Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

samedi, 10 octobre 2020

L’escalade des tensions entre la France et la Turquie : entre guerre économique, jeux d’influence, désinformation et rivalités géopolitiques

Capture-d%u2019écran-2020-10-07-à-12.00.59.png

L’escalade des tensions entre la France et la Turquie : entre guerre économique, jeux d’influence, désinformation et rivalités géopolitiques

par Sophie Guldner

Ex: https://infoguerre.fr

A la suite d’un sommet réunissant les pays méditerranéens du sud, le Président Macron a tweeté le 10 septembre dernier « Pax Mediterranea ». Quelques jours plus tard, on apprenait que la France allait vendre des rafales à la Grèce. De ce fait, ce tweet a été accueilli avec scepticisme par de nombreux analystes d’autant plus que la France a répondu militairement par l’envoi de rafales et de navires de guerre à l’incursion dans les eaux territoriales grecques de navires turcs de prospection gazière, ce qui a suscité en outre l’inquiétude de ses alliés européens. En juillet dernier, Erdogan a signé un accord de coopération militaire avec le Niger, pays se situant dans la zone d’influence de la France, et a en outre intensifié sa présence économique dans ce pays dans le secteur minier et celui des infrastructures. L’affrontement actuel entre la France et la Turquie en méditerranée orientale est aussi le corolaire de rivalités géoéconomiques sur de multiples terrains.

Il revient d’analyser les causes de cette escalade qui combinent des intérêts économiques, des rivalités géopolitiques et des enjeux liés à l’agenda politique interne de ces deux dirigeants. Il revient également de mener une réflexion sur les stratégies déployées par ces deux Etats qui font appel à toute une gamme d’instruments :

  • Une démonstration classique de puissance fondée sur la capacité militaire ;
  • l’usage de la désinformation sur les réseaux sociaux émanant particulièrement de la Turquie et imitant le savoir-faire russe dans ce domaine ;
  • L’exercice d’une influence au sein de l’OTAN et de l’UE en vue de diviser ou de former un consensus.
  • La conquête de nouveaux marchés par la Turquie dans la sphère d’influence française en mobilisant des ressources idéologiques.

Cette analyse s’avère d’autant plus nécessaire que cet affrontement suscite de nombreux débats et polémiques sur les réseaux sociaux en particulier entre journalistes, chercheurs et diplomates que l’on peut qualifier de véritable guerre informationnelle tant les échanges sont vifs et les thèses contradictoires.

De manière schématique, deux camps se sont constitués autour de cette polémique :

  • D’une part, les partisans d’une politique de conciliation avec la Turquie. Ils s’opposent à l’escalade unilatérale de la France tant verbale que militaire avec un allié stratégique au sein de l’OTAN et louent la politique de médiation de la chancelière allemande ;
  • D’autre part, ceux qui sont favorables à la posture de fermeté à l’encontre de la Turquie tenue par la France du fait de la violation par cette dernière du droit international, de ses attaques répétées à l’encontre de la France et de sa « politique impérialiste » dans son environnement régional. Selon eux, la négociation avec la Turquie doit s’accompagner d’une politique dissuasive au plan militaire.

carte-conflit-mediterranée(1).png

L’affrontement entre la France et la Turquie en Méditerranée orientale s’inscrit plus largement dans un contexte régional tendu où s’affrontent des puissances régionales, ce qui se traduit par des conflits internationalisés en Syrie et en Libye. Et la guerre informationnelle susmentionnée porte plus globalement sur la stratégie française en Libye de soutien au générale Haftar contre le gouvernement d’union nationale (GNA) de tendance islamiste soutenue par la Turquie. De ce fait, il est nécessaire d’avoir en arrière-plan les rivalités de puissance dans la région pour comprendre les enjeux de cet affrontement en Méditerranée orientale.

Ces tensions ne sont pas nouvelles, l’offensive turque en Syrie avait déjà induit une montée des tensions entre les deux pays. Pour mémoire, Emmanuel Macron avait critiqué l’opération turque contre les kurdes du PYD dans le Nord de la Syrie, alliés de la France dans le cadre de la lutte contre Daesh et ayant joué un rôle de premier plan contre ce groupe terroriste. La Turquie considère que ce groupe kurde est terroriste du fait de son affiliation au parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). En réponse à la critique du Président français, le ministère turc des affaires étrangères Mevlut Cavusoglu avait qualifié Macron de « sponsor du terrorisme ».

Dans cette nouvelle escalade des tensions en Méditerranée orientale, la France et la Turquie font appel à leur capacité militaire, d’influence voire de nuisance. Cet épisode s’accompagne en outre d’une escalade verbale très virulente tant du côté de la Turquie que du côté de la France. Le Président Turc jugeant le président français « incompétent », « arrogant » et « développant une politique néo coloniale ». Le président français caractérisant la politique turque « d’inadmissible » et de « responsabilité criminelle » sans aller jusqu’à attaquer personnellement le président Erdogan. Néanmoins, la France, tout en se lançant dans une surenchère verbale et en menaçant la Turquie de sanctions, continue à rappeler dans ses communiqués la nécessité de dialoguer avec la Turquie.

La Mer Méditerranée orientale est le théâtre de confrontations autour d’enjeux géoéconomiques et géostratégiques : des tensions autour de la délimitation des frontières et du partage des réserves de gaz, la gestion des flux migratoires et la sécurité de l’Etat d’Israël. En outre, la Libye est confrontée à un conflit internationalisé opposant le camp de la contre-révolution autoritaire dans le monde arabe qui comprend les Emirats, l’Arabie-Saoudite, l’Egypte et la Russie au camp de soutien à l’islam politique et, dans le cas précis de la Libye, au gouvernement d’union nationale (GNA), dans lequel se trouve la Turquie et le Qatar. Comme susmentionné, la France y a joué un rôle ambigu en soutenant le général Haftar au motif qu’il serait plus à même de combattre le terrorisme que le GNA de tendance islamiste et reconnu par l’ONU et en vue d’empêcher une vague de réfugiés libyens de déferler en Europe. Cette stratégie se double d’un alignement de la diplomatie française sur l’agenda politique émirati et saoudien dans la région. Enfin, le partage du pétrole libyen est également un axe de ce conflit.

Quels sont alors les enjeux de cet affrontement ? Commet expliquer une telle escalade verbale et militaire entre deux alliés au sein de l’OTAN ? Quels sont les leviers mobilisés par ces deux pays ? Qui sort vainqueur de cet affrontement ?

  1. Les multiples grilles de lecture de l’affrontement franco-turc

Une lecture géoéconomique de cet affrontement

Tensions autour de l’émergence d’un nouveau pôle énergétique en Méditerranée

La dimension de « guerre économique » des tensions autour du gaz de la méditerranée orientale est évidente. De fait, la Méditerranée orientale est devenue un pôle énergétique majeur après la découverte en 2009-2010 de gisement gazier ravivant les nombreux conflits frontaliers dans cette mer étroite où les zones économiques exclusives (ZEE) se chevauchent.

Les enjeux de ces tensions portent tant sur l’exploitation du gaz que sur son transport. Concernant le volet transport, la Grèce, Chypre et Israël ont signé un accord gazier qui prévoit la construction d’un gazoduc « East Med » visant à transporter du gaz naturel entre 9 milliards et 11 milliards de mètre cube depuis les réserves off-shore de Chypre et d’Israël vers la Grèce. La Turquie a été mise à l’écart de ce projet alors que, de son point de vue, sa position géographique entre l’Orient et l’Occident la prédestine à devenir un hub gazier et qu’elle a développé des ambitions dans ce sens. C’est dans ce cadre que la Turquie et la Russie ont formé un projet concurrent le « Turkstream » visant à acheminer en Turquie et en Europe du gaz en Russie.

En outre, un Forum du gaz de la Méditerranée orientale (EMGF) réunissant l’Egypte, Chypre, la Grèce, l’Italie, Israël, la Jordanie a été créé en vue de former des projets communs et de développer des infrastructures. La Turquie n’a pas non plus été intégrée à ce forum.

Accord-Grèce-Egypte-Carte.jpg

Sur le volet de l’exploitation du gaz naturel, le Turquie a signé accord fin 2019 afin de s’octroyer une large part du gaz en méditerranée orientale. Elle vise à réduire sa dépendance au gaz, en particulier vis-à-vis de la Russie. La Grèce a répliqué par la signature d’un accord similaire avec l’Egypte en aout 2020, ce qui a constitué l’élément déclencheur de l’envoi par la Turquie d’un navire de prospection dans les eaux territoriales grecques et qui a débouché sur l’escalade militaire actuelle que l’on connait. Cette découverte de gaz sert les intérêts européens en ce qu’elle leur offre l’opportunité de réduire leur dépendance énergétique  à la Russie.

En outre, à l’annonce de la vente de rafales par le France à la Grèce dans ce contexte inflammable, des analystes ont considéré que cette vente était la cause de l’appui au plan militaire apporté par la France à la Grèce. Or même si elle est bien consécutive de cet appui, cette lecture mettant en avant exclusivement la défense des intérêts économiques de la France est à relativiser au regard de la pluralité des enjeux que révèle cette crise.

Enfin, le conflit en Libye où la France et la Turquie soutiennent des parties différentes présente un volet énergétique concernant le partage des réserves pétrolières libyennes. En conséquence, l’enjeu énergétique est un axe majeur de l’affrontement franco-turc.

La Turquie à la conquête de marchés au Maghreb et en Afrique subsaharienne

Au-delà des enjeux énergétiques, l’intervention de la Turquie en Libye vise également à renforcer les liens commerciaux entre les deux pays ainsi que la présence des entreprises turques en Libye. Cette ambition a été formalisée par un accord commercial entre les deux pays. La Turquie est devenue le deuxième plus grand exportateur en Libye après la Chine.

Enfin, la Turquie est en discussion avec la GNA pour implanter une base turque à Misrata afin de devenir une grande puissance en Afrique du Nord.  Les enjeux sont donc aussi géopolitiques comme cela sera analysé plus bas. Mais ce statut de puissance poursuivi en Afrique du Nord vise également à lui ouvrir l’accès aux marchés de l’Afrique subsaharienne, en particulier au Sahel où elle avance ses pions. Elle pénètre aussi la Corne de l’Afrique, ce qui suscite des tensions avec l’Egypte, les Emirats et l’Arabie Saoudite, en particulier en Ethiopie qui a un différend majeur avec l’Egypte autour de la construction du barrage de la renaissance sur les eaux du Nil. Du point de vue de certains analystes, cette  guerre économique en Afrique entre ces puissances a contribué à consolider l’alignement de la, politique étrangère de la France, des Emirats et de l’Egypte.

erdo-serraj.jpg

La conquête de nouveaux marchés par la Turquie dans son environnement régional, en particulier en Afrique (Maghreb et Afrique Subsaharienne) s’intensifie depuis plusieurs années. Son isolement, consécutif du gel des accords d’adhésion avec l’Union européenne, constitue à l’évidence le principal moteur de cette stratégie de conquête qui inclut dans son périmètre la sphère d’influence de la France, ce qui constitut un facteur de tension entre ces deux pays.

La Turquie remporte des succès au Maghreb, en particulier en Algérie, où le pouvoir politique aurait développé « un tropisme turc ».  La Turquie a depuis l’époque Bouteflika investit dans le marché des infrastructures en Algérie. Elle compte alors 800 entreprises dans divers secteurs (BTP, textile, sidérurgie, agroalimentaire, énergie) et elle est le premier investisseur du pays si l’on exclut le secteur des hydrocarbures. Néanmoins, le France reste le premier pays exportateur en Algérie et la Turquie se situe loin derrière. Si les relations entre les deux pays se sont distendues pendant la période de transition du général Gaid Sallah proche de l’axe autoritaire émirati et saoudien, celles-ci sont de nouveau au beau fixe depuis l’élection du Président Tebboune qui a fait un voyage officiel en Turquie et qui cherche à prendre ses distances avec l’axe emirati et saoudien en Libye. En outre, le président Tébboune a été ministre de l’habitat pendant cinq années où il a eu à négocier avec des sociétés turques, et a dû être impliqué dans le passage de marché douteux. Enfin, se rapprocher de la Turquie est un moyen de se légitimer en interne dans une société où le sentiment anti-français est encore vivace et où le pouvoir y est contesté par un mouvement populaire le « hirak ». Enfin, de la même manière qu’en Libye, l’Algérie comme l’a affirmé le président Erdogan est  « l’un des principaux points d’entrée vers le Maghreb et l’Afrique ». Les ambitions d’Erdogan ne se limitent donc pas à ce pays ami.

En Tunisie, la Turquie a une réelle influence sur le plan culturel où elle y exporte ses séries, et où des instituts dispensent des cours de langue turque et où l’on mange des Kebabs et où la Sublime Porte inspire chez certains de la nostalgie. Son modèle politique a aussi été attractif auprès d’un pan de la population et du pouvoir lui-même qu’ils s’agissent du Kémalisme dont Bourguiba s’inspirait ou de celui de l’AKP qui a permis une forte croissance économique dans les années 2000. Néanmoins, sur le plan économique, la Tunisie souffre d’un déficit d’attractivité .pour les investisseurs turcs. Enfin, avec le Maroc, les relations sont éminemment moins chaleureuses, et des frictions entre les deux pays, notamment dues à un accord de libre-échange liant ces deux pays et déséquilibré en faveur de la Turquie, nuisent à leurs relations.

Face à la montée de l’influence turque dans la sphère d’influence de la France au Maghreb, la diplomatie française du point de vue de certains experts [1]ne permet pas de répondre au défi actuel. L’Union pour la Méditerranée crée en 2008 à l’initiative du Président Sarkozy est une coquille vide. Selon, Beligh Nabli (IRIS), l’absence de concertation de la France avec les pays européens en amont de sa création est la principale cause de cet échec, l’Allemagne aurait en représailles imposé que cette union inclut tous les pays de l’UE et non les pays du pourtour méditerranéen. Dans la même veine, l’initiative du Président Emmanuel Macron intitulé « le sommet des deux rives » qui s’est tenu à Marseille les 23 et 24 juin 2019 réunissant les pays de la rive sud et de la rive nord de la Méditerranée n’a pas eu l’écho escompté et est passé presque inaperçu. De la même manière, le travail de mémoire de la guerre d’Algérie confié à Benjamin Stora, aussi louable soit-il, ne suffira probablement pas à refonder les relations entre la France et l’Algérie[2].

Detachement-francais-Ansongo-Mali_0_1400_933.jpg

La France dispose de forces opérationnelles au sud du Maghreb, en Mauritanie, au Mali, au Burkina Faso, au Niger et au Tchad ainsi que des bases militaires au Sénégal, en Cote d’Ivoire et au Gabon. Cela n’a pas empêché la Turquie et le Niger de signer un accord de coopération portant sur l’économie et la défense en juillet dernier par lequel la Turquie prend part à l’industrie minière, secteur hautement stratégique pour la France. Erdogan a également réalisé une tournée au Sénégal et en Gambie en janvier 2020. En Afrique Subsaharienne, la Turquie mobilise dans sa stratégie des ressources idéologiques. Le thème d’un néocolonialisme est l’un des éléments de cette stratégie. De fait, à l’occasion d’un sommet d’affaires Turquie-Afrique en 2016, Erdogan a mis en avant la formation d’un nouveau modèle de colonisation mis en place par l’Occident et les institutions internationales et a déclaré « nous autres Africains et Turcs incarnons la résistance à ce modèle ». Ce discours révèle que la Turquie a parfaitement assimilé la thèse de Bertrand Badie [3] selon laquelle le système international est « oligarchique » et dominé par les vieilles puissances qui imposent leurs normes « aux faibles », et que « l’humiliation » du faible permet de mobiliser contre la domination. De fait, ce discours montre une instrumentalisation de « la dénonciation du fort » [4]par la Turquie en vue de conquérir de nouveaux marchés. C’est en particulier en exploitant le sentiment anti-français que la Turquie étend son influence en Afrique. C’est certainement dans ce cadre qu’il faut comprendre les attaques actuelles de la Turquie contre la France autour de son passé colonial, et sur l’exploitation financière de l’Afrique.

A l’heure où la France est confrontée à la montée d’un sentiment anti-français au Sahel où elle est embourbée dans une guerre ressemblant par bien des aspects à la guerre en Afghanistan face aux Talibans, et à l’heure où elle connait au Sénégal une opposition dirigée contre ses intérêts économiques et ciblant ses entreprises (Orange) et où elle fait face à des mobilisations contre la monnaie CFA dont la réforme à minima annoncée en décembre dernier par Emmanuel Macron et Alassane Ouattara ne suffira probablement  pas à éteindre le sentiment anti-CFA en Afrique, le thème d’une nouvelle forme de colonialisme est porteur. Et la France doit réagir et ne pas négliger ces attaques informationnelles.

macky-erdogan.jpg

Enfin, la Turquie mobilise également l’islam dans sa stratégie de conquête. Tel est le cas au Sénégal. Elle est devenue un partenaire économique de premier plan du Sénégal en particulier dans le secteur des infrastructures (participation à la réalisation du TER, gestion de l’aéroport international Blaise Diagne pendant 25 ans, construction du centre international de conférence Abou Diouf…). En outre, les relations commerciales entre ces deux pays s’intensifient. Selon Oumar Ba, professeur au centre d’études diplomatiques et stratégiques de Paris, le fait que ces « deux pays partagent le même islam sunnite » a contribué à consolider les relations économiques et commerciales entre ces deux pays. Ils sont tous les deux membres de l’Organisation de la Conférence islamique qui constitue un cadre d’échange privilégié. Le financement en 2018 par la fondation turque Diyanet d’une des plus grandes mosquées d’Afrique de l’Ouest au Ghana est un autre exemple de cette diplomatie mobilisant l’islam. A côté de l’islam, la Turquie mobilise d’autres registres tels que le sport qui est très populaire en Afrique. C’est le groupe turc Yenigun qui a la charge de la construction du complexe sportif de Japoma au Cameroun qui accueillera la coupe d’Afrique des nations en 2021. La Turquie a aujourd’hui établi un réseau de 41 ambassades en Afrique et possède 20 agences de l’agence de coopération TIKA et a densifié ses liaisons aériennes via sa compagnie Turkish Airlines. [5]

La Turquie à travers la poursuite d’une influence dans son environnement régional cherche également un soutien ou du moins une neutralité dans le dossier Libyen où elle est isolée. Toutefois, cette stratégie a ses limites et la réflexion d’Erdogan sur les « crimes coloniaux » de la France n’a pas particulièrement plu au pouvoir à Alger qui s’efforce à « afficher une neutralité de façade » en dépit de son soutien au GNA. Il propose en outre de jouer un rôle de médiateur.

Ainsi ce volet d’influence économique de la Turquie de l’Afrique Subsaharienne, en passant par le Maghreb et la Méditerranée orientale – ou cet encerclement cognitif Turc – est un axe de cet affrontement entre la France et la Turquie.

Néanmoins, une lecture exclusivement géo économique ne suffit pas à cerner tous les enjeux de cet affrontement. Il est nécessaire d’y superposer une grille de lecture géopolitique.

Une lecture géopolitique : des rivalités de puissance au cœur de l’affrontement franco-turc

La confrontation symbolique entre deux puissances

La Turquie, au même titre que d’autres puissances au Moyen-Orient (Iran, Emirats, l’Arabie-Saoudite), déploie une politique nationaliste que d’aucuns qualifient même d’impérialiste ou de « néo-Ottomane » en ceci qu’elle s’accompagne d’un expansionnisme en Syrie et en Libye mais aussi sur d’autres terrains comme susmentionné. Ce nationalisme est probablement porté par l’humiliation du traité mort-né de Sèvre qui visait à démanteler la Turquie. Elle résulte de manière plus évidente des négociations d’adhésion avec l’UE qui sont actuellement gelées et du rôle ambivalent de l’Europe à l’égard de l’adhésion de la Turquie. Enfin, cette affirmation du nationalisme turc repose également sur des causes internes en lien avec l’alliance de l’AKP et d’un parti ultranationaliste désormais nécessaire au maintien au pouvoir de l’AKP qui a perdu sa majorité.

1eUI9oKk47CAPhWE2wA4kT.jpg

La délimitation des frontières est au cœur des tensions en Méditerranée orientale. Et la découverte de gisement de gaz vient alors raviver ces tensions. La Convention de Montego Bay sur droit de la Mer est complexe concernant la délimitation de frontières autour des iles. Des lors, cette délimitation requiert une négociation bilatérale entre les Etats de la région, ce qui n’est pas acquis compte tenu des tensions entre ces Etats (Israël/Liban, Grèce/Turquie, division de Chypre). En outre, la Turquie n’a pas ratifié cette Convention.

Pour les tenants de la position de fermeté avec la Turquie[6], l’appui militaire à la Grèce est justifié en ceci que l’UE doit montrer qu’elle est capable de défendre ses frontières extérieures. En outre, la France est une puissance en Méditerranée où elle possède un sous-marin d’attaque. Enfin, l’effacement des Etats-Unis dans la région octroie à la France le rôle de puissance stabilisatrice.

Pour les tenants de la posture de conciliation, l’appui militaire unilatéral de la France à la Grèce s’inscrit dans le contexte régional de rivalités entre puissances, en particulier en Libye. De leur point de vue, l’échec de la stratégie de la France en Libye après la défaite du général Haftar face au GNA soutenu par la Turquie est l’un des moteurs de l’implication au plan militaire de la France en Méditerranée orientale. Plus globalement, c’est le paradigme de soutien de la France à des partenaires « appartenant à l’école autoritaire »  (Sissi, Haftar, MBZ) qui est remis en cause. Et selon eux, les déboires de la France en Libye attestent de l’inanité de cette stratégie.  L’alignement de la position française sur celle des Emirats est masqué par la France, du fait de la politique autoritaire et peu soucieuse des droits humains des Emirats dont l’intervention au Yémen révèle de manière éclatante. Et cet échec de la diplomatie française en Libye alimente la virulence de la France contre la Turquie qui est dans le camp opposé. C’est d’ailleurs dans ce cadre que se comprend l’appui à la Grèce des Emirats, pays non méditerranéen, à travers l’envoi de quatre F16.

download_10.jpg

Enfin, l’Irak, où la Turquie a lancé une offensive dans le Nord de grande envergure dite « Griffes du Tigres » et où elle est présente dans 35 bases irakiennes, est un autre terrain de rivalités entre les deux pays. Cette offensive turque serait au cœur de la volonté française de s’impliquer dans le pays, comme en témoigne la visite éclaire de Macron le 2 septembre dernier et son insistance sur son appui à la « souveraineté de l’Irak ». La France a également des intérêts économiques dans ce pays, en particulier dans le secteur pétrolier, et y voit une manière de retrouver une influence au Moyen-Orient bénéficiant du retrait américain.

La dimension de politique interne de cet affrontement

La politique extérieure d’un pays s’articule très souvent avec sa politique intérieure. Cette dernière est à prendre en compte dans l’analyse de l’affrontement entre la France et la Turquie.

De fait, la France a, par le passé, instrumentalisé l’adhésion de la Turquie à l’UE à des fins électorales. On se souvient du Président Sarkozy qui avait fait du refus de cette adhésion un thème de sa campagne électorale en vue de rallier l’électorat de l’extrême droite. Il est possible que la virulence des propos du Président Macron vise également à mobiliser l’opinion publique.

En outre, Bertrand Badie y voir une volonté d’Emmanuel Macron de restaurer la souveraineté de l’Union européenne et de se présenter comme le leader. Il note néanmoins que cette stratégie a des limites, en ce que le conflit en méditerranée orientale ne peut que se terminer par une négociation entre les Turcs et les Grecs, ce qui est susceptible de conforter le bien-fondé de la posture de médiation de l’Allemagne et de préserver, voire de consolider les intérêts économiques de cette dernière.

Côté Turc, cette instrumentalisation apparait clairement. De fait, le pouvoir de l’AKP est en quête de légitimité alors que la Turquie connait une crise économique et qu’il a perdu la ville d’Istanbul lors des dernières élections. Le sentiment nationaliste turc particulièrement ancré dans la société fait que même l’opposition en Turquie soutient le pouvoir dans son escalade avec la France[7]. Sa stratégie se révèle ainsi gagnante à ce stade sur le plan de la politique interne turque.

  1. Analyse des stratégies turques et françaises

Le recours à une démonstration de force

La stratégie de ces deux pays repose sur le hard power. La France a envoyé des rafales et des navires militaires pour dissuader la Turquie en réponse à l’envoi par la Turquie de navires de prospection escortés par des navires militaires.

La Turquie est la deuxième armée de l’OTAN en effectifs et de ce fait, elle connait son importance dans le système de défense. En outre, les Etats-Unis, depuis l’administration Obama, cherchent à se retirer de la région dans une stratégie dite de « pivot vers l’Asie ». Ceci s’est accentué sous la présidence du Président Trump. De ce fait, les Etats-Unis considèrent que la Turquie pourrait jouer le rôle de puissance stabilisatrice dans la région[8]. A ce titre, la Turquie jouit d’une influence au sein de l’OTAN et de l’UE.

2224224314.11.jpg

Quant à la France, elle propose à la Grèce une alliance militaire qui inclut un volet industriel. L’acquisition de rafales par la Grèce va donner un avantage à l’armée grecque sur l’armée turque dans les airs.

Plus globalement, la région de la méditerranée orientale connait une véritable course aux armements incluant tous les pays à l’exception de Chypre et du Liban.

A côté de ce volet militaire, la stratégie de ces deux Etats repose sur l’exercice d’une influence et sur l’instrumentalisation des rapports de force au sein de l’OTAN et de l’UE.

L’exercice de leur influence au sein de l’OTAN et de l’UE

La Turquie joue sur les divisions au sein de l’OTAN et de l’UE. Ankara peut se permettre une surenchère en Méditerranée orientale en ceci qu’elle est un chainon central du système de défense otanien en Méditerranée. Certains considèrent qu’elle « jouit d’une forme d’impunité au sein de l’OTAN ».

De ce fait, La Turquie mène une « stratégie de mise en tension »[9]en sachant que les Etats-Unis, qui ne voient pas d’un bon œil la montée en puissance de la Russie en Méditerranées Orientale et qui ont basculé dans une forme d’isolationnisme, ne semblent pas enclins à intervenir. De fait, les Etats-Unis, à travers une déclaration de Mike Pompéo, appellent à une résolution pacifique du conflit. Néanmoins, l’accord de coopération en matière de défense signé entre les Etats-Unis et la Grèce en janvier dernier vient signifier à la Turquie une mise à distance avec son allié privilégié dans la région.

Les Européens eux-mêmes sont divisés. De fait, l’affaire de la frégate française « Courbet » visée par des radars d’une frégate turque soupçonnée de violer l’embargo sur les armes en Libye est révélateur du faible soutien apporté à la France par ses alliés dans le cadre de l’OTAN mais aussi par les Etats membres de l’Union européenne dont huit seulement l’ont soutenue. Selon Cyril Bret, la position de la France est loin d’être majoritaire tant sur les symptômes du « brain dead » de l’Otan pointés par celle-ci que sur le plan des remèdes proposés.

CARTE_LIBYE_web.jpg

Cette absence de soutien franc à la France, en particulier émanant de pays de l’Union européenne, a diverses causes.

La première cause est liée à son soutien au général Haftar en Libye contre le GNA reconnu par l’ONU. En outre, les pays du sud de la Méditerranée, en particulier l’Italie, considèrent la Turquie comme un partenaire important dans la gestion des flux migratoires. L’Italie se situe en outre en Libye dans le camp de soutien au GNA. Les pays de l’Europe de l’Est considèrent également que la Turquie est un partenaire central au sien de l’OTAN dont l’un des volets est la lutte contre la menace russe. L’Allemagne considère aussi la question migratoire comme majeure et a en outre une large diaspora turque favorable à l’AKP et des intérêts économiques en Turquie. Si elle est alignée sur la France concernant les inquiétudes soulevées par l’expansionnisme de la Turquie, elle diffère sur la méthode et elle privilégie la négociation et les sanctions[10]. Enfin, la virulence de la rhétorique de Macron a pu susciter la méfiance au sein de ses partenaires. [11]

La France et la formation d’un front uni contre la Turquie

Si la Turquie joue sur les divisions au sein de ses organisations, la France cherche à former un consensus en vue de l’imposition de sanctions additionnelles à l’encontre de la Turquie à l’occasion du sommet européen des 24 et 25 septembre. De fait Emmanuel Macron a réuni en Corse les dirigeants du sud de la Méditerranée en vue de définir une ligne commune. Il a eu des propos très durs déclarant que la Turquie n’était plus un partenaire en Méditerranée.

Une communication virulente émanant de l’exécutif de ces deux Etats

Les deux présidents appuient leur stratégie d’influence d’une communication virulente.

Il n’est pas certain que cette stratégie soit gagnante côte française en ceci qu’elle suscite la méfiance chez ses partenaires, en particulier l’Allemagne mais aussi parmi les pays d’Europe du Sud et de l’est, qui voient avec inquiétude l’escalade entre deux partenaires au sein de l’OTAN. En outre, cette communication sert les intérêts politiques d’Erdogan en interne, le peuple turc étant réputé très nationaliste.

Enfin, la Turquie va encore plus loin en ceci qu’elle développe des méthodes de désinformation en imitant le savoir-faire russe en diffusant de fausses informations dans des langues étrangères.

La négociation

L’Allemagne a tenté d’opérer une médiation entre la Grèce et la Turquie. Si la Turquie a accepté cette initiative, les Grecs se sont montrés plus réticents, considérant qu’ils étaient sous la pression militaire de la Turquie mais aussi parce qu’elle se sent en position de force en ce que l’UE va probablement infliger des sanctions à la Turquie qui se trouve dans un relatif isolement. L’OTAN qui ne dispose pourtant d’aucun mécanisme de règlement des différends a proposé d’arbitrer ce conflit ce qui a été accepté par les deux parties.

Le retrait du navire de prospection turc des eaux territoriales grecques est de nature à apaiser les tensions actuelles et faciliter des négociations.

La mobilisation de ressources idéologiques par la Turquie

La politique expansionniste de la Turquie s’appuie sur des ressources culturelles (séries TV, nostalgie de l’empire Ottoman…) et sur des ressources idéologiques, à savoir l’islam (Sénégal), le sentiment néocolonial (Afrique) et le panturquisme.

h_54579513.jpg

Une illustration de cette dernière ressource a été éclatante à l’occasion de la célébration  de l’anniversaire de la victoire seldjoukide de Manzikert contre l’empire Byzantin en 1071 qui a été accompagnée de discours nationalistes aux accents pan-turcs, proche d’un ethno nationalisme. Cette stratégie entre dans la volonté de redorer l’image de l’AKP. Mais ce panturquisme s’adresse également aux turcs à l’extérieur de la Turquie. A ce titre, la diplomatie éthno-nationaliste remporte quelques succès au Liban qui octroie la citoyenneté aux quelques milliers de Turkmènes dans le pays.

Le Liban où la Turquie cherche à prendre pied, profitant de la marginalisation de la communauté sunnite depuis que l’Arabie Saoudite s’est désengagée du fait d’un premier ministre sunnite, Saad Hariri, jugé insuffisamment ferme face au Hezbollah, pourrait constituer un nouveau terrain de concurrence entre la France et la Turquie à l’heure où la France revient sur le devant de la scène dans ce pays. La France considère que du fait de ses liens particuliers avec ce pays (histoire, diaspora, langue française), elle est la mieux placée pour peser sur la politique de ce pays en encourageant une meilleure gouvernance. La possibilité d’une nouvelle vague migratoire liée à la crise économique et institutionnelle au Liban est également un facteur de ce réengagement français.

Enfin, la normalisation des relations entre les Emirats et le Bahreïn et Israël sert la politique d’influence de la Turquie qui se présente comme la protectrice de l’islam sunnite et garante de la cause palestinienne aux côtés de l’Iran.

La France a-t-elle les moyens de cette diplomatie active ?

Ainsi, cet affrontement complexe, en ce qu’il mêle des enjeux économiques et politiques et qu’il a pour décor de multiples terrains, révèle une diplomatie active de la France. Néanmoins, du point de vue de nombreux analystes, la France en Afrique et au Moyen-Orient manque d’une stratégie de long-terme et d’une ligne claire[12]. En outre, sur le plan de la « guerre économique » en Afrique, la Turquie n’est pas la seule puissance à conquérir des marchés et la Chine représente un concurrent de taille. Enfin, il convient de se demander si la France a les moyens de cette diplomatie offensive et unilatérale face à la Turquie. A ce titre, le vente de rafale a la Grèce pose des difficultés à l’armée de l’air française qui fait face à un manque d’appareils permettant d’assurer toutes les missions extérieures de la France. Quant à la Turquie, en dépit d’une diplomatie active mobilisant tous les registres lui permettant de recueillir une neutralité, voire un soutien, sur le dossier Libyen (Algérie, Tunisie), une popularité croissante au sein de communautés marginalisées (sunnites du Liban, palestiniens) et la conquête de nouveaux marchés (Sénégal), il n’est pas certain qu’elle en sorte gagnante tant elle est isolée dans son environnement régional.

 

Sophie Guldner

Notes

[1] Didier Billon dans IRIS conférence Quels enjeux stratégiques en 2021, 15 septembre 2020

[2] Didier Billon dans IRIS conférence Quels enjeux stratégiques en 2021, 15 septembre 2020

[3] Bertrand Badie, Quand le Sud réinvente le monde, Essai sur la puissance de la faiblesse, La Découverte, 2018

[4] Bertrand Badie, Quand le Sud réinvente le monde, Essai sur la puissance de la faiblesse, La Découverte, 2018

[5] Le monde, en visite au Sénégal, le président turc confirme ses ambitions africaines, 30 janvier 2020

[6] Bruno Tertrais dans Cuture Monde : rentrée diplomatique, la France à la manœuvre : Méditerranée, Paris joue les gendarmes, 27 aout 2020

[7] Propos tenus par Ahmed Insel à l’antenne de France culture dans Méditerranée : la bataille du gaz

[8] Propose tenu par Dorothée Schmidt dans Affaires étrangères, Méditerranée : la bataille du gaz, 12 septembre 2020

[9] Propos tenus par Cyril Bret dans Affaires étrangères, Méditerranée : la bataille du gaz, 12 septembre 2020

[10] Drothée Schmidt dans dans Affaires étrangères, Méditerranée : la bataille du gaz, 12 septembre 2020

[11] Bruno Tertrais dans Cuture Monde : rentrée diplomatique, la France à la manœuvre : Méditerranée, Paris joue les gendarmes, 27 aout 2020

[12] Richard Banégas, la politique d’intervention de la France en Afrique vue d’en bas, Réflexions à partir du cas de la Cote d’Ivoire, Gallimard, « les Temps modernes », 2017, page 288 à 310

mardi, 31 mai 2011

Peter Scholl Latour: révolutions arabes et élimination de Ben Laden

1923742981-peter-scholl-latour-irak_9.jpg

Révolutions arabes et élimination de Ben Laden

 

Entretien avec Peter Scholl-Latour

 

Propos recueillis par Bernhard Tomaschitz

 

Q. : Professeur Scholl-Latour, vous revenez tout juste d’un voyage en Algérie. Quelle est la situation aujourd’hui en Algérie ? Une révolution menace-t-elle aussi ce pays ?

 

PSL : La situation en Algérie est plutôt calme et j’ai même pu circuler dans les campagnes, ce qui n’est pas sans risques, mais notre colonne a bien rempli sa mission. Vers l’Ouest, j’ai pu circuler tout à fait librement mais en direction de l’Est, de la Kabylie, je suis arrivé seulement dans le chef-lieu, Tizi Ouzou ; ailleurs, la région était bouclée. Pas tant en raison d’actes terroristes éventuels —ceux-ci surviennent mais ils sont assez rares—  mais parce que des enlèvements demeurent toujours possibles et les autorités algériennes les craignent.

 

Q. : Au contraire de l’Algérie, la Libye ne retrouve pas le calme, bien au contraire. Tout semble indiquer que la situation de guerre civile conduit au blocage total. Comment jugez-vous la situation ?

 

PSL : Je pense qu’à terme Kadhafi et son régime vont devoir abandonner la partie ou que le Colonel sera tué. Mais ce changement de régime et cette élimination du chef n’arrangeront rien, bien évidemment, car, en fin de compte, les deux régions qui composent la Libye, la Tripolitaine et la Cyrénaïque sont trop différentes l’une de l’autre, sont devenues trop antagonistes, si bien que nous nous trouverons toujours face à une situation de guerre civile. Surtout que le pays n’a jamais connu de système politique démocratique. Cela n’a jamais été le cas ni dans la phase brève de la monarchie ni auparavant sous la férule italienne : finalement, il n’y a pas de partis constitués en Libye ni de personnalités marquantes qui pourraient s’imposer au pays tout entier. On peut dire que le système ressemble, mutatis mutandis, à ceux qui régnaient en Tunisie et en Egypte.

 

Q. : Donc ce qui menace la Libye, c’est un scénario à l’irakienne…

 

PSL : Cela pourrait même être pire. Nous pourrions déboucher sur un scénario à la yéménite (BT : faibles structures étatiques et conflits intérieurs) ou, plus grave encore, à la somalienne (BT : effondrement total de toutes les structures étatiques et domination de groupes islamistes informels). La réaction générale des Algériens est intéressante à observer : je rappelle que, dans ce pays, les militaires avaient saisi le pouvoir en 1991, parce que le FIS islamiste, à l’époque encore parfaitement pacifique, avaient gagné les élections libres et emporté la majorité des sièges ; à la suite du putsch militaire, les Algériens ont connu une guerre civile qui a fait 150.000 morts. Aujourd’hui, l’homme de la rue en Algérie dit qu’il en a assez des violences et des désordres. Les Algériens observent avec beaucoup d’inquiétude les événements de Libye et se disent : « Si tels sont les effets d’un mouvement démocratique, alors que Dieu nous en préserve ! ».

 

Q. : Quel jugement portez-vous en fait sur les frappes aériennes de l’OTAN contre Kadhafi, alors que la résolution n°1973 de l’ONU n’autorise que la protection des civils ? Il semble que l’OTAN veut imposer de force un changement de régime…

 

PSL : Bien entendu, l’OTAN a pour objectif un changement de régime en Libye. Le but est clairement affiché : l’OTAN veut que Kadhafi s’en aille, y compris sa famille, surtout son fils Saïf al-Islam et tout le clan qui a dirigé le pays pendant quarante ans. Pourra-t-on renverser le régime de Kadhafi en se bornant seulement à des frappes aériennes ? Ce n’est pas sûr, car les insurgés sont si mal organisés et armés qu’ils essuient plus de pertes par le feu ami que par la mitraille de leurs ennemis.

 

Q. : Comment peut-on jauger la force des partisans de Kadhafi ?

 

PSL : A Tripoli, c’est certain, les forces qui soutiennent Kadhafi sont plus fortes qu’on ne l’avait imaginé. Certaines tribus se sont rangées à ses côtés, de même qu’une partie de la population. Car, en fin de compte, tout allait bien pour les Libyens : ils avaient le plus haut niveau de vie de tout le continent africain. Certes, ils étaient complètement sous tutelle, sans libertés citoyennes, mais uniquement sur le plan politique. Sur le plan économique, en revanche, tout allait bien pour eux. Kadhafi dispose donc de bons soutiens au sein de la population, ce que l’on voit maintenant dans les combats qui se déroulent entre factions rivales sur le territoire libyen. De plus, dans les pays de l’aire sahélienne, il a recruté des soldats qu’il paie bien et qui combattent dans les rangs de son armée.

 

* * *

 

peterscholllatour.jpgQ. : Après la mort d’Ousama Ben Laden, le terrorisme islamiste connaîtra-t-il un ressac ? Al-Qaeda est-il désormais un mouvement sans direction ?

 

PSL : Au cours de ces dernières années, Ousama Ben Laden n’a plus joué aucun rôle et je ne sais pas s’il a jamais joué un rôle… Ben Laden était un croquemitaine, complètement fabriqué par les Américains. Ousama Ben Laden n’a donc jamais eu l’importance qu’on lui a attribuée. Le rôle réel de Ben Laden relève d’un passé bien révolu : il a été une figure de la guerre contre l’Union Soviétique, qui, dans le monde arabe, en Arabie Saoudite, en Iran et ailleurs, a coopéré avec les Américains et les services secrets pakistanais pour récolter de l’argent et des armes afin d’organiser la résistance afghane contre les Soviétiques. Dès que ceux-ci ont été vaincus, il s’est probablement retourné contre les Américains mais il n’a certainement pas organisé les prémisses de l’attentat contre le World Trade Center.

 

Q. : Et qu’en est-il d’Al-Qaeda, qui, selon toute vraisemblance, semble agir depuis l’Afghanistan ?

 

PSL : Les combattants d’Al-Qaeda, qui ont été actifs sur la scène afghane, ne sont pas ceux qui se sont attaqués au World Trade Center. Les auteurs de cet attentat étaient des étudiants, dont une parte est venue d’Allemagne et qui étaient de nationalité saoudienne. Ensuite, il faut savoir que le mouvement al-Qaeda n’est nullement centralisé et, de ce fait, centré autour de la personnalité d’un chef, comme on aime à le faire croire. La nébuleuse Al-Qaeda est constituée d’une myriade de petits groupuscules et c’est la raison majeure pour laquelle je ne crois pas qu’elle cessera d’agir à court ou moyen terme.

 

Q. : Les Etats-Unis veulent étendre à la planète entière la « démocratie » et l’Etat de droit, mais voilà que Ben Laden est abattu sans jugement par un commando d’élite. Cette action spectaculaire aura-t-elle des effets sur la crédibilité des Etats-Unis au Proche et au Moyen Orient, surtout sur les mouvements de démocratisation ?

 

PSL : Cela n’aura absolument aucun effet. Car les Etats du Proche ou du Moyen Orient agiraient tous de la même façon contre leurs ennemis. Au contraire, dans ces Etats, on se serait étonné de voir un procès trainer en longueur. De plus, Ousama Ben Laden aurait pu dire des choses très compromettantes pour les Américains. D’autres gouvernements, y compris en Europe (sauf bien sûr en Allemagne…), auraient d’ailleurs agi exactement de la même façon que les Américains.

 

Q. : Pendant des années, Ben Laden a pu vivre tranquillement au Pakistan. Dans quelle mesure le Pakistan est-il noyauté par les islamistes ?

 

PSL : La popularité de Ben Laden équivaut à zéro en Afghanistan, pays à partir duquel il avait jadis déployé ses actions, parce que les gens ne le connaissent quasiment pas là-bas. Mais au Pakistan, il est désormais devenu une célébrité, parce que son élimination a été perpétrée en écornant la souveraineté pakistanaise. Le Pakistan ne reproche pas tant aux Américains d’avoir éliminé Ben Laden, mais d’avoir enfreint délibérément, et de manière flagrante, la souveraineté territoriale de leur pays, dans la mesure où Washington n’a jamais informé les autorités pakistanaises de son intention d’envoyer un commando pour liquider le chef présumé d’Al-Qaeda. C’est essentiellement cela que les Pakistanais reprochent aujourd’hui aux Américains. Cette manière d’agir est contraire à l’esprit de tout bon partenariat, un partenariat que l’on dit exister entre les Etats-Unis et leur allié pakistanais.

 

(entretien paru dans « zur Zeit », Vienne, n°21/2011 ;  http://www.zurzeit.at/ ; trad.. franc. : Robert Steuckers).