Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1991
Adieu à Frank Goovaerts
C'est fin août 1990 que nous nous sommes vu pour la dernière fois, mon cher Frank. Nous avons ri, trinqué, plaisanté sous la chaleur accablante et orageuse de ce dernier week-end d'août. Le lendemain, je partais tôt pour la Provence, que tu aimais tant et dont tu parlais avec un enthousiasme si chaleureux. Huit jours plus tard, tu mourais tué d'un coup de couteau à la gorge par un illuminé, probablement un drogué, et je ne l'ai su que trois semaines après ton enterrement. Quand un ami commun me l'a annoncé, j'ai été sans voix. Et je le suis resté jusqu'aujourd'hui, où je griffonne ces quelques pauvres mots, maladroitement, avec émotion. Frank, tu m'avais expliqué ta jeunesse, dans les quartiers ouvriers du port d'Anvers, où tu as grandi et où tu t'es imposé, disais-tu, à coups de poing, dans la jungle que créent tous les gamins, de quelque classe sociale qu'ils proviennent. Chez toi, cependant, c'était plus âpre que dans les beaux quartiers de Bruxelles. Très tôt, tu es allé travailler dans les chantiers navals, lieu peu propice à l'éclosion de la culture, diraient les bourgeois coincés, qui meurent bêtes, archi-bêtes, entre leur piscine et leur tennis, leurs cocktails mondains et leurs spéculations en bourse. Toi, après avoir repeint et reboulonné les tôles des gros cargos, tu te plongeais dans des bouquins ardus et philosophiques, en quatre langues. Et c'est ainsi que tu es venu à nous, pour nous proposer tes recensions, tes commentaires. Tes textes étaient vivants, Frank, plus vivants, plus charnels, plus essentiels que tout ce que nous aurions pu écrire dans nos bureaux et bibliothèques poussiéreuses. Tu allais à l'essentiel directement, Frank, parce que tu étais bien davantage que nous tous confronté à l'élémentaire, au froid, au vent, à la dureté des tôles, aux bruits désagréables des mécaniques, etc. On attendait tes articles avec impatience. Je dois te dire que, souvent, c'était les tiens que je lisais en premier lieu.
Quand tu me disais que tu partais avec tes copains anglais et allemands à moto pour la Provence, que tu suivais les cours d'un maître de Haïkkido et que tu t'es embarqué au Japon, je me disais que tu ressemblais à Jack London ou à Knut Hamsun quand il était à Chicago. Je t'ai écouté quand tu m'as parlé de Mistral, de ta visite à sa maison natale. Et puis, tu as été un découvreur d'écrivains et de personnalités, avant les historiens professionnels. On te doit un texte magnifique sur l'anarcho-fasciste hollandais Erich Wichman. J'avais promis de la traduire et, aujourd'hui, je suis plein de remords de ne pas l'avoir fait. Mais je le ferais. Tu as étudié, avec un remarquable esprit de synthèse, l'œuvre du prêtre-philosophe Odiel Spruytte, auquel Pieter Jan Verstraete vient de consacrer la première étude scientifique complète (1). Grâce à toi, j'ai découvert aussi les travaux de l'anthropologue Gustaaf Schamelhout. Tes articles sur Arnold Meijer, Sir Roger Casement, sur la révolution conservatrice allemande, sur Schopenhauer, Codreanu, Spengler, George Kettman, sur le Kendo, le Seppukku et sur Mishima méritent tous le détour et j'espère qu'on en fera une petite anthologie pour les amis qui te lisaient. Tu étais devenu un spécialiste de la bataille de Woeringen et tu connaissais la vie de Jean Ier, Duc de Brabant, Chevalier et poète, mieux que nous tous. C'est aussi à ton initiative, écrit Roeland Raes, dans l'hommage qu'il te rend, que la première étude collective en néerlandais sur Julius Evola a vu le jour (2).
Tu étais un rebelle, un rebelle qui riait, un rebelle qui vivait, tu étais de la veine de ces Uilenspiegel qui deviennent rares, en ces temps obscurs, où notre peuple se recroqueville, atteint des sommets de médiocrité indescriptibles. Ta truculence, ta joie de vivre, ton sens aigu des valeurs littéraires et idéologiques, ont fait de toi un jeune maître pour beaucoup d'entre nous. Tu étais un homme à facettes multiples: tu étais l'ouvrier des docks, le motard, le praticien des arts martiaux japonais, le spécialiste d'Evola, un bon connaisseur de quelques facettes de l'histoire nationale, un polyglotte qui a cultivé son don des langues dans la vie et non dans une officine scolaire, un solide disciple de Bacchus et du Roi Gambrinus, un pourfendeur des étroitesses bourgeoises, un maître du langage patoisant avec toute sa richesse. Ta mort, c'est la perte de cette synthèse unique que tu incarnais. Le souvenir que tu laisses doit nous faire méditer incessamment sur le caractère unique de chaque personne. Une unicité qui disparaît avec la mort, sauf si elle vit dans le cœur de ceux que tu as fascinés, étonnés, éduqués, amusés, engueulés. Excuse-moi encore t'avoir tant tardé à te rendre l'hommage que tu mérites mais, vois-tu, c'est la première fois que je fais cela dans ma vie, moi qui suis tout de même ton cadet. Et je n'ai pas honte de le dire, j'ai les larmes aux yeux, les mêmes larmes que j'entendais au téléphone, peu après ta mort, dans la voix de notre ami commun, ce vieux combattant, Bert van Boghout, que tu laisses avec un profond chagrin. Pendant de longs mois, j'ai eu peur de radoter, de gribouiller des bêtises. Et je l'ai sans doute fait dans les lignes que tu viens de lire. Mais tu me pardonneras. Vaarwel, Frank!
Ton ami sincère,
Robert Steuckers.