Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1991
Orientations générales pour une histoire alternative de la
pensée économique
(extrait d'une leçon donnée à l'Université d'été du GRECE, août 1991)
par Robert STEUCKERS
L'approche contemporaine de l'histoire des pensées économiques s'oriente essentiellement, de nos jours:
1) sur le «contexte»; l'accent est mis sur les paramètres du temps et de l'espace; on ne pense plus l'économie de manière mondiale et universaliste mais, avant d'énoncer un théorème, on analyse son site et son époque, tout en ayant conscience que, de ce fait, ce théorème ne sera pas transposable dans un autre contexte.
2) sur une volonté de «fertilisation croisée»; on acquiert conscience que la vérité n'est plus concentrée dans un et un seul corpus doctrinal; au niveau de la théorie économique, on admet aujourd'hui une concurrence positive entre les théories et les doctrines.
3) on accepte que derrière les «thèmes centraux», propres à toutes les pensées économiques, se profilent des idéologies, des valeurs, des intérêts, des psychologies et des conflits qui ne se laissent pas réduire à un simple calcul utilitaire.
4) le gros problème que doit affronter aujourd'hui la pensée économique, c'est la disparition du marxisme. Habitués à raisonner en termes de «capitalisme» et de «socialisme» (marxiste), nous entrevoyions bien la possibilité de fonder des pratiques tierces, inspirées de modèles divers, en marge des idéologies économiques dominantes. Aujourd'hui, ces pratiques ne sont forcément plus tierces mais alternatives, puisque nous n'avons plus un «marxisme» (sinon à Cuba ou en Chine, c'est-à-dire en dehors de l'œkoumène idéologique européocentré, Japon compris), mais un conflit entre une idéologie dominante, qui est le libéralisme flanqué d'alliés qui tendent plus ou moins vers le libéralisme, et une volonté de rupture, qui est hérésie, hétérodoxie.
Pour amorcer notre travail de généalogie des pensées économiques, disons, pour simplifier au seuil de notre exposé, que les orthodoxies, dont le libéralisme actuellement dominant, partent de présupposés philosophiques d'inspiration mécaniciste et sont portés par une démarche monologique. Les hétérodoxies, quant à elles, reposent sur des présupposés philosophiques organiques, qui induisent des faisceaux de démarches plurilogiques. En distinguant entre «orthodoxies» et «hétérodoxies», nous suivons une classification didactique devenue courante dans l'espace linguistique francophone (1). Par «orthodoxies», nous entendons le libéralisme classique, tant dans ses orientations utilitaires que dans ses orientations moralisantes, le marxisme et la tentative de synthèse keynésienne. Par «hétérodoxies», nous entendons toutes les théories et doctrines qui font appel à l'histoire, aux faits historiques, à la sphère du politique, aux institutions ou aux structures mentales, et englobent ces paramètres dans leurs raisonnements. Par cet appel à l'histoire et aux spécificités non économiques des sociétés, ces hétérodoxies ne s'accrochent plus exclusivement à la seule logique marchande, utilitaire et mathématisée (mathématisée par une mathématique qui n'inclut pas assez de facteurs de variation; loin de nous l'idée de vouloir exclure toute mathématique du discours économique!).
1. La théorie libérale/classique:
Pour comprendre le fonctionnement et les insuffisances de la théorie libérale classique, la première des orthodoxies, nous devons comprendre le contexte idéologique dans lequel elle a vu le jour. Ce contexte est celui du XVIIIième siècle, où domine l'idéologie rationaliste. Ce n'est évidemment pas la rationalité en soi qui fait problème; il nous apparaît spécieux d'opposer, comme l'a fait Lukacs (2), le «rationalisme» à l'«irrationalisme», où, pour prendre le contrepied des affirmations marxisantes et rationalistes de Lukacs, nous nous affirmerions «militants irrationalistes». Ce qui pose problème, c'est le mécanicisme de ce rationalisme du XVIIIième siècle. Est seul «rationnel», dans cette optique, ce qui est mécanique, explicable par la mécanique. C'est une démarche intellectuelle illustrable par la «métaphore de l'horloge» (3). Pour le rationalisme du XVIIIième siècle, le monde, l'Etat, la société sont comparables à des systèmes d'horlogerie, entretenu par un horloger bienveillant, le monarque éclairé, qui fera bientôt place à un gouvernement républicain, du moins en France. Or, si l'on perçoit le monde et la sphère politique comme une horloge, cela implique qu'il y a «faisabilité totale» de toute chose; on peut fabriquer, déconstruire et refabriquer un Etat comme on fabrique, déconstruit et refabrique une horloge. On peut remplacer à loisir les rouages, les engrenages et les ressorts qui sont défectueux. La volonté politique ne réside pas au sein du «corps social», de la Nation, mais leur est extérieure. La volonté du monarque, détaché du corps social, de la Nation, peut intervenir à tout moment, démonter les éléments constitutifs de ce corps, arrêter son mouvement puis le réenclencher à sa guise. Ce qui signifie que le temps de l'horloge est mort; ou plutôt inexistant, ou encore, impulsé de l'extérieur, sans qu'il ne soit tenu aucun compte des forces générées par l'intériorité d'un corps social. La «métaphore de l'horloge», et celle de l'horloger, reposent, a fortiori, sur une prétention de connaître tous les paramètres de l'univers. Comme on les connaît tous, on est forcément optimiste. Les paramètres qui sont là aujourd'hui seront là demain. Immuablement. Ici réside évidemment la faiblesse de cette démarche et de cette métaphore; le pessimisme est supérieur, puisqu'il sait d'emblée qu'il est impossible de connaître tous les paramètres de l'univers. Pour le pessimiste/réaliste, toute action implique de ce fait un risque, celui de voir surgir inopinément un paramètre jusqu'alors ignoré. Le pessimiste prévoit les aléas, tient compte du tragique et mène son action en sachant que les illusions ne paient pas.
La métaphore de l'arbre
La pensée européenne, surtout en Allemagne et dans les pays slaves, constatera assez rapidement les limites du mécanicisme «horloger». La pensée romantique, explorée par Georges Gusdorf (4), certaines intuitions de Kant (que Konrad Lorenz fera fructifier), le Goethe de la Farbenlehre, le poète et philosophe anglais Coleridge, etc. ont opposé, explicitement ou implicitement, la «métaphore de l'arbre» à la «métaphore de l'horloge». L'arbre n'est pas fabriqué mais naît au départ d'une infinité de facteurs qu'il est impossible de comptabiliser, de reconstituer dans son ensemble. La «métaphore de l'arbre» exclut dès lors la faisabilité mécanique. On ne remplace pas des feuilles, des morceaux d'écorce, des branches comme on remplace des rouages, des ressorts, etc. L'arrachage est toujours blessure. La volonté de croissance de l'arbre est intérieure à lui-même et diffusée dans tout son corps. Idem pour l'animal, l'homme, la communauté, le peuple (le Volk, je ne dis pas la «nation»). Toute intervention implique un risque, à l'instar d'une intervention chirurgicale; on ne peut pas dévisser une tête puis la revisser aussitôt; on ne peut pas désosser un individu puis refabriquer son squelette. Le temps de la «métaphore de l'arbre» est dynamique, soumis aux aléas, vivant; il existe concrètement. Ce temps n'est pas impulsé de l'extérieur mais généré de l'intérieur. Il échappe à toute quantification sommaire. Comme il y a une infinité de facteurs qui participent à la naissance de l'arbre ou de l'animal, il y a, ipso facto, impossibilité de connaître tous les paramètres de l'univers. Donc, il y a omniprésence du risque, des aléas; il y a à la fois fragilité et solidité organiques du corps social ou national. Fragilité et solidité qui demandent une attention constante, qui demandent la patience du jardinier.
Conclusion: l'optimisme mécaniciste conduit à la pensée utopique; le pessimisme organique, est ouverture aux innombrables paramètres qui composent l'univers. L'optimisme mécaniciste, malgré ses déficiences, parvient, par son simplisme intrinsèque, à répandre dans le corps social des idéologies ou des théories économiques facilement instrumentalisables, démontrables, illustrables. Le pessimisme organique, reposant sur une épistémologie complexe, tenant compte d'une infinité de paramètres, est difficilement instrumentalisable. La multitude des paramètres oblige à les démontrer en détails, à repérer leurs compositions.
Résultat politique: les idéologies à fondements mécanicistes obtiennent aisément la victoire sur le terrain, jusqu'à l'absurde comme le montre la chute du communisme soviétique. Aux Etats-Unis, le désastre de l'enseignement et de tous les autres secteurs non-marchands entraînera à moyen ou long terme une fragilisation de l'économie elle-même; les Etats-Unis ne tiennent que parce qu'ils importent des cerveaux européens ou asiatiques.
Locke, Mandeville, Smith
Revenons à la théorie libérale/classique proprement dite. Examinons deux des inspirateurs de son père fondateur, Adam Smith: John Locke (1632-1704) et Bernard de Mandeville (1670-1733). John Locke préfigure le libéralisme dans la mesure où il opère une distinction entre «société civile» et «sphère politique» ou «raison d'Etat». Cette séparation, prélude au réductionnisme majeur qui sévira en économie, détache celle-ci de l'histoire, de la mémoire du peuple, des institutions qui cristallisent des réflexes légués par cette mémoire. Mandeville, lui, théorise l'individu égoïste, non moral. L'égoïste est supérieur à l'homme moral car, démontre Mandeville, le lucre génère la richesse tandis que la vertu fait péricliter l'économie. Mandeville n'attribue à aucune part du corps social une «subjectivité saine». Son système ne prévoit aucun recours à la mémoire, aucune gestion méticuleuse du patrimoine. Nous sommes en face d'un présentisme pur, qui vaut pour la vertu comme pour le lucre.
Ces deux théoriciens, qui comptent parmi les pères fondateurs de l'idéologie occidentale, jettent les bases d'une méthode qu'avec les tenants de l'«école historique», nous rejettons. Cette méthode fait problème parce qu'elle est abstraite: elle fait abstraction des paramètres de la mémoire, qui s'est cristallisée dans les institutions politiques. Cette méthode fait également problème parce qu'elle est strictement déductiviste. Dans l'œuvre d'un Mandeville, par exemple, les faits sont sollicités pour illustrer les théories et non l'inverse. S'ils sont sollicités a posteriori, c'est que le théoricien opère une sélection de faits. Et que les faits qu'il sélectionne de la sorte ne sont pas tous les faits. Conséquences: de telles théories ne procèdent pas de l'observation de la multiplicité des faits (Malthus sera le premier à tenir compte des statistiques); si ces théories ne reposent que sur des sélections de faits, elles ignorent subséquemment tous les faits qui pourraient les contredire ou bousculer leur harmonie. Refusant de tels aléas, elles sont donc statiques, se prétendent «équilibrées», par le truchement de la «main invisible», et posent les lois économiques comme éternelles.
Adam Smith, père fondateur du libéralisme proprement dit, célèbre pour son ouvrage De la richesse des nations, pense un homme rationnel. Mais agi par quelle rationalité? Une rationalité calculante. Qui calcule quoi? L'équilibre entre les instincts égoïstes (qui dominent dans la sphère économique) et les instincts altruistes (qui dominent dans la sphère sociale). Ces instincts s'opposent dans l'esprit même de l'individu. Celui-ci calcule pour équilibrer ses pulsions égoïstes et ses pulsions altruistes, afin d'en tirer le meilleur profit. Ce calcul intéressé conduit à l'harmonie sociale par une sorte de régulation spontanée. Toute une pensée économique naîtra de cette anthropologie outrancièrement simpliste. La paresse intellectuelle empêchera économistes et idéologues libéraux de rechercher une anthropologie plus élaborée, laissant une plus large part aux pulsions non calculantes, à l'irrationalité, aux réflexes historiquement déterminés. Le libéralisme d'inspiration smithienne privilégie l'offre et néglige la demande précisément parce que celle-ci repose souvent sur des mobiles autres que la stricte rationalité calculante (c'est le reproche qu'adresseront au libéralisme pur et au marxisme des hommes comme Keynes ou Henri De Man). Autre erreur qui prend sa source dans l'œuvre de Smith: la division du travail; chaque nation doit se spécialiser pour obtenir une productivité supérieure. Smith transpose ainsi la spécialisation individuelle dans la sphère communautaire/nationale. Résultat: ruine des cultures vivrières, notamment, aujourd'hui, dans le tiers-monde (Brésil, etc.); dépendance alimentaire accrue des nations européennes et nécessité de la dispersion coloniale.
David Ricardo,
logicien de l'économie
David Ricardo (1772-1823), fils de banquier londonien, a été, dès son plus jeune âge, un redoutable financier qui fit fortune à partir de ses 18 ans. L'école historique/réaliste jugera sévèrement son œuvre, lui reprochant de s'égarer dans l'abstraction, dans le calcul de la rente découlant de la valeur-travail. Le marxisme reprendra sa définition de la valeur-travail. Mais Ricardo fait avancer la théorie économique: il la sort de l'impasse où l'avaient fourvoyée les spéculations post-smithiennes sur l'individu calculateur. Ricardo sort de l'économie réduite à l'offre: il ne s'interroge plus seulement sur la production des richesses mais sur leur répartition. Rompant implicitement avec l'abstractionnisme libéral, Ricardo analyse la structure de la société de son époque. Il constate qu'elle est divisée en trois catégories de personnes:
1) Les propriétaires qui vivent de la rente foncière;
2) Les capitalistes industriels qui tirent profit de leur industrie;
3) Les ouvriers qui vivent de leurs salaires.
Cette tripartition est le propre de la société industrielle naissante; ces personnages-types, ces prototypes, s'agitent comme des marionnettes sur un théâtre «où les aspects protéens du monde réel ont été réduits à une sorte de caricature unidimensionnelle; c'est un monde totalement dépouillé, si ce n'est de motivations économiques» (5). Les ouvriers, dit Ricardo, ont pour seule préoccupation les «délices domestiques», ce qui fait que lorsque les salaires augmentent, ils procréent à outrance et provoquent un accroissement démographique qui, à son tour, provoque la misère (en disant cela, Ricardo admet implicitement que le calcul n'est pas le seul mobile humain; la pulsion sexuelle et procréatrice en est une autre). Les capitalistes sont des «machines économiques» avides d'auto-expansion. Chez eux, les seuls mobiles sont économiques. Mais leur position est menacée par les inventeurs qui, par leurs inventions, défient le processus d'accumulation, que l'on souhaiterait constant. Les propriétaires sont les seuls bénéficiaires de l'organisation sociale; en effet, leurs revenus ne baissent pas lorsqu'il y a accroissement démographique donc diminution des salaires; ils ne baissent pas davantage face à la concurrence et ne sont pas menacés par les innovations techniques. Conclusion: la terre est la seule richesse. Problème: la terre se voit relativisée à son tour quand les colons défrichent le continent nord-américain et y fondent des fermes et quand la chimie invente de nouveaux engrais.
Après Ricardo et son analyse de la société, le principal problème de l'économie, c'est, désormais, de déterminer les lois qui règlent le problème de la distribution, afin d'enrayer les famines dues à l'augmentation des salaires et de la population. Une distribution suppose des proportions donc des luttes entre catégories sociales inégales pour s'attribuer la plus large proportion possible des richesses nationales. Ricardo ouvre ainsi la problématique du socialisme. Car la répartition ne relève plus des «lois naturelles» spontanées, issues de l'action bienfaisante de la «main invisible», mais de la volonté d'organisation, des institutions, donc de la volonté politique. Seule différence entre Ricardo et les socialistes: Ricardo n'invoque pas la justice, idée non utilitaire ne procédant pas d'un calcul. Les socialistes le feront dans son sillage quelques années plus tard.
Avec l'œuvre de Ricardo, nous sortons du réductionnisme anti-sociologique. Plus possible désormais d'évacuer la lutte, le conflit, générateur d'innovations; après Ricardo, nous n'avons plus de monde harmonieux; la société n'est plus une ruche immuable comme l'avait imaginé Mandeville.
Que conclure de l'œuvre de Ricardo? Ses spéculations sur la distribution du blé au sein de la population (Essai sur l'influence d'un bas prix du blé sur les profits, 1815) ramènent l'économie à des dimensions réelles; son pessimisme, quant à l'évolution démographique ascendante, montre qu'il raisonne en termes de risque. Il réintroduit l'aléa. Seul point qui fait que Ricardo n'est pas un «hétérodoxe» au plein sens du terme: il a voulu trouver une valeur invariable, une marchandise-étalon, l'or. Sa pensée est néanmoins mobilisée par les écoles hétérodoxes contemporaines, notamment grâce aux ouvrages du «néo-ricardien» Piero Sraffa (1898-1983), qui s'est attaché à mettre en exergue les ferments hétérodoxes de sa pensée.
(XXXXXXXXX: dire que nous avons parlé de J.S.Mill, de l'utilitarisme, de Peter Ulrich (12M)).
2. Critique de
la notion d'équilibre
Formalisée par Walras et Pareto, la notion d'équilibre, que l'on retrouve dans toutes les théories orthodoxes, mérite d'être critiquée, essentiellement parce qu'elle participe de cette volonté d'abstraction que nous avions déjà repérée chez Locke, Mandeville et Smith. Pourquoi? Parce qu'en dépit d'une certaine nécessité formelle, la science économique, pas plus que toute autre science, ne peut ignorer les fins (notamment les fins politiques) et les valeurs supérieures (religieuses ou métaphysiques); fins et valeurs qui transcendent, bien évidemment, le calcul ou le paradigme d'utilité. L'équilibre, chez Walras, était certes une situation perçue comme purement idéelle et non réelle, mais, à sa suite, des simplificateurs ont eu tendance à vouloir pérenniser l'idéal, à croire qu'il était possible à jamais. Les raisonnements qui se sont habitués à vouloir un équilibre ont tous été désarmés quand il y a eu irruption de nouveauté. Dans la pratique politique, une telle candeur peut être dangereuse. Pareto, pour sa part, parlait d'«optimum général». Mais sa sociologie démentait ce fixisme en étudiant l'irrationnel, les mobiles autres que rationnels, qu'il appelait «dérivations» ou «résidus» (6), l'ascension des élites qui innovaient et la chute de celles qui stagnaient.
Cette évolution de la pensée économique, que l'on perçoit entre Walras et son élève Pareto, nous indique quel principe doit nous guider. Celui d'un rejet constant des raisonnements en termes d'équilibre, au profit d'approches dynamiques. «Dans tous les domaines, aux équilibres smithiens (keynésiens ou soviétiques), se substitue peu à peu une relecture de l'économie où prédominent les affrontements, les déséquilibres de situations, les stratégies. Il n'y a plus de "mains invisibles" mais l'action de pouvoirs concrètement situés» (7). Tout en sachant qu'il y a également en permanence un choc entre divers niveaux de rationalité, à la formalisation mathématique (dont nous ne nions pas la nécessité), à la méthodologie individualiste, à la réduction a-tragique, nous privilégions les méthodes historiques, organiques, contextualisées. Cette querelle de méthode, le XIXième siècle l'avait déjà connue, avec, d'une part, l'école historique allemande, et, d'autre part, l'école de Vienne, rénovatrice de la méthodologie individualiste.
L'Ecole historique allemande
et l'Ecole de Vienne
Un ouvrage français d'introduction à l'histoire des pensées économiques (8) résume les grandes lignes de ces deux écoles comme suit: «L'école historique allemande refuse l'individualisme méthodologique. Schmoller refuse de fonder l'analyse économique sur l'individu et son calcul; au contraire, il développe l'idée d'une économie inscrite dans l'histoire des peuples. Plus généralement, son courant développe une approche globalisante de l'économie. Pour Schmoller, il faut décrire, classer, distinguer les régimes économiques. Chaque moment de l'histoire est unique et forge des institutions qui régulent un type donné de croissance. La prise en compte des institutions, la nécessité de tempérer la concurrence par une intervention de l'Etat marquent la pensée allemande... Ainsi, le garantisme social de Sismondi trouve un écho dans une Prusse où Bismarck met en place une forme de protection sociale. Un Etat fort intègre la classe ouvrière par une assistance qui la détourne de la révolte et de la révolution... Pour Wagner (1835-1917), le capitalisme mixte est une solution de compromis entre le capitalisme concurrentiel et le socialisme».
Quant à l'Ecole de Vienne, le même ouvrage en résume l'esprit par ces quelques lignes: «Face à cette économie nationaliste, l'école autrichienne élabore une représentation ultra-individualiste de l'économie. Le désir guide les comportements; le calcul individuel des plaisirs et des peines permet à chacun d'agir sans besoin de contrôle; les décisions micro-économiques régulent spontanément la société; l'économie résulte de l'interaction d'une multitude d'individus. Ainsi, les Viennois s'opposent au déterminisme historique des Allemands et réfutent le globalisme de leurs analyses; ils nient le besoin d'institutions qui garantissent le bonheur des individus car les particuliers savent mieux que les gouvernants ce qui est bon pour eux!».
3. L'Ecole historique allemande
Comment définir l'école historique allemande? On pourrait la définir comme «globaliste», parce qu'elle tient compte de tous les aspects de la vie, et comme «institutionaliste», parce qu'elle inscrit toujours ses raisonnements dans un cadre collectif, communautaire, les soustrayant ipso facto à l'emprise délétère de la méthodologie individualiste «orthodoxe». Cette école historique a pris son envol en 1843, au moment où l'économiste Wilhelm Roscher publie un Grundriß (un «Précis»), critiquant à fond les présupposés du libéralisme orthodoxe. Celui-ci avait considérablement perdu de sa crédibilité car ses théories les plus élaborées, celles de Ricardo et de J.B. Say, étaient en phase de rigidification. La paresse intellectuelle, défaut bien humain, avait conduit à répéter sans les adapter les arguments des deux économistes du début de la révolution industrielle. Tous deux avaient été pertinents en bien des domaines, nous l'avons vu en brossant sommairement les grandes lignes de l'œuvre de Ricardo. Mais les argumentaires déviés de leurs travaux par des disciples ou de pâles imitateurs étaient devenus insuffisants au fil des temps. La pensée ricardienne s'était considérablement anémiée, si bien qu'on ne pouvait que constater, chez ses tenants, le divorce entre la théorie économique et la réalité concrète.
Devant ce divorce, il y avait deux solutions: 1) ou bien l'on reconstruisait une théorie reflétant exactement l'état des choses existant, mais, au bout de quelques années, cette théorie deviendrait évidemment caduque. Ce travail de reconstruction, Menger (dans le sillage de l'Ecole de Vienne), Jevons, Walras et Pareto s'y emploieront. 2) Ou bien l'on développait une méthode consistant à prendre à tout moment le pouls du contexte (Sismondi en avait perçu, avant tous les autres, la nécessité). Prendre le pouls du contexte signifiait connaître l'histoire de ce contexte, donc adopter une méthode historique. Friedrich List, tout en demeurant encore dans le cadre théorique du libéralisme orthodoxe, avait souligné deux notions essentielles: a) la nationalité du contexte qui montrait que celui-ci était le fruit d'une évolution particulière; b) le relativisme, qui tendait à démontrer qu'il n'y avait pas de lois valables en tous temps et en tous lieux. Les Saint-Simoniens, contemporains de Sismondi et de List avaient, pour leur part, constaté l'impossibilité d'isoler les phénomènes économiques des institutions sociales et juridiques. L'école historique tirera les leçons de ces observations éparses, en induisant une approche plus globale, tenant compte non seulement des institutions et des lois mais aussi des fins, des sens impulsés par les nationalités, leurs aspirations, leurs religions, leurs valeurs, leurs traditions culturelles et philosophiques, leurs Weltanschauungen.
Wilhelm Roscher et son Grundriß
Dans son Grundriß, publié en 1843, Wilhelm Roscher tente de donner des impulsions nouvelles à la science économique. Quatre groupes d'idées motrices dominent son travail.
1. La science économique doit tenir compte de ce que les peuples veulent et sentent. Elle doit donc procéder à une herméneutique de la volonté populaire.
2. La science économique doit s'inspirer des travaux et des méthodes que Savigny a imposés en droit, c'est-à-dire des méthodes qui visent à rechercher l'origine organique des règles de droit, des institutions, etc. Méthodes qui s'opposaient aux bricolages des «rationalistes réformateurs» qui entendaient intervenir dans le droit, pour en modifier le contenu ou la portée, mais sans étudier son évolution ou son involution.
3. Roscher a juxtaposé deux méthodes; il est resté libéral, il n'a pas adhéré au socialisme naissant. Mais il a ajouté aux théories et aux pratiques du libéralisme une méthode complémentaire, la méthode généalogique/historique. En ce sens, son attitude est comparable à celle des Saint-Simoniens passés et actuels.
4. Roscher a rappelé l'importance de l'œuvre des caméralistes de l'Ancien Régime, dont la tâche était de former des administrateurs pour des administrations précises, inscrites dans des cadres précis. Le caméralisme n'avait pas de volonté critique; il pratiquait un mercantilisme à petite échelle, celle des petits Etats allemands d'avant Bismarck. L'interventionnisme de ce caméralisme qui a régi bon nombre de micro-Etats allemands explique la réticence de la pensée allemande face au libre-échangisme de tradition anglaise.
Les thèses de
Bruno Hildebrand et de Karl Knies
En 1848, paraît Die Nationalökonomie der Gegenwart und Zukunft, un livre de l'économiste Bruno Hildebrand, qui affine les arguments de Roscher. Plus radical, Hildebrand conteste l'existence même des lois économiques «naturelles», telles que les concevaient les classiques. Pour lui, il n'existe pas de lois naturelles mais des lois de développement, différentes pour chaque nation ou chaque société. Mais la précision de son travail ne va pas au-delà de cette affirmation. Karl Knies, en publiant en 1853 Die politische Ökonomie von Standpunkte des geschichtlichen Methode (= L'économie politique du point de vue de la méthode historique), déclare qu'il n'y a ni lois naturelles ni lois de développement et que l'économiste doit se borner à ne constater que des analogies dans les évolutions économiques des peuples. Knies, comme Hildebrand, laisse ses intuitions en jachère. La Jeune Ecole Historique reprendra le flambeau à partir de 1870.
Gustav Schmoller
et la Jeune Ecole Historique
Gustav Schmoller, figure de proue de cette Jeune Ecole, fonde véritablement la méthode historique et replonge l'économie politique dans l'étude des institutions et dans l'histoire économique. Son disciple anglais Cliffe Leslie résume son œuvre en trois points: a) l'induction doit primer la déduction en sciences économiques; b) le relativisme est une nécessité cardinale; c) les sciences économiques doivent nécessairement entretenir des rapports féconds avec les autres sciences. Sur le plan théorique mais non sur le plan pratique, les idées de Schmoller connaîtront un grand retentissement en Angleterre.
L'œuvre de Schmoller a une dimension critique et une dimension positive.
a. La dimension critique:
- Elle prend son envol immédiatement après la publication des thèses de Carl Menger, un économiste de l'Ecole de Vienne. La critique schmollerienne s'adresse à toutes les formes d'universalisme, à la psychologie rudimentaire des classiques qui fondent tout sur l'égoïsme individuel, au déductivisme très marqué de la tradition qui part de Locke pour aboutir à Adam Smith.
Pour Schmoller, l'universalisme est un «perpétualisme»; c'est une idéologie qui croit à la répétition infinie et perpétuelle de lois, soustraites à toutes les formes d'aléas et d'imprévus. Quant à la psychologie des classiques, elle est, pour Schmoller, déficitaire, dans le sens où l'égoïsme n'est évidemment pas le seul mobile qui pousse les hommes à agir sur le marché; il y en a une quantité d'autres: la vanité, le désir de gloire, l'action pour l'action, le sentiment du devoir, la pitié, la bienveillance, l'amour du prochain, la coutume, etc. A la monologique classique, fondée sur le seul mobile de l'égoïsme, Schmoller oppose une plurilogique complexe, enchevêtrée, qui ne permet plus d'énoncer des théories trop simples. Tous ces autres mobiles infléchissent et modifient l'égoïsme qui reste tout de même, dans la sphère économique, le mobile permanent, ou le plus permanent. Quand il prend une place disproportionnée dans la pratique économique, nous parlons, dans notre discours spécifique, d'économisme. Et il s'agit bien entendu d'une déviance dangereuse.
Nous avons vu que les méthodes classiques reposaient principalement sur la déduction. Schmoller entend privilégier la méthode d'induction, fondée sur l'observation des faits, sur une soumission à leur logique. La déduction, écrivait-il, détient une validité certaine, mais les héritiers des classiques, et parfois les classiques eux-mêmes, ont trop souvent affirmé des théories sur base de déductions boîteuses ou insuffisantes. Pour Schmoller, l'économiste doit employer à bon escient les deux méthodes pour cerner les constantes.
b. La dimension positive:
Dans l'opposition entre le mécanicisme, porté par un goût pour les simplifications outrancières, et l'organicisme, porté par la fascination pour les transformations incessantes de la réalité vivante, la vision historique/organique a) interpelle une masse énorme de phénomènes, non pris en compte par les classiques; b) se penche sur les luttes de tous ordres; c) s'avère utile pour appréhender la complexité du monde. Le caractère positif de cette démarche historique/organique, c'est d'accepter la protéenne mouvance des choses: chaque espace a eu une évolution historique différente, dont il faut repérer les étapes pour en expliquer l'état actuel. Ce travail de repérage est une nécessité pour le praticien dans le cadre de son Etat: il lui permet des prévisions plus justes.
Orthodoxies et hérétiques
Par rapport aux classiques, libéraux et rationalistes, et à partir de Sismondi, List, l'école historique et Schmoller, se développe une hérésie, une hétérodoxie, qui, disent les observateurs contemporains, culmine dans l'œuvre de Joseph Schumpeter (1883-1950). Les historiens français contemporains des pensées économiques classent les théories économiques en quatre catégories, dont trois sont «orthodoxes», représentent des «orthodoxies» et la dernière est considérée comme «hérétique» ou «hétérodoxe». Les trois catégories d'orthodoxies sont: 1) les classiques et les néo-classiques libéraux; 2) les marxistes; 3) les keynésiens, qui se situent à l'intersection des deux premières catégories. La quatrième catégorie, hétérodoxe, est constituée par les «hérétiques à la Schumpeter», dont les précurseurs seraient Sismondi et List, et les continuateurs Perroux et les régulationistes.
François Perroux, disciple de Schumpeter et auteur d'une étude détaillée sur sa pensée (9), énonce les cinq sources de la pensée schumpétérienne, fondatrice de la tradition hétérodoxe: «Schumpeter a tenté la synthèse du système de l'école autrichienne (c'est-à-dire celle qui tente de re-systématiser la pensée classique) et celui de l'Ecole de Lausanne (Walras, Pareto) d'une part, de ces deux systèmes abstraits et du système historique et sociologique de Sombart et Max Weber, d'autre part».
L'hérésie/hétérodoxie a suivi de nombreuses voies que nous indique le tableau figurant sur cette page:
TABLEAU (Alb./S. II, p. 158)
Commentons ce tableau que nous suggèrent Albertini et Silem.
1. Nous venons de voir quelles étaient les prémisses de la «voie de l'histoire».
2. La «voie des institutions» vise à substituer à l'homo œconomicus l'homo sociologicus, c'est-à-dire un homme situé dans un milieu précis. Le sociologue américain, d'origine norvégienne, Thorstein Veblen (1857-1929), inaugure pour sa part une sociologie critique (10), où il établit que l'homme d'affaires n'est pas mu par la rationalité pure (idée qui est la base de la fiction libérale) mais par des mobiles comme la vanité, la volonté de puissance qui, assez souvent, bascule dans la pathologie. Veblen critique la figure du «propriétaire absentéiste», qui ne gère plus ses affaires et ses usines sur le terrain, mais se borne à jouir des bénéfices qu'elles procurent. Les propriétaires absentéistes forment la leisure class, la classe des loisirs, qui n'a plus d'emprise sur le réel, ne veut plus avoir d'emprise sur lui, et sombre dans la décadence. Au vu de cette décadence, le pouvoir, affirme Veblen, doit appartenir aux innovateurs, notamment les ingénieurs, les inventeurs, les hommes de science, les détenteurs de la nouveauté technologique. Ce filon critique sera amplifié ultérieurement par les sociologues Clark et Mitchell.
Galbraith et la technostructure
Entre la «planète keynésienne» et l'hétérodoxie institutionaliste, se niche l'œuvre de John Kenneth Galbraith. Cet Américain dénonce la croissance quantitative des biens marchands au détriment des biens collectifs. Processus qui démantèle le sens de la Cité, du civisme, de la communauté populaire. L'interventionnisme est nécessaire, explique Galbraith, pour contrer cette involution dangereuse. Ensuite, cet auteur nous explique qu'il s'est opéré une inversion au niveau du choix; ce ne sont plus les consommateurs qui imposent leurs choix aux producteurs mais une technostructure —englobant les grands consortiums, les monopoles et les services que sont la publicité et le marketing— qui dicte ses propres choix aux consommateurs. Dans cette «filière inversée», le public est mystifié, grugé. La technostructure prétend défendre l'intérêt général mais ne défend en fait que ses propres intérêts, que sa propre logique de fonctionnement, coupée des aspirations concrètes de la population. Cette critique de Galbraith est assez proche de nos préoccupations: en France, elle a influencé, à gauche, les travaux de Henri Lefèbvre, de Roger Garaudy et, dans l'orbite de la «Nouvelle Droite», ceux de Guillaume Faye (11) (qui parlait plutôt de «Système»). En Belgique, Ernest Mandel y a puisé plus d'un argument.
3. La voie de la sociologie a pris son envol au départ du positivisme et de l'école comtienne au XIXième siècle. Elle s'est complétée au XXième par les apports essentiels de la «théorie des organisations» (Bruno Lussato) et de l'«école systémique» (Ludwig von Bertalanffy, Kenneth Boulding) (12).
La dynamique des structures
4. La voie de la «dynamique des structures» est issue de Schumpeter et a été perfectionnée par François Perroux. La dynamique des structures entend dynamiser et harmoniser l'ensemble des forces, des «résidus» (pour parler comme Pareto), des institutions, des mentalités génératrices de sens particuliers, etc. «Plus prosaïquement, une structure économique est représentée par l'ensemble des coefficients, des relations et proportions, relativement stables, qui caractérisent un ensemble économique. On parlera ainsi des structures de l'économie financière, des structures du commerce international, des structures du système bancaire ou bien des structures capitalistes. Les idées de relations et de relations stabilisées sont donc centrales» (13).
DEUX SCHEMAS: A/S + HPE
La voie de la dynamique des structures part de l'observation qu'il y a d'innombrables agencements de faits de monde, des imbrications multiples qui forment en dernière instance la totalité des phénomènes et qui procurent, assez souvent mais pas toujours, de relatives stabilités, lesquelles permettent la théorisation scientifique.
Les structures s'entrechoquent, ont leur logique interne; donc, au vu de ces affrontements et de ces différences, il faut refuser de penser l'économie en termes d'équilibre; il faut tenir compte du long terme, c'est-à-dire du fait que, plus tard, l'économie du pays, de la région, sera toujours nécessairement autre. C'est parce qu'on n'a pas suffisamment pensé l'économie en termes de dynamique que les pays européens, par exemple, n'ont pas investi à temps dans certains secteurs de l'industrie informatique (logiciels, matériels, puces, etc.) et accusent un retard par rapport aux Etats-Unis et au Japon.
Par ailleurs, la dynamique des structures postule de tenir compte du niveau de chaque espace économique, surtout dans le tiers-monde. Penser en termes de dynamique permet de meilleures prévisions, de meilleures prospectives. L'économiste et l'homme politique prévoient l'évolution des puissances et des rapports de forces, un peu comme le faisait Bertrand de Jouvenel dans sa revue Futuribles ou comme le fait Alvin Toffler (14).
La dynamique des forces
La dynamique des forces est le produit de l'évolution technique et de l'évolution démographique. A la suite des travaux de Sauvy, l'économie politique en est venu à raisonner en termes de progrès processif et de progrès récessif. Le progrès processif est celui qui procure un mieux-vivre grâce, par exemple, à la découverte de nouvelles sources d'énergie ou à la rentabilisation de nouvelles matières premières (le cas récent des nouveaux conducteurs). Le progrès récessif est celui qui est obtenu avec moins de travail pour un volume de production identique, ce qui provoque du chômage.
François Perroux prend pour thème central de ses analyses le pouvoir (la prédominance du «politique»), lequel surplombe des agents de force et d'énergie inégales qui, dans la société où ils agissent, forment un jeu de combinaisons et de re-combinaisons, par le truchement des élections et de la répartition des postes (la lottizazzione en Italie). La méthode de Perroux consiste à accepter des modèles variés et de dépasser ainsi la querelle des méthodes du XIXième siècle. Perroux, plurilogique, intègre plusieurs niveaux de rationalité et recherche les combinaisons performantes. En même temps, il rejette l'irénisme de l'équilibre général néo-classique, conçu dans le cadre irréel de la concurrence parfaite. Dans une évolution, toutes les structures ne changent pas de la même façon. Des distorsions se produisent. Ces distorsions entraînent de nouvelles évolutions, d'autres ruptures. La technostructure, dénoncée par Galbraith, ou le Système, décrit et dénoncé par Faye (15), rendent précisément les ruptures malaisées et figent des pans entiers du réel. Ce problème de rigidification, en dépit de la mobilité effrenée du monde actuel —qui est très souvent mobilité improductive— induit l'opposition qui se dessine très clairement, pour les années 90 et les premières décennies du XXIième siècle, entre les «lents», condamnés à la stagnation et au déclin, et les «rapides», futurs dominateurs au sein des «nouveaux pouvoirs» (16).
Outre le pouvoir, Perroux étudie le phénomène de la domination. Celle-ci peut avoir des effets d'entraînement, ce qui est positif, ou des effets de blocage, ce qui est négatif. Les effets de blocage apparaissent quand certaines strates du pouvoir détournent des ressources humaines et matérielles à leur seul profit. Ce mode de détournement est observable dans les pays développés comme dans les pays sous-développés, où des équipes restreintes ont récupéré à leur avantage le pouvoir jadis détenu par la métropole coloniale. Face à ce blocage qui maintient le sous-développement, Perroux énonce une théorie: 1) pas de transposition de modèles européens, américains ou japonais dans le tiers-monde; 2) refus de tout transfert mimétique de technologie; 3) réaliser un maximum d'auto-centrage (selon les principes énoncés par Friedrich List au cours de la première moitié du XIXième siècle (17).
Au-delà du structuralisme
de François Perroux
L'œuvre de François Perroux (18) a non seulement une portée économique mais aussi, en quelque sorte, une portée épistémologique, car elle nous indique comment penser critiquement et comment appliquer cette grille critique, le cas échéant, à d'autres sciences. S'il fallait résumer ses travaux, nous le ferions en huit points:
1) Pour Perroux, plusieurs types de «rationalités économiques» peuvent coexister, mieux, doivent coexister. Principe: ne pas vouloir tout unifier à tout prix.
2) Les lois économiques sont toujours provisoires. Elles sont sans cesse bousculées par les aléas.
3) Il faut accepter les limites de la science économique et demeurer ouvert au monde, à l'information. Il faut refuser le confort des habitudes.
4) Il faut être pleinement conscient de l'importance des contextes historiques.
5) Il faut admettre le principe du changement continuel.
6) Il faut accepter l'objectivité des valeurs; les valeurs sont en effet des constantes incontournables; elles influent les processus de décision, en économie comme en politique. Il est impossible d'araser des valeurs; on peut les refouler temporairement, mais toute valeur niée, rejettée, revient tôt ou tard à l'avant-plan.
7) Il faut rejetter les systèmes qui opèrent une distinction entre l'économie et la société. De même que les systèmes qui veulent scinder les fins des moyens. Il ne faut pas oublier que toutes les actions humaines sont finalisées. Il faut rejetter les raisonnements en termes d'équilibre.
8) Il faut développer des approches systémiques (19), largement ouvertes à la biologie moderne, aux travaux écologiques et à la cybernétique (20).
Notre courant de pensée possède d'ores et déjà un corpus théorique cohérent, apte à saisir la complexité du monde. L'ébauche que nous avons esquissée ici est très incomplète, trop peu mathématisée, mais elle n'a cherché, finalement, qu'à donner des grandes lignes, qui s'appliquent à l'économie mais aussi à d'autres disciplines. Quand nous dénonçons et critiquons l'économisme ou l'utilitarisme, c'est parce qu'ils sont d'emblée marqués d'incomplétude. Qu'ils fonctionnent parce qu'ils mettent entre parenthèses une multitude de paramètres, de faits de monde et de vie. Cette mise entre parenthèses aboutit précisément à la technostructure critiquée par Galbraith, qui inverse le cours naturel des choses en imposant ses propres choix à la population en même temps qu'une logique purement artificielle. Ce sont ces artifices et ces fictions que l'Ecole Historique et que le dynamisme de Perroux entendent combattre. Nous avons retenu la leçon.
Robert STEUCKERS.
(Bruxelles, août 1991).