instrument de pouvoir (ce qu'elle fut, dans la continuité hégélienne, avec fureur) la métaphysique reconquise, par l'humilité et l'abandon à la grandeur divine, opposera ce décisif retournement de la métaphore qui laisse à la beauté de la vérité son resplendissement, comme le reflet du soleil sur la mer, comme la solitude de l'Unique pour un unique.

Luc-Olivier d'Algange.

 

dimanche, 14 septembre 2014

Henry Corbin: Eurasia como concepto espiritual

Henry Corbin: Eurasia como concepto espiritual

Ex: http://culturatransversal.wordpress.com 

Por Claudio Mutti*

Desde Irlanda a Japón

corbin.jpg“Subrayar y enfatizar las conexiones, las líneas de fuerza en las que se sustenta la trama del concepto espiritual de Eurasia, desde Irlanda a Japón” (1): a esta preocupación de P. Masson Oursel, que se inspira en un programa esbozado en 1923 en la Philosophie comparée y proseguido en 1948 en La Philosophie en Orient (2), Henry Corbin (1903-1978) le atribuye un “valor especial” (3). Trascendiendo el nivel de las determinaciones geográficas e históricas, el concepto de Eurasia viene a constituir “la metáfora de la unidad espiritual y cultural que recompondrá al final de la era cristiana en vista de la superación de los resultados de ésta” (4). Estas son, al menos, las conclusiones de un estudioso que en la obra corbiniana ha descubierto las indicaciones idóneas para fundar: “aquella gran operación de hermenéutica espiritual comparada, que es la búsqueda de una filosofía – o mejor dicho: de una sabiduría – eurasiática” (5). En otras palabras, la misma categoría geofísica de “Eurasia” no es más que la proyección de una realidad geosófica vinculada a la  Unidad originaria, puesto que “Eurasia” es, en la percepción interior, en el paisaje del alma o Xvarnah (“Luz de Gloria”, en el léxico mazdeo), la Cognitio Angelorum, la operación  autológica del Anthropos Téleios, o incluso, por último, la unidad entre el Lumen Naturae y la Lumen Gloriae.   De aquí la posibilidad de acercar a Eurasia con el conocimiento imaginal de la Tierra como un Ángel” (6).

Es el mismo Henry Corbin quien evoca la experiencia visionaria del filósofo alemán Gustav Theodor Fechner, que identificó con la figura de un Ángel el rostro de la tierra envuelta de luz gloriosa, y para citar el pasaje concordante de un ritual avéstico: “Celebramos esta liturgia en honor de la Tierra, que es un ángel ” (7). De hecho, según la doctrina mazdeísta, a la Tierra se la percibe en la “persona” de su Ángel, cuando el alma, proyectando la imagen de sí misma, crea una Imago Terrae que la refleja. La angelología mazdeísta traduce el misterio de esta proyección de la siguiente manera: Spenta Armaiti, Arcángel femenino de la existencia terrenal, es la madre de Daena, el Ángel femenino que sustancia a la Alma caelestis,  el Cuerpo de Resurrección.  De esta manera, “la formulación misma de la categoría geofísica de “Eurasia” pertenece al proceso de palingenesia, que es la Resurrección a la luz de la Transfiguración ” (8).

La geosofía mazdeísta, íntimamente vinculada con la esencial característica sofiánica de Spenta Armaiti , se refiere principalmente a una Tierra celeste; aplicada al espacio terrestre, se nos presenta un kyklos, un orbis, similar a lo que Homero ha simbolizado en el escudo de Aquiles y Virgilio en el de Eneas (9), es decir, para permanecer en el ámbito iránico, con ese atributo del Hombre Universal (insân-e kâmil) que es la Copa de Jamshid.  En esta representación, la Tierra está rodeada del océano cósmico y dividida en siete zonas (Keshvar) (10); en el centro de la zona central, llamada Xvaniratha (“rueda luminosa”), “se encuentra Airyanem Vaejah (pahlavi Erân-Vêj), la cuna o germen de los Arios (= Iránicos).  Es allí donde se crearon los Kayanidi, los héroes legendarios; es ahí donde fue fundada la religión mazdeísta, desde donde se difunden a los otros Keshvar; es allí donde nacerá el último de los Saoshyant quién reducirá a Ahriman a la impotencia y llevará a cabo la resurrección y la existencia venidera”(11).  Situado al centro de la superficie de la tierra, Irán se nos presenta por lo tanto, como “bisagra, no sólo geográfica, sino también y sobre todo espiritual” (12), de la ecúmene eurasiática.

La representación mazdeísta, posteriormente reelaborada, pasó a formar parte del legado cultural que Irán le trasmitió al Islam.  En el Kitab al-Tafhîm de Abû Rayhân Mohammad ibn Ahmad Bîrûnî (362 / 973 – 421 / 1030) (13) se encuentra un esquema en el cual el círculo central, Irán, está rodeado de otros seis círculos, tangentes entre sí, que corresponden a otras tantas regiones: India, Arabia y Abisinia, Siria y Egipto, la zona bizantino-eslava, el Turquestán, China y el Tíbet.

Oriente y Occidente

 

Según la perspectiva islámica, el centro del mundo terrestre se encuentra en la Kaaba, el más antiguo de los templos de Dios, inicialmente construido en la época de Adán, después edificado por Abraham en su forma actual. En la planta y la estructura de este santuario primordial y central meditó Qâzî Sa‘îd Qommî (1042/1633 – 1103/1691- 92) en el primer capítulo de la Kitâb asrâr al-Hajj (“El sentido esotérico de la Peregrinación”), que constituye el objeto de un minucioso estudio de Henry Corbin (14). “Siempre entra en juego – dice éste último – el mismo principio: las formas de luz (sowar nûrîya), las figuras superiores se imprimen en las realidades de abajo que son sus espejos (subrayemos que, geométricamente las consideraciones elaboradas aquí seguirían siendo válidas sí se tomara como objeto de meditación la forma del templo griego)” (15). Ahora, en el plano superior de las Realidades-arquetipos […] encontramos cuatro “límites metafísicos” (16), dos de las cuales (la Inteligencia Universal y el Alma Universal) se encuentran al este de la realidad ideal, mientras que las otras dos (la Naturaleza Universal y la Materia Universal) se encuentran hacia el oeste. La ley rigurosa de las correspondencias exige que en el plano de la Ka’ba terrestre, los ángulos estén igualmente dispuestos según el mismo orden de relación: “Dos de estos ángulos están hacia el oriente: el ángulo en el que está encajada la Piedra Negra (el ángulo iraquí) y el ángulo yemenita; los otros dos están al occidente: el ángulo occidental y el ángulo sirio “(17).  Son estos dos orientes (mashriqayni) y los dos occidentes (maghribayni) los que alude el versículo 17 de la sura del Misericordioso, puntualmente citado por Corbin.

El versículo coránico llama a otro, el que comienza con las palabras: “A Dios pertenece el Oriente y el Occidente” (sura de la Vaca, 115).  “Gottes ist der Orient! – Gottes ist der Okzident!”: es la forma en que la reconstruye Wolfgang Goethe, a quien Corbin nos muestra más de una vez la convergencia con la sabiduría islámica.  Pero la pareja “Oriente-Occidente ” retorna en el versículo de la Luz, en parte reportado en el epígrafe al primer capítulo de su estudio sobre El hombre de luz en el sufismo iranio: ”… una lámpara que arde con un aceite de olivo que no es ni de Oriente ni Occidente, inflamándose sin necesidad siquiera de que el fuego la toque… Y es luz sobre luz.

“Entre Oriente y Occidente, como entre Norte y Sur, recorren líneas ideales de las cuales dependen no sólo la orientación geográfica, sino también la categoría antropológica. En la perspectiva del simbolismo espiritual, estas direcciones horizontales asumen un sentido en base al modo en que el ser humano experimenta la dimensión vertical de su presencia en el espacio y en el tiempo; y es una orientación de este género lo que constituirá uno de los principales temas del sufismo iranio: “es la búsqueda de Oriente, pero se nos advierte, por si acaso no lo comprendamos desde el primer momento, que se trata de un Oriente que no se encuentra en nuestros mapas geográficos ni puede ser situado en ellos. Este Oriente no está incluido en ninguno de los siete climas (los keshvar); es, de hecho, el octavo clima. Y la dirección en que este “octavo clima” debe ser buscado no está en la horizontal sino en la vertical. Este Oriente místico suprasensible, lugar del Origen y el Retorno, objeto de la búsqueda eterna, está en el polo celeste; es el Polo, un extremo norte, tan extremo como el umbral de la dimensión del más allá” (18).  La geografía sagrada de Irán hace corresponder a este Polo celeste a la montaña cósmica de Qâf, donde comienza aquel mundo de Hûrqalyâ que es iluminado por el sol de medianoche. Es la tierra de los Hiperbóreos (19), los cuales “simbolizan al hombre cuya alma ha alcanzado tal perfección y armonía que está libre de negatividad y de sombra; no es ni de Oriente ni de Occidente” (20).

Ishraq, nombre verbal, que en árabe significa el irradiar del sol desde el punto del cual surge, es un término peculiar de la sabiduría islámica de Irán.  Ishrâqîyûn o Mashriqîyûn (“Orientales”) son los sabios de la antigua Persia, llamados así “ciertamente no sólo por su ubicación geográfica, sino porque su conocimiento era oriental, en el sentido que se fundamentaba sobre la revelación interior (kashf) y la visión mística (moshâhadat) “(21).  Sin embargo, el significado del Oriente como un Oriente iluminativo, dirección que conduce al Polo espiritual, no es un concepto que caracteriza exclusivamente al pensamiento tradicional iranio. “Esta orientación se daba ya a los mistagogos del orfismo. Se la encuentra en el poema de Parménides donde, guiado por las hijas del sol, el poeta emprende un viaje hacia Oriente. El sentido de las dos direcciones, derecha e izquierda, Oriente y Occidente del cosmos, es fundamental en la gnosis valentiniana. (…) Ibn ‘Arabi (1240) eleva a símbolo su propia partida a Oriente; del viaje que de Andalucía le lleva hacia La Meca y Jerusalén hace su Isra’, homologándolo a un ékstasis que repite la ascensión del Profeta de cielo en cielo hasta el “Loto del límite”. Aquí el Oriente geográfico, “literal”, se convierte en símbolo del Oriente “real”, el polo celeste” (22).

Umbilicus Terrae

En la geografía sagrada resultante de las exploraciones espirituales de Henry Corbin, el extremo occidental de Eurasia está representado por las Islas Británicas. Aquí los fieles de la iglesia celta primitiva fueron designados en irlandés como céle Dé: denominación que equivale a Amici Dei, “se encuentra en la gnosis islámica (Awliyâ’ Allâh) y en la mística renana (Gottesfreunde)” (23).  Estos Coli Dei, “establecidos en York (Inglaterra), en Iona (Escocia), en el país de Gales y en  Irlanda, su símbolo fundamental era la paloma, como símbolo femenino del Espíritu Santo.  Desde esta perspectiva, no resulta extraño encontrar el druidismo mezclado a su tradición y los poemas de Taliesin integrados a sus corpus.  Igualmente, la epopeya de la Mesa Redonda y la Demanda del Santo Graal han sido también interpretadas en relación con los ritos de los Coli Dei” (24). A esta misma hermandad espiritual es reconducida la existencia del santuario de Kilwinning, sobre la montaña de Heredom, desde donde se irradió aquel Orden Real por el cual el rey Robert I Bruce se habría afiliado a los Templarios, realizando la convergencia entre el celtismo y el templarismo.

En la otra extremidad de Eurasia se extiende la China “el límite del mundo humano, del mundo que puede ser explorado por el hombre en las condiciones de la conciencia común” (25).  Por otra parte, influencias taoístas se habrían ejercido sobre la hierocosmologia del sufismo centroasiático y sobre algunas técnicas de recitación del dhikr adoptadas por la escuela de Najm Kobra (26). Entre los templos que se levantan en los confines de China hay uno, descrito en el siglo X por el historiador árabe Mas‘ûdî (27), que en su estructura obedece al paradigma arquitectónico de los templos sabeos; el mismo Mas‘ûdî había visto aquel de Harrán (la antigua Carrhae), y pudo todavía leer en el umbral la inscripción de tenor platónico: “Aquél que se conoce a sí mismo es deificado” (Man ‘arafa nafsahu ta’allaha). “Inscripción de tenor platónico” (28), cierto, en el que “el término técnico árabe es el equivalente de la theosis de los místicos bizantinos” (29), pero también la explicación del precepto délfico, que finalmente será validado en el hadîth qudsî: “Quién se conoce a sí mismo conoce a su Señor ” (Man ‘arafa nafsahu ‘arafa rabbahu). Mientras tanto, los hermetistas sabeos de Harrán aportarán en dote al Islam su herencia, derivada de una antigua sabiduría siríaca o siriobabiloniense reinterpretada a la luz del neoplatonismo.

Equidistante de Escocia y China está Al-Quds, “la ciudad santa” por antonomasia. En el lugar donde inició la Asunción el Mensajero de Dios – según Corbin un verdadero Umbilicus Terrae – “asume ahí una función homóloga a la de la Piedra Negra en el templo de la Ka’ba” (30), la Cúpula de la Roca (Qubbat al-Sakhrat). Este edificio, comúnmente llamado la Mezquita de Omar, “tiene la forma de un octógono regular culminado por una cúpula; fue el prototipo de las iglesias templarias construidas en Europa, y la cúpula fue el símbolo de la Orden y figuraba en el sello del Gran Maestre” (31). Este entrelazamiento de líneas espirituales diferentes hace de Jerusalén el simbólico edificio microcósmico, en el que se refleja la multiplicidad tradicional del macrocosmos eurasiático, aquella multiplicidad de formas que Henry Corbin nos presenta en su unidad esencial.

La oposición radical entre Jerusalén y Atenas, identificadas como polos emblemáticos respectivamente del monoteísmo y el politeísmo, es el punto donde convergen entre ellos los zelotas de las supuestas “raíces judeo-cristianas” de Europa y algunos defensores de un malentendido “paganismo” griego.  Sostener una posición de este tipo, queriendo reducirle a un esquema ideológico a una relación más bien profunda, compleja y articulada de cuanto no se imaginan los “judeo-cristianos” y “neopaganos”, significa ignorar cómo la más rigurosa doctrina metafísica de la Unidad (el Tawhid integral de la metafísica islámica) no excluye de hecho la multiplicidad relacionada a la jerarquía de los Nombres Divinos. Entre los que han entendido perfectamente lo anterior, está justamente Henry Corbin, quien, mediante el establecimiento de una ideal “comparación, por una parte entre Ibn ‘Arabî  (…) y Proclo, por otra” (32) y recordando el comentario del jefe de escuela de Atenas al Parménides platónico, evoca el encuentro de los físicos de la escuela jónica con los metafísicos de la Escuela Itálica, unos y otros se encuentran en la ciudad-símbolo de Atenas para participar en las Panateneas. “Celebrar esta fiesta – él escribe- es encontrar en la escuela ática de Sócrates y Platón la mediación que eleva los dos extremos a un nivel superior” (33).

 

1. Henry Corbin, L’Iran e la filosofia, Guida, Napoli 1992, p. 62.

2. P. Masson-Oursel, La Philosophie en Orient, in Histoire de la philosophie, a cura di É. Bréhier, Paris 1948, 1° fasc. suppl.

3. Henry Corbin, L’Iran e la filosofia, cit., ibidem.

4. Glauco Giuliano, Nitartha. Saggi per un pensiero eurasiatico, La Finestra, Lavis 2004, p. 14

5. Glauco Giuliano, Nitartha, cit., p. 221

6. Glauco Giuliano, Nitartha, cit., p. 16.

7. Sîrôza, vigésimo octavo día, op. cit.: Henry Corbin, Cuerpo espiritual y Tierra Celeste. Del Irán mazdeísta al Irán chiíta, Ediciones Siruela, Madrid, 1996, p. 37.

8. Glauco Giuliano, Nitartha, cit., p. 16, n. 25.

9. Ilíada, XVIII, 478-608; Eneida, VIII, 626-728.

10. La división septenaria del espacio terrestre que se repite en otras culturas tradicionales: cf. Claudio Mutti, Gentes. Popoli, territori, miti, Effepi, Genova 2010, pp. 19-20.

11. Henry Corbin, Cuerpo espiritual y Tierra Celeste, cit., p. 51.

12. Glauco Giuliano, Nitartha, cit., p. 22.

13. Henry Corbin, Historia de la Filosofía. Del mundo romano al Islam Medieval, vol. 3. Siglo veintiuno editores, México DF, 1990, pp 307-308.

14. Henry Corbin, Templo y contemplación, Editorial Trotta, Madrid, 2003, pp. 181-257.   Sobre Qâzî Sa’îd Qommî, cf. Henry Corbin, Historia de la Filosofía. La Filosofía en Oriente, vol. 11. Siglo veintiuno editores, México DF, 1990, p. 154-157

15. Henry Corbin, Templo y contemplación cit., p. 206.

16. Henry Corbin, Templo y contemplación cit., p. 207.

17. Henry Corbin, Templo y contemplación, cit., p. 207.

18. Henry Corbin, El hombre de luz en el sufismo iranio, Ediciones Siruela, Madrid, 2000, p. 20.

19. Sobre la Hiperbórea y similares representaciones tradicionales de la septentrional “Tierra de luz”, cf. Claudio Mutti, op. cit., pp 15-23.

20. Henry Corbin, El hombre de luz en el sufismo iranio, cit., p. 56.

21. Henry Corbin, Storia della filosofia islamica, cit., p. 211.

22. Henry Corbin, El hombre de luz en el sufismo iranio, cit., págs. 73-74.

23. Henry Corbin, Templo y contemplación, cit., p. 342 n. 217.

24. Henry Corbin, Templo y contemplación, cit., p. 342.

25. Henry Corbin, Templo y contemplación, cit., p. 132.

26. Henry Corbin, El hombre de luz en el sufismo iranio, cit., pp. 72 y 77 y ss.

27. Mas’ûdî, Les prairies d’or, ed. e trad. Barbier de Maynard, Paris 1914, vol. IV, p. 52.

28. Henry Corbin, Templo y contemplación,  cit., p. 133.

29. Henry Corbin, Templo y contemplación, cit., p. 133, n 7.

30. Henry Corbin, Templo y contemplación, cit., p. 351.

31. Henry Corbin, Templo y contemplación, cit., p. 334.

32. Henry Corbin, La paradoja del monoteísmo, Editorial Losada, Madrid, 2003, p. 22.

33. Henry Corbin, La paradoja del monoteísmo, cit., p. 30.

 

* Claudio Mutti es licenciado en Filología Finohúngara por la Universidad de Bolonia. Se ha ocupado del área cárpato-danubiana desde un perfil histórico (A oriente di Roma e di Berlino, Effepi, Genova 2003), etnográfico (Storie e leggende della Transilvania, Oscar Mondadori, Milano 1997) y cultural (Le penne dell’Arcangelo. Intellettuali e Guardia di Ferro, Società Editrice Barbarossa, Milano 1994; Eliade, Vâlsan, Geticus e gli altri. La fortuna di Guénon tra i Romeni, Edizioni all’insegna del Veltro, Parma 1999). Entre sus últimas publicaciones están Gentes. Popoli, territori, miti, (Effepi, Genova 2010), L’unità dell’Eurasia (Effepi, Genova 2008), Imperium. Epifanie dell’idea di Impero (Effepi, Genova 2005).

dimanche, 11 novembre 2012

Henri Corbin, orientaliste et iraniste

Henri Corbin, orientaliste et iraniste

par Jean MONCELON 

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« Je suis orientaliste et iraniste : tout cela et rien que cela » 

A Matthias Körger

Henry Corbin est né à Paris le 14 avril 1903, dans une famille protestante – sa mère mourra quelques jours après sa naissance. Une licence de philosophie en 1925 et des cours avec Gilson l’orientent vers l’étude de l’arabe (Langues O) et l’École Pratique des Hautes Études d’où il sort diplômé en 1928.

           La même année, il entre à la Bibliothèque Nationale où il rencontre Louis Massignon dont « une inspiration du ciel » va décider de sa vocation : « Je lui parlais des raisons qui m’avaient entraîné comme philosophe à l’étude de l’arabe, des questions que je me posais entre la philosophie et la mystique, de ce que je connaissais, par un assez pauvre résumé en allemand, d’un certain Sohravardî… Alors Massignon eut une inspiration du ciel. Il avait rapporté d’un voyage en Iran une édition lithographiée de l’œuvre principale de Sohravardî, Hikmat al-Ishrâq : « la Théosophie orientale ». Avec les commentaires, cela formait un gros volume de plus de cinq cents pages. « Tenez, me dit-il, je crois qu’il y a dans ce livre quelque chose pour vous. » Ce quelque chose, ce fut la compagnie du jeune shaykh al-Ishrâq qui ne m’a plus quitté au cours de ma vie »  [1]. De cet épisode date ce qu’on pourrait appeler la naissance spirituelle de Henry Corbin, en ce sens, comme il le dira lui-même, que par cette rencontre, « [son] destin pour la traversée de ce monde était scellé ». Sohravardî incarne, en effet, un certain « style de conscience et de vie spirituelle » auquel Henry Corbin restera fidèle toute sa vie, qui ajoute d’ailleurs que le sens et la portée de la philosophie du shaykh al-Ishrâq débordent son cadre : « Elle est une forme de l’aventure humaine, qu’il importe à l’homo viator de méditer spécialement de nos jours. »

           corbin9782226215680g.jpg  Les années suivantes, jusqu’en 1936, le voient suivre les cours de Massignon, Gilson, Puech, Benveniste, Koyré, à Paris et surtout accomplir plusieurs séjours en Allemagne, à Bonn, Hambourg et Marburg, où il découvrira Swedenborg, « dont l’œuvre immense, dira-t-il, allait ainsi m’accompagner tout au long de ma vie », et où il fera la connaissance de Rudolf Otto, en 1930 : « Comment dire l’éblouissement d’un jeune philosophe débarquant à Marburg au début de juillet 1930 ? L’enchantement des lieux, de cette « colline inspirée » ne vivant que par et pour l’Université, les magnifiques forêts alentour… ». Quelques années plus tard, c’est à Freiburg, durant le printemps 1934, qu’il rendra visite au philosophe Heidegger – qu’il rencontrera à plusieurs reprises ensuite et dont il sera le premier traducteur en France, avec Qu’est-ce que la métaphysique ? en 1939.

            L’Iran et l’Allemagne furent assurément les deux patries d’élection de Henry Corbin. L’essentiel, toutefois, est de comprendre, comme il y invite lui-même, que ces deux patries furent, dans sa vie, « les points de repères géographiques d’une Quête qui se poursuivait en fait dans les régions spirituelles qui ne sont point sur nos cartes. » Il dira à ce sujet : « Je ne suis ni un germaniste ni même un orientaliste, mais un philosophe poursuivant sa Quête partout où l’Esprit le guide. S’il m’a guidé vers Freiburg, vers Téhéran, vers Ispahan, ces villes restent pour moi essentiellement des « cités emblématiques », les symboles d’un parcours permanent »[2].

            Henry Corbin s’était marié en 1933 avec Stella Leenhardt, « Stella matutina », à qui il dédicacera son œuvre majeure, En Islam iranien, en 1971, en ces termes : « Stellae consorti dicatum ». Parmi les amitiés de ces années, il faut signaler celle de Jean Baruzi et surtout celle du philosophe russe Nicolas Berdiaev. C’est de lui qu’il tient l’idée d’une Eglise de Jean succédant à l’Eglise de Pierre, qui inaugurerait le règne du Paraclet (selon Joachim de Flore) et qui serait, « non pas la tutrice des pauvres », mais l’Eglise éternelle et mystérieuse « découvrant en elle le vrai visage de l’homme et de son extase vers les sommets »[3].

En 1939, Henry Corbin part pour une mission de six mois à l’Institut français d’archéologie d’Istanbul où la guerre le retiendra finalement jusqu’en 1945. C’est là qu’il préparera l’édition des œuvres de Sohravardî : « Au cours de ces années, pendant lesquelles je fus le veilleur du petit Institut français d’archéologie mis en veilleuse, j’appris les vertus inestimables du Silence, de ce que les initiés appellent la « discipline de l’arcane » (en persan ketmân). L’une des vertus de ce Silence fut de me mettre seul à seul en compagnie de mon shaykh invisible (…). A longueur de jour et de nuit, je traduisis de l’arabe (…). Au bout de ces années de retraite, j’étais devenu un Ishrâqî, et l’impression du premier tome des œuvres de Sohravardî était presque achevée »[4]. A la mi-septembre 1945, il part pour Téhéran et lance le projet d’un département d’Iranologie au sein du nouvel Institut français. Il en assurera la direction jusqu’en 1954 et créera la fameuse « Bibliothèque iranienne ».

Cette « Bibliothèque iranienne » répondait pour Henry Corbin à un double objectif qui était, d’une part, de prouver l’existence d’une « philosophie proprement et originairement shî’ite » et, d’autre part, que l’on prenne « au sérieux », selon ses mots, le projet sohravardien de « ressusciter la théosophie des Sages de l’ancienne Perse ». L’objectif a été pleinement atteint, et nous sommes nombreux aujourd’hui à se reconnaître une dette envers Henry Corbin qui nous aura fait découvrir non seulement Sohravardî, mais aussi Haydar Âmolî, Mollâ Sadrâ Shîrâzî et surtout Rûzbehân Baqlî Shîrazî, pour ne rien dire des extraordinaires textes ismaéliens qui se trouvent désormais à notre disposition, en langue française. A la mort de Henry Corbin, Mircea Eliade fera remarquer : « Il est mort en ayant accompli à peu près tout ce qu’il s’était promis de réaliser », et il devait avoir en tête certainement cette « Bibliothèque iranienne ». C’est d’ailleurs l’existence de celle-ci qui a permis à son promoteur d’écrire, vers la fin de sa vie, en 1978 : « Nous n’en sommes plus, certes, à croire que la pensée en Islam ne soit représentée que par les cinq ou six grands noms de philosophes qui furent connus de la Scolastique latine. Mais combien faudra-t-il de temps encore pour que l’on soupçonne le nombre de monuments de pensées et de chefs-d’œuvre spirituels, tant en arabe qu’en persan, dont l’homme cultivé de l’Occident a généralement tout ignoré jusqu’ici ? Combien plus de temps encore faudra-t-il pour que le trésor de leur pensée rentre dans ce que l’on appelle le « circuit culturel », et vienne fructifier jusque dans les colloques de bonne volonté qui pourraient enfin aborder l’essentiel » [5].

Cela pourrait constituer assurément le programme d’une Unité de recherche « Henry Corbin », consacrée à l’Iran.

Pendant quelque cinquante ans la propriété de Madame Fröbe-Kapteyn, à Ascona, « sur les rives du lac majeur », en Suisse, a été le centre symbolique d’une communauté de chercheurs spirituels, parmi lesquels on peut citer outre Corbin, Massignon, Jung, Denis de Rougemont, Rudolf Otto, Gershom Scholem, Mircea Eliade, etc. Henry Corbin a donné sa première conférence à Ascona en 1949, inaugurant une collaboration qui durera jusqu’à sa mort. Or, Eranos a représenté infiniment pour lui : « Ce que nous voudrions appeler le sens d’Eranos, et qui est aussi tout le secret d’Eranos, c’est qu’il est notre être au présent, le temps que nous agissons personnellement, notre manière d’être. C’est pourquoi nous ne sommes peut-être pas « de notre temps », mais nous sommes beaucoup mieux et plus : nous sommes notre temps. Et c’est pourquoi Eranos n’a même pas de dénomination officielle ; ni de raison sociale collective. Ce n’est ni une Académie, ni un Institut, pas même quelque chose que l’on puisse, suivant le goût du jour, désigner par des initiales. Non, ce n’est pas un phénomène de notre temps »[6].

A partir de 1955, Henry Corbin partagera son temps entre Paris et Téhéran, entre son enseignement à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (de janvier à juin)[7], où il succèdera à Louis Massignon, à la Section des Sciences Religieuses[8], et la direction du Département d’Iranologie de l’Institut franco-iranien (docteur honoris causa de l’Université de Téhéran en 1958).

corbin_henry.jpgEn 1959, paraît son Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî dont la rédaction fut, selon ses propres termes, « un nouveau point de départ, un moment privilégié dont la clarté illumina la route suivie depuis lors », puis en 1961, grâce à Marie-Madeleine Davy, Terre céleste et corps de résurrection [9]. Ces deux ouvrages connaîtront l’un et l’autre une deuxième édition, respectivement en 1975 et 1978.

           D’autres ouvrages seront publiés, après 1959, qui récapitulent l’ensemble des travaux de Henry Corbin en matière d’ésotérisme ou de gnose. Il est indispensable de bien comprendre que l’ésotérisme selon Henry Corbin, c’est d’abord la théosophie mystique et surtout la gnose, en relation avec l’enseignement qu’il avait retiré de la fréquentation des textes ismaéliens et qui lui fera affirmer : « La gnose shî’ite est par excellence l’ésotérisme de l’Islam » [10]. En cela, bien sûr, Henry Corbin parait fort éloigné d’un René Guénon, par exemple, et de l’ésotérisme « traditionnel », tandis qu’en termes d’ésotérisme chrétien, cette orientation de son œuvre l’inscrit plutôt dans la lignée de Swedenborg, de Novalis, et surtout de Jacob Boehme. Parmi ces ouvrages, il faut citer, par exemple, son Histoire de la philosophie islamique, en 1968. C’est aussi son Anthologie des philosophes iraniens depuis le XVIIème siècle jusqu’à nos jours. Ce sont surtout ses quatre volumes d’En Islam iranien, publiés à partir de 1971.

            En 1974 vient sa retraite universitaire pendant laquelle il continue à donner des conférences et à séjourner en Iran. Il fonde aussi à Paris une Université Saint-Jean de Jérusalem qu’il définit comme un « Centre international de recherche spirituelle comparée ». « Son esprit : celui d’une chevalerie spirituelle » et quant à sa finalité : « Ménager enfin, écrira-t-il, en la cité spirituelle de Jérusalem, un foyer commun, qui n’a jamais encore existé, pour l’étude et la fructification spirituelle de la gnose commune aux trois grandes religions abrahamiques, bref l’idée d’un œcuménisme abrahamique fondé sur la mise en commun du trésor caché de leur ésotérisme »[11]. Cette idée a occupé les dernières années de la vie de Henry Corbin Malheureusement son Université de Saint Jean de Jérusalem ne lui a pas survécu. Sans doute parce que son ambition était trop élevée, et pourtant s’il est un message de son oeuvre qu’il conviendrait de prolonger, de revivifier, c’est bien celui d’une communauté des ésotéristes « de partout et toujours » unis dans ce projet commun : « Faire face ensemble, nous tous les Ahl al-Kitâb [les Gens du Livre], écrivait-il, en reprenant ensemble notre aventure théologique depuis les origines, pour qu’au lieu de nous séparer, l’aventure cette fois nous rassemble. »

            Henry Corbin meurt à Paris le 7 octobre 1978.

Il n’aura pas de disciples – pas plus que René Guénon – « Il était et reste un maître parce qu’il libérait et libère en chacun de ceux qui le lisent son propre futur »[12], dira de lui Christian Jambet. Mais aussi son œuvre ouvre des perspectives qui ne peuvent plus être ignorées, parce qu’elles intéressent notre avenir, l’avenir même de l’Occident. Sous ce rapport, la comparaison avec l’œuvre d’un René Guénon ne manque pas d’intérêt. C’est ainsi que Michel Le Bris remarque : « Voyez comme l’Orient spirituel de Henry Corbin est éloigné de l’Orient de Guénon ! L’un y apprend à lire, en retour, ce qui fut, sans doute, l’âme vivante de l’Occident, l’autre, quoiqu’il prétende, y trouve le prétexte de s’en écarter toujours plus – la lecture qu’il fait des mystiques d’Occident, de ce point de vue, me paraît catastrophique. L’un veut réconcilier la philosophie des « Orientaux de l’Orient » et des « Orientaux de l’Occident », pour la chance d’une mutation de l’Occident, (…) – l’autre tire une sombre jouissance de la prédication de sa mort fatale »[13].

Pour Henry Corbin, il existait autant d’« orientaux » en Occident qu’en Orient. En aucune manière il ne soumettait la connaissance ésotérique à l’adhésion à une religion et c’est aussi en cela que son propos intéresse notre futur : « Chacun des ‘orafâ [des gnostiques] d’Orient et d’Occident, écrit-il, ne peut penser et peser les choses qu’en termes d’intériorité et d’intériorisation, ce qui veut dire faire en soi-même une demeure permanente aux philosophies, aux religions, vers lesquels le conduit sa Quête. Et il ne peut que garder son secret : Secretum meum mihi. Le secret du château de l’Âme. »

Pour conclure ces aperçus biographiques, on donnera le témoignage d’une Iranienne, Shusha Guppi : « Henry Corbin était un mystique protestant, espèce rare parmi les Français, et il parlait de la façon la plus émouvante de ce qu’il appelait « le génie de la Perse », qui avait produit de grands philosophes et d’immenses poètes, avait presque inventé l’amour, et lui avait en tout cas donné, en poésie, son expression la plus haute pour des générations et des générations futures. Puis exprimant son admiration pour mon pays d’adoption, il me parla des mystiques anglais, tels que Julienne de Norwich, et de toute cette tradition ésotérique dont le monde anglo-saxon a vu le déclin à dater de la Réforme. Nous parlâmes aussi de politique et d’une manière générale, de l’état du monde. Il était très au fait, et se montra préoccupé, de problèmes fondamentaux : la démographie, le pillage des ressources naturelles, l’écart qui allait s’élargissant entre nantis et démunis, avec toutes ses conséquences… Je l’entends encore conclure :

- A propos d’un malade, on dit que son état est grave mais pas désespéré; à propos du monde, on pourrait dire que son état est désespéré, mais qu’heureusement tout cela n’a rien de grave! »[14].

Sohravardî

Le maître de Henry Corbin aura été finalement un jeune théosophe perse, Sohravardî, mort tragiquement le 29 juillet 1191, à l’âge de 36 ans, dont le projet était rien de moins que de « ressusciter la philosophie de la Lumière des sages de l’ancienne Perse ». De ce projet grandiose que Sohravardî paiera de sa vie, puisqu’il fut condamné à mort à Alep, Henry Corbin en a été le commentateur « oriental » en Occident, mais le mot « oriental » est ici placé entre guillemets, selon ce que Henry Corbin en dira dans son Prélude à L’Archange empourpré : « Le Shaykh al-Ishrâq nous a appris les sens spirituel des mots « Orient » et « Occident » (…). Lors donc que nous parlons avec lui de « l’exil occidental », il ne s’agit pas d’une mise en accusation des pays d’occident au sens géographique, pas plus que, lorsque nous parlons de « théosophie orientale », il s’agit tout simplement de se rendre tout simplement à l’Orient géographique pour la trouver » [15].

Cette précision faite, la théosophie « orientale » (hikmat al-Ishrâq) de Sohravardî a inspiré nombre des recherches de Henry Corbin, à commencer par la doctrine ishrâqî elle-même et ses développements à travers les œuvres de ses disciples qu’il nomme « les Platoniciens de Perse ». Mais, elle a surtout influé sa Quête personnelle. Pour cette raison, il n’est pas inutile de rappeler, après lui, les caractéristiques essentielles de la doctrine ishrâqî qui sont, d’une part, « la volonté délibérée de renouer avec la théosophie de la Lumière professée par les sages de l’ancienne Perse », et, d’autre part,  une « spiritualité dont la caractéristique est de conjoindre indissociablement la recherche philosophique de la Connaissance et la fructification de cette Connaissance en conversion, une métamorphose intérieure de l’homme ». Il s’agit là d’un thème majeur de Henry Corbin et qui fait de lui un gnostique, au sens où la gnose est essentiellement une « connaissance salvifique », et même une « connaissance amoureuse » au sens où l’entendra cette fois un autre de ses maîtres, Rûzbehân Baqlî de Shîrâz (1128-1209) dont il parlera comme d’un Maître Eckhart « qui aurait écrit quelque chose comme l’histoire de Tristan et Yseult ». La formule est heureuse, s’agissant de l’« Enfant divin », comme l’appelait Louis Massignon[16].

Pour revenir à Sohravardî deux œuvres en particulier méritent l’attention, Le Récit de l’Exil occidental qui est un traité initiatique, portant sur la voie ésotérique qui conduit « l’exilé » dans le pays d’Occident jusqu’à sa patrie « orientale », sa vrai patrie. (Nous en avons parlé ce matin). Le second traité s’intitule le Vade-mecum des fidèles d’amour. Il s’agit également d’un récit initiatique qui éclaire singulièrement l’expérience intérieure d’un Dante et de ceux que l’on appelle après lui les fedeli d’amore.

A l’origine de toute initiation à l’Ordre des fedeli d’amore se place une expérience amoureuse – qui est le point de départ d’un développement spirituel, au cours duquel l’amour deviendra un amour de passion[17]. Mais ce développement reste réservé à un petit nombre : « Amour n’ouvre pas à n’importe qui la voie qui conduit à lui ». Comme pour n’importe quelle initiation, l’être épris doit en manifester les dispositions. Mais dès qu’Amour en vient à constater qu’il en a les aptitudes, il « envoie vers lui Nostalgie qui est son confident et son délégué, afin que celui-ci purifie la demeure et n’y laisse entrer personne ». Il s’agit donc d’une première étape dans le développement personnel de l’être sincèrement épris qui est celle de l’initiation. Ensuite, « il faut qu’Amour fasse le tour de la demeure et descende jusque dans la cellule du cœur. Il détruit certaines choses ; il en édifie d’autres ; il fait passer par toutes les variantes du comportement amoureux ». C’est au terme de cette seconde étape que se produit « l’illumination » – ce que symbolise le Cuore gentile selon Dante, à savoir « le cœur purifié, c’est-à-dire vide de tout ce qui concerne les objets extérieurs, et par là-même rendu apte à recevoir l’illumination intérieure ». C’est alors qu’Amour « se résout à se rendre à la cour de Beauté ». Dans cette dernière étape, l’être épris devra connaître « les étapes et les degrés par lesquels passent les fidèles d’amour » et surtout il devra « donner son assentiment total à l’amour ». C’est à cette condition que l’initié devient un fidèle d’amour et « c’est après cela seulement que seront données les visions merveilleuses ».

Rulman Merswin et l’Île verte

On ne peut manquer d’évoquer, même brièvement, à propos de l’itinéraire spirituel de Henry Corbin, la figure de Rulman Merswin.

Rulman Merswin, né en 1307 et mort en 1382, issu d’une importante famille de banquiers strasbourgeois, se retira de la vie publique pour entrer en une retraite spirituelle de quatre années (Tauler est alors son confesseur), après lesquelles il fit l’acquisition d’un ancien couvent bénédictin à l’abandon, en un lieu dit l’Île Verte : « L’Île Verte de Strasbourg, écrit Henry Corbin, fut un centre spirituel des chevaliers johannites où se développa au XIVème siècle une forme de spiritualité caractérisée par le nom de ceux qui en sont le centre, à savoir le nom d’ « Amis de Dieu » (Gottesfreunde) » [18]. « Chevaliers johannites », simplement du fait que la présence ecclésiale dans ce couvent de l’Île Verte fut confiée à l’Ordre des Chevaliers hospitaliers de Saint Jean de Jérusalem, tandis que Rulman Merswin précisait que le couvent devait être « une maison de refuge où puissent se retirer tous les hommes honnêtes et pieux, laïcs ou ecclésiastiques, chevaliers, écuyers et bourgeois, qui désireraient fuir le monde et se consacrer à Dieu, sans cependant entrer dans un ordre monastique ».

Mais il y a plus dans l’histoire de l’Île Verte. Rulman Merswin et les Amis de Dieu se trouvèrent rapidement en relation avec un personnage mystérieux qui va les guider dans la voie spirituelle qu’ils se sont choisie, par une série de missives (de 1363 à 1380) et d’écrits, parmi lesquels on peut citer Le Livre du maître de la Sainte Écriture, Le Livre des Cinq hommes « qui décrit la société idyllique du Haut Pays ».

Pour Henry Corbin, il paraît superflu de rechercher l’identité de cet « Ami de Dieu du Haut Pays », tout comme il serait vain de tenter de localiser le Haut Pays sur une carte de géographie, car « personne n’en eut connaissance, qui ne s’en approcha par la voie intérieure ». L’essentiel est aux yeux de Corbin que l’« Ami de Dieu du Haut Pays » ait été, selon ses propres termes, « le pôle des Amis de Dieu de l’Ile Verte des Johannites », autrement dit qu’il ait été le Maître intérieur de Rulman Merswin lui-même. Or, qui est le Maître intérieur ? C’est celui qui guide l’initié, non plus en ce monde-ci, mais bien dans les contrées au-delà de l’Orient du monde terrestre.

Tel est le secret de l’identité de l’« Ami de Dieu du Haut Pays ».

Henry Corbin assimila ce dernier au XIIème Imâm [19] de la tradition shî’ite et en tira la conclusion qu’il existe en ce monde « une élite spirituelle commune aux trois rameaux de la tradition abrahamique », dont l’éthique « prend origine aux mêmes sources et vise la même hauteur d’horizon. »

Le monde imaginal

« Le contact entre Dieu et l’homme se fait « entre Ciel et Terre », dans un monde médian et médiateur »

Selon le mot du philosophe Christian Jambet, Henry Corbin a ressuscité « la métaphysique de l’imaginal en terre d’islam ». Et l’on peut tenir cette « résurrection » comme un apport les plus significatifs de son œuvre. Deux ouvrages, déjà cités, permettent de préciser la notion de « monde imaginal ».

corbinhenr9782070724079FS.gifDans le premier de ces ouvrages, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, il dira : « Que l’on entende pas le mot « images » au sens où de nos jours on parle à tort et à travers d’une civilisation de l’image ; il ne s’agit jamais là que d’images restant au niveau des perceptions sensibles, nullement de perceptions visionnaires. Le mundus imaginalis de la théosophie mystique visionnaire est un monde qui n’est plus le monde empirique de la perception sensible, tout en n’étant pas encore le monde de l’intuition intellective des purs intelligibles. Monde entre-deux, monde médian et médiateur, sans lequel tous les événements de l’histoire sacrale et prophétique deviennent de l’irréel, parce que c’est en ce monde-là que ces événements ont lieu, ont leur « lieu ».

Dans le second, Corps spirituel et terre céleste, le Prélude à la deuxième édition (1978) s’intitule « Pour une charte de l’Imaginal »[20]. On y lit ceci : « La fonction du mundus imaginalis et des Formes imaginales se définit par leur situation médiane et médiatrice entre le monde intelligible et le monde sensible. D’une part, elle immatérialise les Formes sensibles, d’autre part, elle « imaginalise » les formes intelligibles auxquelles elle donne figure et dimension. Le monde imaginal symbolise d’une part avec les Formes sensibles, d’autre part avec les Formes intelligibles. C’est cette situation médiane qui d’emblée impose à la puissance imaginative une discipline impensable là où elle s’est dégradée en « fantaisie », ne secrétant que de l’imaginaire, de l’irréel, et capable de tous les dévergondages. »

L’apport le plus remarquable chez Henry Corbin est par conséquent d’avoir « revivifié » pour l’Occident ce mundus imaginalis « qui n’est ni le monde empirique des sens ni le monde abstrait de l’intellect » – dont la notion – et donc la réalité – s’était éclipsée depuis plusieurs siècles de pieux agnosticisme et de Lumières. On conviendra qu’il s’agit de quelque chose qui éclaire considérablement le sens de notre pèlerinage vers nos origines, vers l’Orient, cette nostalgie du « paradis perdu », qui aiguise notre sentiment d’exil en ce monde et avive, pour les uns, le désir eschatologique du monde à venir, pour les autres, l’attente de leur délivrance.

L’ismaélisme

« Il y a l’ismaélisme et rien »

            L’ismaélisme est une branche du chiisme.

Que sait-on de l’ismaélisme ? Généralement, on en connaît la légende des Assassins et du Vieux de la Montagne. On connaît également le prodigieux essor culturel et spirituel de la dynastie des Fatimides au Caire (909-1130). On sait parfois qu’il existe des Ismaéliens au Yémen et aussi que l’Aga Khan est le chef spirituel d’une importante communauté ismaélienne. Pourtant l’ismaélisme est beaucoup plus que ces quelques clichés. Nous en donnerons ce bref aperçu historique.

Ja’far al-Sadîq, le sixième Iman de la descendance de ‘Alî ibn Tâlib, avait désigné comme successeur et héritier spirituel son fils aîné Ismâ’il. Celui-ci meurt  prématurément en 754 et Ja’far al-Sâdiq transfère alors son investiture à Mûsâ al-Kâzim, frère cadet d’Ismâ’il, qui deviendra le septième imâm de la lignée, en 756. Mais, autour du jeune Ismâ’il s’était constitué un groupe de disciples particulièrement fervents et de tendance « ultra-chiites », selon le mot de Corbin, qui refusèrent ce transfert et reportèrent leur allégeance sur la personne du fils d’Ismâ’il, Muhammad. Ce sont les premiers Ismaéliens qui forment ce que Henry Corbin désigne comme le proto-ismaélisme. Suit une période assez mal connue durant laquelle se succèdent les descendants de Muhammad, jusqu’à l’avènement de la dynastie des Imams Califes fatimides du Caire. Celle-ci commence en 909, avec le règne de Obadayallah al-Mahdi (mort en 934). Mais deux siècles plus tard, en 1094, le huitième Imam Calife, Al-Mustansir bi’allah, donne son investiture à son fils cadet al-Mustali bi’llâh, au lieu de Nizâr son fils aîné. La communauté fatimide se divise alors et les partisans de Nizâr fondent ce qu’on appellera l’Ismaélisme réformé d’Alamût, du nom de cette forteresse, au sud-ouest de la Mer Caspienne, qui en devient le centre. C’est là que le 8 août 1164, l’Imam Hassan ‘alâ dhikrihi’s-salâm, grand maître d’Alamût, proclame la Grande Résurrection : « Ce qu’impliquait la proclamation, écrit Henry Corbin, ce n’était rien de moins que l’avènement du d’un pur Islam spirituel, libéré de tout esprit égalitaire, de toute servitude de la Loi, une religion personnelle de la Résurrection, parce qu’elle fait découvrir et vivre le sens spirituel des Révélations prophétiques »[21].

L’ismaélisme s’inscrit ensuite dans une hiérohistoire.

Chaque religion est apparue, en effet, successivement à l’un des six « jours » (six époques) de la « création du cosmos religieux ». Ainsi les Mazdéens sont-ils apparus au troisième jour, les Juifs au quatrième, les Chrétiens au cinquième et les Musulmans au sixième jour. Chaque religion a voulu arrêter à son propre « jour » cette création du cosmos religieux, or si chaque « jour » ou période est inaugurée par un prophète, elle se prolonge par une succession d’Imams, jusqu’à ce que Dieu suscite un nouveau « jour ». Ces saints Imams qu’ils soient visibles ou invisibles sont les dépositaires du sens caché de la Loi qui préside à chaque période, de cette Religion divine qui forme l’ésotérisme de la religion littérale et qui est professée par les Amis de Dieu, les disciples, les fidèles de l’Imam. Ce sont eux qui « propagent leur appel en secret et en observant strictement la discipline de l’arcane, car le monde terrestre ne peut jamais resté privé, fût-ce un seul instant, de celui qui en est le contrepoids devant Dieu, qu’Il soit manifesté publiquement et à découvert, ou qu’il doive resté caché et incognito »[22].

Ce « contrepoids », c’est l’Imam, le « pôle mystique » de notre monde[23].

Mais l’Imam est beaucoup plus que cela, ou plutôt de sa fonction de « pôle mystique », découlent nombre d’autres attributions.

Il est celui qui détient le sens ésotérique de la Loi révélée par le Nâtiq, le prophète « énonciateur de la Loi religieuse »[24], et par conséquent le « dépositaire » de la Religion divine.

Il est aussi le Pôle céleste et le Maître intérieur de chacun de ses fidèles.

Il est enfin la « théophanie éternelle », grâce à quoi les adeptes, les amis de Dieu, contemplent le visage divin.

A ce sujet, Henry Corbin usait d’un diagramme explicitant cette dernière idée de « théophanie » : « Si nous voulions nous figurer la situation par un diagramme, écrivait-il, nous pourrions nous représenter deux ellipses se recoupant l’une l’autre, telles que le foyer compris dans le champ de leur intersection soit un foyer commun à l’une et à l’autre. Ce foyer commun figurerait l’Imâm. Il y a polarité entre le Deus absconditus et sa Forme théophanique, sa Face qui est l’Imâm ; et il y a polarité entre cette Face et l’homme à qui elle se montre comme Face divine. Mais il n’y a pas de polarité entre l’Absconditum et l’homme »[25]

            Conclusion

S’agissant de l’ismaélisme, Henry Corbin a accompli pleinement sa vocation de « passeur », car Henry Corbin a été un remarquable « passeur », au moins en un sens profane, – en mettant à la disposition de ses lecteurs occidentaux tout un corpus d’œuvres « orientales » qui demeureraient encore sans lui inconnu, – mais surtout, en un sens ésotérique, dès lors qu’il ne s’est pas contenté de traduire, mais de transmettre quelque chose de leur enseignement ésotérique, en une langue exceptionnelle. Il disait lui-même : « Parler, c’est traduire… d’une langue angélique en une langue humaine. » C’est ce que Marie-Madeleine Davy qui fut intime avec lui avait si bien compris – de même qu’elle avait compris que sa vocation était de vivre pour cette Terre qu’il avait « découverte » et, aussi, qu’il était entré vivant dans la mort : « Henry Corbin, était un homme « ressuscité » avant d’aborder l’autre rive. Il portait sur son visage et dans ses yeux le scintillement de son appartenance. Dans ses ouvrages et lors de ses conférences, il a su faire passer le monde des anges »[26]. C’est bien ainsi qu’il faut comprendre le sens de sa vocation et de sa destinée, l’essentiel restant que l’homme professe « authentiquement » sa Foi.

On peut se faire une idée de cette Foi de Henry Corbin avec ces mots écrits, le 24 avril 1932, au bord d’un lac de Dalécarlie : « Terre, Ange, Femme, tout cela est une seule chose que j’adore et qui est dans cette forêt ».

La Terre dont il est question est le monde de Hûrqalyâ, le mundus imaginalis, ou encore la « Terre des visions », la Terre céleste

L’Ange est l’ange de la destinée, le Double céleste de l’âme « qui lui vient en aide et qu’elle doit rejoindre, ou au contraire perdre à jamais, post-mortem, selon que sa vie terrestre aura rendu possible, ou au contraire impossible, le retour à la condition « célestielle » de leur bi-unité », comme il expliquera dans un autre de ses ouvrages les plus révélateurs, intitulé L’homme et son ange.

C’est en référence à cet ange que Mircea Eliade dira : « Il est mort avec sérénité tant il était sûr que son ange gardien l’attendait. »

Enfin, la Femme – Stella matutina – qui manifeste un mystère qui est celui de l’Eternellement-Féminin – « Un Eternellement-Féminin, antérieur même à la femme terrestre, parce qu’antérieur à la différenciation du masculin et du féminin dans le monde terrestre, de même que la Terre supracéleste domine toutes les Terres, célestes et terrestres, et leur préexiste » [27] – que Corbin interprète ainsi – et nous touchons alors au plus près son secret : « C’est d’un monde où socialisation et spécialisation n’arracheraient plus à chaque âme son individualité, sa perception spontanée de la vie des choses  et du sens religieux de la beauté des êtres ; un monde où l’amour devrait précéder toute connaissance ; où le sens de la mort ne serait que la nostalgie de la résurrection. Si tout cela même peut être encore pressenti, la conclusion du second Faust nous l’annonce comme un mystère de salut qu’accomplit l’Eternellement-Féminin, comme si l’appel ne pouvait venir d’ailleurs pour qu’il y soit répondu avec un assentiment confiant – l’appel impérieux : « Meurs et deviens ! » [28]

Jean Moncelon


[1] Henry Corbin, « Post-scriptum biographique à un Entretien philosophique », Henry Corbin, Cahier de l’Herne, 1981, pp. 40-41

[2] Henry Corbin, « De Heidegger à Sohravardî », Idem, p.24

[3] Nicolas Berdiaev, Le sens de la création, cité par Henry Corbin, En Islam iranien, Gallimard, IV, 1978, p.446.

[4] Henry Corbin, « Post-scriptum biographique à un Entretien philosophique », Henry Corbin, Cahier de l’Herne, op. cit., p.46

[5] Henry Corbin, Corps spirituel et Terre céleste, op. cit., p.137.

[6] Henry Corbin, « Le temps d’Eranos »,  Henry Corbin, Cahier de l’Herne, op. cit. p.260

[7] L’Institut Français de Recherche en Iran a publié un résumé des conférences de Henry Corbin à l’École Pratiques des Hautes Etudes de 1955 à 1979, sous le titre : «Itinéraire d’un enseignement », IFRE, Téhéran, 1993

[8] « Le cher Massignon n’était pas étranger à cette élection. Je connaissais son souci, et quelles que fussent nos différences de pensées, il me considérait comme le plus proche de lui pour prolonger la direction qu’il avait donnée aux recherches, sinon quant à leur contenu, du moins quant à leur sens et à leur esprit » Henry Corbin, « Post-scriptum biographique… », op. cit., p.47

[9] Lors de la seconde édition, en 1978, Corbin modifiera ce titre qui deviendra : Corps spirituel et Terre céleste.

[10] On se rappelle de son mot : « Il y a l’ismaélisme et rien ».

[11] « Post-scriptum biographique à un Entretien philosophique », op. cit. p.53.

[12] Christian Jambet, « Le guide intérieur », in Henry Corbin, Suhrawardî d’Alep, Fata Morgana, p.16

[13] Michel Le Bris, « Pour en finir avec les guerres de religion », René Guénon, Dossier H, L’Age d’Homme, 1984, p.221. Voir aussi dans le même Dossier H, Frédérick Tristan, « Réflexions sur René Guénon : « Je ne doute pas que Guénon aurait suspecté Corbin d’agir en poète, lorsque Corbin l’accuse d’une logique trop étroite. Mais il faut avoir vu le visage anguleux et jaune de Guénon et la face épanouie de Corbin pour comprendre comment la révélation utilise le tempérament autant que la nature. Le dieu du désert n’est pas celui de la forêt ni de l’océan », p.206

[14] Shusha Guppi, A girl in Paris, 1991 (traduction français, Phébus, 1996), p.118.

[15] Henry Corbin, Prélude à L’Archange empourpré de Sohravardî, Fayard, 1976, p.XXIII.

[16] Massignon aurait préféré d’ailleurs que Corbin se complaise plus dans la compagnie de Rûzbehân Baqlî que de Sohravardî ou d’Ibn ‘Arabî. Il le lui écrira, dans une lettre du 8 juillet 1958.

[17] Amour de passion qu’il ne faut pas confondre avec l’amour passion des romantiques !

[18] Henry Corbin, En Islam iranien, Gallimard, 1978, IV, p. 392.

[19] « Il y a un pacte de fidélité conclu pré-existentiellement entre l’Imâm et ses fidèles (…). Et ce ne fut pas le moindre enseignement de nos recherches de constater que nos théosophes shî’ites avaient identifiés le XIIe Imâm aussi bien avec le Saoshyant des zoroastriens qu’avec le Paraclet annoncé dans l’Évangile de Jean », idem, p391.

[20] Cette « Charte de l’Imaginal » a séduit un certain nombre d’intellectuels français comme Christian Jambet, Gilbert Durand, Michel Le Bris, etc.

[21] Pour un exposé complet, voir Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Gallimard, 1986.

[22] Henry Corbin, L’homme et son Ange, Fayard, 1983, p.187. Autrement dit, pour les chiites en général, et les Ismaéliens en particulier, « au temps ou au cycle de la mission prophétique (nobowwât) succède le temps ou le cycle de la walayât ou de l’initiation spirituelle par les Amis de Dieu ».

[23] Pour le chiisme duodécimain, ce pôle est le Douzième Imam, qui vit actuellement une période d’occultation.

[24] C’est en ce sens que l’Imâm est appelé al-Sâmit, le Silencieux.

[25] Henry Corbin, Face de Dieu, face de l’homme, Flammarion, 1983, p.247

[26] Elle dira aussi : « L’homme ressuscité porte dans son regard les reflets d’une nouvelle aurore, on pourrait v parler d’un regard d’éternité. Cette éternité colore l’écriture, la sculpte, révèle le secret de la profondeur. A certains instants elle éveille un écho chez le lecteur, le cœur de celui-ci s’anime. Envahi par une chaleur insolite, le cœur devient brasier. »

[27] Henry Corbin, Corps spirituel et Terre céleste, op. cit., p.94.

[28] Cf. Henry Corbin, Cahier de l’Herne, op. cit., p.22