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mercredi, 18 décembre 2019

Chroniques du Cinquième Quartier

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Chroniques du Cinquième Quartier

par Georges FELTIN-TRACOL

Le nouvel ouvrage de Laurent Binet qui vient d’obtenir le Grand Prix du roman de l’Académie française, se démarque avec brio de l’ensemble des titres proposés en cette rentrée littéraire. Le Goncourt du premier roman 2010 pour HhhH et l’Interallié 2015 pour La septième fonction du langage commet avec Civilizations (on déplorera le recours à l’anglais) une plaisante uchronie : la conquête de l’Europe au XVIe siècle par les Incas, puis par les Aztèques.

Par quelles heureuses circonstances les peuples précolombiens arrivent-ils à subjuguer d’un continent où règnent alors Charles Quint, François Premier, Henry VIII d’Angleterre et Soliman le Magnifique ? On sait que les Incas et les Aztèques ignorent l’usage de la roue, ne connaissent ni le fer ni le cheval, et seront bientôt les victimes des « chocs viraux » (la grippe par exemple) apportés par les Européens. Laurent Binet introduit dans son histoire trois divergences uchroniques. La mineure se rapporte à Christophe Colomb. Il a bien « découvert » les Antilles, mais il n’a pas pu rejoindre l’Espagne. Prisonnier des Taïnos, il continue la rédaction de son journal de bord et enseigne le castillan à Higuénamota, la petite princesse de la tribu. Comme Christophe Colomb « n’était jamais rentré, […] personne, par la suite, ne s’était plus risqué à essayer de franchir la mer Océane ».

Les tournants uchroniques

Laurent Binet ne s’avance pas sur les conséquences géopolitiques de cet échec. En dehors de prouver la véracité que la Terre est ronde, les « Grandes Découvertes » de la Renaissance avaient pour objectif principal le rétablissement des échanges commerciaux fructueux avec la Chine, l’Inde et le Japon interrompus par le blocus de l’Empire ottoman. Si les Espagnols renoncent à traverser l’Atlantique, on peut supposer que les Portugais intensifient leur présence tout au long de la côte africaine. Ils renforcent la surveillance de la voie stratégique vers les Indes trouvée en 1498 par Vasco de Gama qui contourne les pressions mahométanes. L’autre répercussion omise par l’auteur de la non-découverte des Amériques est la poursuite au-delà de Gibraltar vers le Sud de la Reconquista. Les royaumes coordonnés de Castille et d’Aragon massent toutes leurs forces vers 1493 – 1494 et débarquent en Afrique du Nord avec l’espoir de ré-évangéliser la terre natale de Saint Augustin… La mobilisation considérable des moyens matériels et humains nullement détournés par l’exploration des « Indes Occidentales » permet l’occupation espagnole du littoral rifain et oranais.

Les deux majeurs sont plus complexes. Laurent Binet suppose que la guerre civile entre Atahualpa et Huascar est un désastre pour le premier. Dans notre histoire, Atahualpa remporte le conflit sur son demi-frère. L’auteur imagine au contraire que la fortune des armes l’abandonne. Soucieux d’échapper à une destruction complète, lui et les siens franchissent la Cordillère des Andes, traversent l’isthme de Panama et se réfugient aux Antilles où ils se lient avec des Indiens métissés de Vikings. Car le tournant uchronique déterminant remonte en fait à des événements historiques très antérieurs.

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Laurent Binet les désigne en tant que « Saga de Freydis Eriksdottir ». Fille du Viking Erik le Rouge, Freydis est une femme énergique au mauvais caractère qui voyage à l’Ouest du Groenland et visite le Vinland, les côtes de l’actuel Canada. Elle n’hésite pas avec son équipage à combattre les Skraelings, les autochtones de ces lieux. Elle continue son périple toujours plus au Sud. Son navire atteint Cuba. Les Vikings apportent des vaches, des chevaux, le maniement du fer et… des maladies contagieuses.

En dépit des épidémies, des relations se nouent entre Vikings et Skraelings. « Les deux groupes se mélangèrent si bien que d’autres enfants naquirent. Certains avaient les cheveux noirs, d’autres les cheveux blonds ou rouges. Ils entendaient les deux langues de leurs parents. » Malgré l’insularité, les innovations vikings parviennent jusqu’à la terre ferme continentale. Les Skraelings polythéistes intègrent dans leur panthéon le redoutable dieu du tonnerre Thor.

Résurgence d’une histoire hérétique

L’apport décisif des Vikings aux « Amérindiens » que décrit Laurent Binet rappelle furieusement la fameuse thèse iconoclaste de Jacques de Mahieu (1915 – 1990) exposé dans Le grand voyage du dieu-soleil (1971), L’Agonie du Dieu Soleil. Les Vikings en Amérique du Sud (1974), Drakkars sur l’Amazone (1977) et Les Templiers en Amérique (1980). Pour cet historien hérétique français exilé en Argentine après 1945 dont les travaux érudits demeurent bien trop méconnus ou, plus exactement, ont été écartés par les coteries universitaires déliquescentes, les civilisations précolombiennes les plus avancées (aztèque et inca) seraient d’origine nordique. Vers l’An mil, les « drakkars » les plus téméraires auraient caboté jusqu’au delta géant de l’Amazone. Leurs marins auraient ensuite remonté les sources du fleuve géant et y auraient rencontré des tribus qui, quelques générations plus tard, auraient donné les souverains incas. Des Vikings revenus d’au-delà de l’Océan en auraient parlé à des marins byzantins, turcs et portugais ainsi qu’aux Templiers. Ces derniers auraient dès lors franchi à leur tour l’Atlantique, rencontré les ancêtres des Incas et ainsi contribué à l’émergence de la puissance aztèque en Amérique centrale. Laurent Binet a-t-il eu l’occasion de lire l’œuvre magistrale de Jacques de Mahieu ? Difficile de répondre à cette interrogation.

L’Inca Atahualpa et les siens s’emparent donc par inadvertance d’un empire en Europe qui prend le nom de « Cinquième Quartier ». Charles Quint décède au cours d’une tentative d’évasion. Son fils et héritier, le jeune Philippe II, meurt quant à lui noyé sur ordre implicite de l’Inca. Bien que baptisé, Atahualpa conserve le culte du Soleil ou « indisme ». Ce nouveau culte qui permet la polygamie chez les souverains incite Henry VIII d’Angleterre à rompre avec le catholicisme, à avoir deux épouses simultanées (Catherine d’Aragon et Anne Boleyn) et à fonder la variante anglaise de la religion du Soleil !

L’étonnante réussite politique d’Atahualpa en Europe s’explique aussi par le ralliement autour de lui des marginalités politiques et religieuses. En Espagne, ce lecteur attentif de Machiavel interdit l’Inquisition, promulgue à Séville un édit de tolérance religieuse et s’assure de la fidélité des Morisques musulmans et des marranes (juifs convertis au christianisme). Dans le Saint Empire romain germanique divisé entre catholiques et protestants luthériens, l’introduction officielle du culte solaire et l’application d’une réforme agraire déjà en vigueur en Espagne et aux Pays-Bas attirent vers lui les anciens rebelles paysans de Thomas Müntzer et des anabaptistes vaincus.

Atahualpa envoie un message à son frère ennemi Huascar. Il le reconnaît comme le seul monarque de l’« Empire des Quatre Quartiers » ou Tahuantinsuyu. En contrepartie, il lui annonce avoir fondé un nouvel empire et lui demande de lui livrer d’énormes quantités d’or et d’argent. Son règne européen est néanmoins marqué par l’invasion de la France par les Aztèques alliés aux Anglais. Les Anglo-Aztèques tuent François Premier, sacrifient les Fils de France et pillent les villes françaises. Atahualpa est contraint de partager le « Levant (l’Europe) » avec cet ennemi redoutable.

Un XVIe siècle bouleversé

La dernière partie du livre se déroule une génération plus tard. Elle relate les péripéties malencontreuses de Miguel de Cervantès. Dans une vie pleine de désagréments, il est un temps hébergé par Michel de Montaigne. L’irruption des peuples précolombiens bouleverse la physionomie de l’Europe. Le roi de France est « Chimalpopoca, fils de Cuhautémoc et de Marguerite de France. […] Le roi de Navarre Tupac Henri Amaru, fils de Jeanne d’Albret et de Manco Inca, le duc de Romagne Enrico Yupanqui et ses huit frères et sœurs, fils et filles de Catherine de Médicis et du général Quizquiz, sont aussi français ou italiens qu’ils sont incas ou mexicains ». Quant au futur empereur – roi, l’infant Philippe Viracocha, il est le « fils de Charles Capac et de Marguerite Duchicela ».

Cervantès participe à la bataille navale de Lépante, quelque temps après que le pape s’est placé à Athènes sous la protection de la Sublime Porte. « D’un côté, l’armada turque du kapitan pacha, la flotte vénitienne du vieux Sebastiano Venier, les forces austro-croates, auxquelles s’étaient adjoints les contingents d’Espagnols et de Romains en exil, emmenés respectivement par le fougueux marquis de Santa Cruz Alvaro de Bazan et Marc-Antoine Colonna. De l’autre, l’armada hispano-inca dirigée par Inca Juan Maldonalo, appuyée par la flotte portugaise, par les galères génoises de l’ingénieux Jean-André Doria, neveu du grand amiral, par celles toscanes de Philippe Strozzi, et surtout par les redoutables corsaires barbaresques du terrible Uchali Fartax, le Renégat teigneux. En tout, près de conq cents bâtiments, dont six galéasses vénitiennes, forteresses flottantes à la puissance de feu sans égal. »

Auteur très politiquement correct, Laurent Binet écrit son utopie, une véritable apologie du métissage et du multiculturalisme. Cependant, la conception sacrale du pouvoir selon Atahualpa correspond à la pratique traditionnelle. Le souverain inca de l’Europe accepte les anciennes religions monothéistes mais, à l’instar du culte civique de l’empereur romain dans l’Antiquité, il fait du rite solaire le ciment politique d’une société politique ethniquement et spirituellement bigarrée. Une leçon pertinente à méditer en ces temps de discours déplacés en faveur d’une laïcité plus que jamais faisandée.

Georges Feltin-Tracol

• Laurent Binet, Civilizations, Grasset, 2019, 381 p., 22 €.