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jeudi, 10 novembre 2022

L'invention du progrès

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L'invention du progrès

Roberto Pecchioli

Source: https://www.ereticamente.net/2022/10/linvenzione-del-progresso-roberto-pecchioli.html

Bien creusé, vieille taupe ! s'exclame Hamlet à la vue du fantôme de son père, apparaissant au prince du Danemark si loin de son lieu de sépulture. Bien creusé, vieille taupe, Karl Marx réitérera dans Le dix-huit brumaire de Louis Napoléon, confiant dans l'esprit de la révolution prolétarienne.

La taupe qui a creusé le plus profondément est l'idée de progrès, née au 18ème siècle et devenue le totem et le tabou de la modernité occidentale. Elle est apparue lorsque le besoin s'est fait sentir d'attribuer à l'homme, vidé de tout contenu religieux, un destin ayant une signification matérielle. L'invention du progrès est devenue une idéologie, à tel point que des partis et des forces culturelles se disent progressistes et que ceux qui ne sont pas de leur acabit éprouvent le besoin de se justifier, de circonscrire ou de nier leur opposition.

Comment échapper à l'idée de progrès, à son avancée inexorable, à opposer ce qui signifie opposer au progrès de l'humanité, au mouvement positif vers des degrés ou des stades supérieurs, le concept implicite de perfection, d'évolution, de transformation continue vers le mieux.

L'optimisme du 19ème siècle faisait écrire à Giuseppe Mazzini : "Nous savons aujourd'hui que la loi de la vie est le progrès, avec un abus de majuscules. Le progrès, c'est le sens de l'Histoire (encore une capitalisation ; mais le sens de l'Histoire existe-t-il ?), la voie définie, l'Évangile du Bien et du Juste. Quiconque se met en travers du chemin ne peut être qu'un fou, un perturbateur insensé dont la parole doit être retirée. L'écouter reviendrait à marcher à reculons, à se reléguer en deuxième division : régresser. Le progrès est la lumière, toute objection est l'obscurité. En bref, être progressiste est un devoir, une évidence, une foi matérielle séculaire. Comme la phrase sur l'amour gravée sur les bagues des fiancés : plus qu'hier, moins que demain.

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Le destin de l'humanité est "magnifique et progressif". Celui qui ne le croit pas est un maudit réactionnaire, une épave du passé qui ne mérite pas d'être réfutée : le sens et la direction positive du progrès sont indiscutables, semblables à certains postulats mathématiques non prouvés dont la validité est admise a priori, ou à des axiomes, principes supposés vrais parce qu'ils sont considérés comme évidents ou parce qu'ils constituent le point central d'un cadre de référence théorique.

Pas du tout. Et la réfutation ne vient pas d'un louangeur invétéré des temps anciens ou de l'Unabomber, mais de l'un des intellectuels de "gauche" les plus lucides, Christopher Lasch, l'auteur de La culture du narcissisme et de La rébellion des élites. Appliquons à l'historien et sociologue américain (1932-1994), pour des raisons de commodité, la catégorisation droite-gauche qu'il a toujours rejetée. Lasch était plutôt un populiste amoureux des cultures populaires, un socialiste sui generis et avant tout un intellectuel libre. Dans Le paradis sur terre - un titre très polémique - il déclare que le point de départ de sa réflexion est la question suivante : "comment se fait-il que tant de personnes sérieuses continuent à croire au progrès, alors que la masse des preuves aurait dû les amener à abandonner cette idée une fois pour toutes" ?

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Les idées reçues et adoptées ont la vie dure, et le progrès est l'idée maîtresse de la culture de masse. Un remarquable malentendu, voire un clignotant pour ceux qui ont grandi dans les idées marxistes, qui ne parlent pas du tout de progrès, mais de libération des chaînes du capitalisme, dont l'idée directrice est la nécessité de révolutionner continuellement la société. Même Proudhon a mis en garde contre l'optimisme insensé de ceux qui confondent le progrès matériel et économique avec le progrès moral.

C'est ce qu'ont écrit Marx et Engels dans le Manifeste de 1848. "Là où elle est parvenue à dominer, la bourgeoisie a détruit toutes les conditions de vie féodales, patriarcales et idylliques. Elle a impitoyablement déchiré tous les liens féodaux colorés qui liaient l'homme à son supérieur naturel, et n'a laissé entre l'homme et l'homme aucun autre lien que l'intérêt nu, le froid "paiement en espèces". Elle a dissous la dignité personnelle dans la valeur d'échange, et à la place des innombrables libertés brevetées et honnêtement gagnées, elle a placé, seule, la liberté sans scrupule du commerce. (...). La bourgeoisie a dépouillé de leur halo toutes les activités qui étaient jusqu'alors vénérées et considérées avec une pieuse crainte. Elle a transformé le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l'homme de science, en salariés à son salaire. La bourgeoisie a déchiré le voile sentimental de la relation familiale et l'a réduite à une pure "relation d'argent".

L'invention du progrès est la réussite la plus extraordinaire du capitalisme, dont le but est d'abattre toute barrière, toute idée et tout principe afin de tout ramener à l'échange mesurable en argent. Il doit déraciner chaque racine afin de construire l'homo consumens à taille unique - unidimensionnel, selon Herbert Marcuse - un vide à remplir avec l'imagerie des marchandises et la rhétorique inassouvie des désirs ; une machine à désirer sans boussole qui tourne sans relâche à la recherche du nouveau, programmatiquement meilleur que le passé, "plus" que le "moins" d'hier, discrédité, moqué, supprimé. Pourtant, Marx, encore lui, a exprimé dans les Manuscrits un concept décisif, qui semble à l'opposé du progressisme : la racine est l'homme.

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Privé de ses racines, l'homme se dépouille de lui-même au nom du progrès, accueillant avec une joie suffisante toute nouveauté, synonyme d'avancement. Avec l'invention du progrès et son introduction dans la culture de masse, la partie est jouée : elle devient une auto-illusion, un faux bonheur qui arbore le drapeau de la soumission à l'ordre capitaliste. Les progressistes d'ascendance socialiste et communiste, ayant rafraîchi leurs angoisses révolutionnaires, ne saisissent pas la défaite, mais perçoivent comme une victoire le présent dominé par la course illimitée (la dromocratie, pour Paul Virilio, le marathon sans fin pris pour le progrès) : un hallucinant jeu de miroirs. Les francfortologues l'ont compris, soulignant que la culture de masse et l'idée de progrès n'avaient pas libéré les hommes, mais les avaient transformés en victimes consentantes de la publicité et de la propagande. Forme de la marchandise et société du spectacle : aliénation au pouvoir.

Un irrégulier du socialisme qui ne se résigne pas à se noyer dans la soupe progressiste, Jean-Claude Michéa, en est conscient. Pour lui, l'idée de progrès, déclinée comme une course folle sans ligne d'arrivée, révèle les deux postulats cachés de la sensibilité libérale-libertaire, la matrice du progressisme.

La première est l'adhésion à l'idée que l'homme n'est qu'une machine désirante contrainte par sa nature à maximiser sa propre utilité. Cette réduction, une fois introduite comme un corollaire obligatoire du progrès, rend toute objection impossible. Le progrès s'incline devant la mystique des droits, qui deviennent une sorte de revendication de tous sur tous. Cela finit par tout justifier, de l'exploitation la plus impitoyable aux nouveaux droits liés à la sphère sexuelle et pulsionnelle.

Le progrès est l'idéologie de l'homo oeconomicus, parallèle à l'homme-machine et à l'individu qui s'émancipe de toutes les croyances ou structures traditionnelles. Un processus sans fin - comme est sans fin le fil du progrès - qui produit un revers retentissant, une hétérogénéité des fins : la soumission à de nouvelles formes de domination et d'autorité : "l'État moderne et ses juristes, le marché autorégulé et ses économistes, et bien sûr, l'idéal de la science comme fondement imaginaire et symbolique de ce nouveau tout historique".

Incroyable est la mutation, ou la transvaluation des valeurs que le progressisme libéral-libertaire a imposé à ses ennemis d'hier. Marcuse a d'abord dénoncé la "tolérance répressive" du pouvoir dans les sociétés politiques occidentales, la tendance à assimiler le progrès technologique à l'émancipation humaine. Il a affirmé l'imposture des sociétés démocratiques qui rendent impossible toute forme d'opposition. L'incipit de l'Homme unidimensionnel est "une non-liberté confortable, polie, raisonnable et démocratique prévaut dans la civilisation industrielle avancée, un signe de progrès technique". Cependant, la solution fait partie du mal : la libération par Eros, la négation du principe d'autorité, les paradis artificiels et la fermeture dans la dimension subjective. Exactement ce dont le néo-capitalisme mondialiste a besoin pour perpétuer sa domination.

L'autre élément qui légitime l'idéologie du progrès, en la rendant transversale, est l'erreur capitale de la gauche "moderne", qui reste bloquée dans la croyance que le libéralisme est une force conservatrice, voire réactionnaire. Ils sont nombreux, soupire Michéa, à "s'insurger encore contre la famille autoritaire, le moralisme sexiste, la censure littéraire, l'éthique du travail et autres piliers de l'ordre bourgeois, alors que ces derniers sont désormais détruits ou sapés par le capitalisme avancé." Rien de plus insensé que l'affirmation - ou le malentendu - progressiste selon lequel il représente la justice et le bien : depuis le 18ème siècle et les Lumières, la raison, le changement et le progrès sont les étendards et les conséquences de l'ordre économique libéral, dont l'étoile polaire est le marché, pourvoyeur d'harmonie entre des individus rationnels mus par le seul intérêt, privés de filiation et de liens, obstacles intolérables au progrès.

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Le fait que le progrès ne mène pas au bonheur, malgré les améliorations indéniables de nombreuses conditions matérielles, ne dissuade pas ses partisans : il suffit de déplacer l'objet du désir, de brandir de nouvelles avancées, et le tour est joué.

Un autre effet de la superstition progressiste est le curieux suprémacisme de l'époque actuelle, au nom duquel ceux qui ont vécu avant nous nous sont inférieurs ; ils ont bénéficié de moins de moyens et de moins de droits, leur humanité est donc également inférieure à la nôtre. Le "présentisme" progressiste cherche à repousser l'avenir en l'écrasant sur le présent, car sinon il perdrait beaucoup de son efficacité et de son attrait. En effet, le progrès de demain sera supérieur au nôtre, avec la perte d'estime de soi et la relativisation d'aujourd'hui qui en découlent. Les maîtres du progrès le savent et agissent en conséquence. Ils provoquent une anxiété constante, consubstantielle au progrès - le processus qui ne peut s'arrêter - une agitation intérieure qui nous rend dépendants du nouveau, de la consommation, des désirs.

Le progrès, au lieu d'accroître nos possibilités et d'ouvrir nos esprits, comme le pensaient les positivistes et les pragmatiques, génère des tensions, de la compétitivité, de la peur, de l'envie sociale, auxquelles il n'y a pas d'autre remède que d'administrer des doses croissantes du médicament qui a provoqué la maladie. De plus, méprisant tout passé, elle renonce à la confrontation, se contentant de la supériorité des moyens du présent. C'est là que réside l'une des contradictions progressives : l'excès de moyens obscurcit les fins au point de les nier.

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Le progrès, dans la forme sous laquelle il est vécu dans la culture de masse, ressemble de plus en plus à la vaine course circulaire du hamster dans la roue et dans la cage. L'invention du progrès, la foi aveuglante qu'elle génère, sont les murs de la prison sans barreaux qui rend la vie contemporaine frénétique et jamais rassasiée.

Tôt ou tard, le progrès aussi s'essoufflera et les hommes reviendront sur leurs pas, acceptant une vie plus naturelle, humaine au sens noble du terme. La taupe se lassera de creuser et regardera les détritus de son long travail. Peut-être que ce que la géniale légèreté d'Ennio Flaiano a imaginé se produira : même le progrès, devenu vieux et sage, votera contre.

Roberto Pecchioli

19:47 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, progrès, progressisme | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

vendredi, 03 juin 2022

La volonté d'impuissance

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La volonté d'impuissance

par Pier Paolo Dal Monte

Source : Frontiere & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/la-volonta-d-impotenza

Les pays qui font partie du soi-disant "monde libre" (ceux qui exportent la démocratie, pour être précis) ont récemment été le théâtre d'une expérience sociale d'une ampleur sans précédent. L'avènement de la soi-disant "pandémie" a fourni l'excuse parfaite pour développer et mettre en œuvre des restrictions aux libertés personnelles et sociales, qui, jusqu'à récemment, étaient considérées comme allant de soi et inscrites dans les différents systèmes constitutionnels. Parallèlement, la technologie étant neutre (rions...), on a développé des dispositifs de contrôle qui ont le potentiel de constituer, à toutes fins utiles, une prison virtuelle pour les citoyens, dont les avertissements se sont manifestés dans l'état d'exception permanent qui a été instauré au cours des deux dernières années.

Cette situation ne semble pas pouvoir être modifiée par les instruments politiques dont disposent les démocraties parlementaires. Étant donné le caractère autoritaire incontestable que le système a pris, on entend de plus en plus souvent des comparaisons de ces types de despotisme technocratique avec d'autres régimes du passé, c'est-à-dire avec ce que l'on a appelé de manière un peu simpliste les "totalitarismes".

C'est l'héritage de cette sotte herméneutique, consistant en un raisonnement comparatif, selon lequel, tout phénomène pour lequel il n'existe pas de description immédiate, doit nécessairement être ramené dans un cadre lexical connu et, par conséquent, comparé à quelque chose de connu ou, comme dans ce cas, identifié ou, en ce qui concerne les phénomènes historiques, à quelque chose qui s'est déjà produit.

Comme nous l'avons écrit dans un article précédent, l'histoire ne connaît pas de retour en arrière et, par conséquent, toute comparaison prend l'apparence d'une herméneutique fausse (bien que commode) qui met tout dans le même sac. Ce dernier point peut, sans aucun doute, être réconfortant, étant donné qu'elle analyse ces phénomènes par une sorte d'"absolutisme magique" qui les voit isolés de leur contexte, c'est-à-dire comme une excroissance de l'histoire, déterminée avant tout par l'avènement du Mal dans les affaires humaines, une possession diabolique dont ont été victimes certaines communautés ou nations qui ont poursuivi le "Mal absolu", mais elle reste, fondamentalement, une sorte d'esprit de clocher herméneutique dicté, plus que toute autre chose, par l'attitude insensée qui postule que le "cours normal de l'histoire" est celui d'un "progrès" continu, non seulement matériel mais, surtout, sociopolitique et culturel (en bonne substance un signifiant vide de sens) et, par conséquent, le mystère de ces iniquités ne peut s'expliquer que par la présence de quelque influence maligne sur le cours de l'histoire.

Si c'est une opération plutôt superficielle de mettre dans le même sac des phénomènes politiques, pourtant jadis marqués par de grandes différences, et de les placer sous un dénominateur commun, le soi-disant "totalitarisme" qui, en réalité, est une fausse synecdoque, d'autant plus que l'assimilation de ces régimes au nôtre est une opération plutôt scabreuse.

Il est donc plutôt stupide (ou une véritable opération de Maskirovka) de décrire le régime actuel comme un "nouveau nazisme", comme un "fascisme sanitaire" et avec toutes les nombreuses variations sur le thème, de montrer les symboles de l'époque (croix gammées, etc.) pour stigmatiser le despotisme du présent, allant même jusqu'à invoquer un "nouveau Nuremberg" (signifiant, bien sûr, le procès, pas les références à Hitler) pour punir les coupables ; comme si la simple juxtaposition verbale ou l'affichage d'emblèmes typiques et tapageurs suffisait à rendre compte du phénomène actuel.

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Il est donc bon d'essayer de mettre un peu d'ordre dans ce fatras.

Ce que nous vivons actuellement peut être défini comme une "techno-dictature" qui a commencé à se manifester grâce à "l'état d'urgence pandémique", qui s'est rapidement transformé en état d'exception, en vertu duquel la structure juridique de l'État, la division des pouvoirs et l'attribution des pouvoirs ont été dépouillées, c'est-à-dire que les structures ont été vidées, tout en les maintenant formellement.

Le terme "techno-dictature" (un néologisme plutôt cacophonique, à vrai dire) vise à définir brièvement les modalités de ce type de despotisme sans précédent ; sans précédent parce qu'il ne se manifeste pas par l'usage de la force, mais par des dispositifs de contrôle électroniques, beaucoup plus efficaces et omniprésents, qui permettent de contrôler toutes les activités de la vie quotidienne des citoyens (des transactions aux déplacements).

De ce point de vue, aucune comparaison ne peut être trouvée dans l'histoire (sauf, en embryon, dans l'activité florissante des écoutes téléphoniques et environnementales de la STASI et du KGB) car, de nos jours, la violence et la coercition physique qui caractérisaient les régimes d'antan ne sont plus nécessaires (sauf dans une très faible mesure) : les chemises noires, la Gestapo, les camps de concentration, les vuelos de la muerte, la torture (même si nous pensons que, le cas échéant, ces pratiques ne seraient pas dédaignées, comme nous l'enseignent les disciples de Stefan Bandera, défendus à satiété par les champions des droits de l'homme), également parce que les appareils policiers des dictatures technocratiques modernes sont bien moins développés que ceux des régimes du siècle dernier.

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Une autre différence fondamentale est reconnaissable dans le fait que les régimes du passé étaient des dictatures ouvertes, c'est-à-dire qu'ils ne cachaient pas leur nature, alors que celui d'aujourd'hui est subreptice, car il se dissimule sous l'apparence formelle de la "démocratie représentative" (et rions, rions,...). Cette dernière, cependant, a été complètement vidée de tout aspect substantiel (ce processus n'a pas commencé aujourd'hui, mais aujourd'hui il a été achevé), en ce sens que la représentativité est complètement éteinte, les constitutions méprisées et les lois, inappliquées (ou appliquées avec un arbitraire extrême).

Toutefois, la différence la plus frappante ne concerne pas les modes de gouvernement, c'est-à-dire les moyens, mais les fins immanentes, c'est-à-dire ce qui détermine en définitive sa forme, ses caractéristiques et sa mythopoïèse.

Cette caractéristique, partagée par toutes les dictatures du siècle dernier (mais pas la nôtre), est ce que l'on pourrait définir comme la "volonté de puissance", dont sont issues les différentes "mythologies totalitaires".

Le fascisme, par exemple, a fait mine de s'inspirer du mythe de la Rome impériale et de sa grandeur. Le nazisme a inventé la fable de la race aryenne, la race supérieure originaire de la légendaire Thulé, la "demeure arctique des Vedas" : un mythe de pacotille qui a néanmoins gagné la foi, même des hiérarques du régime, qui ont dépensé d'énormes ressources pour tenter de prouver sa véracité.

Le bolchevisme, pour sa part, et dans une perspective quelque peu différente, recourait à la mystique de la frontière, de l'homme conquérant la nature hostile et la transformant en un instrument docile entre ses mains.

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Nous pouvons trouver une image efficace de ce mythe dans un discours prononcé par Vladimir Zazubrin (Zazoubrine/photo)) au congrès des écrivains soviétiques en 1926 :

"Que la fragile poitrine de la Sibérie soit revêtue de l'armure en béton des villes, équipée du système défensif en pierre des cheminées, encerclée par une ceinture ferroviaire. Laissez la taïga tomber et brûler, laissez les steppes être piétinées. Ainsi soit-il ; et il en sera inévitablement ainsi. Ce n'est qu'avec du ciment et du fer que se forgera l'union fraternelle de tous les peuples, la fraternité de fer de l'humanité".

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Michail Pokrowski (photo), éminent historien de la révolution, a prophétisé que le temps viendrait où :

"la science et la technologie atteindront une perfection presque inimaginable, de sorte que la nature se transformera en cire malléable entre les mains de l'homme qui la moulera à sa guise".

Le communisme était "la puissance des Soviets plus l'électrification", les grands travaux ouvraient la voie.

En bref, bien que déclinée selon des mythologies différentes, la volonté de puissance était le véritable point commun des régimes du 20e siècle: la création de l'homme collectif était poursuivie comme l'incarnation de la puissance de la méga-machine sociale, qui devait se manifester à la fois dans la domination de la nature et dans la domination des autres nations (le Lebensraum). Tout était animé par une véritable pulsion constructiviste qui se manifestait dans le gigantisme des ouvrages: ponts, barrages, bâtiments imposants, poldérisation, canalisation des rivières.

Bien entendu, le secteur dans lequel, plus que dans tout autre, la volonté de puissance s'est manifestée est celui de la guerre ; ainsi, la course aux armements, qui est le moyen le plus efficace de manifester la puissance de la nation, combinée à la volonté de conquête et aux ambitions impériales, c'est-à-dire au Lebensraum, a décliné de différentes manières.

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Inconvenante? Certainement, au point de conduire au conflit le plus sanglant de l'histoire de l'humanité, car le pouvoir peut détruire comme il peut construire. Cependant, la volonté de puissance, même si elle peut conduire à des conséquences tout à fait aberrantes, comme dans les cas cités, est ce qui distingue l'homo faber, dont la caractéristique est de manipuler et, donc, de dominer, la "matière première" fournie par le monde naturel, tout comme il dominait le feu fourni par Prométhée, qui peut forger aussi bien qu'incendier.

Nous pensons donc que c'est cette caractéristique qui constitue la différence axiale qui distingue les régimes du passé de ceux du présent.

Pour la première fois dans l'histoire, nous sommes confrontés à un régime fondé sur ce que l'on pourrait appeler une "volonté d'impuissance": sa mythologie n'est pas inspirée par des images grandioses, elle n'est pas animée par une aspiration à l'expansion, mais par une compulsion à l'anéantissement, à une diminutio anthropologique et sociale qui postule l'indignité de l'homme, comme si elle aspirait à une seconde expulsion du paradis terrestre (qui n'est d'ailleurs pas aussi paradisiaque que le premier). C'est l'idéologie terminale d'un long processus d'abstraction du monde, d'ablation de sa tangibilité, qui a commencé avec l'imposition des "qualités premières" et s'est poursuivi avec la reductio ad signum induite par le primat de la valeur d'échange, de la notation, qui a pris la place de la matière et du temps de la vie, et a donné naissance à un monstre qui, comme Chronos, a dévoré ses propres enfants.

"L'homme est désuet" et devient donc rapidement pléonastique.

Cette inessentialité ontologique détermine son destin: n'étant pas, il ne doit même pas avoir, il ne doit pas consommer la matière du monde, ni prétendre avoir sa propre place sur terre. Comme tout produit jetable, il peut être utile, tout au plus, pour récupérer la matière dont est faite sa vie, celle qui l'entoure et constitue son monde, afin de l'alimenter dans la forge de la valeur et de la transformer en un signe sur un quelconque livre de comptes (accumulation par expropriation).

Le même mythe du progrès qui, pendant des siècles, a été la boussole qui a guidé la voie de la modernité, semble s'être perdu dans le brouillard de ce vestige de l'histoire.

Dans l'après-guerre, les regrettées "trente glorieuses", l'humanité a été éblouie par le visage grandiose du progrès: le "pouvoir sur l'atome" et donc sur la structure même de la matière ; la conquête de l'espace ; l'apparente libération des limites imposées par la nature, grâce à des instruments toujours plus puissants. Cette idée de progrès illimité a capté l'imagination collective de l'époque et semblait destinée à transformer l'homme en une sorte de demi-dieu presque omnipotent.

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Au fil du temps, la plupart de ces fantasmes se sont brisés contre les récifs de l'histoire, car l'apparente spontanéité du mouvement du progrès était en réalité déterminée par des motifs contingents, principalement l'ambition de suprématie technologique (et donc symbolique) des grandes puissances de l'époque. Une fois cette période terminée, le progrès a commencé à prendre d'autres chemins, comme pour montrer que, loin d'être le guide de l'histoire, c'est en réalité cette dernière (et le Zeitgeist immanent) qui en détermine la forme.

Une brochure intitulée "Les limites du développement" fut un jour publiée, le terme "écologie" fit son apparition, tout comme le concept d'"environnement" en tant qu'habitat. L'homme n'était plus considéré comme l'élève préféré de Prométhée, mais devenait une espèce parmi d'autres qui habitent la planète Terre.

Le pétrole devient une ressource rare (les crises des années 1970) et s'ouvre une longue période où l'austérité devient l'horizon des gouvernements occidentaux. Soudain, quelqu'un s'est rendu compte que le "baby boom" avait rendu la planète trop peuplée et que l'espèce humaine était trop gourmande et vorace, et qu'elle détruisait "l'environnement".  C'est ainsi que la culpabilité puritaine a commencé dans l'"anglosphère" et s'est répandue dans le monde comme une pandémie.

La volonté de puissance, qui avait orienté le progrès dans une certaine direction (le triomphe de la méga-machine), s'est arrêtée, et le progrès s'est retrouvé incertain de la route à prendre, comme un voyageur en terre inconnue.

Un désir d'impuissance a commencé à faire son chemin, qui s'est manifesté par une envie de "dématérialisation" (la fin de l'homo faber), accompagnée par la prolifération de systèmes de contrôle social de plus en plus envahissants, c'est-à-dire les appareils électroniques qui, aujourd'hui, déterminent tous les aspects de la vie et qui ont permis de créer un nouvel univers de catégories de marchandises. Lorsque l'argent s'est enfin libéré de toute entrave matérielle (1971), le profit s'est lui aussi progressivement libéré de la matière et s'est finalement orienté vers les marchandises financières et informatiques.

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Cependant, le mythe du progrès ne pouvait pas être abrogé tout court, car cela aurait entraîné la disparition de toute sotériologie résiduelle, puisque l'image d'un univers composé exclusivement de matière en proie à la décomposition entropique sans espoir d'en devenir le "maître et possesseur" ne pouvait en fournir.

Si tout un système historique est fondé sur le mythe du progrès et que celui-ci prend la forme d'un pouvoir matériel, il est difficile d'imposer un changement de cette ampleur à l'imagination collective et d'éviter ses réactions. À une époque où la pax Americana et l'américanisation du monde qui s'en est suivie (improprement appelée "mondialisation") ont conduit à la "fin de l'histoire", rendant inutiles les vagues revendications de pouvoir (du moins, de la part de toutes les entités autres que les États-Unis), il était nécessaire d'élaborer un nouveau mythe millénaire pour remplacer les précédents.

Ainsi, la pensée hétéroclite de ce vestige de la modernité a emballé une poignée de mythes misérables pour ressusciter le progrès sous une autre forme: il n'était plus mû par la volonté de puissance, mais par un méli-mélo mal défini d'illusions nouvellement créées, dont le trait commun n'était plus la domination du monde ou la libération de l'homme de toute corvée, mais la libération des entraves anthropologiques et naturelles qui avaient, en quelque sorte, caractérisé l'existence humaine jusqu'à présent. Ce fatras s'est manifesté sous des formes très différentes (comme c'est le cas de la diversification des produits en fonction de diverses niches de marché): cela va du déni de la sexualité biologique, avec le délire de la multiplication des " genres ", au puritanisme culturel, qui veut écarter l'histoire, l'art et la littérature parce qu'ils ne sont pas alignés sur les hallucinations de la respectabilité sociale.

La langue elle-même est soumise à une censure de plus en plus atroce et est ainsi inhibée et décolorée à tel point que la communication est presque impossible. L'expression verbale fait désormais appel, presque exclusivement, à des signifiants vides.

Ainsi, un nouveau mythe a fait son entrée, aussi insipide et mesquin que tout ce que produit cette époque stérile, un mythe tiré, in fine, des divagations calvinistes (eh, l'esprit du capitalisme...), à savoir celui de l'indignité de l'homme, coupable de ne pas avoir su préserver l'environnement (c'est-à-dire l'habitat) qui lui a été "confié", et qu'il faut donc mettre sous contrôle, afin qu'il cesse de perturber la création.

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La volonté d'impuissance est la mystique de la fin des temps, de la fin de l'histoire, dans laquelle le loup ne paîtra pas avec l'agneau mais l'homme pourra se fondre dans la machine à laquelle il a donné naissance: l'homme algorithmique, purgé de la volonté et de tout but et donc de l'imprévisibilité humaine, libre du mal comme du bien, oublieux d'avoir été nourri par l'arbre de la connaissance. Il s'agit d'une véritable "dictature du nihilisme", l'après-moi le déluge d'une civilisation qui ne veut plus avoir de buts, d'énergie ou de motifs pour continuer sur sa lancée et qui fait donc tout pour s'empêcher d'aller plus loin.

Notes :

[1] (le livre éponyme de Hannah Arendt est en grande partie responsable de cette simplification)

[2] Par exemple, les présidents des régions ont été autorisés à fermer les "frontières" (inexistantes) des régions.

[3] B. G. Tilak, La maison arctique dans les Védas, TILAK BROS Gaikwar Wada, Poona, 1903

[4] F. R. Shtil'mark., L'évolution des concepts sur la préservation de la nature dans la littérature soviétique, Journal of the History of Biology, 1992, 431

[5] Cité dans : J. R. McNeill, Quelque chose de nouveau sous le soleil, Einaudi, Turin, 2000, p.423

[6) L'Amu Darya a été détourné pour construire des ouvrages d'irrigation pour les cultures de coton de l'Asie centrale soviétique, ce qui a entraîné l'assèchement de la mer d'Aral.

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[7] D. H. Meadows, D. L. Meadows, J. Randers, et William W. Behrens III, The Limits to Growth. New York : Universe Books. 1972

[8) Avant le milieu des années 1980, en effet, le grand public ne parlait pas de la "bourse" et les économistes étaient considérés comme des techniciens comptables non habilités à exprimer quelque épistémè que ce soit.

[9] Bien sûr, personne n'est touché par l'idée que, pour le capitalisme, l'environnement n'a jamais été conçu que comme une base pour la multiplication des moyens d'échange.

[10) Hermann Rauschning a qualifié le nazisme de "dictature du nihilisme", mais la volonté de dominer, aussi perverse soit-elle, n'a rien de nihiliste.

mardi, 27 juillet 2021

Alexandre Douguine: "Le progrès n'existe pas. C'est une illusion"

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Le progrès n'existe pas. C'est une illusion

Alexandre Douguine

Ex: https://www.geopolitica.ru/article/progressa-ne-sushchestvuet-eto-zabluzhdenie

Tôt ou tard, quelqu'un devait le dire. L'idée de progrès est une pure illusion. Tant que nous n'abandonnerons pas ce préjugé, tous nos projets et plans, toutes nos analyses et reconstructions historiques, toutes nos idées scientifiques reposeront sur une fausse base. Il est temps de mettre un terme au progrès. Il n'y a pas de progression linéaire des sociétés humaines.

Une fois que nous aurons accepté cela, tout se mettra immédiatement en place.
L'idée de progrès a été formulée pour la première fois par les Encyclopédistes au XVIIIe siècle, et trouve son origine dans la théorie hérétique de Joachim de Flore sur les trois règnes - le Père, le Fils et le Saint-Esprit. La tradition chrétienne orthodoxe reconnaît l'âge de l'Ancien et du Nouveau Testament, c'est-à-dire l'âge du Père et du Fils, mais la fin de la civilisation chrétienne est suivie d'une brève période d'apostasie, de l'arrivée de l'Antéchrist, puis de la fin du monde. Et aucune renaissance spirituelle particulière, aucune amélioration du christianisme n'est attendue. Au contraire. Lorsque l'ère du Fils prend fin, il y a une chute de l'humanité - dégénérescence, effondrement et dégradation.

Joachim de Flore et ses disciples franciscains, majoritairement catholiques, voyaient au contraire l'avenir comme beau, et après la chute de la civilisation chrétienne médiévale, ils ont prophétisé la venue de quelque chose d'encore plus sublime et sacré.

Les Encyclopédistes ne croyaient plus à l'époque du Saint-Esprit, mais non plus ni à l'Église ni à Dieu lui-même. Mais la conviction de la fin de la culture chrétienne était partagée et ils proclamaient joyeusement la fin de la religion comme le début d'une nouvelle société - plus juste, plus parfaite, plus rationnelle et plus démocratique. Plus développée.

C'est ainsi que les athées et les matérialistes - Turgot, Condorcet, Diderot, Mercier - développent la théorie du progrès humain universel, assez rapidement élevée au rang de dogme absolu. Les personnalités annonciatrices du Nouvel Âge ont été encouragées à douter de tout - de Dieu, de l'homme, de l'esprit, de la matière, de la société,  de la hiérarchie, de la philosophie, mais non pas à douter du progrès... Non, car c'eut été trop.

D'où vient cette axiomatique ? Pourquoi l'opinion d'un certain nombre de penseurs - qui ne sont pas les plus brillants et les plus impressionnants - a-t-elle soudainement acquis le statut de dogme ? Et pourquoi ne peut-on pas permettre qu'elle soit critiquée, discutée rationnellement, remise en question ?

Il y a là quelque chose de mystérieux. Le progrès ne peut être catégoriquement réfuté dans le Nouvel Âge. Ceci est commun à toutes les idéologies politiques - libéralisme, communisme et nationalisme, à toutes les écoles scientifiques - idéalistes ou matérialistes. La croyance au progrès est devenue une sorte de religion. Et la religion ne requiert aucune preuve. Plus c'est absurde, plus c'est crédible.

Ainsi, avec la référence au progrès, le Nouvel Âge a écarté l'Antiquité, le Moyen Âge, la théologie, les traditions de Platon et d'Aristote, la hiérarchie, l'empire, la monarchie, les anciens fondements du travail paysan sacré.

Bien sûr, une critique du progrès existait - tant de la part des traditionalistes, que de certains penseurs qui adhéraient à une vision cyclique de la logique de l'histoire, et dans l'école des structuralistes européens, et dans les théories des nouveaux anthropologues.
Le mythe du progrès a été démoli de manière convaincante par l'éminent sociologue russo-américain Pitirim Sorokin.

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Mais dans la conscience publique - et même dans l'inconscient collectif - l'illusion du progrès a conservé sa position dominante. Quoi qu'il en soit, ni une série de catastrophes politiques à grande échelle, ni la dégénérescence évidente de la culture contemporaine, ni l'effondrement des systèmes sociaux, ni les découvertes inquiétantes de la psychanalyse, ni la critique ironique du postmodernisme, n'ont empêché l'humanité de toujours croire aveuglément au progrès. Et l'humanité continue à aggraver les choses en agissant ainsi.

Mais il suffit d'admettre qu'il s'agissait d'une hérésie, d'une hypothèse sans fondement, complètement réfutée par le cours de l'histoire elle-même, pour que l'image de la réalité qui nous entoure redevienne claire.

La civilisation moderne est plutôt dans un état de profond déclin. C'est un constat amer, mais poser un tel constat, plein d'amertume, ce n'est pas la même chose que de sombrer dans le désespoir. Si les choses ont mal tourné - et c'est vraiment le cas - revenons à la plénitude et à la santé, rétablissons les choses comme elles étaient. Tant qu'elles ne sont pas périmées.

Par ailleurs, le refus du progrès n'empêche nullement de reconnaître une amélioration de tel ou tel aspect de la vie. Mais cela n'en fait pas une loi contraignante. Certaines choses s'améliorent. Certaines choses s'aggravent. En outre, une phase peut succéder à l'autre. Et dans différentes sociétés, ces cycles - s'ils ont un quelconque algorithme universel - peuvent ne pas coïncider. Quelque part, il y a du progrès et quelque part, il y a de la régression. En Russie, c'est l'été, en Argentine, c'est l'hiver.

Sans l'illusion délétère du progrès, nous retrouverons à la fois notre santé mentale, tissé de sobriété, et notre liberté. Nous pouvons rendre le monde meilleur, mais nous pouvons aussi le rendre pire. Chaque fois, nous devons réfléchir à nouveau. Comparer, analyser, nous tourner vers l'histoire, repenser l'héritage du passé - sans arrogance ni préjugé.

Rendons notre existence digne. Certainement mieux que maintenant. Mais pour faire ne serait-ce qu'un petit pas dans cette direction, nous devons impitoyablement nous débarrasser de l'idée fallacieuse d'un progrès inéluctable, cette hérésie dangereuse et corruptrice.

mardi, 26 février 2019

Le progrès, une idéologie d’avenir ?...

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Le progrès, une idéologie d’avenir ?...

par Hervé Juvin

Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son blog et consacré à l'idéologie du progrès, qui se trouve au cœur de la doctrine politique d'Emmanuel Macron. Économiste de formation, vice-président de Géopragma, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Candidat aux élections européennes sur la liste du Rassemblement national, il a publié récemment un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

juvin.jpgLe progrès, une idéologie d’avenir ?

Enrôler le progrès à son usage unique ; c’est la grande idée politique d’Emmanuel Macron. Le combat entre progressistes et conservateurs remplacerait le débat entre droite et gauche.Vieillie, dépassée, la confrontation entre socialistes et libéraux ferait place à une confrontation entre l’avenir et le passé, ceux qui avancent et ceux qui bloquent, la lumière et la nuit. On croirait entendre Jack Lang en 1981… Le simplisme a une force politique. L’avenir, qui est contre ?

La pertinence de l’opération pose pourtant question. Car tout se complique dès qu’il s’agit de définir le progrès dont l’avenir doit être porteur, cette valeur supposée positive, à laquelle s’oppose le conservatisme, si aisément jugé négatif. Sauf qu’il n’est pas certain que le progrès, celui que désignent les progressistes, soit exactement le futur ; de même qu’il n’est pas certain que la volonté de conserver, attribuée aux opposants, s’enlise dans le passé. Et si c’était le contraire ? Et si « je maintiendrai » était la formule révolutionnaire du futur ?

La belle route du progrès

L’avenir tel que La République en Marche veut y conduire la France a été écrit en 1990. Libre échange, entreprises mondiales, sociétés multiculturelles, règne du droit et uniformisation du monde sur le modèle américain. La chute de l’empire soviétique promettait l’union planétaire, la démocratie mondiale, et le libéralisme devenait la seule politique possible. C’était la fin de l’histoire, qui s’en souvient ?

Le libre-échange allait bénéficier à tous ; d’ailleurs, aucun économiste ne peut être protectionniste, affirmaient doctement des experts payés pour leurs discours par les banques et les fonds d’investissement. Les multinationales avaient carte blanche ; délocaliser, c’était l’avenir ! Les leçons du XXe siècle étaient tirées ; le nationalisme c’est la guerre, et la Nation, dans ses frontières, était une forme politique dépassée. Le sort des peuples européens se confondait avec l’intégration de l’Europe. L’euro devait donner à l’Europe sa forme fédérale, appelée à attirer toutes les Nations.

hj11.jpgLa société multiculturelle était l’avenir ; elle abolit les frontières ; elle ne connaît la diversité qu’individuelle, et elle nous promet la paix et l’amitié entre tous les hommes unis par le commerce. Ils ne formeront plus des peuples, mais une humanité dans laquelle tous font valoir les mêmes droits, partagent les mêmes désirs, bref, deviennent les mêmes. La croissance allait sauver le monde ; la Chine marchait vers la démocratie à mesure que le bol de riz se remplissait. Le droit et le marché en avaient fini avec la politique ; la puissance, la souveraineté, la Nation, autant de vestiges à mettre au grenier. Ajoutons que le monde est à nous, que nous nous levons chaque matin pour tout changer, que tous les milliardaires du monde n’aspirent qu’à construire un monde meilleur, et que la liberté oublieuse du passé assure que chacune, que chacun se construise lui-même un avenir radieux.

C’étaient les années 90. Un autre monde. C’est toujours la rengaine du progrès telle que l’entonnent celles et ceux qui n’ont rien vu, rien appris, rien compris depuis plus de vingt ans. Et c’est ce que des dirigeants européens autistes, un Président français vieilli avant l’âge, veulent continuer à nous faire croire comme progrès. Ce que la République en Marche veut faire croire à la France. Et pourtant…

L’avenir a changé de route. La zone euro est en panne ; non seulement l’Europe recule par rapport à tous les autres continents, mais en Europe, les pays de la zone euro sont derrière les pays qui ont gardé leur monnaie nationale, à commencer par la Grande-Bretagne. Le commerce international est en recul, depuis que les coûts du transport ont cessé de baisser, depuis que les entreprises redécouvrent que l’éloignement est un facteur de risque.

La part des multinationales dans l’activité mondiale baisse, pour la première fois depuis les années 1980. La dénonciation des pratiques commerciales déloyales est au cœur de tous les débats internationaux, et la hausse des tarifs douaniers, le resserrement des normes et des contrôles, est partout la réponse à des situations où la concurrence est inégale. Plus personne n’oserait dire que « le doux commerce » est la voie de la paix ! Il n’y a pas de marché quand les systèmes de valeurs, les priorités, diffèrent.

Analysant la perspective de voir les États-Unis couper Huawei de ses fournisseurs occidentaux ou taiwanais, même le très libéral The Economist reconnaît que « la technologie ne peut rien contre la politique » ! Dans les cercles internationaux, et même à Davos 2019, le constat s’impose ; la mondialisation a fait quelques milliers de milliardaires, elle a sorti de la pauvreté 1,2 milliard d’Asiatiques, elle a surtout détruit des classes moyennes occidentales qui devaient l’essentiel de leur pouvoir d’achat, non à leur performance individuelle, mais à la solidité du cadre national et des systèmes sociaux en vigueur, des politiques salariales aux mutualisations internes. Et l’individualisme progresse sur fond de désespoir, avec un Japon, une Allemagne, une Corée du Sud, qui découvrent que l’isolement est la première maladie moderne, et que la réussite économique ne donne pas l’envie de vivre.

Le nouveau signe du progrès

Le progrès aujourd’hui n’est pas ce qu’il était en 1990. Les Français l’ont bien compris. Le progrès s’appelle circuits courts, il s’appelle relocaliser, se fournir à proximité, savoir qui produit quoi, et comment. L’avenir est fait d’héritages à conserver et à transmettre, plus beaux, plus riches, plus vivants. Le progrès s’appelle lutter contre l’esclavage et le trafic d’êtres humains qui sont le vrai nom de l’immigration. Le progrès s’appelle frontière, pour ceux qui veulent choisir leurs lois, leurs voisins, et leur destin. Le progrès s’appelle renouer avec l’histoire pour se projeter sans se perdre, il signifie préférer le citoyen à l’individu, parce que lui seul rend possible l’action collective, et que citoyenneté rime avec liberté. Et le progrès s’appelle retour au territoire, retour à la famille, aux liens et aux siens, parce que nul ne survivra seul à l’effondrement de nos sociétés et de la vie.

hj1.jpgL’avenir a changé de sens, et le progrès est l’inverse de ce qu’une politique française entêtée, aveugle et autiste, fait subir aux Français. Partout, l’État Nation est la forme politique de la modernité, et partout, les États Nations cherchent à affirmer leur unité interne, pour mieux faire face aux défis extérieurs qui se multiplient. Partout, la frontière retrouve sa fonction vitale ; faire le tri entre ce qui vient de l’extérieur, qui est utile, choisi, et qui entre, et ce qui est dangereux, toxique, et qui reste à l’extérieur. Partout, l’unité nationale est une priorité.

Partout aussi, l’État est appelé à redécouvrir son rôle ; protéger, promouvoir, préférer les citoyens. Même Henry Kissinger (Le Débat, nov-déc. 2018) appelle les États à prendre le contrôle d’Internet ! Même Davos sent vaciller ses certitudes mondialistes et témoigne du malaise dans ce qui reste du monde global ! Partout, sous des formes et des contours divers, le besoin de dire « nous » l’emporte sur le « je » de l’isolement et de la détresse. Et partout, être respecté, être associé, être représenté, devient plus important que les bénéfices économiques promis par des experts méprisants, distants et absents.

Quand le progressisme se confond avec le bougisme — changer tout, tout le temps et pour rien — le progrès s’appelle demeurer. Quand le progressisme signifie sacrifier au court terme un patrimoine, des infrastructures, des traditions, le progrès s’appelle maintenir. Quand le progressisme s’attaque aux mœurs, aux institutions, aux familles, aux corps et à la vie, le progrès s’appelle préserver. Parlez-en à ceux de l’Est européen, ils savent que conserver, maintenir, défendre et préserver peut être la promesse qui fait se tenir debout et qui ouvre toutes grandes les portes de l’avenir !

Et voilà que la confusion se dissipe. N’en déplaise à Mme Nathalie Loiseau, il n’y a pas et il n’y aura pas de souveraineté européenne parce que la souveraineté est l’apanage des peuples, et qu’il n’y a pas, il n’y aura pas de peuple européen. N’en déplaise à Emmanuel Macron, le libre échange est en recul, comme le commerce mondial, parce qu’ils sont à l’origine de la plus formidable régression sociale que l’Europe ait connue. N’en déplaise à des socialistes qui ont trahi le peuple, les frontières sont de retour parce que leur ouverture détruit les acquis sociaux, le droit du travail et les solidarités nationales plus vite que n’importe quel autocrate illibéral.

N’en déplaise aux européistes de la fuite en avant fédérale, comme aux nostalgiques d’une grande Europe aux ordres du Reich, l’État Nation est la forme politique de la modernité, et les rêves du multilatéralisme, du post-national et de la démocratie mondiale ont fini dans les poubelles de l’histoire. Qu’elles y restent ! Et n’en déplaise aux donneurs de leçons, le dépassement des Droits de l’individu est en cours, des Droits qui n’ont de réalité que quand les citoyens dans une société organisée et grâce à un Etat fort, décident de les honorer.

hj2.jpgVoilà notre situation historique. Un nouvel obscurantisme nous rend prisonniers. Il s’appelle globalisme, multiculturalisme, individualisme. L’idéologie qu’il constitue est rétrograde, elle répète des refrains qui ont trente ans d’âge, et elle nous bouche l’avenir. Nous devons allumer d’autres Lumières pour faire reculer l’obscurité, et nous libérer des mensonges officiels comme des inquisiteurs qui appellent « fake news » ce qui révèle les mensonges de l’oligarchie au pouvoir. Nous devons suivre l’enseignement de Spinoza, de Kant, et nous libérer de la religion laïque de l’économie, qui a remplacé les religions divines sans rien tenir de leurs promesses ! L’avenir s’appelle Nation, s’appelle citoyen, s’appelle frontières. Le changement s’appelle sécurité, autorité, et stabilité. Et le progrès s’appelle demeurer Français, bien chez nous, bien sûr notre territoire, bien dans nos frontières, pour être à l’aise dans le monde.

Il est grand temps que la France se réveille du sommeil de plomb dans lequel le socialisme l’a plongé. Il est plus urgent encore que La République En Marche cesse de mettre la France à reculons, de vendre pour changement une rengaine que personne n’écoute plus, et de nommer progrès ce qui a provoqué un recul français manifeste, douloureux, et continuel depuis trente ans. Nous qui défendons la Nation représentons le progrès, le vrai, celui qui est partagé par tous. Nous représentons les libertés publiques, et la première d’entre elles ; la liberté de choisir qui est Français. Nous voulons que la France reprenne sa place dans le monde ; nous allons faire rentrer la France dans l’histoire ; nous allons rendre à la France son avenir, un avenir choisi, pas celui qu’on nous impose, un avenir voulu, pas celui des gérants de fonds, un avenir qui en finisse avec les vieilles recettes et les vieilles illusions, un avenir que nous aurons choisi !

Hervé Juvin (Blog d'Hervé Juvin, 18 février 2019)

dimanche, 28 octobre 2018

The Fallacy of Progress

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The Fallacy of Progress

Our “progressive” obsessions for change neglect to consider consequences. Change is demanded for the sake of a fad or a slogan: “equality,” “democracy,” “reproductive rights” . . . Even a word of caution is damned as “reactionary,” “old-fashioned,” or “fascist.” Traditions, customs, and beliefs are regarded as being as transient as the planned obsolescence of computers. The assumption by the “positivists” is that history is a straight line from “progress” and “primitive” to “modern,” and that anything or anyone who stands in the way is what Marx, in The Communist Manifesto, vehemently damned as a “reactionist.”

The “positivist” assumption was a conscious break with the past; its founder, de Condorcet,[1] [2] was an ideologue of the French Revolution, albeit meeting his fate like many others. Marx was in the same mold. Under the impress of the same zeitgeist, Darwinism was applied to social history and economics and used to justify another type of revolution: the industrial, and nineteenth-century positivists, including Social Darwinists, confidentially saw the nineteenth century as the culmination of all hitherto existing societies. This optimism among the highest intellectual circles was cogently expressed by A. R. Wallace, who was next to Darwin in importance in propounding the theory of evolution: “Not only is our century superior to any that have gone before it but . . . it may be best compared with the whole preceding historical period. It must therefore be held to constitute the beginning of a new era of human progress . . .”[2] [3]

As a reminder that the twentieth and twenty-first centuries are trapped in the same mental straitjacket of “progress” and, ironically, that historical perspectives have not “progressed” beyond the dogmatic assumptions of de Condorcet, Marx, or Wallace, influential academics such as Francis Fukuyama assure us with the same certainty that liberal democracy, under the auspices of the United States, is not only the culmination of all hitherto existing history, but that it is equally applicable to all humans. Moreover, once its universal dispensation has been achieved, this will be literally “the end of history,” and there will be global happiness via production and consumption, and aesthetics will have become so deadened that there is no differentiation between Beethoven and pop.[3] [4] This description is not a spoof or satire.

What is assumed is that man, as a “higher animal,” is so detached from nature that he can mold himself into whatever form he desires, and that the method and aim are justified by a preconceived ideology that shows it to be “true,” whether as Jacobinism, Marxism, or Free Trade. Man, through “social laws,” is above all organic and ecological considerations. It is erroneous for conservatives to assume that Marxism is based on “environmentalism,” considering that the Marxist doctrine states that by changing the environment – under socialism – human nature is thereby changed. Rather, Marxism regards the laws of ecology, just as much as “biologism,” as the laws of Mendelian hereditary, and Marxist regimes tried to overcome both.[4] [5] Hence, doctrines that insist that man is subject only to social laws and the laws of production – that is, doctrines of economic reductionism, whether of the socialistic or capitalistic varieties (both stem from the same outlook) – insist in a hubristic manner that humanity is impelled towards a Promethean conquest of all nature, and can without restraint impose its will upon the universe. What is required is an understanding of the laws of social progress that circumvent all others. How cynical that Marxists entered en masse into the ranks of the ecological and “green” movements – initiatives of the Right – after the Marxist failure to make any headway among the “international proletariat,” that only existed in the imaginings of reading-room ideologues!

The restraint that was so condemned by Marx as “reactionism,” and meets the same chorus of hatred today by “progressives” of all persuasions, is the anchor of tradition. So far from being a regressive personality trait, it is a trait of mature wisdom, drawing on the accumulation of millennia of experience and epigenetically conveyed over generations as “culture” and “custom.” It is what is ridiculed by the “progressives” – who, in their feigned intellectualism, have discarded, obscured, slandered, or buried those who really did seek to understand the nature of being human, whether as philosophers such as Martin Heidegger, Anthony Ludovici, and Oswald Spengler,[5] [6] or as scientists, such as the physiologist Alexis Carrel, the zoologist Konrad Lorenz, the psychologist Carl Jung, or the present-day biologist Rupert Sheldrake.[6] [7]

jungCGp.jpgCarl Jung

Carl Jung, father of analytical psychology, made the point that Western man’s psyche is not keeping pace with his technology. The levels of our unconscious are multi-layered, reaching back to primordial existence, yet Western technology has exponentially leaped ahead, leaving behind the anchorage of tradition in the acclaimed “march of progress.” Jung wrote of this:

Our souls as well as our bodies are composed of individual elements which were all already present in the ranks of our ancestors. The “newness” of the individual psyche is an endlessly varied recombination of age-old components. Body and soul therefore have an intensely historical character and find no place in what is new. That is to say, our ancestral components are only partly at home in things that have just come into being. We are certainly far from having finished with the middle ages, classical antiquity, and primitivity, as our modern psyches pretend. Nevertheless we have plunged into a cataract of progress which sweeps us into the future with ever wilder violence the farther it take us from our ranks. The less we understand of what our forefathers sought, the less we understand ourselves, and thus we help with all our might to rob the individual of his roots and his guiding instincts.[7] [8]

The psyche becomes fractured in contending with a discrepancy between millennia of ancestral experiences and the jolt of what is “modern,” and which aims to discard such primordial wisdom as redundant. Mentally fractured individuals create socially-fractured entities still inaccurately named “societies,” with a multitude of social pathogens. Jung considered the ultimate aim of the individual to be “individuation,” the integration of the fractured parts of the psyche of the individual, and beyond that, of the collective unconscious of the race and of society.

carrelmic.jpgAlexis Carrel

Alexis Carrel was a Nobel Prizewinning physiologist. He departed from the safety, comfort, and fame of life in the United States to return to his native France in a time of need to work during the war with the National Revolutionary regime of Marshal Petain. Carrel was also concerned with the degeneration and fracturing of “modern man” caused by progressivism. In his best-selling 1937 book, Man the Unknown, Carrel addressed these problems:

[M]en cannot follow modern civilization along its present course, because they are degenerating. They have been fascinated by the beauty of the sciences of inert matter. They have not understood that their body and consciousness are subjected to natural laws, more obscure than, but as inexorable as, the laws of the sidereal world. Neither have they understood that they cannot transgress these laws without being punished.

They must, therefore, learn the necessary relations of the cosmic universe, of their fellow men, and of their inner selves, and also those of their tissues and their mind. Indeed, man stands above all things. Should he degenerate, the beauty of civilization, and even the grandeur of the physical universe, would vanish . . . Humanity’s attention must turn from the machines of the world of inanimate matter to the body and the soul of man, to the organic and mental processes which have created the machines and the universe of Newton and Einstein.[8] [9]

Carrel, like Jung, was not a materialist; he regarded the “soul” as important, if still not understood by science. Science has resolved very little of the great questions of life, wrote Carrel, and civilization was having a degenerative affect:

We are very far from knowing what relations exist between skeleton, muscles, and organs, and mental and spiritual activities. We are ignorant of the factors that bring about nervous equilibrium and resistance to fatigue and to diseases. We do not know how moral sense, judgment, and audacity could be augmented. What is the relative importance of intellectual, moral, and mystical activities? What is the significance of aesthetic and religious sense? What form of energy is responsible for telepathic communications? Without any doubt, certain physiological and mental factors determine happiness or misery, success or failure. But we do not know what they are. We cannot artificially give to any individual the aptitude for happiness. As yet, we do not know what environment is the most favorable for the optimum development of civilized man. Is it possible to suppress struggle, effort, and suffering from our physiological and spiritual formation? How can we prevent the degeneracy of man in modern civilization? Many other questions could be asked on subjects which are to us of the utmost interest. They would also remain unanswered. It is quite evident that the accomplishments of all the sciences having man as an object remain insufficient, and that our knowledge of ourselves is still most rudimentary.[9] [10]

In a conclusion similar to that of Jung on the discrepancy between the exponential advances of mechanical and material civilization and of the human conscious and unconscious, Carrel warned:

The environment which has molded the body and the soul of our ancestors during many millenniums has now been replaced by another. This silent revolution has taken place almost without our noticing it. We have not realized its importance. Nevertheless, it is one of the most dramatic events in the history of humanity. For any modification in their surroundings inevitably and profoundly disturbs all living beings. We must, therefore, ascertain the extent of the transformations imposed by science upon the ancestral mode of life, and consequently upon ourselves.[10] [11]

Modern civilization finds itself in a difficult position because it does not suit us. It has been erected without any knowledge of our real nature. It was born from the whims of scientific discoveries, from the appetites of men, their illusions, their theories, and their desires. Although constructed by our efforts, it is not adjusted to our size and shape.[11] [12]

KL-portr.jpgKonrad Lorenz

Konrad Lorenz, the father of the science of ethology, the study of instinct, gave a warning from an ecological viewpoint, that the abandonment of customs and traditions is steeped with dangers which are likely to be unforeseen. Culture is “cumulative tradition.”[12] [13] It is knowledge passed through generations, preserved as belief or custom. The deep wisdom accrued by our ancestors, because it might be wrapped in the protection of religions and myths, is discounted by the “modern” as “superstitious” and “unscientific.” Lorenz referred to the “enormous underestimation of our nonrational, cultural fund, and the equal overestimation of all that man is able to produce with his intellect” as factors “threatening our civilization with destruction.”

Giambattista Vico,[13] [14] a precursor to Spengler, tried to warn about this superficiality of intellectualization and its rejection of tradition – including religion – at the time of the Renaissance, the much-lauded beginning of the epoch of the West’s decay. Ibn Khaldun attempted the same when there was still something left of the Islamic civilization,[14] [15] on the verge of becoming fellaheen, as Spengler called such spent civilizations, or historically passé. We can say the same about Cato, and many others faced by the “progressives” of their own civilization when entering upon the epoch of decay. “Progress” is one of the great illusions of our time, just as it was in the analogous epochs of other civilizations over the course of thousands of years.[15] [16] If Jeremiah, Cato, or Herodotus were to be transported to this time in the West, they might laugh or sneer at the banal slogans of our “progressives” and “moderns,” and reply, “I’ve seen it all before . . . and it does not end well.”

“Being enlightened is no reason for confronting transmitted tradition with hostile arrogance,” stated Lorenz. Writing at a time when the New Left was rampant, as it is today under other names, Lorenz observed that the attitude of youth towards parents shows a great deal of “conceited contempt but no understanding.”[16] [17] Lorenz perceived a great deal of the psychosis of the Left as a pathogen in the social organism, as it remains today: “The revolt of modern youth is founded on hatred; a hatred closely related to an emotion that is most dangerous and difficult to overcome: national hatred. In other words, today’s rebellious youth reacts to the older generation in the same way that an ‘ethnic’ group reacts to a foreign, hostile one.”[17] [18]

What is of interest is that Lorenz saw this as a youth subculture that was tantamount to a separate, foreign ethnos, when a group forms around its own rites, dress, manners, and norms. In the biological sciences this is called “pseudospeciation.” With this new group identity comes a “corresponding devaluation of the symbols” of other cultural units.[18] [19] The obsession with all that is regarded as “new” among the youth revolt was described by Lorenz as “physiological neophilia.” While this is necessary to prevent stagnation, it is normally gradual and followed by a return to tradition. Such a balance, however, is easily upset.[19] [20] In the psychology of individuals, fixation at the stage of neophilia results in behavioral abnormalities such as vindictive resentment towards long-dead parents.[20] [21] This lack of respect for tradition is aggravated by the breakdown of traditional social hierarchy, mass organization, and “a money-grabbing race against itself”[21] [22] that dominates the Late West.

Since Lorenz wrote of these symptoms of Western decay during the 1970s, the Western social organism has continued to fracture, and as one would expect, it has been exponential – a collective rush to insanity that is ironically upheld as “healthy” by humanistic psychologists, who are themselves afflicted with the psychosis and produce papers and books “proving” that, to cite the latest “progressive” fad, one’s gender is a matter of choice. Again we confront the ideological opposition to “biologism” that kept Lysenko in a job.

Destruction of Symbols is Symbolic

There is now the presence – vastly greater than in Lorenz’s time – of actual ethnoi that have no attachment to the West, but maintain a great resentment. There is also further pseudospeciation among women in terms of radical feminism and “gays,” possessing their own manners, rites, dress, terms of speech, and even their own flags and other symbols. They are united in their hatred of the West, denigrated as “white patriarchy”; with its symbols being torn down and its heroes ridiculed as “dead white males.” The destruction of the traditional symbols of one’s forefathers is a redirected form of matricide and patricide that became a doctrine during the psychotic days of the New Left, among the “Weathermen” and Yippies and so on during the 1960s, when Charles Manson became a revolutionary hero, and Jerry Rubin rejoiced in the death of his mother – who, had it not been for cancer, he would have had to murder.[22] [23] We currently witness the group psychosis of the New-New Left in the compulsion to destroy Confederate monuments, and the frenzied, atavistic hitting and kicking at toppled bronze statues with the frenzy of the Italian mob kicking at the lifeless bodies of Mussolini and Clara Petacci.

This vandalism of the symbols and monuments of tradition is a substitute for murder, such as is unleashed during revolution, like that directed at Confederate memorial statues; by official decree at the statues of General Franco in Spain; and the recent abortive effort to get a statue of New Zealand colonial officer Colonel Marmaduke Nixon torn down, presumably as the beginning of a process, through a colossal distortion of colonial history.[23] [24] It is in each case an example of trying to obliterate the tradition that serves as an anchor, without which hubris leads to self-destruction. In other circumstances, these types – and they are types – would have been burning churches in Spain, or destroying ancient monuments in Iraq.

Notes

[1] [25] Marie-Jean-Antoine-Nicolas Caritat Condorcet, Sketch for a Historical Picture of the Progress of the Human Mind (London: Weidenfeld & Nicolson, 1955).

[2] [26] A. R. Wallace, The Wonderful Century (London: Swan Sonnenschein & Co., 1985).

[3] [27] Francis Fukuyama, “The End of History? [28]”, The National Interest, Summer 1989.

[4] [29] K. R. Bolton, The Decline and Fall of Civilisations (London: Black House Publishing, 2017), pp. 121-124.

[5] [30] Oswald Spengler, The Decline of The West (London: George Allen & Unwin, 1971).

[6] [31] Rupert Sheldrake, “Morphic resonance: Introduction [32].”

[7] [33] C. G. Jung, Memories, Dreams, Reflections (New York: Pantheon Books, 1961), pp. 235-236.

[8] [34] Alexis Carrel, Man the Unknown (Sydney: Angus & Robertson Ltd., 1937), Preface, p. xi.

[9] [35] Carrel, I, p. 1.

[10] [36] Carrel, I, p. 3.

[11] [37] Carrel, I, p. 4.

[12] [38] Konrad Lorenz, Civilized Man’s Eight Deadly Sins (New York: Harcourt Brace Jovanovich, 1974), p. 61.

[13] [39] Giambattista Vico, The New Science of Giambattista Vico (Ithaca, N. Y.: Cornell University Press, 1948).

[14] [40] Ibn Khaldun, The Muqaddimah, tr. Franz Rosenthal (Princeton, N. J.: Princeton University Press, 1969).

[15] [41] Bolton, The Decline and Fall of Civilisations, passim.

[16] [42] Lorenz, p. 64.

[17] [43] Lorenz, p. 64.

[18] [44] Lorenz, pp. 64-65.

[19] [45] Lorenz, p. 69.

[20] [46] Lorenz, pp. 69-70.

[21] [47] Lorenz, p. 73.

[22] [48] Jerry Rubin, Growing (Up) at 37 (New York: Warner Books, 1976), pp. 140-142. This is followed with a few elaborations that enter new realms of psychosis. See K. R. Bolton, The Psychotic Left (London: Black House Publishing, 2013).

[23] [49] Farah Hancock, Newsroom, September 8, 2017, “South Auckland’s Uncomfortable History [50].”

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[28] The End of History?: http://www.wesjones.com/eoh.htm

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[32] Morphic resonance: Introduction: http://www.sheldrake.org/research/morphic-resonance/introduction

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[50] South Auckland’s Uncomfortable History: https://www.newsroom.co.nz/2017/09/07/46506/south-aucklands-uncomfortable-memorial

 

lundi, 02 mai 2016

Robert Redeker: «Le progrès est un échec politique, écologique et anthropologique»

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Robert Redeker: «Le progrès est un échec politique, écologique et anthropologique»

Ex: https://comptoir.org

Philosophe agrégé, Robert Redeker est principalement connu pour une polémique créé par l’une de ses tribunes sur l’islam parue en 2006 sur “Le Figaro”. Si nous jugeons très contestables – mais pas condamnables – ses propos, nous déplorons qu’ils occultent la pensée du philosophe. Depuis une quinzaine d’années, Redeker mène en effet une critique radicale de l’idéologie du progrès, dominante depuis le XVIIIe siècle. C’est sur ce sujet que nous avons souhaité l’interroger, quelques mois après la sortie d’un ouvrage intitulé “Le Progrès ? Point final” (Éditions Ovadia).

Le Comptoir : Vous avez écrit plusieurs livres sur le Progrès (Le Progrès ou l’Opium de l’histoire  ; Le Progrès  ? Point final), et vous semblez voir dans l’idéologie du Progrès un nouvel opium, à l’instar de la religion chez Marx. Le Progrès serait-il une religion à critiquer elle-aussi  ?

RR-prog.jpgRobert Redeker : Pourquoi ces livres ? D’abord, il y a l’urgence d’établir le droit d’inventaire philosophique de la période historique que nous venons de vivre depuis le XVIIIe siècle et qui paraît se clore – c’est la période que l’on appelle “la Modernité”, qui a été marquée par une religion inédite, celle du progrès. Ce livre pourrait se découper ainsi : le progrès, sa naissance, sa vie, son déclin, sa mort. Il s’agit du progrès entendu comme idéologie, c’est-à-dire comme grille métaphysique de lecture du monde, et comme valeur identifiée au Bien. Ensuite, j’ai voulu continuer à penser les mutations de l’homme et du monde dans une lignée que je trace depuis mes premiers livres (Le déshumain ; Nouvelles Figures de l’Homme ; L’emprise sportive) et d’autres plus récents (Egobody). Enfin, le monde en charpie dans lequel nous vivons, et la “montée de l’insignifiance” qu’un philosophe comme Castoriadis diagnostiquait déjà il y a trois décennies, sont des phénomènes qui invitent à penser. Le livre sur la vieillesse s’articule autour de la réflexion sur ces mutations. L’homme est avant tout un être qui a horreur de la vérité, qui ne la supporte que difficilement, qui a besoin de l’occulter derrière un voile d’illusion. L’idéologie du progrès est un voile de cette sorte. Les promesses du progrès – rassemblées dans le vocable progressiste – ne se sont pas réalisées. Le progrès est un triple échec : politique, ou politico-historique, écologique, ou économico-écologique, et anthropologique (l’homme étant devenu, pour parler comme Marcuse, « l’homme unidimensionnel »). La religion du progrès promettait, dès ses origines avec les Lumières, un homme toujours meilleur dans une société toujours meilleure qui finirait par aboutir à une paix aussi universelle que définitive. Le paradoxe pointé par le mythe de Prométhée tel que Platon le narre est toujours vrai : si les techniques évoluent, s’améliorent, l’homme de son côté n’acquiert pas la sagesse qu’elles requièrent, il reste le même. Dans cette identité de l’homme à travers le temps réside le message de la forte idée qu’est celle du péché originel. Les peuples et les gouvernants n’ont, comme l’a fort bien dit Hegel, jamais rien appris de l’histoire et n’en apprendront jamais rien [i]. L’homme réinvente sans cesse le cadre de son existence, c’est l’histoire, mais il ne se réinvente pas lui-même. L’illusion consiste à s’imaginer que cette réinvention perpétuelle a un sens. Le mythe du progrès est cette illusion même.

« Je ne développe pas une technophobie encore moins un irrationalisme. On peut plutôt comprendre ma démarche aussi comme une critique de l’idolâtrie. »

Je n’appelle pas progrès les améliorations qui adoucissent l’existence des hommes, sans d’ailleurs en changer la réalité métaphysique. Ce que j’appelle progrès est autre chose : une valorisation idéologique de ces améliorations, une métaphysique de l’histoire (ce qu’on appelle le progressisme). Mieux : un substitut athée à Dieu, survenant après la mort de Dieu, un directeur de l’histoire. La croyance qu’il en va de l’histoire, de la politique et de la morale comme de la nature chez Descartes – dont nous pouvons devenir « comme maîtres et possesseurs ». Cette conception de la nature traduit le prométhéisme des modernes. Le progrès désigne tantôt la métaphysique de l’histoire, tantôt l’extension du prométhéisme technique au domaine moral. Tantôt et souvent à la fois.

Quant à sa critique, tout dépend de ce que l’on appelle critique. Il y a un sens haut et un sens bas de critique. Le sens haut se retrouve chez Kant, où critique veut dire crible qui établit les usages légitimes et récuse les usages abusifs des concepts. Kant déjà faisait sans le savoir un droit d’inventaire concernant les concepts de la métaphysique. En ce sens- là, kantien, mon travail est une critique de la religion du progrès.

Pouvez-vous nous retracer brièvement les moments fondateurs de cette idéologie?

On pourrait remonter à Joachim de Flore et son immanentisation de l’eschaton chrétien. C’est lui qui met en place les conditions de possibilité d’une pareille idéologie, une parareligion. Mais il faudra quelques siècles pour qu’elles deviennent effectives. C’est le concept de sécularisation qui est ici éclairant. Le progressisme est une sécularisation du christianisme. Le protestantisme a joué le rôle de sas permettant l’extériorisation du christianisme en progressisme. Sans la Réforme, il n’y aurait jamais eu de progressisme.

« Le Progrès prend la place de Dieu comme directeur de l’histoire. »

RR-nfh.gifLa majuscule au “P” de “Progrès” dit tout. Le Progrès ainsi saisi a le statut d’une entité métaphysique planant sur l’histoire et dirigeant sa marche. Il prend la place de Dieu comme directeur de l’histoire – un Dieu dépersonnalisé, désindividualisé, n’existant pas, réduit à un concept exsangue. Cette conception du progrès fut beaucoup plus qu’une idée philosophique (celle de Kant, Condorcet, Hegel, Comte, Marx), ce fut une opinion populaire, répandue dans les masses, en ce sens-là elle fit l’objet d’une croyance collective. Elle fut distribuée comme l’hostie des curés par des milliers de hussards noirs de la République tout au long de la IIIe République. On – surtout à gauche – croyait au progrès comme on avait cru en Dieu. Tous – Kant aussi bien que, quoique confusément, les masses – attribuaient une valeur métaphysique aux évolutions de la technique, de l’industrie, du droit, de la politique. Ma critique n’est pas celle du progrès des connaissances, de l’évolution des techniques et des améliorations de l’existence humaine, ce qui serait aussi absurde que grotesque, mais du sens abusivement conféré à ces évolutions, de leur transformation en fétiche et idole. Je ne développe pas une technophobie encore moins un irrationalisme. On peut plutôt comprendre ma démarche comme une critique de l’idolâtrie.

D’une part, le progrès a été, après le christianisme, et dans la foulée de celui-ci, le second Occident, le second chemin par lequel l’Occident s’est universalisé, planétarisé. On ne peut plus voir l’histoire comme une totalité en mouvement – ainsi que la voyaient Hegel, Marx ou bien encore Sartre – doté d’un pas, d’une marche, c’est-à-dire d’un sens (le sens est à la fois la direction, la signification et la valeur). L’idée de progrès permettait encore une telle représentation, illusoire, de l’histoire. L’Occident se représentait volontiers comme l’avant-garde de cette marche. Mais d’autre part, paradoxalement, cette mort de la métaphysique progressiste de l’histoire et du leadership occidental qu’elle présuppose est en même temps le moment où les exigences typiquement occidentales, nées en Occident, liées au progressisme occidental, de démocratie, de souveraineté populaire, d’émancipation des femmes, de justice sociale, se planétarisent. Elles se déploient à la façon de métastases du progrès après sa mort, déconnectées de la religion du progrès qui les a vu naître, sans qu’on puisse être assuré, puisque les conditions dans lesquelles elles sont nées ont disparu, qu’elles perdureront, ni bien entendu qu’elles triompheront, ne serait-ce qu’un temps.

Comment faire une critique du progressisme en évitant de tomber dans les écueils réactionnaires (du type contre-révolutionnaire ou décadentiste) ou postmodernes (relativiste, antirationnel, antiscientifique, etc.) ?

En premier lieu, la réaction n’est qu’une posture. Elle possède une valeur littéraire, mais aucune valeur philosophique ou politique. La valeur des réactionnaires tient, comme l’a bien montré Antoine Compagnon (Les Antimodernes, 2005), dans leur “charme” [ii]. Les écrivains réactionnaires sont charmants, intéressants, troublants ; les philosophes réactionnaires contemporains – il y en a quelques-uns – ne sont que nuls. Par contre les philosophes du passé étiquetés comme “réactionnaires” donnent à penser – tels Gustave Thibon ou Pierre Boutang. La qualification de “réactionnaire”est extensive, elle peut s’étendre jusqu’à très loin : Badiou, qui se croit progressiste, en certaines de ses opinions est un philosophe réactionnaire au sens où ses propos sont traversés par la nostalgie d’un état du monde dépassé, par des espoirs qui étaient présents dans cet état du monde dépassé. De ce point de vue, Alain Badiou ressemble tout à fait à Joseph de Maistre, le charme intellectuel, la puissance de penser et le talent littéraire en moins. Joseph de Maistre mythifie sur un mode nostalgique l’Ancien Régime tout comme Alain Badiou mythifie sur le même mode l’espoir défunt dans le communisme.

En second lieu, l’échec des postmodernes est patent. De Derrida à Feyerabend, bref des déconstructionnistes (« Jacques Derrida, sophiste moderne s’il en est » dit excellemment Baptiste Rappin dans Heidegger et la question du management publié en 2015) aux relativistes absolus (car c’est bien à cet incroyable paradoxe qu’aboutit l’antirationalisme de Feyerabend), la pensée postmoderne relève de deux jugements : elle n’a aucune prise sur le réel, ni l’histoire (qu’elle nie en la rejetant dans le passé) ni le présent, et elle ne laisse que des ruines derrière elle. De cette galaxie postmoderne seul Gilles Deleuze doit être sauvé. Leur échec est celui des sophistes de l’antiquité grecque. Dans ma critique du progressisme je me garde autant de la posture réactionnaire que des facilités passées de saison du postmodernisme (j’y récuse la notion de fin de l’histoire par exemple).

« Les utopies politiques ont conduit au crime, le capitalisme à la dévastation. Ce dernier est une révolution permanente sans plan ni projet, sans métaphysique structurante »

Le Progrès a défini la téléologie dominante de la modernité, avec une vision allant toujours vers un meilleur, voire un Éden ultime – le marché auto-régulé ou la réalisation des droits de l’homme chez les libéraux, la société sans classe et transparente à elle-même chez les marxistes – mais nous avons dépassé cette période, pour entrer en postmodernité (ou modernité tardive, liquide, etc. selon les auteurs). Le Progrès a subi les déconvenues du XXe siècle avec notamment la barbarie technicienne des deux guerres. Cette critique n’en est-elle pas devenue caduque ?

RR-ego.jpgCette croyance au progrès nous a rendu criminels et aveugles, criminels par aveuglement (le progrès est alors l’opium et l’ivresse de l’histoire) et dévastateurs pour la nature. Par sa faute nous avons confondu le ménagement du monde – le monde que l’on tient comme on fait le ménage, avec amour et précaution, “ménager” – et l’exploitation du monde, sa dévastation. Les utopies politiques ont conduit au crime, le capitalisme à la dévastation. Or, le capitalisme n’a pas besoin de la croyance métaphysique dans le progrès pour aller de l’avant. Il se peut se contenter d’ériger l’innovation, le mouvement, “le bougisme”, comme dit Taguieff en impératifs incontestables. Il est une révolution permanente sans plan ni projet, sans métaphysique structurante (à l’inverse des révolutions politiques d’obédience progressistes), une révolution pour la révolution.

On constatera cependant qu’alors même que la croyance au progrès est morte, que l’idéologie progressiste n’a plus cours, l’emprise de la technique, ce que Heidegger appelait le Gestell, l’arraisonnement de l’existence par la technique, son engloutissement par elle, s’accroît. Le progrès a disparu, mais l’instrument du progrès, la technique, triomphe.

Pierre-André Taguieff, qui a lui aussi beaucoup écrit sur la question – et vous a par ailleurs inspiré – propose de « penser une conception mélioriste du progrès comme exigence morale et raison d’agir ». Peut-on ré-envisager la notion de progrès à l’aune des désastres du XXe siècle (Hiroshima, la crise écologique, etc.) ?

Je me situe dans la lignée des travaux de Pierre-André Taguieff à qui je voue une très grande admiration. Sans son inspiration plusieurs de mes livres n’existeraient pas.

La mort du progrès signifie de fait la fin des finalités que nous appellerons “transcendantes”, qui transcendent l’existence hic et nunc de chacun. Bien entendu cela inclut la fin de la finalité politique, c’est-à-dire fin de la politique, car le capitalisme a finalement réalisé le slogan peint sur les murs en mai 68 et qui se voulait révolutionnaire, à savoir la « fin de la politique ».

Pourquoi la croyance au progrès s’est-elle perdue ? Il y a d’abord la banalisation des améliorations de l’existence, devant lesquelles nous ne savons plus nous émerveiller. Au milieu du siècle dernier, 65 ans était un bel âge pour mourir ; aujourd’hui, on tient sans s’en étonner, blasés, un décès à cet âge-là pour une injustice, un trépas de jeunesse. Cette banalisation (qui est un appauvrissement pour l’esprit) barre désormais la route à la généralisation métaphysique du progrès, à l’idée de progrès avec un “P” majuscule. Il y a ensuite les doutes sur la compatibilité entre les progrès techniques et la nature, autrement dit la fin du paradigme cartésien – pour Descartes, dans le Discours de la méthode de 1637, la science et la philosophie devaient nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Mais je crois que ce sont là des causes secondes. La cause première de la décroyance au Progrès est ailleurs. Elle est métaphysique et politique. Les régimes politiques promettant un avenir radieux, autrement dit le progressisme dans son expression politique, se sont révélés être totalitaires et sanguinaires, sans parvenir même à améliorer la vie matérielle aussi bien que le réussirent les régimes capitalistes. La connexion entre progrès techniques et accomplissement politique de l’humanité dans une cité prospère dénuée d’inégalités et d’injustices ne s’est pas faite. De même ne s’est pas faite la connexion entre progrès techniques et progrès moraux, qui était pourtant annoncée par les Lumières. L’époque de la « domination planétaire de la technique » (pour parler comme Heidegger) a aussi été celle des grands génocides, comme la Shoah, de la liquidation industrielle de millions de personnes. Mais surtout, l’histoire du progrès est l’histoire des promesses non tenues, qui étaient intenables. Cependant il y a aussi des aspects désastreux à la fin de la croyance dans le progrès. En particulier politiques.

Fin du progrès ne signifie pas que le progrès ne continue pas. Dieu continue bien de vivre après la mort de Dieu, mais sur un autre régime d’existence. Le progrès continue après la mort du progrès – mais il ne convainc plus, il n’enthousiasme plus, on ne croit plus en lui. Au contraire : il inquiète et terrifie.

« Le transhumanisme est un scientisme et un technicisme de la plus consternante naïveté. »

Vous avez écrit un livre sur le sport et ses impacts sur le corps humain ainsi que la vision de l’humain de manière générale. Vous parlez de créer un “homme nouveau”. Dans quelle mesure l’idéologie du Progrès peut-elle être reliée au transhumanisme et autres tentatives de dépasser notre condition humaine par la techno-science ?

RR-viv.jpgComme programme, le transhumanisme est une utopie post-progressiste qui ne conserve de ce progressisme que le fétichisme de la science et de la technique. La dimension morale, historique et métaphysique du progressisme est jetée par-dessus bord. De fait, le transhumanisme est un scientisme et un technicisme de la plus consternante naïveté. Il n’est que l’un des produits de la décomposition du cadavre du progrès, une sorte de jus de cadavre du progrès. Mais il est aussi une réalité sociale sous la forme d’un fantasme qui hante la médecine, le show-business, le sport. Peu à peu l’homme “naturel” est remplacé par un homme d’un type nouveau, indéfiniment réparable, dont les organes sont des pièces détachées remplaçables, dont le corps est entièrement composé de prothèses. Une figure du sport comme Oscar Pistorius peut être prise pour l’emblème de cette transformation anthropologique. Nommons egobody [ii] (l’être pour qui le moi, égo, est le corps technologiquement fabriqué, le body) cet homme nouveau. Nous sommes tous à des degrés divers en train de devenir des egobodys. Bien entendu l’immortalité est l’horizon d’un tel anthropoïde. Le sport en est l’atelier de fabrication le plus visible. Il s’agit bien plus que de dépasser la condition humaine ; il s’agit de changer la nature humaine elle-même. Ce processus est à l’œuvre sous nos yeux.

Nos Desserts :

Notes :

[i] Hegel, La Raison dans l’Histoire (1822-1830), Paris, 10/18, 1979, p.35.

[ii] Robert Redeker, Egobody, Paris, Fayard, 2010.

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samedi, 26 décembre 2015

«Le progrès? Point final» de Robert Redeker

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«Le progrès? Point final» de Robert Redeker

par Pierre Le Vigan,

écrivain, essayiste

Ex: http://www.polemia.com

De quoi le progrès est-il le nom ?

Repenser le progrès (et l’utopie) avec Robert Redeker

Le progrès est une idéologie au double sens d’une âme collective mais aussi d’un masque. Mais c’est aussi un médium, un dispositif intermédiaire entre soi et le monde, et aucun médium n’est neutre : c’est une représentation du réel qui transforme le réel. Où en sommes-nous avec le progrès ?

Le thème a été traité par Pierre-André Taguieff (1), par Alain de Benoist (2) et quelques autres philosophes. L’immensité du sujet laisse toutefois des choses à dire. Ou à redire pour mieux les penser et comprendre.


Le progrès est une religion de l‘avenir – et même du temps. L’avenir, en effet, donne son sens au temps et permet de rejeter un passé toujours « moins bien » que « ce qui vient ». Le progrès est aussi une religion de la science, la science qui a besoin du temps pour se déployer dans le sens d’une nature et de la matière toujours plus et mieux maîtrisée par l’homme. Le progrès est aussi en ce sens une religion de l’homme, comme le voit bien de son côté Rémi Brague (3).

On trouve dans l’idée du progrès un messianisme (bien vu par Jean Grenier le père spirituel d’Albert Camus), une religion du salut par l’homme et par la science. Mythe créé par l’homme, le progrès est donc – et c’est ce qu’examine Robert Redeker – à la fois un scientisme et un hyperhumanisme. Le progrès, religion du salut matériel par l’homme, est aussi une religion de la sortie de toutes les autres religions, notamment celles d’un salut immatériel. Depuis Descartes, nous savons que la médecine, la mécanique et la morale doivent nous apporter le bonheur dans ce monde, « dans cette vie », comme dit encore Descartes. Tout est question de volonté, car celle-ci vaut plus que toute croyance. Elle est, en d’autres termes, la seule chose en laquelle nous devons croire : la puissance de notre volonté.

Poser l’hypothèse Dieu comme « chiquenaude » initiale (Pascal) permet ensuite à l’homme de passer aux choses sérieuses : son bien terrestre. Telle est l’hypothèse de la modernité : ce n’est pas tant de nier Dieu que de considérer que c’est une question qui ne doit pas empêcher – que l’on réponde oui ou non à la question de son existence – de passer aux choses sérieuses, c’est-à-dire « strictement » humaines, comme si l’homme pouvait être abstrait du fond sur lequel il apparaît, à savoir le monde, créé ou incréé (4). Le monde : ce qui fait lien et ouvre au sens des choses. Or, en affirmant le caractère infini de la volonté humaine, Descartes offre au pouvoir humain un champ de déploiement sans limites. Il permet la « souveraineté du sujet dans les temps modernes » (Heidegger, Nietzsche II). L’homme tend alors à s’émanciper du monde.

A partir de ce schéma, Robert Redeker enquête sur les différents aspects du culte du progrès. Nous voyons comment notre croyance a refaçonné le monde et nous-mêmes. Un des chapitres les plus novateurs met en parallèle la création du sujet comme individu et comme intériorité, cette véritable « découverte métaphysique du sujet » (Ferdinand Alquié) chez Descartes, et, moins attendu, chez Thérèse d’Avila. Dans les deux cas, il y a la négation de « cet assemblage que l’on appelle le corps humain » (Descartes). A la suite de Martin Heidegger, Robert Redeker voit dans le creusement de cette intériorité hors corps, chez Thérèse et chez Descartes, appelée cogito (mouvement de reconnaissance de soi par soi) ou « âme », la matrice du subjectivisme moderne.

Si le progrès n’a par définition pas de fin, l’utopie apparaît comme le contraire du progrès. L’utopie se veut point d’équilibre durable; elle est « remède et prévention contre la démesure ». En effet, l’utopie est, en un sens, contre l’histoire; elle arrête l’histoire. Elle arrête donc le progrès. L’idéal atteint ne requiert plus aucun progrès. Il est frappant de voir qu’une certaine droite, qui critique le progrès, critique aussi les utopies, alors qu’elles peuvent être une solution autre que le progrès et le progressisme sans fin. L’utopie s’oppose au programme. Mais l’usage du programme n’exclut pas celui de l’utopie.

redeker782213655000.jpgPrenons un exemple allemand dans les années vingt et trente. Il y avait un programme du NSDAP. Il y avait une utopie nationale-socialiste, admirablement étudiée par Frédéric Rouvillois (5). Idem pour le marxisme léniniste. Il y avait le programme de Lénine et l’utopie d’une société où chacun s’épanouirait totalement et librement. Robert Redeker rappelle à ce sujet le lien entre marxisme et millénarisme, relevé avant lui par Ernst Bloch. Avec l’utopie c’en est fini de l’histoire et de l’avenir. L’utopie en termine avec l’avenir. Elle ex-termine l’avenir, dit, dans une formule très heureuse, Robert Redeker. Elle fait sortir l’avenir du jeu. Que voulait l’utopie nationale-socialiste ? En finir avec toute faillibilité de l’homme allemand. L’utopie, note encore Redeker, est une anti-chronie. Elle suppose l’arrêt du temps. Elle n’est, au contraire, pas sans lieu. Elle suppose au contraire un lieu définitivement limité. Elle suppose un lieu sans temps. Un pays sans histoire. Kant juge nécessaire l’idée d’une société idéale tout comme Rousseau juge nécessaire l’hypothèse de l’état originel de nature. L’utopie est moins un progressisme qu’un millénarisme qui met fin à tous les progressismes.

C’est un « arrachement au temps » qui suppose lui-même un espace arraché à l’histoire. Cette dernière devient une simple momie. L’utopie relève de la puissance du rêve, et non de la conviction par les preuves. Redeker souligne l’ambivalence de l’utopie : par son goût de la géométrie, de l’ordre parfait elle ressemble aux traits de la modernité, mais par son exposition d’un monde clos sur lui-même, où le bien est déjà et définitivement réalisé, l’utopie est antimoderne.

En même temps une certaine utopie est importée dans le système actuel, que Redeker se refuse à appeler « totalitarisme soft et gélatineux » (et c’est sans doute notre seul point de divergence avec lui). Cette utopie importée c’est celle de la santé et du bonheur. Les questions privées deviennent des questions publiques. L’Etat n’est pas seulement le grand assureur du bon collectif, ce qui est sa fonction, il devient le grand consolateur des malheurs privés, ce qui ne l’est plus. Redeker remarque que le sport, qui suppose la santé et fabrique l’euphorie, est au centre de cette utopie importée dans le monde hypermoderne.

L’utopie moderne s’y niche aussi ailleurs. Le progressisme encastrait la mort de chacun dans un rachat collectif : la nation pour Barrès et en fait toute la IIIe République, la classe des exploités pour le marxisme. Le post-progressisme, qui se veut en même temps un progressisme supérieur, veut abolir la mort en la fondant dans l’homme prothèse (on ne meurt que par petits bouts donc pas vraiment) et dans l’euthanasie qui fait de la mort, non point l’événement terminal, mais une procédure, indolore de surcroît et cool. Il s’agit toujours de modifier la condition humaine – en fait, de la nier. C’est pourquoi l’auteur a amplement raison de voir dans l’idée de perfectibilité, issue des Lumières, y compris de l’atypique Rousseau, une machine de guerre contre l’idée de péché originel, et contre le christianisme, qui s’est historiquement construit sur cette idée depuis la défaite de Pélage.

Avec le progrès les hommes se sont voulus comme « maîtres et possesseurs » de l’histoire – pas seulement de la nature. En même temps, le progrès a évidé l’homme de son propre. C’est l’ère du vide. Sauf pour ceux qui n’ont jamais cru au progrès : les hommes et les peuples mentalement hors Occident.

Pierre Le Vigan
23/12/2015

Robert Redeker, Le Progrès ? Point final, Les Carrefours d’Ariane (28 mai 2015), Editions d’Ovadia, 216 pages.

Ce texte est paru dans la revue Perspectives Libres n°15 – 2015 publiée par le Cercle Aristote http://cerclearistote.com/

Notes :

(1) Du progrès, Librio, 2001 ; Le sens du progrès, Flammarion, 2004.
(2) «  Une brève histoire de l’idée de progrès » in alaindebenoist.com. Voir aussi TVLibertés, émission « Les idées à l’endroit » n°3, 2015 ; Radio Courtoisie avec Frédéric Rouvillois, mai 2014.
(3) Le règne de l’homme, Gallimard, 2015.
(4) Certes, Markus Gabriel (à la suite d’autres) croit expliquer Pourquoi le monde n’existe pas, JC Lattes, 2015. Cela vaut comme stimulant sophisme mais pas plus.
(5) Crime et Utopie, Flammarion, 2014.

Correspondance Polémia – 23/12/2015

samedi, 20 juin 2015

L'utopie progressiste débouche sur l'enfer...

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L'utopie progressiste débouche sur l'enfer...

par Robert Redeker

Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec le philosophe Robert Redeker, cueilli sur le Figaro Vox et consacré à la question du progrès. Robert Redeker vient de publier un essai intitulé Le progrès ? Point final. (Ovadia, 2015).

FIGAROVOX. - L'idée de progrès, expliquez-vous, n'est plus le moteur des sociétés occidentales. Partagez-vous le constat de Jacques Julliard qui explique que le progrès qui devait aider au bonheur des peuples est devenu une menace pour les plus humbles?

Robert REDEKER. - Le progrès a changé de sens. De promesse de bonheur et d'émancipation collectifs, il est devenu menace de déstabilisation, d'irrémédiable déclassement pour beaucoup. Désormais, on met sur son compte tout le négatif subi par l'humanité tout en supposant que nous ne sommes qu'au début des dégâts (humains, économiques, écologiques) qu'il occasionne. Le progrès a été, après le christianisme, le second Occident, sa seconde universalisation. L'Occident s'est planétarisé au moyen du progrès, qui a été sa foi comme le fut auparavant le christianisme. Il fut l'autre nom de l'Occident.

Aujourd'hui plus personne ne croit dans le progrès. Plus personne ne croit que du seul fait des années qui passent demain sera forcément meilleur qu'aujourd'hui. Le marxisme était l'idéal-type de cette croyance en la fusion de l'histoire et du progrès. Mais le libéralisme la partageait souvent aussi. Bien entendu, les avancées techniques et scientifiques continuent et continueront. Mais ces conquêtes ne seront plus jamais tenues pour des progrès en soi.

Cette rupture ne remonte-t-elle pas à la seconde guerre mondiale et de la découverte des possibilités meurtrières de la technique (Auschwitz, Hiroshima)?

Ce n'est qu'une partie de la vérité. L'échec des régimes politiques explicitement centrés sur l'idéologie du progrès, autrement dit les communismes, en est une autre. L'idée de progrès amalgame trois dimensions qui entrent en fusion: technique, anthropologique, politique. Le progrès technique a montré à travers ses possibilités meurtrières sa face sombre. Mais le progrès politique -ce qui était tenu pour tel- a montré à travers l'histoire des communismes sa face absolument catastrophique. Dans le discrédit général de l'idée de progrès l'échec des communismes, leur propension nécessaire à se muer en totalitarismes, a été l'élément moteur. L'idée de progrès était depuis Kant une idée politique. L'élément politique fédérait et fondait les deux autres, l'anthropologique (les progrès humains) et le technique.

Les géants d'Internet Google, Facebook, promettent des lendemains heureux, une médecine performante et quasiment l'immortalité, n'est-ce pas ça la nouvelle idée du progrès?

Il s'agit du programme de l'utopie immortaliste. Dans le chef d'œuvre de saint Augustin, La Cité de Dieu, un paradis qui ne connaît ni la mort ni les infirmités est pensé comme transcendant à l'espace et au temps, postérieur à la fin du monde. Si ces promesses venaient à se réaliser, elles signeraient la fin de l'humanité. Rien n'est plus déshumanisant que la médecine parfaite et que l'immortalité qui la couronne. Pas seulement parce que l'homme est, comme le dit Heidegger, «l'être-pour-la-mort», mais aussi pour deux autres raisons.

D'une part, parce qu'un tel être n'aurait besoin de personne, serait autosuffisant. D'autre part parce que si la mort n'existe plus, il devient impossible d'avoir des enfants. C'est une promesse diabolique. Loin de dessiner les contours d'un paradis heureux, cette utopie portée par les géants de l'internet trace la carte d'un enfer signant la disparition de l'humanité en l'homme. Cet infernal paradis surgirait non pas après la fin du monde, comme chez saint Augustin, mais après la fin de l'homme. Une fois de plus, comme dans le cas du communisme, l'utopie progressiste garante d'un paradis déboucherait sur l'enfer.

La fin du progrès risque-t-elle de réveiller les vieilles religions ou d'en créer de nouvelles?

Le temps historique des religions comme forces de structuration générale de la société est passé. Cette caducité est ce que Nietzsche appelle la mort de Dieu. La foi dans le progrès -qui voyait dans le progrès l'alpha et l'oméga de l'existence humaine- a été quelques décennies durant une religion de substitution accompagnant le déclin politique et social du christianisme. Du christianisme, elle ne gardait que les valeurs et la promesse d'un bonheur collectif qu'elle rapatriait du ciel sur la terre. Bref, elle a été une sorte de christianisme affaibli et affadi, vidé de toute substance, le mime athée du christianisme. Les conditions actuelles -triomphe de l'individualisme libéral, règne des considérations économiques, course à la consommation, mondialisation technomarchande-, qui sont celles d'un temps où l'économie joue le rôle directeur que jouaient en d'autres temps la théologie ou bien la politique, sont plutôt favorables à la naissance et au développement non de religions mais de fétichismes et de fanatismes de toutes sortes. L'avenir n'est pas aux grandes religions dogmatiquement et institutionnellement centralisées mais au morcellement, à l'émiettement, au tribalisme du sentiment religieux, source de fanatismes et de violences.

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Peut-on dire que vous exprimez en philosophie ce que Houellebecq montre dans Soumission: la fin des Lumières?

Il doit y avoir du vrai dans ce rapprochement puisque ce n'est pas la première fois qu' l'on me compare à Houellebecq, le talent en moins je le concède. Ceci dit dans ma réflexion sur le progrès je m'appuie surtout sur les travaux décisifs de Pierre-André Taguieff auquel je rends hommage. Ce dernier a décrit le déclin du progrès comme «l'effacement de l'avenir». Peu à peu les Lumières nous apparaissent comme des astres morts, dont le rayonnement s'épuise. Rien n'indique qu'il s'agisse d'une bonne nouvelle. Cependant, cet achèvement n'est non plus la revanche des idées et de l'univers vaincus par les Lumières. Elle n'annonce pas le retour des émigrés! Cette fin des Lumières n'est pas la revanche de Joseph de Maistre sur Voltaire!

Le conservatisme, vu comme «soin du monde» va-t-il remplacer le progressisme?

Les intellectuels ont le devoir d'éviter de se prendre pour Madame Soleil en décrivant l'avenir. Cette tentation trouvait son origine dans une vision nécessitariste de l'histoire (présente chez Hegel et Marx) que justement l'épuisement des Lumières renvoie à son inconsistance. Pourtant nous pouvons dresser un constat. Ce conservatisme est une double réponse: au capitalisme déchaîné, cet univers de la déstabilisante innovation destructrice décrite par Luc Ferry (L'Innovation destructrice, Plon, 2014), et à l'illusion progressiste. Paradoxalement, il s'agit d'un conservatisme tourné vers l'avenir, appuyé sur une autre manière d'envisager l'avenir: le défunt progressisme voulait construire l'avenir en faisant table rase du passé quand le conservatisme que vous évoquez pense préserver l'avenir en ayant soin du passé. La question de l'enseignement de l'histoire est à la croisée de ces deux tendances: progressiste, l'enseignement de l'histoire promu par la réforme du collège est un enseignement qui déracine, qui détruit le passé, qui en fait table rase, qui le noie sous la moraline sécrétée par la repentance, alors que l'on peut envisager un enseignement de l'histoire qui assurerait le «soin de l'avenir» en étant animé par le «soin du passé».

Robert Redeker, propos recueillis par Vincent Tremolet de Villers (Figarovox, 12 juin 2015)

jeudi, 01 avril 2010

Le progrès, un espoir du passé

Le progrès, un espoir du passé

Ex: http://fortune.fdesouche.com/

mythe_du_progres-page1-2.jpgLes Européens sont de plus en plus pessimistes face à l’avenir. Depuis des années, ils font face aux changements économiques et politiques que leur impose la mondialisation. Fragilisés par la crise, ils n’ont plus confiance en la capacité de leur continent à améliorer la vie.

A la fin de l’année 2009, une majorité d’Européens pensaient que le plus dur de la crise restait à venir. Même si l’Europe n’a jamais eu la réputation d’être un continent particulièrement optimiste, la crise économique actuelle a exacerbé chez ses citoyens une attitude latente de méfiance envers l’avenir.

Selon une enquête récente de la Commission européenne, la confiance en l’avenir, et principalement dans l’économie, est beaucoup plus basse. Parmi les citoyens européens, 54 % estiment que le pire de la crise reste à venir sur le plan de l’emploi, contre 38 % qui pensent que nous avons touché le fond. Cet indice de confiance, ou plutôt de méfiance, est cependant supérieur à ce que révélait la même enquête menée au printemps.

Tandis que les États-Unis “ont conscience que l’on peut construire l’avenir, l’Europe s’est toujours montrée plus pessimiste. Et elle souffre à présent du trouble provoqué par l’arrêt du processus d’intégration européenne”, estime Fernando Vallespín, ancien président du Centre de recherches sociologiques [un organisme public d’étude de la société espagnole] et professeur de sciences politiques à l’Université autonome de Madrid. “On cherche à sortir de la crise à travers les États nationaux,” ajoute-t-il.

Il y a quelques mois encore, la majorité des citoyens européens se déclaraient satisfaits ou très satisfaits de leur vie personnelle (78 %, selon une enquête Eurobaromètre publiée fin 2009). Le niveau de satisfaction personnelle des Danois, des Luxembourgeois, des Suédois, des Néerlandais, des Finlandais et des Britanniques était supérieur à 90 %, tandis que les Espagnols restaient sous la moyenne, avec 74 %, tout comme les pays de l’est du continent, où les salaires sont les plus bas. L’Italie, qui malgré sa richesse se situe traditionnellement en deçà de la moyenne européenne, fermait le peloton avec 71 %.

Si le moral des Européens avait particulièrement décliné en automne, il semble que, grâce aux légers signes de croissance que l’on commence à enregistrer dans divers pays européens, nous relevions peu à peu la tête. Néanmoins, la crise a élargi le fossé entre le niveau de vie des pays du nord et celui des pays du sud et de l’est de l’Europe.

Une même vision de l’avenir

L’impact a été très profond, et la reconstruction prendra du temps, prévient le dernier Eurobaromètre. Avant la crise, déjà, des sociologues de divers pays exprimaient leur préoccupation face au pessimisme régnant dans la société européenne. Même le Royaume-Uni est touché, affirme le chercheur britannique Roger Liddle, ancien conseiller de Tony Blair et de José Manuel Barroso. “Pour une fois, les Britanniques et les autres citoyens de l’Union ont la même vision de l’avenir de l’Europe”, ironisait-il dans une étude publiée en 2008 portant sur “Le Pessimisme social européen”. Selon Liddle, la vision de la vie des Britanniques commençait à ressembler de plus en plus à celle des Français, des Allemands et des Italiens. “Il y avait déjà des éléments de pessimisme social au Royaume-Uni avant la crise. Ce qui est surprenant, c’est qu’on les observait même lors de périodes de prospérité économique comme 2005 ou 2007, en France, en Allemagne et au Royaume-Uni”, précise ce chercheur du centre de réflexion Policy Network, à Londres. Si le niveau de satisfaction personnel était élevé, on redoutait déjà l’avenir, signale-t-il encore, notamment en raison des difficultés à s’adapter aux changements engendrés par la mondialisation, l’immigration, etc. Et Liddle de conclure : “Évidemment, lorsque l’économie chute, ces préoccupations s’accentuent.”

Fernando Vallespín souligne quant à lui la “nouvelle situation historique” que connaît l’Europe : “Elle ne croit plus en l’idée de progrès, mais lutte pour conserver ce qu’elle possède : une position privilégiée, la meilleure avec celle des États-Unis.” L’amoindrissement du rôle de l’Europe dans l’économie mondiale “était parfaitement observable avant la crise. Lorsque l’Europe enregistrait une croissance de 2 %, la Chine enchaînait les années à 8 % ou 10 % de croissance économique”, constate de son côté José Ignacio Torreblanca, directeur du bureau de Madrid du Conseil européen des relations étrangères et professeur de sciences politiques à l’UNED [université espagnole d’enseignement à distance]. “Mais en Europe comme aux États-Unis, poursuit-il, c’est aujourd’hui que l’on s’aperçoit du retard vis-à-vis des puissances émergentes. Et la crise aggrave encore les choses.”

Sortir de la crise sans remettre en cause les avantages sociaux dont bénéficient les habitants de l’UE ? Une illusion, assure l’éditorialiste polonais Marek Magierowski.

Quelque 4 millions 48 493 personnes. C’est le nombre de chômeurs enregistrés en Espagne au début du mois. Le quotidien El Mundo a publié un reportage sur leur vie quotidienne. Teresa Barbero, une opératrice téléphonique, veut émigrer en Suisse ou en Allemagne. « Depuis 18 mois je n’ai plus de travail, mon compagnon non plus. Nous devons payer un crédit très élevé. C’est dur. On a un train de vie plus que modeste, » confie cette Madrilène de 32 ans.

La situation est similaire dans d’autres pays d’Europe occidentale tout particulièrement touchés par la crise, comme la Grèce, le Portugal et le Royaume-Uni. Malheureusement les remèdes employés par les gouvernements pour guérir leurs économies sont eux aussi systématiquement les mêmes. Une intervention croissante de l’État dans l’économie, des impôts plus élevés, et des mantras répétés sur les « véritables » coupables de la crise, à savoir les banquiers cupides et les spéculateurs. Et surtout gare à ceux qui oseraient s’élever contre les privilèges de tel ou tel autre groupe social, ils vont droit à une mini guerre civile avec des grèves, une pluie de pavés, et des canons à eau. L’Europe arrivera-t-elle à rivaliser avec la Chine?

Le Vieux Continent est dans l’impasse. Depuis des années, les hommes politiques européens remportent des élections grâce à des promesses d’emplois et de salaires décents, de logements accessibles à tous, de longues vacances et d’une vie heureuse et sans risque. Dans l’une de ses premières déclarations publiques, le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, a affirmé que l’Union devait assurer le maintien du mode de vie européen, comme s’il ne savait pas que cela représente pour l’Europe le chemin le plus court vers une catastrophe économique.

Le mode de vie européen, c’est aussi le prélèvement de la moitié des revenus des contribuables, les 35 heures hebdomadaires de travail, une dette publique supérieure au PIB. Le mode de vie européen, c’est souvent un hymne à la paresse et le mépris du capitalisme. C’est aussi la conviction largement répandue que l’État sera toujours là pour nous prêter main forte dans des moments difficiles. C’est de cette manière que l’Europe compte rivaliser avec la Chine ? Vous voulez rire !

Source: Press Europ, Article 1, Article 2.

dimanche, 22 février 2009

L'Amérique et le progrès

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SYNERGIES EUROPÉENNES - ORIENTATIONS (Bruxelles) - juillet 1988

L'Amérique et le progrès

Margarita MATHIOPOULOS, Amerika: Das Experiment des Fortschritts. Ein Vergleich des politischen Denkens in den USA und Europa,  Ferdinand Schöningh, Paderborn, 1987, 408 S., DM 58.

L'auteur, jeune femme de trente ans de souche grecque, avait défrayé la chronique au début de 1987. Elle avait été nommée porte-paroles de la SPD par Willy Brandt, sans être membre du parti et en passe de se marier avec un jeune cadre de la CDU. Sous la pression du parti, elle avait dû renoncer au poste que lui avait confié Brandt. Quelques mois plus tard, elle publiait son livre sur l'Amérique qui dispose des qualités pour devenir un classique du libéralisme occidental contemporain, un peu comparable au travail de Walter Lippmann (La Cité libre, 1946). Margarita Mathiopoulos ne s'interroge pas directement sur la notion et le fonctionnement de la démocratie mais aborde une autre question-clé, avec une bonne clarté d'exposé: l'idée de progrès dans la tradition politique amé-ricaine. Procédant par généalogie  —ce qui constitue un gage de pédagogie—  elle commence par explorer l'idée de progrès dans la philosophie européenne, de-puis l'Antiquité jusqu'à l'époque dite "moderne", où divers linéaments se téléscopent: notions antiques de progrès et de déclin, idéologèmes eschatologiques judéo-chrétiens et rationalisme progressiste. Au XXème siècle, on assiste, explique Margarita Mathiopoulos, à une totalisation (Totalisierung)  du progrès chez les nazis et les communistes, dans le sens où ces régimes ont voulu réaliser tout de suite les projets et les aspirations eschatologiques hérités du judéo-christianisme et/ou de l'hédonisme hellénistique. L'échec, la marginalisation ou la stagnation des solutions "totales" font que seule demeure en course la version américaine de l'idéologie du progrès. Cette version se base sur une conception providentialiste de l'histoire ("City upon a Hill"),  parfois renforcée par une vision et une praxis utilitaristes/hédonistes ("the pursuit of happiness").  Dans l'euphorie, le progressisme prend parfois des dimensions héroïques, romantiques, sociales-darwinistes ("Survival of the fittest"),  à peine égratignées par le pessimisme conservateur d'un Santayana, des frères Brooks et d'Henry Adams. L'idée d'un progrès inéluctable a fini par devenir la pierre angulaire de l'idéologie nationale américaine, ce qui s'avère nécessaire pour maintenir la cohésion d'un pays peuplé d'immigrants venus chercher le bon-heur. Si elle n'existe pas sous le signe du progrès, la société américaine n'a plus de justification. L'identité nationale américaine, c'est la foi dans le progrès, démontre Margarita Mathiopoulos. Identité qui se mue, en politique extérieure, en un messianisme conquérant auquel notre auteur n'adresse aucune critique.

(Robert STEUCKERS).