vendredi, 17 mai 2019
Entretien avec Olivier Maulin : «Notre rapport au monde a été abimé par l’économie triomphante»
Entretien avec Olivier Maulin : «Notre rapport au monde a été abimé par l’économie triomphante»
Ex: http://rebellion-sre.fr
Vous n’avez pas lu Olivier Maulin ? Grave faute de goût que vous devez dès maintenant expier ! Il est un des rares auteurs français vivants dont les livres sont une source de joie et d’inspiration pour le lecteur. Il nous avait fait l’honneur de répondre à nos questions dans numéro 83 de Rébellion.
Comment êtes-vous venu à la littérature ? (Question totalement idiote, j’en conviens)
Pas forcément idiote mais compliquée… Je me souviens qu’adolescent, je passais mes soirées à écrire des poèmes et à rêver d’être un poète. J’avais alors pour modèle Rimbaud, bien sûr, et les poètes fauchés de la fin du XIXe siècle qui représentaient pour moi un exotisme fabuleux. C’est donc plus la figure du poète qui me fascinait que la littérature elle-même ! Mais à force d’écrire des poèmes, très mauvais pour la plupart, j’ai appris à écrire, et à m’intéresser à autre chose qu’à la poésie, notamment au roman. Je me suis mis alors à écrire des nouvelles que je publiais dans des petites revues littéraires, puis au roman, assez tardivement. Mais je reste aujourd’hui absolument convaincu que ce sont toutes ces heures passées à écrire de la, poésie qui m’ont tout appris.
Quelles sont les lectures qui vous ont poussé à écrire ? ( question légèrement moins bête)
Adolescent, je ne lisais que de la poésie et des livres d’histoire, cultivant un mépris stupide et un peu snob pour le roman. C’est en licence d’histoire que j’ai eu deux chocs successifs en découvrant Crime et châtiment de Dostoïevski et surtout Mort à Crédit de Céline. J’ai dès lors avalé tout Céline et j’ai compris les possibilités inouïes du roman. Il m’a fallu ensuite une dizaine d’années pour digérer ce monstre et quitter la parodie.
Pour paraphraser Macbeth, l’humour dans vos romans est-il présent pour rappeler que l’existence n’est qu’une histoire de fous racontée par des idiots, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien” ?
Il y a de cela en effet. Mais je n’arrive pas vraiment à parler de l’humour de mes romans. Quand j’ai écrit En attendant le roi du monde, je n’avais pas vraiment conscience que c’était un roman drôle, il a fallu qu’on me le dise. En fait, je ne force rien, c’est la façon dont je vois les choses, je ne peux pas m’empêcher de voir le côté grotesque et raté de l’existence. Et puis je me suis aperçu que l’humour était une arme redoutable qui permettait de tout dire.
Dans votre oeuvre, vous semblez-vous amuser à faire basculer dans l’aventure la vie banale et routinière de vos personnages. Ce point de rupture est pour vous une ouverture vers le vrai sens de la vie ?
Disons que la plupart des mes personnages ne sont pas à l’aise dans ce monde étroit qui de surcroit les rejette. Ils se réfugient ainsi dans des sortes « d’alter-monde » où ils peuvent mettre en pratique leurs « idéaux » même si ceux-ci sont souvent inconscients et non formulés. Mais, oui, il y a une sorte de recherche du vrai sens de la vie comme vous dites, la vie aujourd’hui, pour la plupart des gens des gens, n’en ayant plus beaucoup, de sens.
Vous avez une affection toute particulière pour les « handicapés sociaux ». Etre inadapté au monde actuel est pour vous un signe de bonne santé mentale ?
Exactement ! Le monde actuel étant à mon sens cul par-dessus tête, je crée des carnavals où l’ordre de ce monde est mis à bas. Par le désordre du carnaval, le désordre du monde devient un ordre ! Et puis j’ai une réelle sympathie pour les bras-cassés qui dans notre société de la compétitivité et du sérieux maquillé en cool représentent à eux seuls une provocation et une bouffée d’oxygène.
Dans votre premier roman, « En attendant le roi du monde », vous évoquez des références traditionnelles (Je pense à Mircea Eliade ou René Guénon) pour créer une évocation quasiment magique. Avez-vous été influencé par ce courant ?
Oui, ce sont des auteurs que j’ai lus, surtout Guénon qui a été une lecture très importante pour moi. Certaines vérités établies, lesquelles forment le socle du monde contemporain et ne sont jamais remises en question, se sont écroulées comme un château de cartes à la lecture de Guénon. En le lisant, j’ai à vrai dire eu l’impression que du destop coulait dans ma cervelle et emportait le bouchon de crasse que l’on m’avait collé à l’école… Cela m’a ouvert des horizons intellectuels insoupçonnés. On retrouve l’écho de cette lecture dans mes trois premiers romans où mes personnages sont en quête (selon leurs modalités !) d’une tradition originelle qui rendrait le monde à nouveau habitable.
Un paganisme sauvage et tellurique surgit de la terre ancestrale dans vos romans. Est ce pour vous l’expression d’une voie spirituelle pouvant réenchanter notre époque ?
Je suis un peu ambigu à ce sujet. J’ai eu une période très « païenne » dont je suis un peu revenu. Lorsque Suzy essaie dans Les Evangiles du lac de recréer une religion païenne, elle est obligée d’user d’artifices et de rêves. Que ce paganisme sauvage dont vous parlez puisse irriguer notre rapport au monde, oui. Qu’il ait encore quelque chose à nous dire, encore oui. Qu’il puisse redevenir une religion, non. Il est mort et ne reviendra plus. Mais il est vrai qu’en écrivant mes trois premiers romans, mon but conscient était bien de réenchanter ce monde qui crève d’avoir abandonné le sacré et d’avoir tourné le dos à certains vérités universelles.
Ecologie, localisme, communautés alternatives, enracinement sont présent dans votre réflexion. Pensez vous que l’avenir appartient à un croisement entre la ZAD et la Tradition?
Je ne sais pas de quoi l’avenir sera fait mais ce qui est certain c’est que notre monde fonce à toute vapeur vers le précipice. Au moment du grand basculement, il faudra bien inventer des solutions pour s’en sortir et certainement verrons-nous en effet la résurgence de communautés autonomes et enracinées. Ceci étant, je traite toutes ces questions d’un point de vue littéraire en ce sens qu’elles me permettent de mettre en scène des personnages, de raconter des histoires et de développer dans la bonne humeur quelques critiques à l’encontre de notre monde persuadé d’être dans le vrai. Quant à l’écologie, elle est très présente dans mes livres, c’est vrai, tout simplement parce que je pense qu’elle soulève, quand elle est réelle et non tartuffe, des véritables questions, et notamment celle-ci : notre mode de production et de consommation illimitées est-il compatible à terme avec une vie sur cette planète aux ressources limitées ? La réponse est à l’évidence non et le développement durable n’y changera rien. Mais au-delà de cet aspect matériel, c’est presque d’une écologie spirituelle, pour le coup, dont j’ai envie de parler. Notre rapport au monde a été abimé par l’économie triomphante, ce qui a rendu les gens sont malheureux. La grande promesse du progrès, c’était le bonheur pour tous mais il se vend chaque année en France 60 millions de boîtes d’antidépresseurs ! L’échec est total et il faudra bien que cela finisse par se savoir (ça se sait de plus en plus « en bas » mais pas « en haut » or c’est « en haut » que ça gouverne). La vraie question qui se pose donc aujourd’hui c’est de savoir si une révolution mentale peut encore nous permettre de changer à temps de direction ou si nous allons foncer dans le mur en discutant de l’écriture inclusive et du racisme sur Internet. Malheureusement, je penche pour la dernière hypothèse.
L’idée de communauté autonome du monde a une signification forte pour vous. Pourquoi ce type d’expérience vous attire ?
Mon idéal communautaire, c’est le village médiéval. On y trouve tout ce que j’aime, la solidarité, une relative égalité sociale (la différence entre le petit seigneur local et le paysan le plus pauvre ne dépassait pas le plus souvent les critères du fordisme), une possibilité d’accomplissement dans un travail qui a du sens avec de nombreux jours fériés (autant qu’aujourd’hui) et un ancrage qui, là encore, donne un sens à la vie. Au fond, l’idéal anarchiste est là ! Dans un monde liquide et littéralement invivable (sans cachetons), je vois les expériences communautaires comme des tentatives de recréer cet âge d’or…
Comment avez-vous découvert les milieux libres et colonies libertaires de la Belle Époque qui servent de source à l’inspiration du « Bocage à la Nage » ?
Dans un magnifique ouvrage hors commerce paru en 2003, ronéotypé, le n°9 d’une revue intitulée Invariance, je crois, et qui s’intitulait « Naturiens, Végétariens, Végétaliens et crudivégétaliens dans le mouvement anarchiste français ». Il s’agissait de la reproduction de revues ouvrières de la fin du XIXe siècle, écrites par les ouvriers eux-mêmes, tirées à quelques dizaines d’exemplaires et distribuées à la sortie des usines, qui prônaient, pour certaines, la sécession d’avec la société capitaliste. J’avais été frappé par la clairvoyance de cette pensée clandestine, souvent exprimée de manière naïve, qui posait déjà la question de l’écologie (un article de 1895 annonce le réchauffement climatique !) et annonçait les communautés hippies avec soixante ans d’avance. C’est l’époque où commençaient à se développer des « communautés libres » d’ouvriers pour qui le progrès loué de manière unanime par le reste de la société consistait pour eux à travailler douze heures par jour dans les vapeurs toxiques pour un salaire de misère et où l’on faisait ramper des enfants de 12 ans sous les machines lorsqu’un tissu les bloquait pour ne pas avoir à les arrêter et perdre ainsi de l’argent, au risque bien entendu que l’enfant se fasse déchiqueter par la machine. Ce que j’avais trouvé touchant, c’était que même s’ils l’ignoraient, leur repli dans ces communautés libres où ils s’expurgeaient de tous les faux besoins jusqu’à abandonner leurs vêtements pour se faire nudistes, ressemblaient fort à une quête du paradis perdu, une tentative de revenir au temps d’avant le péché originel. A ma connaissance deux livres évoquent cet épisode quasi-inconnu de l’histoire, Les milieux libres de Céline Beaudet (éditions libertaires) et Expériences de vie communautaire anarchiste en France de Tony Legendre (même éditeur) qui traite du milieu libre de Vaux et de la colonie naturiste et végétalienne de Bascon qui a duré jusqu’en 1951. Le formidable écrivain Albert T’Serstevens a quant à lui écrit le seul roman sur le sujet, Un Apostolat, qui raconte l’échec d’une de ces communautés. Le livre va être réédité dans quelques mois aux éditions du Rocher.
Vous rendez bel hommage aux luddismes dans les Evangiles du Lac. Pour vous, cette réaction populaire garde son actualité face aux dérives du « progrès » et des sciences ?
Je suis fasciné par le mouvement luddite qui avait spontanément compris toutes les implications du progrès en effet. Et à propos du progrès, je ne crois pas qu’on puisse parler de « dérives ». Le progrès porte en lui ses effets positifs et négatifs dans le même temps, indépendamment de l’usage que l’on en fait, c’est ce que l’on refuse aujourd’hui de voir. L’ânerie consiste à croire que tout progrès est souhaitable. Certains apportent plus qu’ils ne détruisent et on peut alors les adopter. Mais d’autres détruisent plus qu’ils n’apportent et il est du coup criminel de les adopter. Au fond tout le problème réside dans le fait que le progrès est devenu une religion, un dogme indiscutable. Pour ma part, je pense qu’il faudrait aujourd’hui saccager les laboratoires des docteurs Folamour de l’intelligence artificielle et du bidouillage génétique qui sont une vraie folie furieuse.
Vos racines alsaciennes sont pour vous une source d’inspiration ?
Oui, certainement. L’humour d’abord, est très alsacien. Une forme de gaité tragique aussi. Et puis il y a la langue. Je m’amuse souvent à pêcher des expressions alsaciennes que je retranscris en français dans mes livres. L’alsacien est une langue de paysan, très imagée, très verte aussi, avec une quantité invraisemblable d’insultes fleuries et très drôles. Moi qui ai la nostalgie de la langue médiévale, moins précise que celle dont on a hérité du Grand Siècle mais terriblement plus concrète et plus colorée, j’ai parfois l’impression de la retrouver dans le dialecte alsacien (que je ne parle pas vraiment du reste)…
De l’Ecosse à la Catalogne, le nationalisme/régionaliste s’affirme au sein de l’Union Européenne, quel est votre avis sur ce phénomène ?
Pour vous dire la vérité, je n’ai pas d’idées arrêtées là-dessus. L’indépendance de la Catalogne et de l’Ecosse serait évidemment le point de départ du délitement des nations et du triomphe d’une Europe qui demeure un ectoplasme, et dont je ne crois pas qu’elle pourrait être autre chose qu’un ectoplasme Pour ma part, je suis tiraillé entre deux fidélités, l’alsacienne mais aussi la française qui m’a donné ma langue et mon histoire. La seule raison qui pourrait me faire vouloir l’éclatement des nations, c’est le sauve-qui-peut généralisé. Chacun rentre chez soi avec des fusils et verrouille la porte pour essayer de s’en sortir au mieux.
Propos recueillis par Louis Alexandre
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jeudi, 19 janvier 2017
L’Alsace est une fête
L’Alsace est une fête
par Lucien Rabouille
Ex: http://zone-critique.com
Animateur du Cercle Cosaque aux côtés de l’ébouriffé Romaric Sangars, franc-buveur à la hussarde, anar’ de droite comme Marcel Aymé et satiriste comme Scarron : Olivier Maulin, auteur – entre autres – de Gueule de bois ou des Lumières du ciel, faisait paraître en juin dernier La Fête est finie aux éditions Denoël. L’un de nos chroniqueurs vous entretient avec gouaille de ce roman truculent, politique et alsacien.
Relevant le nez de la tambouille politicienne, une grande âme s’étonnait de voir que parmi les nombreux postulants à la prochaine élection présidentielle, aucun ne propose de transformer la France en : « un puy du fou géant ». L’argument serait pourtant porteur. Imaginons : au doux pays de France, le bon peuple festoie au milieu des troubadours et des cathares. Moines soldats, dames de cour, bas clergé alcoolique, renégats et guérisseuses rivalisent de fantaisie au cœur d’une mise en scène son et lumière honorant les temps de jadis. Embaumer le pays réel en un sanctuaire protecteur, le peupler de jean-foutres et de nobles édentés redoutant les jacqueries paysannes comme les adorateurs de fées… Le projet n’a encore séduit que les touristes, si l’on compare le succès commercial du Puy du Fou aux anorexiques résultats électoraux de son fondateur. La Grande âme n’a donc pas tord : on ne trouve cette mesure dans aucun programme d’aucun postulant à la primaire d’aucun parti. Mais le projet aura un autre (et meilleur) destin qu’électoral. On rencontre encore des cerveaux malades pour songer à transformer la France en un gigantesque Puy du Fou. Parmi eux : un romancier. Olivier Maulin livre avec son dernier exploit, La fête est finie, un hilarant cri de guerre contre les barbaries éclairées au gaz et ses thuriféraires progressistes.
Fable foutraque du pays réel
Totor, jean-foutre génialement con, n’aime rien tant qu’écouter Bach en se grattant la galle ; son comparse survit de petits boulots, fort d’un CV en peau de lapin et d’une expérience pluriannuelle de chômeur longue durée.
Ses personnages traînent leur existence misérable aux marges des marges de la société. Surnageant dans la nasse, un duo de choc se débat. Totor, jean-foutre génialement con, n’aime rien tant qu’écouter Bach en se grattant la galle ; son comparse survit de petits boulots, fort d’un CV en peau de lapin et d’une expérience pluriannuelle de chômeur longue durée. L’échec professionnel est un emploi à temps plein dans lequel ils excellent, sans RTT, congés payés ou arrêts maladie. Par nécessité alimentaire, ils s’improvisent la nuit gardiens de camping-cars haut de gamme et après quelques combines, embauchent comme pit-bull des chiens domestiques rencontrés la veille à la SPA ou chez la voisine sénile. Sans traîner, la première nuit de travail est interrompue par un cambriolage. Moins ambitieux que les voleurs mais plus négligents, les compères avaient dérobé l’alcool du patron pour s’endormir avec dans l’engin.
Le malfaiteur est un ridicule parvenu d’Europe de l’Est répondant au nom de « Sarközi ». Il file à la roumaine vers la mère patrie pour tirer un bon prix du véhicule. Les personnages obtiennent leur salut par quelques péripéties branquignolesques qui les entraînent dans une cavale policière imprévue. Poursuivant leur route nulle part, c’est à dire en Alsace, ils découvrent un pays où l’Ubu-Renne, souverain des forêts, est un cerf alcoolique et vulgaire alors que des batailles rangées opposent gendarmes et résistants autonomistes.
Quoique bienvenus en Maulinie, les personnages ne s’y sentent pas immédiatement chez eux. Et si elle se passe de brochures promotionnelles, la destination tient toutes ses promesses de dépaysement. Habitués à la routine et à la galère, ils ne voient que folie, démence, excès et réjouissances bucoliques. Le dernier des clochards célestes sera premier chez les anthropologues : virtuose de grands concepts et de bonnes bouteilles, le personnage maulinien est sujet à la radicalisation éthylique. Passé le digestif, il cause clandestinité, attentat et stratégie de la tension. Leur créateur a tout d’un terroriste paralysé par le style. Passé la blague, il s’enflamme et obligatoirement dérape. L’intrigue lui en donne le prétexte ; une décharge s’installe dans la vallée. Casus belli pour les protagonistes, déterminés à ne pas laisser entrer ici le monstrueux « progrès », ni son funeste cortège.
Politique d’abord
La theoria maulinienne a l’odeur d’une potée alsacienne où s’harmonisent les ingrédients d’une soupe bien à droite.
Politique d’abord, le roman est le prétexte pour une typologie (inédite en histoire des idées) de programmes baroques et fatigants. La theoria maulinienne a l’odeur d’une potée alsacienne où s’harmonisent les ingrédients d’une soupe bien à droite. Talent oblige, cette droite se révèle dans ses variétés les plus anarchisantes. On rencontre très vite la plus triviale, qui est aussi la plus populaire : un anarchisme de vauriens et de demi-crapules, se foutant de tout ou presque et surtout de l’Ordre. Cet anarchisme sert d’éthique sommaire au gugusse maulinien de base. Indifférent à tout souci politique, il se contente de rejouer l’éternel duel entre gendarmes et voleurs. Il rappelle Audiard ou les entrepreneurs en activisme révolutionnaire de L’aventure c’est l’aventure. Larcins malgré eux, Totor et son comparse ont autant de conscience politique qu’un vers de terre moyen.
Probablement anarchiste de naissance, l’auteur sait aussi raffiner. Refuser une autorité ne revient pas toujours à ignorer la nécessité d’un ordre. Régionalisme, traditionalisme, localisme, décroissance… l’Alsace maulinienne formule une proposition originale d’organisation politique et sociale. Nostalgiques d’une harmonie originelle, ses habitants rêvent de libérer leur province de l’administration centrale pour la remplacer par une association libre de cellules sociales protectrices. Ils idéalisent un royaume franc du XIIIe siècle, hérissé de libertés, dans lequel pays, provinces, communes pouvaient se nantir de privilèges libérateurs. Rêvant d’un grand bordel providentiellement ordonné, ils vomissent l’État et aspirent à se passer de lois, protocoles, ordonnances, normes ou administration. Résurgence du légitimisme libertaire de Chateaubriand et de l’organicisme réfractaire de Barbey d’Aurevilly, ils sont les ultimes héritiers d’une intemporelle fronde contre la légalité, ne respectant un droit que surnaturel et désobéissant au reste.
L’État est toujours désigné comme l’ennemi. Empêcheur de tourner en bourrique, il envoie sa police courser les renégats et surtout, crime de lèse-ébriété, entend réglementer la distillation de l’eau de vie. On entend donc bien se passer de lui et de son autorisation pour être bourré du matin au soir. Alors on chouanne, zade et résiste par tous les moyens, même légaux. Les personnages brûlent de consumer le plus froid des monstres froids et pour ce fait, discourent eux aussi sur la méthode. Abattre l’État certes, mais comment s’y prendre ? D’une Theoria, le maulinisme déduit une Praxis. Proudhon et Sorel ne sont pas loin. Pour ne pas se laisser duper par la fable démocratique, le roman glose les Réflexions sur la violence entre deux caravanes de camping et légitime la violence prolétaire comme mythe mobilisateur après trois apéritifs. Vivre et s’achever à l’alcool dans une caravane n’empêche pas de maîtriser l’exercice de la dissertation philosophique. L’ouvrage fourmille d’énoncés théoriques : l’auteur s’y révèle très habile et manie la dialectique comme le tire-bouchon. Introduisant la thèse démocratique par sa réfutation marxiste, il offre alors un supplément d’âme au traditionalisme et conclue sur l’appel à une grève majestueuse, instituant le peuple en nouvelle aristocratie.
Quand le patriarche disserte sur la grande stratégie révolutionnaire, sa fille veille à sa mise en œuvre tactique. Le roman annonce le Grand Soir, le point de non retour. Les personnages s’y préparent et s’improvisent Lysandre ou Hannibal. Être armé est une garantie d’indépendance ; l’assurance de pouvoir résister au Léviathan. Là encore, l’auteur innove et enrichit son avant-garde réactionnaire d’une mention allusive à l’idéal libertarien américain, souvent mal compris et caricaturé en France.
Quête ontologique
Le langage maulinien est l’expression d’un être désinhibé qui aspire à vivre une existence libre et affranchie. Il malmène tous les poncifs linguistiques et idéologiques ; comme l’ont fait avant lui Rabelais, Céline, Frédéric Dard ou ADG.
S’il est accidentellement théorique et praxiologique, le roman ne se prend pas non plus trop au sérieux. Jünger, Sorel, Spengler, Maurras ou Heidegger peuvent se faire comprendre d’alcooliques incultes. La trivialité des personnages résume en deux ou trois grossièretés, des pensées ardues et bien souvent soporifiques. On les en remercie. Au cœur de l’intrigue maulinienne, Heidegger nous révélait la technique moderne comme « mode de dévoilement de l’étant », Maulin la décrit comme mode de dévoiement de l’étang. La rhétorique se déploie en quelques cris de guerre bien sentis : « merde au progrès qui pue ». On goûte à cette âpreté conceptuelle comme à ses coups de massue, à peine plus délicats qu’une hallebarde de lansquenet généreusement enfoncée dans le crâne.
Comme rançon du génie, ces gauloiseries éloignent nos héros des gens de bonne compagnie. Démesurés dans leur courage, leur imbécillité, leur facétie, leur ivrognerie ou même ponctuellement leur érudition ; ils se voient opposés à la faune de tous les cuistres demi-habiles, intelligents sans être géniaux, courageux mais pas téméraires, diplomatiquement ordinaires pour ne pas dire simplement médiocres. Seuls comptent les caractères extrêmes. Mais il faut encore en être pourvu, cette qualité n’est pas universelle.
Le grand remplacement des fous par les demi-habiles permet l’invasion d’une langue étrangère. Sans qu’elle n’ait été vraiment conviée, la phraséologie s’invite ponctuellement en Pays d’Alsace où la barbarie douce a de nouveau franchi le limes du Rhin. Un séminaire d’entreprise parle « de relever les défis à venir ». Presque aussitôt, tout discours sincère se dilue dans un magma pseudo-métaphorique. L’auteur ne fait que citer les brochures d’une parole qui n’a même pas besoin d’être caricaturée pour apparaître vide. Par son expression la plus réaliste, le lecteur comprend immédiatement qu’elle ne vaut rien.
Le langage maulinien acquiert alors une plus haute dignité et devient autre chose qu’un amas de gugusseries pour la poilade. Il est l’expression d’un être désinhibé qui aspire à vivre une existence libre et affranchie. Il malmène tous les poncifs linguistiques et idéologiques ; comme l’ont fait avant lui Rabelais, Céline, Frédéric Dard ou ADG. Mais les thèmes de la banlieue des années 1930 comme du conformisme gaullien de la France industrielle ont vécu. Il est difficile d’entretenir aujourd’hui une familiarité avec ces proses, sauf à posséder une très bonne connaissance du contexte historique. Moderne, absolument moderne, le langage maulinien en est spontanément drôle.
Une farce mélancolique
Témoin brutal et nostalgique d’un passé qui ne sera jamais plus, Maulin pourrait être à l’Alsace un Faulkner ou un Barbey d’Aurevilly.
Farce mélancolique d’un univers qui se défait, le roman nous offre bien des rires et aussi un peu de tristesse. Tel Alsacien a connu « les fromageries au bourg, les charcuteries, des confiseries, des merceries, une chapelle même ! Et des tanneurs, des cordonniers, des bourreliers, un tonnelier, un ferblantier, un forgeron, et un cordier ». « Une épicerie, une pizzeria et un moloch en tôle, horrible hypermarché à l’entrée de la vallée » les ont remplacés. On songe à l’âge d’or, au paradis perdu et on a soudain envie de dire avec le vieux fermier « merde au petit con de sociologue qui viendra m’expliquer que ce n’était pas mieux avant ».
Passé le coup de gueule, le roman pose un sévère diagnostic : la société a vécu sur le rêve sinistre d’un progrès indéfini et d’un mouvement linéaire de l’histoire, ce dernier devait renvoyer aux vieilles lunes moyenâgeuses tous les sceptiques qui chercheraient à lui faire obstacle. On entend sa complainte : « Le progrès est passé par là ». Le présent n’est qu’un inépuisable sujet de déploration quand le passé est toujours objet de regrets. Libres artisans, érudits locaux, aspirants renégats, clochards célestes… tout le peuple maulinien regrette l’intimité des sociétés villageoises en employant le verbe généreux et trivial des parlers de jadis.
Témoin brutal et nostalgique d’un passé qui ne sera jamais plus, Maulin pourrait être à l’Alsace un Faulkner ou un Barbey d’Aurevilly. Après les premiers chapitres, sa prose se localise à la manière d’un honnête récit pastoral. Un hobereau normand ou un patricien dixie en pleine vallée du Rhin, remplaçant le coton et le cidre par le schnaps ? Le roman est un peu plus fin que cela. Le pathos à foin a vécu… Chez Maulin, la nostalgie n’a pas fondamentalement divorcé de l’espoir. Sans péage mais sans déviation, le camping-car maulinien emprunte l’autoroute de l’héroïsme chevaleresque. « Elevé en Mythe, le temps d’avant n’est jamais très éloigné du rêve ». Atteints des vertiges d’un âge d’or imaginaire, les personnages s’intéressent pourtant moins à sa forme qu’à son principe. L’intimité sociale, l’autorité de la coutume, les baises gauloises sont plus qu’une fresque mythologique. Elles existent de manières bien réelles, bien charnelles, dans ce que les sociologues appellent la postmodernité. Celle-ci devient involontairement passéiste et se retourne contre l’édifice moderne quand son infrastructure étatique et sa superstructure idéologique s’enfoncent dans une muabilité incertaine. Quand il discourt, le roman détaille le mouvement cyclique de l’histoire et se plonge, quoiqu’un peu sommairement, dans la mythologie des siècles. Aucun « progrès » n’est inéluctable, aucune décadence non plus. Comme tout ce qui est humain, elle porte en elle les racines de sa propre critique. Son kitsch consumériste devient prophétique. Même en camping-car, le temps des chevaliers peut renaître, mais seulement de manière moderne, baroque et bien sûr inattendue. Les camping-cars resteront et avec eux la poudre, les armes à feu et les machines à distiller. Nul individu, sensé ou insensé, ne songera à y renoncer et probablement pas l’auteur. Mais cet apparent futurisme ne suffit pas à en faire un moderne.
Son dieu cerf alcoolique empereur de la forêt a fière allure et ressemble fort peu à celui de Princesse Monokoké. Dans la fable de Myiazaki, le majestueux protecteur de la Physis se révèle être l’ultime obstacle à « l’exploitation totale de ce qui se trouve entre le ciel et la terre ». Dominer, exploiter, arraisonner semble être, chez le nippon comme chez l’alsacien, le projet même de la modernité. Myiazaki décrit un monde en train de se défaire quand Maulin voit un monde déjà défait. Le myiazakisme comme le maulinisme ne sont guère des optimismes ; mais leur mélancolie sait être consolante. Même quand l’homme semble menacé en son humanité, elle éveille des émotions libératrices. L’art sait encore dire certaines choses, de celles qui ne peuvent demeurer enfouies trop longtemps. Par-delà le dieu cerf, elles sont immortelles et leur « principe ne peut pas mourir car il est le mouvement même de la vie », sauf peut-être après que le dieu cerf ait déménagé en Alsace maulinienne pour succomber à une cirrhose du foie. En attendant, que la fête recommence.
Lucien Rabouille
- La fête est finie, Olivier Maulin, Denoël, 240 p., juin 2016, 18,90 euros.
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dimanche, 20 novembre 2016
Petit monarque et catacombes de Olivier Maulin
Petit monarque et catacombes de Olivier Maulin |
Critique de Pascal Magne
Ex: http://www.larevuecritique.fr
Olivier Maulin, né en 1969, est écrivain. Il a été sacré "Prince des poètes" en novembre 2009. Il a publié récemment En attendant le roi du monde (L’Esprit des Péninsules, 2006), Les évangiles du lac (L'Esprit des Péninsules, 2008), Derrière l'horizon (L'Esprit des Péninsules, 2009).
Olivier Maulin, Petit monarque et catacombes, Paris, Balland, L'Esprit des péninsules, octobre 2009, 286 pages.
Présentation de l'éditeur.
Palais de l'Elysée, 1992. Le président Mitterrand est malade, le régime usé. Rodolphe Stockmeyer, jeune dilettante, y effectue son service militaire, entouré d'une galerie de personnages hauts en couleur. Tandis qu'éminences grises et autres chargés de mission se débattent dans les affres de la basse politique, les couloirs du palais bruissent bientôt d'une surprenante nouvelle, celle du retour imminent du roi... Après En attendant le roi du monde et Les Evangiles du lac, Petit Monarque et Catacombes mêle avec brio humour féroce, satire politique et nostalgie d'un monde antérieur à la grande catastrophe, celle du désenchantement généralisé.
La critique de Pascal Magne. - Le choc du mois, n°35, novembre 2009.
Maulin l'enchanteur. En attendant le roi du monde, son premier roman, avait réuni dans un même élan enthousiaste les critiques littéraires Jean-Claude Lebrun de L’Humanité et Christian Authier du Figaro Magazine, avant de remporter le prix Ouest France/Étonnants Voyageurs, en 2006. Autre exploit qui n’est pas près de se reproduire : Olivier Maulin avait réussi le prodige de réconcilier Points de vue et la revue Éléments ! Chapeau bas pour quelqu’un dont le manuscrit fut tout d’abord oublié dans un tiroir par Éric Naulleau, le patron des éditions L’Ésprit des Péninsules, l’alter ego d’Eric Zemmour dans l’émission « On n’est pas couché ». Il fallut une lettre d’insultes maulinesque en diable pour réveiller l’homme de lettres de sa torpeur, qui s’exécuta ensuite de bonnes grâces après avoir reconnu le talent du bonhomme. La publiera-t-on un jour cette lettre ? Il y a prescription.
À l’heure de clore (définitivement ?) sa trilogie avec la parution le mois dernier de Petit monarque et catacombes, toujours aux éditions L’esprit des Péninsules, et de partir vers d’autres horizons littéraires, notamment le roman policier, Olivier Maulin a eu la gentillesse de bien vouloir nous livrer quelques clés pour que les lecteurs du Choc du mois ne tombent pas tous de leur chaise en le lisant pour la première fois. Avis de tempête aux lecteurs distraits : la lecture de Maulin l’enchanteur est fortement déconseillée aux pisse-vinaigre et autres fesse-mathieu, qui se piquent de littérature. Scandales, cris d’orfraies et hululements moralisateurs assurés dès la troisième page… Faut reconnaître, c’est du brutal!
Maulin, c’est la puissance de feu d’une grosse farce poétique avec des personnages échappés de Voyage au bout de la nuit, et les flingues de concours d’un A.D.G. ou d’un Michel Audiard. Avec en prime, le goût des solstices païens, des bacchanales romaines et des banquets grecs à faire rougir les zombies de la gay-pride et tous les « mutins de Panurge » du Marais et de San Francisco réunis. La quarantaine venue, notre satiriste a fait sienne la remarque de l’écrivain colombien Nicolas Gomez Davila, auteur du trop peu connu Le Réactionnaire authentique : « Dans la société qui s’esquisse, même la collaboration enthousiaste du sodomite et de la lesbienne ne nous sauvera pas de l’ennui ». Comme dirait Suzy Fuchs : « Tu sais, il faut que tu comprennes une chose, c’est qu’on n’est pas des hippies pourris qui pensent que les esprits sont tous gentils. Nous, on sait qu’ils peuvent être terribles. Pigé ? » À l’instar de Lucien, le héros qui inspire ce triptyque anarchiste et royaliste, Maulin prône dans ses romans l’harmonie dans la débauche. C’est un symposiarque qui veut bien utiliser ses vices dans ses romans pour accéder à un état qui les transcende. « Il faut mettre du rite partout, sinon on est foutus », ne cesse d’affirmer ses personnages dans ses romans.
Comme ses illustres devanciers, Olivier Maulin n’a pas le cœur sec ni le cul serré quand il écrit. Il a la plume drôle, voire acide, et un talent de dialoguiste indéniable, que lui reconnaissent même ses détracteurs les plus acharnés. Ses héros ressemblent à s’y méprendre aux clochards célestes et aux perdants magnifiques, chers à l’ami Blondin. Ils ont d’ailleurs l’insulte abondante et le coup-de-poing facile devant la connerie contemporaine, surtout quand ils ont ingurgité quelques ballons de gentiane et pintes de bière. Mais pas que… Certains de ses personnages les plus exaltés ne répugnent pas aussi à passer à l’action directe contre les marchands du temple, aux coups d’État qui finissent mal et aux restaurations royales fantasmées. Il faut dire que Maulin est ouvert à tous les fanatismes pour la résurrection du Grand Pan. Chez cet Alsacien particulièrement attachant, l’ogre rabelaisien a décidé une fois pour toutes d’écraser le cartésien. Sa famille littéraire a des racines profondes qui plongent au cœur de l’Europe buissonnière : de l’anarcho-communiste tchèque Jaroslav Hasek, écrivant le burlesque Brave Soldat Chvéïk, à l’anarcho-païen finlandais Arto Paasilinna, inoubliable auteur du Lièvre de Vatanen. Comme eux, Maulin redoute par-dessus tout le désenchantement généralisé de la société occidentale. Son remède ? « Le retour du sacré et de l’oint royal ».
Maulin n’a jamais caché son inclination pour l’imaginaire et la langue médiévale. Qui est-il au juste? « Un chrétien paillard médiéval à la Léon Bloy, aimant le guignol et le grand style », nous a-t-il avoué après avoir vidé une bouteille d’un honnête picrate. Sous le sceau de la confidence, il a même parlé de la décadence de l’Europe, qu’il date du xve siècle, « à peu près l’époque où le peuple a cessé de danser dans les cimetières », amorçant selon lui une longue descente « vers l’ennui mortel et la civilisation bourgeoise ». Pourquoi pas, après tout… La littérature contemporaine ne l’inspire guère. Dans un récent entretien accordé à la revue Éléments, il avait même lâché, comme soulagé, qu’il n’en lisait plus pour se consacrer à présent exclusivement à la lecture de vieux ouvrages de fabrication de cloches d’églises, de livres pratiques sur l’élevage de porc et de vieux traités d’équitation à l’usage de la cavalerie française. Dont acte. Que dire de ses romans ? Il ne voit que cette phrase, de Davila toujours : « Le pur réactionnaire n’est pas un nostalgique qui rêve de passés abolis, mais le traqueur des ombres sacrées sur les collines éternelles ».
« C’est elle qui avait eu cette idée foireuse. Elle était d’origine portugaise et comme les choses n’allaient pas brillamment à Paris, elle avait pensé “rentrer au pays”. Cette conne m’avait transformé en immigré ». Le ton est donné. Avec son premier roman, En attendant le roi du monde, Maulin explorait les dédales de la tradition lusitanienne. En toile de fond ? Dom Sébastien, le roi caché qui restaurera le destin du Portugal pour établir le cinquième empire. Mais avant de se mettre en quête d’un roi qu’ils n’avaient d’ailleurs jamais eu l’idée de chercher auparavant, Romain et Ana vont échouer dans une pension de famille miteuse de Lisbonne. Rencontrer Dulce, une pétulante nymphomane, et Cécile qui aboie quand on la baise. Faire la connaissance de Pépé, un ancien colon d’Angola cloué sur son fauteuil roulant qui tape des fados à faire pleurer des bars entiers. Puis tomber sur Lucien, un grutier qui se prend pour un chaman, et parle en direct et sans intermédiaire avec le baron Roman Fédorovitch von Ungern-Sternberg. Lui, il voyage dans le monde des esprits dès qu’il fait l’amour. Le lecteur ne s’étonnera donc pas de croiser des anges pourchassés par une meute de cavaliers bouriates ni George Bush manquer de s’étrangler en avalant un bretzel. En le lisant, les puceaux pourront toujours apprendre quelques positions originales dans la partouze finale.
Prévenons les prudes derechef de jeter un voile pudique sur les pages décrivant la rencontre avec les esprits de la forêt dans le deuxième opus, Les Évangiles du Lac. Paru en 2008, ce roman d’initiation burlesque suit les pérégrinations d’un publicitaire trentenaire parisien, lassé par la vie de bureau, qui fait l’apprentissage du recours aux forêts le temps d’un week-end à Kruth, une petite bourgade des Vosges alsaciennes. Il y a aussi l’abbé Nonno, un curé de choc, en rangers, qui pensent que « c’est cuit depuis ce laïcard de Philippe le Bel », Suzy la païenne qui jette des crapauds dans les bûchers de la Saint-Jean en criant : « Tournez, tournez, cabus. Devenez aussi gros que mon cul », Fifty-Fifty « sept générations sur les rails dont trois dans le contrôle », disciple de Fourrier et mystiques du rail, un Grec, un écureuil et un simple d’esprit. Troisième et dernier tome, Petit monarque et catacombes nous plonge dans la mitterrandie finissante. Nous sommes en 1992. Rodolphe Stockmeyer, appelé deuxième classe, fils de vigneron, effectue son service militaire comme loufiat au vestibule d’honneur, au Palais de l’Élysée. La planque est bonne: il observe le président Mitterrand traîner son cancer dans un château à la dérive, en éclusant quelques bouteilles de Romanée Conti. Reste le point d’orgue, une scène qu’on lit et relit, une fois, deux fois en riant, dix fois en rêvant qu’elle se produise un jour :
« – Agence France Presse, bonjour, a dit une voix.
– Bonjour Monsieur, a répondu Pierrot. Je vous appelle pour vous communiquer une information de la plus haute importance.
– Je vous écoute.
– Alors voilà. Ce matin très tôt, il y a eu un coup d’État à l’Élysée…
Quelques secondes de silence du côté de l’AFP…
– Un coup d’État à l’Élysée ?
– C’est ça.
– Ne quittez pas.
Au bout du fil, des bruits de combiné et des murmures étouffés pendant une minute…
– Un coup d’État, donc… Vous pouvez m’en dire plus.
– Bien sûr. Avec la complicité de la garde républicaine, un petit commando dont j’ai l’honneur de faire partie a rétabli le roi sur le trône de France, à l’aube, sans tirer un seul coup de feu ni verser une goutte de sang.
– Bonne nouvelle, a dit le type. C’est une super info, les gars. Et comment il s’appelle votre roi ? Louis XXVI ?
– Bois-Bois Ier.
– Bois-Bois… Ier ? »
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samedi, 24 septembre 2016
Olivier Maulin : un écrivain à succès attaché à la nature et à l’identité !
Olivier Maulin: un écrivain à succès attaché à la nature et à l’identité!
Romancier connu et apprécié, Olivier Maulin est aujourd’hui le plus beau représentant de la littérature picaresque dont l’oeuvre se situe dans la tradition de Rabelais, Marcel Aymé ou Michel Audiard.
Maulin, dans ses romans à succès, met systématiquement en scène des personnages hors-normes, des décalés et des mauvais personnages. Cette internationale des paumés entre en guerre contre le monde moderne. Elle refuse le cauchemar du progrès obligatoire. Dans son dernier ouvrage en date: ”La fête est finie”, Olivier Maulin présente des héros qui sont des survivalistes construisant leur base arrière de défense contre un projet immobilier dévastateur pour le paysage et la vallée.
A travers eux, l’écrivain développe son attachement à la nature et à l’identité. Quand on lit Maulin, on pense à Céline mais aussi à Raspail. Et c’est un plaisir pour TV Libertés de lui donner la parole.
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jeudi, 28 mars 2013
Olivier Maulin contre le monde moderne
Olivier Maulin contre le monde moderne
Une nouvelle d'André WAROCH
Ex: http://fierteseuropeennes.hautetfort.com/
Le ciel était bas ce jour-là quand je sortis de la bouche de métro pour me rendre, comme souvent après le travail, dans une bibliothèque universitaire près de Montparnasse. Je me dépêchai de gravir les quelques dizaines de mètres qui séparaient le métro de l’entrée, jetant des coups d’œil inquiets aux nuages noirs qui s’amoncelaient au-dessus de Paris. L’orage se mit à tonner dès que j’eus franchis le seuil de la porte cochère, où je croisai un groupe de frêles naïades à queue de cheval qui partaient précipitamment, un dossier sous le bras, en gloussant comme seules savent glousser les filles de dix-neuf ans. Je me retournai comme si de rien n’était et j’eu la vision fugitive de leurs petites fesses déjà hors d’atteinte, ondulant dans des pantalons serrés. Le vigile africain de l’accueil m’adressa un clin d’œil complice et j’entrai dans les locaux.
Délaissant les bandes dessinées, j’allai directement à l’étage. Je pris le Simenon que j’avais commencé la veille et partis m’installer dans le fond, à une petite table, calant ma chaise contre le mur, me pelotonnant confortablement. La pluie frappait à présent de toutes ses forces la baie vitrée qui me faisait face. C’était une tempête, une vraie. Les six ou sept jeunes assis à côté de moi sur une des deux grandes tables de l’étage, qu’ils avaient abondamment garnis de piles de feuilles, de cahiers et de livres de toutes sortes et de tous formats, regardèrent un instant les éléments déchaînés se fracasser contre le mur de la civilisation occidentale, et replongèrent le nez dans leurs études. Moi j’étais bien comme ça, calfeutré, me distrayant avec un polar, alors qu’en tendant le bras à quelques centimètres sur ma gauche, j’aurais presque pu palper cette angoisse des examens imminents qui étreint, chaque année aux mêmes périodes, le cœur des boursiers comme des enfants de bourgeois. J’aimais ressentir cette tranquillité du vieux con de trente-cinq ans qui regrette, parfois un peu vite, ses vertes années. Assis, détendu, je me dis qu’il ne me manquait plus qu’une petite clope, ou une pipe même, puisque j’étais dans Simenon.
La tempête ne semblant pas devoir faiblir, je m’absorbai dans ma lecture. Un quart d’heure peut-être s’écoula. Mon attention fut alors distraite, imperceptiblement, par une cacophonie de chuchotements. Un débat semblait agiter le groupe d’étudiants. Je les observai un peu plus attentivement. Ils avaient la vingtaine, trois garçons et trois filles. C’est l’une de ces dernières, blonde, un peu boulotte, mal coiffée, qui semblait être l’initiatrice et la principale animatrice du débat. Visiblement elle défendait son point de vue contre la désapprobation générale, mais je ne distinguais réellement rien de ce qui se disait, jusqu’à ce qu’elle se lève et élève subitement la voix, au comble de l’agacement, voire au bord des larmes. Je fus saisi par ce qui ressemblait bien à une manifestation d’hystérie, phénomène propre aux femmes, qui dans le meilleur des cas arrivent à le faire passer pour la manifestation d’un quelconque mysticisme :
– Mais vous ne comprenez vraiment rien ! Olivier Maulin, c’est un prophète !
– Arrête, maintenant, fit une de ses copines. Calme-toi et rassieds-toi.
La boulotte s’exécuta et me regarda fugitivement, gênée de la scène. Ils se remirent à travailler, pendant que la fille qui lui avait dit de se rasseoir lui dit quelques mots à l’oreille, tentant probablement de dédramatiser la situation.
Olivier Maulin ? Jamais entendu parler. Etait-ce un de leurs profs à la fac dont elle se serait entichée, se donnant conséquemment pour mission de le défendre bec et ongles contre n’importe lequel de ses camarades qui se serait permis d’ébaucher, même adroitement, même sans avoir l’air d’y toucher, le moindre début de critique? Ou un acteur en vogue envers qui elle aurait développé le même complexe ? Ou un chanteur ? Mais peut-être n’était-ce pas dans le registre des amours post-adolescentes qu’il fallait chercher les raisons de cet éclat, songeai-je en essayant de me concentrer de nouveau sur mon livre. Après tout, même une femme peut être touchée par une révélation spirituelle sincère qui serait autre chose que le désir d’être pénétrée, fut-ce intellectuellement, par un homme possédant une énorme, une gigantesque personnalité.
Environ une heure plus tard, j’avais rangé le Simenon, et je déambulais un peu dans les allées, au hasard, avant de rentrer chez moi. Soudain, je vis la fille de tout à l’heure, debout au rayon histoire, en train de feuilleter furieusement un bouquin sur les indo-européens.
– Excusez-moi, mademoiselle…
Elle releva brusquement la tête, et me lança de ses yeux bleus un regard qui, j’en suis sûr, aurait pu percer le métal si on le lui avait demandé gentiment. Sa poitrine généreuse se soulevait rapidement sous son chandail généreusement décolleté.
– Non, commençai-je en souriant, je m’excuse de vous importuner, mais tout à l’heure, vous avez cité le nom d’Olivier Maulin, en disant que c’était un prophète. Qui est ce monsieur, exactement ?
– C’est un écrivain.
– Ah bon ? Ravi de l’apprendre. Ça me fait plaisir de voir quelqu’un d’aussi passionné par de la littérature. Aujourd’hui on a tellement l’impression que les gens ne sont intéressés que par leur écran plat…
– Olivier Maulin, ouais, c’est un écrivain, mais c’est plus qu’un écrivain.
– Ah bon ?
– Est-ce que vous pensez qu’il y a d’autres mondes ?
– D’autres mondes, comment ça ?
– Bon, qu’est-ce que vous voulez, vous voulez me sauter, c’est ça ?
– Mais pas du tout ! Je suis réellement intrigué par ce que vous avez dit. Bon écoutez c’est pas grave, moi de toute façon j’allais partir. Au revoir.
Arrivé au milieu de l’escalier, alors que j’en étais à cinq au compte à rebours, je l’entendis qui me rappelait. Je ne lui avais qu’à moitié menti, j’étais réellement intrigué. Disons que mon approche était motivée à environ 28% par la curiosité intellectuelle. Il y avait donc au moins une part de vérité dans mes protestations. Et puis merde ! On avait quand même encore le droit d’avoir juste envie de baiser, non ?
– Excusez-moi fit-elle, l’œil humide une nouvelle fois, je n’aurais pas dû vous parler comme ça…
– Ce n’est pas grave, répétai-je, grand seigneur, il y a eu un malentendu, et voilà tout.
Nous discutâmes deux minutes. Elle finit par me dire tout à trac :
– J’ai ma voiture garée à côté, si ça vous dit, on peut aller faire un tour dans Paris et prendre un verre quelque part…
Cette fille était vraiment spéciale. J’acquiesçais, elle alla prendre son sac et nous sortîmes. Un soleil éclatant avait chassé l’orage. Je m’étonnai qu’elle ait quitté si facilement son groupe d’amis, elle me répondit que c’était une bande de connards. Bon.
En fait de voiture, c’était une vieille 2CV. Dans les années quatre-vingt, on en voyait encore beaucoup, aujourd’hui c’est une rareté. Je remarquai que celle-là était immatriculée en Bulgarie. Etait-ce dans ce pays que ses sœurs étaient parties pour mourir, au début des années quatre-vingt-dix, pressentant peut-être confusément qu’avec la chute du Mur un cycle historique venait de s’achever ?
– Vous êtes bulgare ? Demandai-je alors que le véhicule s’ébranlait avec force craquements. Je n’avais pas entendu un bruit aussi inquiétant dans une voiture depuis mes quinze ans, quand j’avais été pris en stop, sur une autoroute du sud, par un mec bizarre qui écoutait du Jean-Louis Murat.
– Oui, pourquoi, vous connaissez ?
– Oui, enfin je n’y suis jamais allé, mais bon, je connais un peu, Ceausescu…
– Ceausescu c’était en Roumanie.
– Ah bon, vous êtes sure ?
– Qu’est-ce que vous connaissez d’autre ?
Je me mis à fouiller à toute vitesse dans la banque de données de mes souvenirs. Qu’est-ce que j’avais à « Bulgarie » ? J’ouvrai le sous-dossier, on était vraiment dans les fonds de tiroir. Voilà ce que je connaissais de ce pays : en 1993, cette raclure d’Emil Kostadinov, en marquant à la dernière minute au Parc des Princes, éliminait l’équipe de France de la coupe du monde. En 1994, Hristo Stoichkov, le capitaine et le meilleur footballeur bulgare de tous les temps, emmenait son équipe jusqu’en demi-finale du Mondial aux USA ; victoires sur l’Argentine, l’Allemagne, il était sacré ballon d’or à la fin de l’année.
– En tout cas vous n’avez pas d’accent, fis-je.
– En fait, j’ai toujours fais la navette entre la France et la Bulgarie, dit-elle avec un sourire, depuis que je suis toute gosse. Mon père est français, ma mère bulgare.
– C’est bien d’avoir une double culture, dis-je distraitement, ça permet une plus grande ouverture d’esprit.
– Ah bon, vous trouvez ?
– Enfin il parait.
Je ne savais pas du tout où elle comptait aller, mais pour l’instant je m’en moquais. Il faisait vraiment un temps splendide. Nous arrivions place de la concorde, elle mit une cassette audio
– Une cassette audio, me répétai-je stupéfait. Une musique orientale à base d’accordéon commença à emplir l’habitacle.
Une certaine pudeur, due à une éducation catholique sans faille, m’interdit d’aller plus avant dans l’évocation de la soirée que nous passâmes ensemble. Pour faire court, disons que je vengeai, ce soir-là, l’honneur perdu de David Ginola. Cela se passa à Gennevilliers, dans le petit appartement de sa mère, où elle créchait le temps de ses études, après quoi elle devait retourner travailler en Bulgarie, ou à Lyon, je ne sais plus.
Je la quittai au petit matin. Je lui dis au revoir poliment, mais sans effusions inutiles, sans même proposer d’aller chercher de quelconques croissants. Elle parût quelque peu désappointée que je m’en aille de cette façon. Elle me proposa de rester, et ses yeux se firent suppliants, mais j’en avais vu d’autres, je sais exactement le degré de rouerie qui se cache derrière les manières affectées des femmes. Je prétextai, sans prendre la peine d’y mettre beaucoup de conviction, un rendez-vous professionnel, et partis sans gloire et sans me retourner. Je repris le métro qui me ramena jusqu’à chez moi, en proche banlieue.
Ma vie reprit son cours, longue et monotone. Je suis employé de bureau. Le goût de l’aventure m’a quitté depuis tellement longtemps que je ne me souviens même pas en avoir été un jour habité. Très vite, la concentration qu’exigent les travaux administratifs, s’ajoutant aux mille soucis quotidiens qui accablent tous les provinciaux de trente-cinq ans venus s’installer seuls à Paris pour exercer un travail alimentaire, chassèrent la donzelle de mon esprit. Environ une semaine plus tard, en fin d’après-midi, alors que je m’apprêtais à sortir du bureau, ou pour être plus précis : alors que je commençais à songer au moment où je m’apprêterais à partir, et que je rangeais vaguement quelques vieilles piles de documents, mon téléphone portable se mit à sonner.
J’ai oublié de vous dire, la fille s’appelle Catherine. Catherine, donc, puisque c’était bien elle au bout du fil, me convia à une soirée pour le lendemain avec des amis, dans un restaurant chinois du 13ème. Je me méfiais, est-ce que je n’étais pas tombé sur une psychopathe qui, après une soirée, serait tombée maladivement amoureuse de moi, comme Glenn Close dans Liaison fatale ? Néanmoins j’acceptai, et je suis incapable encore aujourd’hui d’expliquer pourquoi.
J’eu un sommeil agité, proche de la transe chamanique. Je me métamorphosais en oiseau de proie, planant au-dessus de Paris. Je me réveillai au milieu de la nuit, me redressant d’un coup sur le lit, en sueur.
La journée fut interminable, je commençais à en avoir plein les bottes de ce boulot. Quand sonna l’heure, j’avais l’impression d’être au bord de l’épuisement, pourtant dès que je me retrouvai dans la rue, toute ma fatigue se dissipa comme par enchantement.
Je repassai chez moi pour me changer rapidement et récupérer ma vieille Volkswagen. J’avais récemment réussi à économiser assez d’argent pour l’emmener au garage. Je m’habillai à peu près comme d’habitude, avec un costume-cravate sans cravate. Je savais que j’allais me retrouver au milieu de jeunes de quinze ans de moins que moi. Il s’agissait de ne pas avoir l’air trop con, et pour commencer essayer de ressembler à quelqu’un de mon âge. Le pire aurait été d’essayer de les singer.
Arrivé dans le quartier chinois, je trouvai une place à quelques dizaines de mètres du restaurant. Je n’avais pas envie d’arriver en avance, alors je me fumai deux ou trois cigarettes, tapi dans l’obscurité de l’habitacle.
Au bout d’un quart d’heure, je sortis de la voiture. Un serveur vint m’accaparer à l’instant même où je poussai la porte vitrée. C’était un Chinois de soixante ans, l’air las, aux traits fripés, courbé comme si sur ses épaules reposait le destin de l’Empire du Milieu. Catherine m’avait dit de demander sa table. J’indiquai donc ses nom et prénom, et le serveur se dirigea vers l’arrière-salle en me faisant signe de le suivre. Il traînait tellement les pieds que je ne sais même pas si l’on peut vraiment dire qu’il marchait. Je distinguais le chuintement de ses mocassins sur le parquet en bois. Son mode de déplacement tenait en fait de la reptation. C’était absolument fascinant.
Le restaurant était typique du quartier, c’est-à-dire qu’il ne fallait pas y aller pour l’hygiène. Heureusement, mon organisme s’était déjà depuis longtemps habitué aux saloperies d’origine exotique, résultat d’une vie ponctuée par de fréquentes visites au kebab. Parfois, en pensant à Maupassant, je me disais que le staphylocoque doré serait ma syphilis.
A la table, ils étaient quatre. On fit les présentations. Outre Catherine, il y avait une grande bringue au teint blême, vêtu à la garçonne, veston et chapeau à l’ancienne, qu’on appelait Palombe. Non non, pas Palomba, Palombe. Il y avait Edgar, qui était habillé, sans grande façon, d’un jean et d’un sweat-shirt. Il était châtain et portait un petit bouc qui, ajouté à ses sourcils en accent circonflexe, lui donnait l’air d’un diable sorti de sa boite. Il avait l’air de quelqu’un de nerveux, et d’assez bavard. Et puis, il y avait un rasta blanc. Je me méfie des rastas blancs. Non, se méfier n’est pas le mot exact. Dans les premiers temps de ma vie active, alors que j’avais quitté mes parents il y a peu et que j’habitais dans mon premier appartement, un minuscule meublé, je voyais de temps à autre des blattes. Un jour, il y en avait une qui grimpait péniblement sur un mur, puis, le surlendemain, je surprenais sa cousine en train de s’extraire de sous la cuisinière, puis rebrousser chemin en catastrophe en me voyant saisir sournoisement un chausson. Je ne m’étais pas alarmé plus que ça. Je ne laissais pas traîner de nourriture et je faisais le ménage régulièrement. Je m’imaginais qu’elles venaient d’un autre appartement, et que par le jeu des conduits d’aération elles tombaient chez moi de temps à autre, par accident. Mais plus le temps passait, plus augmentait la fréquence de leurs apparitions : une fois par semaine, puis deux, puis une fois par jour, et toujours vers la cuisinière. Un soir, je décidai d’en avoir le cœur net. Je déplaçai le meuble pour regarder ce qui pouvait bien se passer en dessous.
C’était une boite de chocolats de Noël bon marché. Les locataires précédents, un couple de jeunes, avaient probablement organisés, un 25 ou un 31, une beuverie d’amis au cours de laquelle cette boite avait glissé, je ne sais comment, sous la cuisinière. Je compris que c’était une boite de chocolats grâce à l’étiquette. Quelqu’un avait enlevé le couvercle. Mais là où on aurait dû voir les chocolats en question, il n’y avait plus qu’une masse grouillante et grise, celle de ces insectes immondes qui, depuis des semaines, se repaissaient dans mon dos de ces guimauves de cacao industrielles. Je dormais tous les soirs à trois mètres de cette infection vivante.
Dans ma vie, par la suite, je ne ressentis ce même sentiment d’horreur et de dégoût, bien que légèrement affaibli, que dans les très rares occasions où j’eu à côtoyer des rastas blancs. En présence d’une forme de vie étrangère, manifestement hostile, aux déplacements erratiques, et dont l’unique fonction biologique dans la chaîne alimentaire semble être le parasitage, l’honnête homme, obéissant à un réflexe ancestral, mu par d’étranges impulsions envoyées par le cerveau reptilien, sentant remonter en lui des souvenirs collectifs transmis génétiquement à l’humanité depuis le tréfonds des âges, à l’époque peut-être où les hommes de la tribu, criant et agitant leurs torches, passaient la nuit à repousser les hyènes qui tentaient de mordre les femmes et d’emporter les bébés, l’honnête homme, disions-nous, se sent soudain envahi d’un désir fort et primitif, celui de se saisir d’un gros caillou tranchant et de massacrer la Bête.
Le rasta blanc s’appelait Sébastien. Je lui serrai tout de même la main et m’assis. La conversation s’engagea. Edgar me demanda, en faisant un point d’interrogation avec un de ses sourcils circonflexes :
– Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?
– Oh, fis-je d’un air embarrassé, je fais un travail de bureau…
– Vous êtes dans l’administration ? reprit-il en faisant deux points d’interrogation, comme si être fonctionnaire en France était quelque chose de proprement extraordinaire.
– Non non, dans le privé…
– Ah ok, répondit-il, l’air soulagé, remettant ses sourcils au repos.
– Nous on est tous étudiants, on est dans la même classe, dit Palombe.
– Ah bon, et vous étudiez quoi ?
– Licence d’anglais, répondit Sébastien, le rasta, les yeux baissés. Même qu’on se fait chier.
– Parle pour toi, répliqua Palombe, l’air agacé.
J’observais Catherine du coin de l’œil ; après m’avoir accueilli, elle n’avait quasiment plus ouvert la bouche. Mais elle n’avait pas l’air vraiment inquiet. Elle semblait réfléchir à quelque chose.
– Alors, repris Edgar, qu’est-ce qui vous branche dans la vie ?
– Moi ? Oh, pas grand-chose.
– Vous lisez ?
– Si je lis ? Oui, ça m’arrive…
– Quoi par exemple ?
– En ce moment, je suis sur Simenon.
– Ah bon, fit le rasta avec un sourire narquois, vous préférez les hommes ?
Et cet abruti s’esclaffa à sa propre saillie. Les autres sourirent d’un air indulgent. Je me forçai à arborer un rictus. Dans la foulée, Edgar me posa subitement cette question qui me désarçonna :
– Vous connaissez Olivier Maulin ?
Un silence se fit.
– Oui, répondis-je après un moment d’hésitation, j’ai entendu ce nom dans la bouche de Catherine la première fois que je l’ai vue, mais…
– Nous quatre, on lui voue un culte. On pense que c’est une sorte de prophète.
– Ou de messie, dit Palombe.
– Si tu veux. En tout cas, on est fans absolus, reprit-il en s’adressant de nouveau à moi. C’est un génie. Il nous a ouvert les yeux sur le monde moderne. C’est Catherine qui nous a initiés. On essaie de le faire découvrir autour de nous.
– On le suit dans tous ses déplacements, dit Palombe.
– La dernière fois, c’était au salon du livre de Marseille, dit Catherine, soudain réveillée.
– Ah bon, dis-je, vous êtes allés jusqu’à Marseille?
– On le suit partout, répondit Palombe. Dès qu’on sait qu’il se rend à un festival ou un truc comme ça.
– Fais lui voir l’album, intima Catherine à Sébastien.
Après avoir regardé autour de lui comme s’il s’apprêtait à étaler sur la table une substance prohibée – probablement un vieux réflexe – celui-ci fouilla dans son sac et en sortit un album photo blanchâtre, aux angles racornis.
Il l’ouvrit un peu au hasard et le posa face à moi. Des photos diverses, en couleur, en noir et blanc, plus ou moins nettes, comme prises à la dérobée, montraient toutes le même type, un rouquin qui devait avoir environ le même âge que moi, qui comme moi avait adopté le costume-cravate sans cravate ; plus ou moins barbu, plus ou moins grassouillet, selon les photos et l’époque où elles avaient été prises. On ne peut pas dire qu’il était vraiment beau, ni vraiment moche. Il était d’un abord plutôt sympathique, mais dans l’ensemble c’était le genre de mec qui pouvait passer à peu près inaperçu partout. En fait, il ressemblait plus ou moins à un contrôleur de la SNCF. D’ailleurs, il y avait une photo où il descendait d’un train, et plusieurs autres où on le voyait discuter avec d’autres personnes sur le quai d’une gare.
– Ça c’est quand il revenait de la foire au livre de Lorient, dit Palombe.
– C’est bizarre, je ne vois aucun d’entre vous sur les photos.
– C’est normal, mec, répliqua Sébastien. Il ne nous a jamais vus. Depuis trois ans, on l’observe en secret.
– Hein ? Mais Pourquoi ???
– Tu ne peux pas comprendre, dit Catherine en soupirant. On a décidé ça entre nous. On s’est dit qu’on devait être ses anges gardiens.
– Ouais, dit Sébastien, ça c’est TA version.
– Il faut avoir lu l’œuvre d’Olivier Maulin pour saisir le sens de notre démarche, dit Edgar en me fixant avec ses grands yeux fous, et surtout Les évangiles du lac. C’est dans ce livre qu’il a vraiment ouvert une brèche.
– Ouvert une brèche dans quoi ?
– Dans le monde moderne, répondit-il, énigmatique.
Trois heures plus tard, je ramenais Catherine à Gennevilliers. Je n’avais pas envie de rentrer tout de suite, ni d’aller boire un dernier verre ailleurs. Je lui proposai un petit tour en voiture dans Paris avant de rentrer.
Après ces mots étranges sortis de la bouche d’Edgar, le serveur était enfin venu avec les menus, et nous avions ensuite commandé assez vite. L’alcool et la nourriture, d’ailleurs excellente, avaient achevés de délier les langues. J’avais eu droit à une formation accélérée sur Olivier Maulin. J’étais quand même tombé sur de sacrés tarés.
Je me méfiais de Sébastien. C’était un fourbe qui n’attendait qu’une occasion pour trahir, j’en étais persuadé. Avez-vous remarqué que les rastas blancs ne traînent jamais ensemble, contrairement par exemple aux punks à chiens ? Ils préfèrent coller aux basques des gens normaux, pour les parasiter. Jamais plus d’un rasta blanc par groupe de jeunes, c’est une règle invariable. Et ils restent jusqu’à ce que l’on découvre leur véritable nature. Néanmoins, une chose me paraissait sincère chez Sébastien, c’est l’amour qu’il portait aux écrits d’Olivier Maulin, un amour visiblement aussi fanatique que celui de ses amis.
Palombe trimbalait une sorte de mal-être adolescent, qui la poussait à exprimer, comme Sébastien d’ailleurs, une certaine agressivité à mon égard ; ou peut-être croyait-elle que le personnage qu’elle cherchait à incarner aux yeux des autres se devait de faire preuve d’agressivité à mon égard. Et en même temps, une certaine sophistication me la faisait paraître plus intéressante et plus profonde – peut-être à tort – que son camarade. C’était une littéraire : elle admirait Oscar Wilde, George Sand, Verlaine et Rimbaud. Enfin, elle les admirait, jusqu’à ce que Catherine, un soir, lui prête Les évangiles du lac.
Edgar m’avait paru des quatre le plus intéressant. Il n’existait pas uniquement à travers l’œuvre d’Olivier Maulin, ce que je ne n’aurais pas pu jurer à propos de ses collègues. Il travaillait à un roman de science-fiction. Il m’avait expliqué qu’avant de commencer l’écriture de l’intrigue proprement dite, il s’attelait à mettre en place les personnages et leurs interconnexions, il imaginait l’historique des planètes et des peuples qu’il allait mettre en scène ainsi que celles des grands ancêtres des protagonistes, bref, il cherchait à créer de toutes pièces un univers entier, cohérent, à la manière des grands maîtres comme Frank Herbert. L’histoire commençait sur une planète appelée Eimera, où deux races extra-terrestres, les Zaloptères et les Archoutanes, au mode de vie relativement primitif, coexistaient sans le savoir, vivant de chaque côté d’une forêt gigantesque qui, enserrant Eimera tout au long de son équateur comme une sorte d’anneau, formait entre les deux hémisphères une barrière colossale, infranchissable pour ces créatures dont le niveau de civilisation était comparable à notre néolithique. Selon les légendes locales, si ces deux races se rencontraient et se mélangeaient, la nouvelle race hybride qui en serait issue aurait le pouvoir de conquérir toute la galaxie.
La planète voisine, Perla, avait été fondée, il y a des millénaires de cela, par des commissaires européens en exil. Au milieu du XXIème siècle, l’Europe ruinée, dévastée, en proie à la guerre civile, aux épidémies, le troc ayant remplacé l’usage de l’Euro sur la plus grande partie du territoire, une insurrection populaire, soutenue par l’armée, prit le contrôle de Bruxelles. On mit la main sur les commissaires européens. Un tribunal populaire décida, en quelques heures, de leur culpabilité dans la catastrophe générale, et de leur exécution publique par strangulation. Mais quelques survivants avaient réussi, en soudoyant des passeurs, à gagner Kourou, et à utiliser les dernières parcelles de leur autorité légale pour s’échapper, avec leurs familles et leurs employés, à bord d’un engin spatial expérimental. Au bout d’un périple de sept ans qui appartenait aux mythes fondateurs de la planète Perla, les commissaires débarquèrent sur la terre promise, une planète hostile, désertique, peuplée de lézards géants, sur laquelle ils réussirent néanmoins à faire souche. Dès qu’ils furent à peu près installés, leur premier geste fut la création de l’embryon d’une nouvelle construction européenne. Des référendums eurent lieu pour savoir si les lézards faisaient partie des espèces nuisibles, ou s’ils constituaient un patrimoine naturel à protéger. Des groupes de réflexion inter-départements furent formés pour éclairer le débat et remettre leur rapport à la sous-commission chargée du statut des lézards de Perla. Parallèlement, le commissaire préposé à la protection du patrimoine naturel créa une autre sous-commission pour établir la classification des cailloux du nord du lac Tschaï, selon leur diamètre et leur forme.
Quelques années plus tard, les commissaires européens s’aperçurent de la présence, sur Eimera, des deux peuplades primitives susnommées. Après être rentrés en contact avec les indigènes (et avoir créé des sous-commissions pour les classer en plusieurs groupes selon leur forme), ils voulaient maintenant en faire des citoyens européens. La seule chose qui pouvait empêcher ce désastre était l’accomplissement de la prophétie : un mâle zaloptère devait s’accoupler avec la plus belle des femelles archoutanes, ce qui serait le premier pas vers la fusion complète des deux races. Elles se verraient alors dotées de pouvoirs leur permettant de balayer n’importe quel ennemi, et de régner sur l’univers.
Tout cela m’apparaissait bel et bon. Rien à dire, c’était du cousu main. En le quittant, j’avais prodigué à Edgar quelques encouragements. A présent, nous roulions en silence, sur les bords de Seine. Catherine, décidément, était étonnamment muette ce soir. Je ralentis jusqu’à rouler quasiment au pas, les yeux fixés sur l’eau scintillante. Il faisait doux ce soir-là. Je baissai ma vitre et allumais une cigarette. Catherine me demanda, en faisant beaucoup d’efforts pour me faire croire que sa question était anodine :
– Alors, qu’as-tu pensé de cette soirée ?
Machinalement, je jetai un coup d’œil au livre posé sur les genoux de Catherine : Les évangiles du lac, bien sûr. Elle l’avait amené pour moi. Je la regardai. Elle semblait immensément fragile, à présent, comme si elle était sur le point d’éclater en sanglots. Qu’est-ce que je savais de cette fille, finalement ?
– C’était bien, comme soirée. Tes potes sont des gens intéressants.
– Je savais qu’ils te plairaient, dit-elle en souriant.
Je tournai à gauche et pris le pont de Courbevoie.
– J’avais peur que tu nous trouves ridicules, rajouta-t-elle, l’air d’avouer un péché mortel.
– Ridicules ?
Je réfléchis un peu, et repris :
– Non, pas ridicules. Bizarres, oui, ça c’est sûr. Mais tout est bizarre, pour moi.
– Est-ce que tu as un peu compris de quoi il retournait ?
– Tu veux dire, avec les nains, les trolls et les elfes ?
– Oui.
– Je crois. C’est comme me l’a dit Edgar : vous êtes en révolte contre le monde moderne. Vous voulez le retour des temps héroïques. Tu voudrais être une princesse enfermée dans son donjon, et que je sois le chevalier qui vient te délivrer. Vous êtes d’anciens fans de jeux de rôle, non ?
– Oui.
– J'en étais sûr.
– Tu veux nous rejoindre ?
Je jetai ma cigarette et remontai ma vitre. En souriant légèrement, je lui dis :
– Non, je ne crois pas. J’ai déjà fréquenté ce milieu, dans le temps. Je n’ai rien contre ; mais c’est pas mon truc.
Catherine était désappointée, soudain. Elle regarda droit devant elle.
– Alors c’est quoi, ton truc ? Finit-elle par dire.
– Moi, tu sais, répondis-je en posant une main délicatement sur son genou, je suis italien ; ce dont tu me parles, là, tous ces machins, les trolls, les elfes, les Hobbits, ce n’est pas ma culture, ce n’est pas la culture d’ici non plus, d’ailleurs. Tout ça, ça vient des anglo-saxons.
On arrivait à Gennevilliers. Je la déposai devant chez elle, elle ne me proposa pas de monter. Je lui dis au revoir poliment, et je repartis. Décidément, avec Catherine, ça devenait une manie de se quitter fâchés. Mais ce soir, c’était peut-être la dernière fois qu’on se voyait. Je lui avais dit la vérité, mais pas toute la vérité. Je savais très bien ce qu’elle attendait de moi, et je n’avais pas l’intention de lui donner de faux espoirs. Je voulais bien qu’une femme ne soit pas seulement source de jouissance érotique, mais aussi une amie, une confidente. Très bien. Mais rien de plus que ça. J’avais appris à aimer la solitude et la liberté. Cela valait-il la peine de tout chambouler, tout ça pour avoir le plaisir d’entendre les flatulences de Madame au réveil ? Préciosité de vieux garçon, probablement. Mais c’était comme ça.
Quant à ses amis mystiques, ils auraient sûrement pu, en d’autres circonstances, se révéler dans toute la magnificence de leur gloire exaltée, et se tailler de véritables royaumes. Ils servaient des causes que je croyais perdues à jamais dans les eaux troubles qui s’agitent au confluent des mondes, là ou se confondent les rêves et la réalité. Leur folie n’était pas de notre époque. Mais peut-être que notre époque allait finir un jour, comme toutes les autres avant elle.
André WAROCH
Un texte également consultable sur Novopress.info
> http://fr.novopress.info/132310/olivier-maulin-contre-le-...
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