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mercredi, 17 juin 2009

Orientations générales pour une histoire alternative de la pensée économique

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1991

 

 

Orientations générales pour une histoire alternative de la

pensée économique

 

(extrait d'une leçon donnée à l'Université d'été du GRECE, août 1991)

 

par Robert STEUCKERS

 

L'approche contemporaine de l'histoire des pen­sées économiques s'oriente essentiellement, de nos jours:

1) sur le «contexte»; l'accent est mis sur les pa­ramètres du temps et de l'espace; on ne pense plus l'économie de manière mondiale et universa­liste mais, avant d'énoncer un théorème, on ana­lyse son site et son époque, tout en ayant cons­cience que, de ce fait, ce théorème ne sera pas transposable dans un autre contexte.

2) sur une volonté de «fertilisation croisée»; on acquiert conscience que la vérité n'est plus con­centrée dans un et un seul corpus doctrinal; au niveau de la théorie économique, on admet au­jourd'hui une concurrence positive entre les théo­ries et les doctrines.

3) on accepte que derrière les «thèmes centraux», propres à toutes les pensées économiques, se pro­filent des idéologies, des valeurs, des intérêts, des psychologies et des conflits qui ne se laissent pas réduire à un simple calcul utilitaire.

4) le gros problème que doit affronter aujourd'hui la pensée économique, c'est la disparition du mar­xisme. Habitués à raisonner en termes de «capitalisme» et de «socialisme» (marxiste), nous entrevoyions bien la possibilité de fonder des pratiques tierces, inspirées de modèles di­vers, en marge des idéologies économiques do­minantes. Aujourd'hui, ces pratiques ne sont for­cément plus tierces mais alternatives, puisque nous n'avons plus un «marxisme» (sinon à Cuba ou en Chine, c'est-à-dire en dehors de l'œkou­mè­ne idéologique européocentré, Japon compris), mais un conflit entre une idéologie dominante, qui est le libéralisme flanqué d'alliés qui ten­dent plus ou moins vers le libéra­lisme, et une vo­lonté de rupture, qui est hérésie, hétérodoxie.

 

Pour amorcer notre travail de généalogie des pen­sées économiques, disons, pour simplifier au seuil de notre exposé, que les orthodoxies, dont le libéralisme actuellement dominant, partent de présupposés philosophiques d'inspiration méca­ni­ciste  et sont portés par une démarche monolo­gique. Les hétérodoxies, quant à elles, reposent sur des présupposés philosophiques organiques,  qui induisent des faisceaux de démarches pluri­logiques.  En distinguant entre «orthodoxies» et «hétérodoxies», nous suivons une classification didactique devenue courante dans l'espace lin­gui­stique francophone (1). Par «orthodoxies», nous entendons le libéralisme classique, tant dans ses orientations utilitaires que dans ses orientations moralisantes, le marxisme et la tentative de synthèse keynésienne. Par «hété­ro­doxies», nous entendons toutes les théo­ries et doctrines qui font appel à l'histoire, aux faits his­to­riques, à la sphère du politique, aux institutions ou aux structures mentales, et englo­bent ces para­mètres dans leurs raisonnements. Par cet appel à l'histoire et aux spécificités non économiques des sociétés, ces hétérodoxies ne s'accrochent plus exclusivement à la seule lo­gique mar­chan­de, utilitaire et mathématisée (mathématisée par une mathématique qui n'inclut pas assez de fac­teurs de variation; loin de nous l'idée de vouloir exclure toute mathéma­tique du discours éco­no­mique!).

 

1. La théorie libérale/classique:

 

Pour comprendre le fonctionnement et les insuf­fisances de la théorie libérale classique, la pre­mière des orthodoxies, nous devons comprendre le contexte idéologique dans lequel elle a vu le jour. Ce contexte est celui du XVIIIième siècle, où domine l'idéologie rationaliste. Ce n'est évi­dem­ment pas la rationalité en soi qui fait pro­blème; il nous apparaît spécieux d'opposer, com­me l'a fait Lukacs (2), le «rationalisme» à l'«ir­rationalisme», où, pour prendre le contre­pied des affirmations marxisantes et rationa­listes de Lu­kacs, nous nous affirmerions «militants irra­tio­nalistes». Ce qui pose pro­blème, c'est le méca­ni­cisme de ce rationalisme du XVIIIième siècle. Est seul «rationnel», dans cette optique, ce qui est mécanique, explicable par la mécanique. C'est une démarche intellectuelle illustrable par la «métaphore de l'horloge» (3). Pour le rationa­lis­me du XVIIIième siècle, le monde, l'Etat, la so­ciété sont comparables à des systèmes d'hor­lo­gerie, entretenu par un horloger bienveillant, le monarque éclairé, qui fera bientôt place à un gouvernement républicain, du moins en France. Or, si l'on perçoit le monde et la sphère politique comme une horloge, cela im­plique qu'il y a «fai­sabilité totale» de toute chose; on peut fabriquer, déconstruire et refabriquer un Etat comme on fabrique, déconstruit et refabrique une horloge. On peut remplacer à loisir les rouages, les en­gre­nages et les ressorts qui sont défectueux. La vo­lonté politique ne réside pas au sein du «corps so­cial», de la Nation, mais leur est extérieure. La volonté du monarque, détaché du corps social, de la Nation, peut intervenir à tout moment, dé­mon­ter les éléments constitutifs de ce corps, arrêter son mouvement puis le réen­clencher à sa guise. Ce qui signifie que le temps de l'horloge est mort; ou plutôt inexistant, ou en­core, impulsé de l'ex­té­rieur, sans qu'il ne soit tenu aucun compte des forces générées par l'intériorité d'un corps so­cial. La «métaphore de l'horloge», et celle de l'hor­loger, reposent, a for­tiori, sur une prétention de connaître tous les pa­ramètres de l'univers. Comme on les connaît tous, on est forcément op­timiste. Les paramètres qui sont là aujourd'hui seront là demain. Immuablement. Ici réside évi­demment la fai­blesse de cette démarche et de cette métaphore; le pessimisme est supérieur, puis­qu'il sait d'emblée qu'il est impossible de con­naître tous les paramètres de l'univers. Pour le pes­si­miste/réaliste, toute action implique de ce fait un risque, celui de voir surgir inopinément un pa­ramètre jusqu'alors ignoré. Le pessimiste pré­voit les aléas, tient compte du tragique et mène son action en sachant que les illusions ne paient pas.

 

La métaphore de l'arbre

 

La pensée européenne, surtout en Allemagne et dans les pays slaves, constatera assez rapide­ment les limites du mécanicisme «horloger». La pen­sée romantique, explorée par Georges Gus­dorf (4), certaines intuitions de Kant (que Kon­rad Lorenz fera fructifier), le Goethe de la Far­ben­lehre,  le poète et philosophe anglais Colerid­ge, etc. ont opposé, explicitement ou im­plici­te­ment, la «métaphore de l'arbre» à la «métaphore de l'horloge». L'arbre n'est pas fa­briqué mais naît au départ d'une infinité de fac­teurs qu'il est impossible de comptabiliser, de re­constituer dans son ensemble. La «métaphore de l'arbre» exclut dès lors la faisabilité mécanique. On ne rem­pla­ce pas des feuilles, des morceaux d'écorce, des branches comme on remplace des rouages, des ressorts, etc. L'arrachage est tou­jours blessure. La volonté de croissance de l'arbre est intérieure à lui-même et diffusée dans tout son corps. Idem pour l'animal, l'homme, la communauté, le peu­ple (le Volk,  je ne dis pas la «nation»). Toute in­ter­vention implique un risque, à l'instar d'une in­tervention chirurgi­cale; on ne peut pas dévis­ser une tête puis la re­visser aussitôt; on ne peut pas désosser un indi­vidu puis refabriquer son sque­lette. Le temps de la «métaphore de l'arbre» est dynamique, sou­mis aux aléas, vivant; il exis­te concrètement. Ce temps n'est pas impulsé de l'extérieur mais gé­néré de l'intérieur. Il échap­pe à toute quantifica­tion sommaire. Com­me il y a une infinité de facteurs qui participent à la naissance de l'arbre ou de l'animal, il y a, ip­so facto, impossibilité de connaître tous les para­mètres de l'univers. Donc, il y a omniprésence du risque, des aléas; il y a à la fois fragilité et solidité organiques du corps social ou national. Fragilité et solidité qui demandent une attention constante, qui deman­dent la patience du jar­di­nier.

 

Conclusion: l'optimisme mécaniciste conduit à la pensée utopique; le pessimisme organique, est ouverture aux innombrables paramètres qui com­posent l'univers. L'optimisme mécaniciste, malgré ses déficiences, parvient, par son sim­plisme intrinsèque, à répandre dans le corps so­cial des idéologies ou des théories économiques facilement instrumentalisables, démontrables, illustrables. Le pessimisme organique, reposant sur une épistémologie complexe, tenant compte d'une infinité de paramètres, est difficilement instrumentalisable. La multitude des para­mè­tres oblige à les démontrer en détails, à repé­rer leurs compositions.

 

Résultat politique: les idéologies à fondements mécanicistes obtiennent aisément la victoire sur le terrain, jusqu'à l'absurde comme le montre la chute du communisme soviétique. Aux Etats-U­nis, le désastre de l'enseignement et de tous les autres secteurs non-marchands entraînera à moyen ou long terme une fragilisation de l'éco­no­mie elle-même; les Etats-Unis ne tien­nent que parce qu'ils importent des cerveaux eu­ropéens ou asiatiques.

 

Locke, Mandeville, Smith

 

Revenons à la théorie libérale/classique propre­ment dite. Examinons deux des inspirateurs de son père fondateur, Adam Smith: John Locke (1632-1704) et Bernard de Mandeville (1670-1733). John Locke préfigure le libéralisme dans la me­sure où il opère une distinction entre «société ci­vile» et «sphère politique» ou «raison d'Etat». Cet­te séparation, prélude au réductionnisme ma­jeur qui sévira en économie, détache celle-ci de l'histoire, de la mémoire du peuple, des institu­tions qui cristallisent des réflexes légués par cette mémoire. Mandeville, lui, théorise l'indi­vi­du égoïste, non moral. L'égoïste est supé­rieur à l'homme moral car, démontre Mandeville, le lu­cre génère la richesse tandis que la vertu fait péricliter l'économie. Mandeville n'attribue à au­cune part du corps so­cial une «subjectivité sai­ne». Son système ne prévoit aucun recours à la mémoire, aucune ges­tion méticuleuse du patri­moine. Nous sommes en face d'un présentisme pur, qui vaut pour la vertu comme pour le lucre.

 

Ces deux théoriciens, qui comptent parmi les pè­res fondateurs de l'idéologie occidentale, jet­tent les bases d'une méthode qu'avec les tenants de l'«école historique», nous rejettons. Cette mé­tho­de fait problème parce qu'elle est abstraite: elle fait abstraction des paramètres de la mé­moire, qui s'est cristallisée dans les institutions poli­ti­ques. Cette méthode fait également pro­blème par­ce qu'elle est strictement déductiviste. Dans l'œu­vre d'un Mandeville, par exemple, les faits sont sollicités pour illustrer les théories et non l'inverse. S'ils sont sollicités a posteriori, c'est que le théoricien opère une sélection de faits. Et que les faits qu'il sélectionne de la sorte ne sont pas tous  les faits. Conséquences: de telles théo­ries ne procèdent pas de l'observation de la mul­tiplicité des faits (Malthus sera le premier à tenir compte des statistiques); si ces théories ne repo­sent que sur des sélections de faits, elles ignorent subséquemment tous les faits qui pour­raient les contredire ou bousculer leur harmonie. Refusant de tels aléas, elles sont donc statiques, se pré­ten­dent «équilibrées», par le truchement de la «main invisible», et posent les lois écono­miques comme éternelles.

 

Adam Smith, père fondateur du libéralisme pro­prement dit, célèbre pour son ouvrage De la ri­chesse des nations,  pense un homme rationnel. Mais agi par quelle rationalité? Une rationalité calculante. Qui calcule quoi? L'équilibre entre les instincts égoïstes (qui dominent dans la sphè­re économique) et les instincts altruistes (qui do­minent dans la sphère sociale). Ces ins­tincts s'opposent dans l'esprit même de l'individu. Ce­lui-ci calcule pour équilibrer ses pulsions égoïs­tes et ses pulsions altruistes, afin d'en tirer le meil­leur profit. Ce calcul intéressé conduit à l'harmonie sociale par une sorte de ré­gulation spontanée. Toute une pensée écono­mique naîtra de cette anthropologie outranciè­rement simplis­te. La paresse intellectuelle em­pêchera écono­mis­tes et idéologues libéraux de re­chercher une anthropologie plus élaborée, lais­sant une plus lar­ge part aux pulsions non calcu­lantes, à l'ir­ra­tionalité, aux réflexes histori­quement détermi­nés. Le libéralisme d'inspiration smithienne pri­vilégie l'offre et néglige la demande précisé­ment parce que celle-ci repose souvent sur des mobiles autres que la stricte rationalité calcu­lan­te (c'est le reproche qu'adresseront au libéra­lisme pur et au marxisme des hommes comme Keynes ou Henri De Man). Autre erreur qui prend sa source dans l'œuvre de Smith: la divi­sion du travail; chaque nation doit se spécialiser pour obtenir une produc­tivité supérieure. Smith transpose ainsi la spé­cialisation individuelle dans la sphère commu­nautaire/nationale. Ré­sul­tat: ruine des cultures vivrières, notamment, aujourd'hui, dans le tiers-monde (Brésil, etc.); dé­pendance alimen­taire accrue des nations eu­ro­péennes et nécessité de la dispersion coloniale.

 

David Ricardo,

logicien de l'économie

 

David Ricardo (1772-1823), fils de banquier lon­donien, a été, dès son plus jeune âge, un redou­table financier qui fit fortune à partir de ses 18 ans. L'école historique/réaliste jugera sévère­ment son œuvre, lui reprochant de s'égarer dans l'abstraction, dans le calcul de la rente découlant de la valeur-travail. Le marxisme reprendra sa définition de la valeur-travail. Mais Ricardo fait avancer la théorie économique: il la sort de l'impasse où l'avaient fourvoyée les spéculations post-smithiennes sur l'individu calculateur. Ri­car­do sort de l'économie réduite à l'offre: il ne s'interroge plus seulement sur la production des richesses mais sur leur répartition. Rompant im­pli­citement avec l'abstractionnisme libéral, Ricardo analyse la structure de la société de son époque. Il constate qu'elle est divisée en trois ca­tégories de personnes:

1) Les propriétaires qui vivent de la rente fon­ciè­re;

2) Les capitalistes industriels qui tirent profit de leur industrie;

3) Les ouvriers qui vivent de leurs salaires.

Cette tripartition est le propre de la société indus­trielle naissante; ces personnages-types, ces pro­to­ty­pes, s'agitent comme des marionnettes sur un théâtre «où les aspects protéens du monde réel ont été réduits à une sorte de caricature unidi­men­sion­nelle; c'est un monde totalement dé­pouillé, si ce n'est de motivations économiques» (5). Les ouvriers, dit Ricardo, ont pour seule préoccupa­tion les «délices domestiques», ce qui fait que lors­que les salaires augmentent, ils pro­créent à outrance et provoquent un accroissement démo­gra­phique qui, à son tour, provoque la mi­sère (en disant cela, Ricardo admet implicite­ment que le calcul n'est pas le seul mobile hu­main; la pul­sion sexuelle et procréatrice en est une autre). Les capitalistes sont des «machines écono­mi­ques» avides d'auto-expansion. Chez eux, les seuls mobiles sont économiques. Mais leur posi­tion est menacée par les inventeurs qui, par leurs inventions, défient le processus d'accumulation, que l'on souhaiterait constant. Les propriétaires sont les seuls bénéficiaires de l'organisation so­ciale; en effet, leurs revenus ne baissent pas lors­qu'il y a accroissement démo­graphique donc di­minution des salaires; ils ne baissent pas da­van­tage face à la concurrence et ne sont pas me­nacés par les innovations tech­niques. Conclu­sion: la terre est la seule richesse. Problème: la terre se voit relativisée à son tour quand les co­lons défrichent le continent nord-américain et y fondent des fermes et quand la chimie invente de nouveaux engrais.

 

Après Ricardo et son analyse de la société, le prin­cipal problème de l'économie, c'est, désor­mais, de déterminer les lois qui règlent le pro­blème de la distribution, afin d'enrayer les fa­mi­nes dues à l'augmentation des salaires et de la population. Une distribution suppose des pro­por­tions donc des luttes entre catégories sociales inégales pour s'attribuer la plus large proportion possible des richesses nationales. Ricardo ouvre ainsi la problématique du socialisme. Car la ré­partition ne relève plus des «lois naturelles» spon­tanées, issues de l'action bienfaisante de la «main invisible», mais de la volonté d'orga­ni­sa­tion, des institutions, donc de la vo­lonté politi­que. Seule différence entre Ricardo et les socia­listes: Ricardo n'invoque pas la justice, idée non utilitaire ne procédant pas d'un calcul. Les so­cia­listes le feront dans son sillage quelques an­nées plus tard.

 

Avec l'œuvre de Ricardo, nous sortons du réduc­tionnisme anti-sociologique. Plus possible dé­sor­mais d'évacuer la lutte, le conflit, générateur d'innovations; après Ricardo, nous n'avons plus de monde harmonieux; la société n'est plus une ruche immuable comme l'avait imaginé Man­deville.

 

Que conclure de l'œuvre de Ricardo? Ses spécula­tions sur la distribution du blé au sein de la popu­lation (Essai sur l'influence d'un bas prix du blé sur les profits, 1815) ramènent l'économie à des dimensions réelles; son pessimisme, quant à l'évolution démographique ascendante, montre qu'il raisonne en termes de risque. Il réintroduit l'aléa. Seul point qui fait que Ricardo n'est pas un «hétérodoxe» au plein sens du terme: il a vou­lu trouver une valeur invariable, une mar­chan­dise-étalon, l'or. Sa pensée est néanmoins mobi­lisée par les écoles hétérodoxes contempo­raines, notamment grâce aux ouvrages du «néo-ricar­dien» Piero Sraffa (1898-1983), qui s'est at­taché à mettre en exergue les ferments hétéro­doxes de sa pensée.

 

(XXXXXXXXX: dire que nous avons parlé de J.S.Mill, de l'utilitarisme, de Peter Ulrich (12M)).

 

2. Critique de

la notion d'équilibre

 

Formalisée par Walras et Pareto, la notion d'é­qui­libre, que l'on retrouve dans toutes les théo­ries orthodoxes, mérite d'être critiquée, es­sen­tiel­lement parce qu'elle participe de cette vo­lonté d'abstraction que nous avions déjà repérée chez Locke, Mandeville et Smith. Pourquoi? Parce qu'en dépit d'une certaine nécessité for­melle, la science économique, pas plus que toute autre scien­ce, ne peut ignorer les fins (notamment les fins politiques) et les valeurs su­périeures (reli­gieuses ou métaphysiques); fins et valeurs qui transcendent, bien évidemment, le calcul ou le pa­radigme d'utilité. L'équilibre, chez Walras, était certes une situation perçue comme purement idéelle et non réelle, mais, à sa suite, des simpli­ficateurs ont eu tendance à vou­loir pérenniser l'idéal, à croire qu'il était pos­sible à jamais. Les raisonnements qui se sont habitués à vouloir un équilibre ont tous été dé­sarmés quand il y a eu ir­ruption de nouveauté. Dans la pratique politique, une telle candeur peut être dangereuse. Pareto, pour sa part, parlait d'«optimum général». Mais sa sociologie dé­mentait ce fixisme en étudiant l'irrationnel, les mobiles autres que rationnels, qu'il appelait «dérivations» ou «résidus» (6), l'as­cension des élites qui innovaient et la chute de celles qui sta­gnaient. 

 

Cette évolution de la pensée économique, que l'on perçoit entre Walras et son élève Pareto, nous in­dique quel principe doit nous guider. Celui d'un re­jet constant des raisonnements en termes d'é­qui­libre, au profit d'approches dynamiques. «Dans tous les domaines, aux équilibres smi­thiens (keynésiens ou soviétiques), se substitue peu à peu une relecture de l'économie où prédo­minent les affrontements, les déséquilibres de situations, les stratégies. Il n'y a plus de "mains invisibles" mais l'action de pouvoirs concrète­ment situés» (7). Tout en sachant qu'il y a éga­lement en permanence un choc entre divers ni­veaux de rationalité, à la formalisation mathé­matique (dont nous ne nions pas la nécessité), à la méthodologie individualiste, à la réduction a-tragique, nous privilégions les méthodes histo­riques, organiques, contextualisées. Cette que­rel­le de méthode, le XIXième siècle l'avait déjà connue, avec, d'une part, l'école historique alle­mande, et, d'autre part, l'école de Vienne, réno­vatrice de la méthodologie individualiste.

 

L'Ecole historique allemande

et l'Ecole de Vienne

 

Un ouvrage français d'introduction à l'histoire des pensées économiques (8) résume les grandes lignes de ces deux écoles comme suit: «L'école historique allemande refuse l'individualisme mé­thodologique. Schmoller refuse de fonder l'a­nalyse économique sur l'individu et son cal­cul; au contraire, il développe l'idée d'une éco­nomie inscrite dans l'histoire des peuples. Plus géné­ra­lement, son courant développe une ap­proche glo­balisante de l'économie. Pour Schmoller, il faut décrire, classer, distinguer les régimes écono­miques. Chaque moment de l'histoire est unique et forge des institutions qui régulent un type don­né de croissance. La prise en compte des insti­tu­tions, la nécessité de tempérer la concurrence par une intervention de l'Etat marquent la pensée al­lemande... Ainsi, le ga­rantisme social de Sis­mondi trouve un écho dans une Prusse où Bis­marck met en place une forme de protection so­cia­le. Un Etat fort intègre la classe ouvrière par une assistance qui la dé­tourne de la révolte et de la révolution... Pour Wagner (1835-1917), le ca­pi­talisme mixte est une solution de compromis en­tre le capitalisme con­currentiel et le socia­lisme».

 

Quant à l'Ecole de Vienne, le même ouvrage en résume l'esprit par ces quelques lignes: «Face à cette économie nationaliste, l'école autrichienne élabore une représentation ultra-individualiste de l'économie. Le désir guide les comporte­ments; le calcul individuel des plaisirs et des peines permet à chacun d'agir sans besoin de contrôle; les décisions micro-économiques régu­lent spontanément la société; l'économie résulte de l'interaction d'une multitude d'individus. Ain­si, les Viennois s'opposent au déterminisme historique des Allemands et réfutent le globa­lisme de leurs analyses; ils nient le besoin d'ins­ti­tutions qui garantissent le bonheur des individus car les particuliers savent mieux que les gouvernants ce qui est bon pour eux!».

 

3. L'Ecole historique allemande

 

Comment définir l'école historique allemande? On pourrait la définir comme «globaliste», parce qu'elle tient compte de tous les aspects de la vie, et comme «institutionaliste», parce qu'elle inscrit tou­jours ses raisonnements dans un cadre col­lec­­tif, communautaire, les soustrayant ipso facto à l'emprise délétère de la méthodologie indivi­dua­liste «orthodoxe». Cette école historique a pris son envol en 1843, au moment où l'économiste Wilhelm Roscher publie un Grundriß  (un «Pré­cis»), critiquant à fond les présupposés du libé­ralisme orthodoxe. Celui-ci avait considéra­ble­ment perdu de sa crédibilité car ses théories les plus élaborées, celles de Ricardo et de J.B. Say, étaient en phase de rigidification. La pa­resse in­tellectuelle, défaut bien humain, avait conduit à répéter sans les adapter les arguments des deux économistes du début de la révolution industriel­le. Tous deux avaient été pertinents en bien des do­maines, nous l'avons vu en brossant som­mai­re­ment les grandes lignes de l'œuvre de Ricar­do. Mais les argumentaires déviés de leurs tra­vaux par des disciples ou de pâles imitateurs étaient devenus insuffisants au fil des temps. La pen­sée ricardienne s'était considérablement a­né­miée, si bien qu'on ne pouvait que constater, chez ses tenants, le divorce entre la théorie éco­no­mique et la réalité concrète.

 

Devant ce divorce, il y avait deux solutions: 1) ou bien l'on reconstruisait une théorie reflétant exac­te­ment l'état des choses existant, mais, au bout de quelques années, cette théorie deviendrait évidemment caduque. Ce travail de reconstruc­tion, Menger (dans le sillage de l'Ecole de Vien­ne), Jevons, Walras et Pareto s'y emploie­ront. 2) Ou bien l'on développait une méthode consistant à prendre à tout moment le pouls du contexte (Sis­mondi en avait perçu, avant tous les autres, la nécessité). Prendre le pouls du contexte signi­fiait connaître l'histoire de ce contexte, donc adopter une méthode historique. Friedrich List, tout en demeurant encore dans le cadre théorique du libéralisme orthodoxe, avait souli­gné deux notions essentielles: a) la nationalité du contexte qui montrait que celui-ci était le fruit d'une évo­lution particulière; b) le relativisme, qui tendait à démontrer qu'il n'y avait pas de lois valables en tous temps et en tous lieux. Les Saint-Simo­niens, contemporains de Sismondi et de List avaient, pour leur part, constaté l'impossibilité d'isoler les phénomènes écono­miques des insti­tutions sociales et juridiques. L'école historique tirera les leçons de ces obser­vations éparses, en induisant une approche plus globale, tenant comp­te non seulement des institu­tions et des lois mais aussi des fins, des sens im­pulsés par les nationalités, leurs aspirations, leurs religions, leurs valeurs, leurs traditions culturelles et phi­lo­sophiques, leurs Weltanschauungen.

 

Wilhelm Roscher et son  Grundriß

 

Dans son Grundriß,  publié en 1843, Wilhelm Ro­scher tente de donner des impulsions nou­vel­les à la science économique. Quatre groupes d'i­dées motrices dominent son travail.

1. La science économique doit tenir compte de ce que les peuples veulent et sentent. Elle doit donc pro­céder à une herméneutique de la volonté popu­laire.

2. La science économique doit s'inspirer des tra­vaux et des méthodes que Savigny a imposés en droit, c'est-à-dire des méthodes qui visent à re­chercher l'origine organique des règles de droit, des institutions, etc. Méthodes qui s'opposaient aux bricolages des «rationalistes réformateurs» qui entendaient intervenir dans le droit, pour en modifier le contenu ou la portée, mais sans étu­dier son évolution ou son involution.

3. Roscher a juxtaposé deux méthodes; il est resté libéral, il n'a pas adhéré au socialisme nais­sant. Mais il a ajouté aux théories et aux pra­ti­ques du libéralisme une méthode complémen­tai­re, la méthode généalogique/historique. En ce sens, son attitude est comparable à celle des Saint-Simoniens passés et actuels.

4. Roscher a rappelé l'importance de l'œuvre des caméralistes de l'Ancien Régime, dont la tâche était de former des administrateurs pour des ad­ministrations précises, inscrites dans des cadres précis. Le caméralisme n'avait pas de volonté cri­tique; il pratiquait un mercantilisme à petite échelle, celle des petits Etats allemands d'avant Bismarck. L'interventionnisme de ce caméra­lis­me qui a régi bon nombre de micro-Etats al­le­mands explique la réticence de la pensée alle­man­de face au libre-échangisme de tradition an­glaise.

 

Les thèses de

Bruno Hildebrand et de Karl Knies

 

En 1848, paraît Die Nationalökonomie der Ge­gen­wart und Zukunft, un livre de l'économiste Bruno Hildebrand, qui affine les arguments de Roscher. Plus radical, Hildebrand conteste l'exis­tence même des lois économiques «natu­rel­les», telles que les concevaient les clas­siques. Pour lui, il n'existe pas de lois naturelles mais des lois de développement, différentes pour cha­que nation ou chaque société. Mais la préci­sion de son travail ne va pas au-delà de cette af­fir­mation. Karl Knies, en publiant en 1853 Die po­li­tische Ökonomie von Standpunkte des ges­chicht­lichen Methode (= L'économie politique du point de vue de la méthode historique), déclare qu'il n'y a ni lois naturelles ni lois de dévelop­pement et que l'économiste doit se borner à ne constater que des analogies dans les évolutions écono­mi­ques des peuples. Knies, comme Hildebrand, lais­se ses intuitions en jachère. La Jeune Ecole Historique reprendra le flambeau à partir de 1870.

 

Gustav Schmoller

et la Jeune Ecole Historique

 

Gustav Schmoller, figure de proue de cette Jeune Ecole, fonde véritablement la méthode historique et replonge l'économie politique dans l'étude des institutions et dans l'histoire économique. Son disciple anglais Cliffe Leslie résume son œuvre en trois points: a) l'induction doit primer la dé­duction en sciences économiques; b) le relati­visme est une nécessité cardinale; c) les sciences économiques doivent nécessairement entretenir des rapports féconds avec les autres sciences. Sur le plan théorique mais non sur le plan pratique, les idées de Schmoller connaîtront un grand re­tentissement en Angleterre.

 

L'œuvre de Schmoller a une dimension critique et une dimension positive.

a. La dimension critique:

- Elle prend son envol immédiatement après la publication des thèses de Carl Menger, un éco­nomiste de l'Ecole de Vienne. La critique sch­mollerienne s'adresse à toutes les formes d'uni­versalisme, à la psychologie rudimentaire des clas­siques qui fondent tout sur l'égoïsme in­di­viduel, au déductivisme très marqué de la tra­di­tion qui part de Locke pour aboutir à Adam Smith.

Pour Schmoller, l'universalisme est un «per­pé­tualisme»; c'est une idéologie qui croit à la répé­tition infinie et perpétuelle de lois, sous­traites à toutes les formes d'aléas et d'imprévus. Quant à la psychologie des classiques, elle est, pour Schmol­ler, déficitaire, dans le sens où l'égoïsme n'est évidemment pas le seul mobile qui pousse les hommes à agir sur le marché; il y en a une quantité d'autres: la vanité, le désir de gloire, l'ac­tion pour l'action, le sentiment du de­voir, la pitié, la bienveillance, l'amour du pro­chain, la coutume, etc. A la monologique clas­sique, fondée sur le seul mobile de l'égoïsme, Schmoller oppose une plurilogique complexe, en­chevêtrée, qui ne permet plus d'énoncer des théo­ries trop simples. Tous ces autres mobiles inflé­chissent et modi­fient l'égoïsme qui reste tout de même, dans la sphère économique, le mobile permanent, ou le plus permanent. Quand il prend une place dis­pro­portionnée dans la pra­tique économique, nous parlons, dans notre dis­cours spécifique, d'écono­misme. Et il s'agit bien entendu d'une déviance dangereuse.

 

Nous avons vu que les méthodes classiques repo­saient principalement sur la déduction. Schmol­ler entend privilégier la méthode d'induction, fondée sur l'observation des faits, sur une sou­mission à leur logique. La déduction, écrivait-il, détient une validité certaine, mais les héritiers des classiques, et parfois les clas­siques eux-mê­mes, ont trop souvent affirmé des théories sur base de déductions boîteuses ou in­suffisantes. Pour Schmoller, l'économiste doit employer à bon escient les deux méthodes pour cerner les cons­tantes.

 

b. La dimension positive:

Dans l'opposition entre le mécanicisme, porté par un goût pour les simplifications outrancières, et l'organicisme, porté par la fascination pour les transformations incessantes de la réalité vi­van­te, la vision historique/organique a) inter­pelle une masse énorme de phénomènes, non pris en compte par les classiques; b) se penche sur les luttes de tous ordres; c) s'avère utile pour appré­hender la complexité du monde. Le caractère po­sitif de cette démarche historique/organique, c'est d'accepter la protéenne mouvance des cho­ses: chaque espace a eu une évolution histo­rique différente, dont il faut repérer les étapes pour en expliquer l'état actuel. Ce travail de repé­rage est une nécessité pour le praticien dans le cadre de son Etat: il lui permet des prévisions plus justes.

 

Orthodoxies et hérétiques

 

Par rapport aux classiques, libéraux et rationa­listes, et à partir de Sismondi, List, l'école histo­rique et Schmoller, se développe une hérésie, une hétérodoxie, qui, disent les observateurs contem­porains, culmine dans l'œuvre de Joseph Schum­peter (1883-1950). Les historiens français con­tem­porains des pensées économiques clas­sent les théories économiques en quatre catégo­ries, dont trois sont «orthodoxes», représentent des «ortho­doxies» et la dernière est considérée comme «hé­rétique» ou «hétérodoxe». Les trois catégories d'or­thodoxies sont: 1) les classiques et les néo-classiques libéraux; 2) les marxistes; 3) les key­nésiens, qui se situent à l'intersection des deux premières catégories. La quatrième catégo­rie, hétérodoxe, est constituée par les «hérétiques à la Schumpeter», dont les précurseurs seraient Sis­mondi et List, et les continuateurs Perroux et les régulationistes.

 

François Perroux, disciple de Schumpeter et au­teur d'une étude détaillée sur sa pensée (9), énon­ce les cinq sources de la pensée schumpété­rienne, fondatrice de la tradition hétérodoxe: «Schum­pe­ter a tenté la synthèse du système de l'école autri­chienne (c'est-à-dire celle qui tente de re-systé­matiser la pensée classique) et celui de l'Ecole de Lausanne (Walras, Pareto) d'une part, de ces deux systèmes abstraits et du système historique et sociologique de Sombart et Max Weber, d'autre part».

 

L'hérésie/hétérodoxie a suivi de nombreuses voies que nous indique le tableau figurant sur cette page:

 

TABLEAU (Alb./S. II, p. 158)

 

Commentons ce tableau que nous suggèrent Al­bertini et Silem.

1. Nous venons de voir quelles étaient les pré­mis­ses de la «voie de l'histoire».

2. La «voie des institutions» vise à substituer à l'homo œconomicus l'homo sociologicus,  c'est-à-dire un homme situé dans un milieu précis. Le sociologue américain, d'origine norvégienne, Thor­stein Veblen (1857-1929), inaugure pour sa part une sociologie critique (10), où il établit que l'homme d'affaires n'est pas mu par la rationa­lité pure (idée qui est la base de la fiction libé­ra­le) mais par des mobiles comme la vanité, la vo­lonté de puissance qui, assez souvent, bascule dans la pathologie. Veblen critique la figure du «propriétaire absentéiste», qui ne gère plus ses affaires et ses usines sur le terrain, mais se borne à jouir des bénéfices qu'elles procurent. Les propriétaires absentéistes forment la leisure class,  la classe des loisirs, qui n'a plus d'em­prise sur le réel, ne veut plus avoir d'emprise sur lui, et sombre dans la décadence. Au vu de cette décadence, le pouvoir, affirme Veblen, doit ap­par­tenir aux innovateurs, no­tamment les ingé­nieurs, les inventeurs, les hommes de science, les détenteurs de la nou­veauté technologique. Ce filon critique sera am­plifié ultérieurement par les sociologues Clark et Mitchell.

 

Galbraith et la technostructure

 

Entre la «planète keynésienne» et l'hétérodoxie institutionaliste, se niche l'œuvre de John Ken­neth Galbraith. Cet Américain dénonce la crois­sance quantitative des biens marchands au dé­triment des biens collectifs. Processus qui dé­mantèle le sens de la Cité, du civisme, de la communauté populaire. L'interventionnisme est nécessaire, explique Galbraith, pour contrer cette involution dangereuse. Ensuite, cet auteur nous explique qu'il s'est opéré une inversion au ni­veau du choix; ce ne sont plus les consommateurs qui imposent leurs choix aux producteurs mais une technostructure —englobant les grands con­sortiums, les monopoles et les services que sont la publicité et le marketing—  qui dicte ses pro­pres choix aux consommateurs. Dans cette «filiè­re inversée», le public est mystifié, grugé. La tech­no­structure prétend défendre l'intérêt gé­néral mais ne défend en fait que ses propres inté­rêts, que sa propre logique de fonctionnement, coupée des aspirations concrètes de la population. Cette critique de Galbraith est assez proche de nos préoccupations: en France, elle a influencé, à gau­che, les travaux de Henri Lefèbvre, de Roger Garaudy et, dans l'orbite de la «Nouvelle Droi­te», ceux de Guillaume Faye (11) (qui parlait plu­tôt de «Système»). En Belgique, Ernest Mandel y a puisé plus d'un argument.

3. La voie de la sociologie a pris son envol au dé­part du positivisme et de l'école comtienne au XIXième siècle. Elle s'est complétée au XXième par les apports essentiels de la «théorie des orga­nisations» (Bruno Lussato) et de l'«école systé­mique» (Ludwig von Bertalanffy, Kenneth Boul­ding) (12).

 

La dynamique des structures

 

4. La voie de la «dynamique des structures» est issue de Schumpeter et a été perfectionnée par Fran­çois Perroux. La dynamique des structures entend dynamiser et harmoniser l'ensemble des forces, des «résidus» (pour parler comme Pare­to), des institutions, des mentalités généra­trices de sens particuliers, etc. «Plus prosaïque­ment, une structure économique est représentée par l'en­semble des coefficients, des relations et pro­portions, relativement stables, qui caractéri­sent un ensemble économique. On parlera ainsi des structures de l'économie financière, des struc­tu­res du commerce international, des structures du système bancaire ou bien des structures capita­lis­tes. Les idées de relations  et de relations stabi­lisées  sont donc centrales» (13).

 

DEUX SCHEMAS: A/S + HPE

 

La voie de la dynamique des structures part de l'observation qu'il y a d'innombrables agence­ments de faits de monde, des imbrications mul­tiples qui forment en dernière instance la totalité des phénomènes et qui procurent, assez souvent mais pas toujours, de relatives stabilités, les­quel­les permettent la théorisation scientifique.

 

Les structures s'entrechoquent, ont leur logique interne; donc, au vu de ces affrontements et de ces différences, il faut refuser de penser l'éco­no­mie en termes d'équilibre; il faut tenir compte du long terme, c'est-à-dire du fait que, plus tard, l'économie du pays, de la région, sera toujours né­cessairement autre. C'est parce qu'on n'a pas suffisamment pensé l'économie en termes de dynamique que les pays européens, par exemple, n'ont pas investi à temps dans certains secteurs de l'industrie informatique (logiciels, maté­riels, puces, etc.) et accusent un retard par rapport aux Etats-Unis et au Japon.

 

Par ailleurs, la dynamique des structures postule de tenir compte du niveau de chaque espace éco­nomique, surtout dans le tiers-monde. Penser en termes de dynamique permet de meilleures pré­visions, de meilleures prospectives. L'écono­mis­te et l'homme politique prévoient l'évolution des puissances et des rapports de forces, un peu com­me le faisait Bertrand de Jouvenel dans sa revue Futuribles  ou comme le fait Alvin Toffler (14).

 

La dynamique des forces

 

La dynamique des forces est le produit de l'évo­lution technique et de l'évolution démogra­phi­que. A la suite des travaux de Sauvy, l'économie politique en est venu à raisonner en termes de progrès processif et de progrès récessif. Le pro­grès processif est celui qui procure un mieux-vi­vre grâce, par exemple, à la découverte de nou­velles sources d'énergie ou à la rentabili­sation de nouvelles matières premières (le cas récent des nouveaux conducteurs). Le progrès ré­cessif est celui qui est obtenu avec moins de tra­vail pour un volume de production identique, ce qui pro­voque du chômage.

 

François Perroux prend pour thème central de ses analyses le pouvoir (la prédominance du «po­litique»), lequel surplombe des agents de force et d'énergie inégales qui, dans la société où ils agissent, forment un jeu de combinaisons et de re-combinaisons, par le truchement des élec­tions et de la répartition des postes (la lottizaz­zione  en Italie). La méthode de Perroux consiste à accepter des modèles variés et de dépasser ainsi la que­relle des méthodes du XIXième siècle. Perroux, plurilogique, intègre plusieurs niveaux de ratio­nalité et recherche les combinaisons per­for­man­tes. En même temps, il rejette l'irénisme de l'é­qui­libre général néo-classique, conçu dans le ca­dre irréel de la concurrence parfaite. Dans une évolution, toutes les structures ne changent pas de la même façon. Des distorsions se produi­sent. Ces distorsions entraînent de nouvelles évolu­tions, d'autres ruptures. La technostructure, dé­non­cée par Galbraith, ou le Système, décrit et dé­noncé par Faye (15), rendent précisément les ruptures malaisées et figent des pans entiers du réel. Ce problème de rigidification, en dépit de la mobilité effrenée du monde actuel  —qui est très sou­vent mobilité improductive—   induit l'oppo­si­tion qui se dessine très clairement, pour les années 90 et les premières décennies du XXIième siècle, entre les «lents», condamnés à la sta­gna­tion et au déclin, et les «rapides», futurs domina­teurs au sein des «nouveaux pouvoirs» (16).

 

Outre le pouvoir, Perroux étudie le phénomène de la domination. Celle-ci peut avoir des effets d'en­traînement, ce qui est positif, ou des effets de blocage, ce qui est négatif. Les effets de blocage apparaissent quand certaines strates du pouvoir détournent des ressources humaines et maté­riel­les à leur seul profit. Ce mode de détourne­ment est observable dans les pays développés comme dans les pays sous-développés, où des équipes res­treintes ont récupéré à leur avantage le pouvoir jadis détenu par la métropole colo­niale. Face à ce blocage qui maintient le sous-développement, Perroux énonce une théorie: 1) pas de transposi­tion de modèles européens, amé­ricains ou japo­nais dans le tiers-monde; 2) refus de tout trans­fert mimétique de technologie; 3) réaliser un ma­ximum d'auto-centrage (selon les principes é­non­cés par Friedrich List au cours de la première moitié du XIXième siècle (17).

 

Au-delà du structuralisme

de François Perroux

 

L'œuvre de François Perroux (18) a non seule­ment une portée économique mais aussi, en quel­que sorte, une portée épistémologique, car elle nous indique comment penser critiquement et com­ment appliquer cette grille critique, le cas échéant,  à d'autres sciences. S'il fallait résumer ses travaux, nous le ferions en huit points:

1) Pour Perroux, plusieurs types de «rationalités économiques» peuvent coexister, mieux, doivent coexister. Principe: ne pas vouloir tout unifier à tout prix.

2) Les lois économiques sont toujours provi­soi­res. Elles sont sans cesse bousculées par les a­léas.

3) Il faut accepter les limites de la science éco­no­mique et demeurer ouvert au monde, à l'infor­ma­tion. Il faut refuser le confort des habi­tudes.

4) Il faut être pleinement conscient de l'im­por­tance des contextes historiques.

5) Il faut admettre le principe du changement con­­tinuel.

6) Il faut accepter l'objectivité des valeurs; les va­leurs sont en effet des constantes incontour­na­bles; elles influent les processus de décision, en économie comme en politique. Il est impos­sible d'araser des valeurs; on peut les refouler tem­po­rairement, mais toute valeur niée, rejettée, re­vient tôt ou tard à l'avant-plan.

7) Il faut rejetter les systèmes qui opèrent une distinction entre l'économie et la société. De mê­me que les systèmes qui veulent scinder les fins des moyens. Il ne faut pas oublier que toutes les actions humaines sont finalisées. Il faut re­jetter les raisonnements en termes d'équilibre.

8) Il faut développer des approches systémiques (19), largement ouvertes à la biologie moderne, aux travaux écologiques et à la cybernétique (20).

 

Notre courant de pensée possède d'ores et déjà un corpus théorique cohérent, apte à saisir la com­plexité du monde. L'ébauche que nous avons es­quissée ici est très incomplète, trop peu mathéma­tisée, mais elle n'a cherché, finalement, qu'à donner des grandes lignes, qui s'appliquent à l'économie mais aussi à d'autres disciplines. Quand nous dénonçons et critiquons l'écono­mis­me ou l'utilitarisme, c'est parce qu'ils sont d'em­blée marqués d'incomplétude. Qu'ils fonc­tion­nent parce qu'ils mettent entre parenthèses une multitude de paramètres, de faits de monde et de vie. Cette mise entre paren­thèses aboutit pré­ci­sément à la technostructure critiquée par Gal­braith, qui inverse le cours na­turel des choses en imposant ses propres choix à la population en mê­me temps qu'une logique pu­rement artificielle. Ce sont ces artifices et ces fictions que l'Ecole His­torique et que le dyna­misme de Perroux en­ten­dent combattre. Nous avons retenu la leçon.

 

Robert STEUCKERS.

(Bruxelles, août 1991).    

samedi, 28 mars 2009

Adam Smith et la montre qui retarde

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Adam Smith et la montre qui retarde

Ex: http://unitepopulaire.org/

« Le rayon économie des librairies, habituellement désert, regorge actuellement de livres dont les titres se passent de commentaires : L’Arrogance de la Finance, Le Krach Parfait, Pour Sauver la Planète, Ssortez du Capitalisme, Les Dernières Heures du Libéralisme, Capitalisme et Pulsion de Mort, Vers un Nouveau Capitalisme… Voilà bientôt deux ans qu’a débuté une crise dont l’effondrement de la finance apparaît comme un symptôme, et non la cause profonde. Si l’on examine les ressorts du "dérèglement du monde" que décrit Amin Maalouf dans un essai au verbe lumineux et aux sombres perspectives (Le Dérèglement du Monde, publié par Grasset), on débouche vite sur une carence de valeurs. Ce mot même effraie, tant nous en avons perdu l’habitude.

Par où débuter ? Par une date anniversaire, puisque notre époque en mal de repères s’y raccroche volontiers. Prenons 1989, marquée par la chute du mur de Berlin et la naissance officielle d’Internet : le triomphe du capitalisme sur le communisme, et la généralisation de l’outil par excellence de la globalisation. On peut disserter à l’infini sur le sens du mot "capitalisme" : propriété privée des moyens de production, accroissement des richesses par l’épargne, recherche du profit, liberté des échanges… J’aimerais souligner ici une de ses composantes essentielles sans laquelle tout l’édifice s’effondre : la concurrence.

Avant 1989 déjà, mais très clairement à partir de cette date, l’économie de marché a été privée du concurrent communiste ; le socialisme lui-même traînait comme un boulet son lointain ancêtre Marx. Au même moment, l’instantanéité des moyens de communication modernes diffusait la pensée dominante sur toute la planète ; elle a gagné la Chine, l’Inde et d’autres pays. Mais elle s’est aussi fossilisée en idéologie. Elle a imposé son langage, ses codes, ses héros, ses symboles de statut social. L’économie de marché, surmultipliée par la finance échappant à toute règle autre que celle du profit immédiat, semait ainsi "les germes de sa propre destruction", comme le relève Martin Wolf dans le Financial Times. Dans ce processus, nulle pensée n’a été plus trahie que celle d’Adam Smith. Son Richesse des Nations fut cité à tort et à travers pour justifier la supériorité absolue de la "main invisible du marché". Dans ce résumé caricatural, la somme des égoïsmes individuels devenait le meilleur garant du bien commun. Vive l’égoïsme sans frein, donc ! Or, avant La Richesse des Nations en 1776, Adam Smith a écrit sa Théorie des Sentiments Moraux, publié il y a juste 250 ans. On y lit que "l’homme sage et vertueux sera en tout temps incliné à sacrifier son propre intérêt privé à l’intérêt public de sa corporation ou société". Pas vraiment un éloge de l’égoïsme…

Le texte aborde la dualité de l’homme, poussé par ses désirs et besoins personnels, ainsi que par la conscience qu’il ne vit pleinement que dans l’approbation des autres. Il digresse aussi sur l’utilité opposée à la frivolité, prenant cet exemple horloger : "Un amateur de belles montres méprisera un garde-temps retardant de deux minutes par jour, le revendra pour quelques guinées et en dépensera cinquante pour un autre variant à peine d’une minute sur quinze jours. Il n’en reste pas moins que la seule utilité des montres est de nous indiquer l’heure et d’éviter les désagréments d’un rendez-vous manqué. Or la personne si attachée à sa belle mécanique ne sera pas forcément plus ponctuelle que d’autres, plus soucieuses de respecter leurs engagements que de savoir l’heure qu’il est." Comment ne pas voir ici une allégorie de l’effondrement de la finance globale ? Ses acteurs s’étaient offert plein de montres coûteuses – au propre comme au figuré – pour donner aux clients l’impression que tout était sous minutieux contrôle. Mais ils ne se sentaient tenus par aucun engagement au fond d’eux-mêmes.

De quelle crise parlons-nous : celle du capitalisme? de l’absolutisme de l’économie de marché ? de la globalisation ? Les réponses divergent. Lors du colloque Nouveau Monde, Nouveau Capitalisme, Nicolas Sarkozy resserrait la critique sur le "capitalisme financier" qui aurait perverti la logique capitaliste faite "d’effort, de travail, d’esprit d’entreprise". Même le socialiste Michel Rocard limitait d’emblée le champ d’investigation : "Nous voulons conserver le capitalisme." A moitié d’accord, Angela Merkel a souligné que le problème numéro un des pays industrialisés est d’avoir vécu au-dessus de leurs moyens. Elle se rapproche de l’idée d’une société frugale, ménageant le climat et les ressources de la planète. Si cette vision s’impose comme nouveau concurrent du capitalisme globalisé, les bouleversements seront bien plus profonds que la récession actuelle, quels que soient les cris d’orfraie du G20 ou du Groupe d’Evian face à la "montée du protectionnisme".

Une autre analyse traditionnellement française gagne des adeptes anglo-saxons depuis l’élection de Barack Obama. Elle postule que "la crise financière n’est que le symptôme d’une crise latente qui existait depuis les années 1980 – une crise de la répartition des revenus" selon l’économiste Jean-Paul Fitoussi. "La société capitaliste a besoin d’une discussion sur un nouvel équilibre entre des gains excessifs pour quelques-uns et un énorme déficit pour les masses" dit Wouter Bos, ministre travailliste des Finances aux Pays-Bas.

Un des paradoxes est que, si le modèle dont la légitimité s’est effondrée depuis deux ans était américain, c’est encore vers les Etats-Unis que les regards se tournent pour le renouveler par la grâce d’un nouveau président messie. Ce réflexe inquiète. Plus que jamais, le monde a besoin de diversité dans les cultures, de concurrence dans les idées. En sommes-nous capables ? »

Le Temps, 16 mars 2009