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lundi, 08 février 2010

La guerre préventive contre l'Union Soviétique

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La guerre préventive contre l'Union Soviétique

 

 

Gerd Rühle

 

Ce texte de Gerd Rühle rend compte des corrections que les historiens occidentaux ont dû apporter à leurs jugements depuis que les archives soviétiques s'ouvrent lentement au public et depuis que, grâce à la perestroïka, les historiens russes, baltes, ukrainiens, etc. cessent de répéter les thèses que le régime leur avait imposées. Gerd Rühle dresse le bilan de la question en 1989, juste avant la chute du Mur de Berlin. Mais cinq années plus tard, le public francophone ignorait toujours ce bilan. L'Histoire revue et corrigée comble cette scandaleuse lacune.

 

Etonnés, nous constatons qu'en URSS, aujourd'hui, l'ouverture d'esprit est plus largement répandue qu'en Occident. En RDA, la publication soviétique destinée au grand public, Spoutnik, a été interdite parce qu'elle expliquait pourquoi les communistes avaient perdu la bataille en Allemagne face aux nationaux-socialistes. Les “glorieux anti-fascistes” en quête permanente de légitimité, qui sont regroupés autour de Honecker, n'ont pas pu admettre une telle liberté de ton. Honecker lui-même s'est attaqué verbalement au mouvement réformiste de l'“URSS amie”, qui travestit dans les colonnes de Spoutnik l'histoire du Parti Communiste et suscite les “jacassements d'un clique de petits bourgeois excités qui veulent réécrire l'histoire dans un sens bourgeois”.

 

Il est évidemment difficile de se défaire des visions conventionnelles que l'on a de l'histoire, surtout si l'on met en jeu sa propre légitimité. Cette évidence apparaît au grand jour dans la discussion entre historiens sur la guerre préventive de 1941 contre l'Union Soviétique. Le 16 octobre 1986, le directeur scientifique du Bureau de recherches en histoire militaire (dépendant du gouvernement) de Fribourg, Joachim Hoffmann, prend position, dans un lettre de lecteur à la Frankfurter Allgemeine Zeitung, sur la question de la guerre préventive de 1941. Hoffmann a suscité une longue série de lettres de lecteurs, dont plusieurs émanaient de collaborateurs de ce Bureau de recherches de Fribourg. Parmi ceux-ci, Rolf-Dieter Müller soulignait, le 10 novembre 1986, que, dans cette querelle, il ne s'agissait pas seulement d'établir la vérité historique mais de toucher à des intérêts bien actuels:

 

“D'après moi, dans ces questions, il ne s'agit pas uniquement  de problèmes scientifiques. Si l'on tente aujourd'hui, au départ de diverses officines, de faire renaître un anticommunisme militant et de réhabiliter le IIIe Reich dans ses dimensions les plus effrayantes, alors il s'agit ni plus ni moins d'une manœuvre de diversion destinée à torpiller l'Ostpolitik du gouvernement fédéral (allemand), surtout l'orientation choisie par le Ministre des Affaires étrangères Genscher”.

 

De cette façon, on nous fait comprendre indirectement que des faits que l'on aimerait occulter ou refouler sont sans cesse tenus sous le boisseau pour satisfaire des objectifs politiques actuels! Le seul argument que Müller avance en cette question  —l'Amiral Dönitz aurait dit en 1943 que l'Est aurait été conquis pour des raisons économiques—  n'infirme pas les thèses de Hoffmann. Un autre collaborateur du Bureau de Fribourg, Gert R. Ueberschär, critique Hoffmann (lettre à la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 31 octobre 1986), d'une manière caractéristique, à ce titre exemplaire: sans détours, il décrit les thèses factuelles de Hoffmann comme des “thèses politiques” (“Les thèses politiques du Dr. Hoffmann sont singulières dans le domaine de la recherche historique”). De cette façon, il pose son adversaire comme un marginal, ce qui n'est pas le cas, évidemment. Ueberschär nie tout simplement l'existence de textes importants, qu'il doit pourtant connaître; il espère que son lecteur, lui, ne les connaît pas. La tentative de réfuter les arguments de Hoffmann repose sur un “axiome de base”, qui, selon Ueberschär, ne peut pas être mis en doute par des faits nouveaux: “L'intention de Hitler, son objectif immuable, a été de conquérir de l'espace vital à l'Est en menant une guerre d'extermination sans merci, justifiée par une idéologie de la race”. Cette intention, on peut la lire dans Mein Kampf, l'ouvrage de Hitler, ce qui permet à Ueberschär de considérer comme superflus tous les efforts de ses collègues qui tentent de saisir en détail chaque facette du processus historique: “Hitler n'a pas commencé la guerre à l'Est parce qu'il a eu des querelles politiques avec Staline, mais parce qu'il entendait rester dans la logique de son programme et de ses plans de conquête, déterminés depuis les années vingt”. Une affirmation de cette nature exige pourtant des preuves supplémentaires. En général, on ne se contente pas des déclarations d'intention; dans un procès criminel, en effet, on ne déclare pas coupable un inculpé pour ses intentions mais pour le fait.

 

Pourtant cette méthode, qui consiste à refuser tout débat qui prendrait en compte la multiplicité des événements historiques, à tout déduire d'une et une seule déclaration d'intention, à ignorer les résultats des recherches historiques, est devenue monnaie courante dans ce pays, du moins pour ce qui concerne l'histoire allemande récente.

 

Dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 21 septembre 1988 (p. 10), Günter Gilessen recense objectivement, en pesant bien ses mots, l'enquête parue cette année-là sur la guerre préventive à l'Est de 1941, due à la plume de Hartmut Schustereit (Vabanque - Hitlers Angriff auf die Sowjetunion 1941 als Versuch, durch den Sieg im Osten den Westen zu bezwingen, Herford, 1988, DM 39,80; trad. du titre: Jouer va banque - L'attaque de Hitler contre l'Union Soviétique en 1941 comme tentative de faire fléchir l'Ouest par une victoire à l'Est). Schustereit a étudié les documents relatifs à la planification de la production d'armements; il en déduit les objectifs de guerre de Hitler et arrive à la conclusion qu'il n'y a pas eu de planification avant Barbarossa. Les planifications allemandes n'ont jamais été élaborées pour le long terme mais toujours pour l'immédiat, le très court terme! En juxtaposant tous les chiffres, qui parfois sont contradictoires, et en ne se contentant pas de combiner les indices qui abondent dans son sens, Schustereit conclut que la guerre contre l'Union Soviétique n'avait nullement était prévue par Hitler de longue date mais considérée comme une étape intermédiaire, nécessaire pour abattre l'Angleterre.

 

Sur base des documents et des statistiques qu'analyse Schustereit, on peut évidemment contester ses conclusions et se demander si les chiffres contradictoires qu'il nous soumet et les résultats qu'il en tire sont suffisants pour établir définitivement quels étaient les véritables objectifs des guerres menées par Hitler. Quoi qu'il en soit son travail minutieux, clair et précis mérite pleinement d'être discuté. Il conteste les thèses d'Andreas Hillgruber, énoncées en 1965. Hillgruber insistait sur les motivations idéologiques de Hitler et interprétait toutes les campagnes militaires qui ont précédé la guerre contre l'URSS comme une préparation à celle-ci, qui devait assurer aux Allemands un “espace vital” à l'Est.

 

Tout ce débat, objectivement mené dans les colonnes de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, est traité dans Die Zeit (supplément littéraire du 7 octobre 1988, p. 33) sur un mode hostile, totalement dépourvu d'objectivité. Le journaliste qui recense nos ouvrages historiques ne peut imaginer que les recherches en cours n'ont d'autre finalité que d'établir la vérité historique. Jost Dülffer laisse franchement filtrer sa propre subjectivité, son hostilité aux ouvrages qu'il recence et déclare sans vergogne: “Ces derniers temps, quelques thuriféraires ont tenté d'étayer scientifiquement le point de vue défendu, à l'époque, par la propagande national-socialiste, et qui voulait que la guerre à l'Est était une guerre préventive, qui avait gagné Staline de vitesse et évité de justesse une attaque soviétique imminente. Or pour étayer une telle thèse, on ne peut avancer aujourd'hui aucune source plausible ou aucun argument sérieux”.

 

Ueberschär et Müller (cf. supra) procèdent à peu près de la même façon. Mais, pour leur malheur, dans l'espace linguistique anglais, on trouve, depuis un certain temps déjà, le livre important de Victor Souvorov, un ancien de l'état-major général soviétique, qui a exploité une série de documents  —qu'on a détruit entretemps—  et qui prouve que l'Union Soviétique se préparait à attaquer. Au début de l'“agression” contre l'URSS, Staline avait fait déployer onze armées dans les régions frontalières occidentales de son empire. Qui plus est, les Soviétiques prévoyaient pour la fin juillet 1941 le déploiement de 23 armées et de 20 corps d'armée autonomes. On peut évidemment exclure d'office que “ce plus grand déploiement de toute l'histoire du monde, organisé par un seul pays” (dixit Souvorov) ait été conçu comme une mesure de défense préventive. Une telle concentration de troupes prêtes à l'attaque, sur un territoire aussi réduit, n'aurait pu se maintenir pendant longtemps. Ce qui prouve, d'après Souvorov, que l'attaque finale aurait dû avoir lieu peu après le déclenchement de la guerre préventive allemande. En aucun cas, les troupes massées le long de la frontière occidentale de l'Union n'auraient pu se maintenir dans ces régions de déploiement jusqu'à l'hiver.

 

La traduction allemande de ce livre de Souvorov paraîtra au printemps 1989 chez le grand éditeur Klett-Cotta de Stuttgart. On peut prévoir la réaction des médias, vu les préliminaires que nous venons de rendre compte. Le livre subira la conspiration du silence. Ou bien les “recenseurs” imiteront les méthodes des Ueberschär, Müller et Dülffer: ils ignoreront délibérément les faits nouveaux, avancés et dûment étayés, refuseront les conclusions que tout historien sensé tirera de ces innovations et trouveront dans Mein Kampf des passages pour justifier, comme d'habitude, la guerre à l'Est par les intentions exprimées par Hitler dans son livre. Les lecteurs simplets se contenteront des arguments d'un Dülffer et jugeront sans doute qu'il est superflu d'entamer de nouvelles recherches: “On connaît depuis longtemps la vision du monde racialiste et biologiste de Hitler, ses objectifs de lutte contre le "bolchévisme juif" et son intention de conquérir de l'espace vital à l'Est”.

 

Dans un ouvrage très pertinent et véritablement fondamental du philosophe grec Panajotis Kondylis (Theorie des Krieges. Clausewitz, Marx, Engels, Lenin, Klett-Cotta, Stuttgart, 1988; trad. du titre: Théorie de la guerre. Clausewitz, Marx, Engels, Lénine), l'auteur opère une distinction judicieuse entre “guerre d'extermination” et “guerre totale”, qui peut nous servir dans l'argumentaire que nous déployons. “Sans nul doute, les expériences traumatisantes de Hitler pendant la première guerre mondiale ont influencé considérablement sa pensée stratégique, si bien qu'une répétition de la guerre "totale" ou de ce que l'on considérait comme tel à l'époque, était pour lui l'objectif stratégique prioritaire; la guerre totale est la némésis de Hitler, non son projet” (p. 131).

 

La leçon que Hitler a tiré de l'infériorité matérielle du Reich allemand pendant la première guerre mondiale, c'est que la guerre devait être une guerre-éclair (Blitzkrieg), devait concentrer l'ensemble des forces sur un point. Ce qui signifie mobilisation massive des moyens, effet de surprise et grande mobilité pour compenser les faiblesses matérielles. Les chiffres de la production d'armements, étudiés en détail par Schustereit, Kondylis les inscrit dans le contexte de la Blitzkrieg; pour Kondylis, mener une guerre-éclair ne nécessite pas d'accroître la production d'armements: “cependant, ce qui était absolument nécessaire, c'était d'orienter le potentiel de l'économie de guerre selon le prochain ennemi envisagé, c'est-à-dire selon la physionomie et les besoins particuliers de la prochaine guerre. C'est ainsi qu'au cours des années 1939-1941, l'effort principal de l'industrie de guerre s'est modifié à plusieurs reprises; modifications successives qui impliquaient la nécessité de tenir compte de la rareté des matières premières et de diminuer la production dans un domaine pour l'augmenter dans un autre” (p. 133).

 

“Les Allemands, jusqu'au début de l'année 1942, n'ont pas accru l'économie de guerre à grande échelle, n'ont pas décrété la mobilisation totale des forces économiques, parce que leur stratégie de la Blitzkrieg ne l'exigeait pas. La légende de la reconstruction de l'économie allemande après 1933 dans la perspective de préparer la guerre a été dissipée depuis longtemps. Entre 1933 et 1938, les dépenses en matières d'armements se chiffraient à moins de 40% des dépenses de l'Etat, ce qui correspondait à environ 10% du PNB. Ce pourcentage a été considérablement augmenté en 1938-39, bien que l'Allemagne produisait par mois autant d'avion que l'Angleterre et moins de chars. En 1941, la production globale d'armements n'avait que peu augmenté par rapport à l'année précédente. De septembre 1940 à février 1941, on constate un recul général de la production d'armements, la production d'avions diminuant de 40%” (p. 132 et s.).

 

Ensuite, Kondylis fait référence à des travaux parus dans l'espace linguistique anglo-saxon, qu'on ne peut pas citer en Allemagne sans déclencher de polémiques hystériques (notamment: B. Klein, Germany's Economic Preparations for War, Cambridge, Mass., 1959; B. Caroll, Design for Total War. Army and Economics in the Third Reich, La Haye/Paris, 1968).

 

L'ouvrage de Kondylis fait table rase de bon nombre de préjugés  —préjugés qu'il considère comme éléments de l'“idéologie des vainqueurs”. Raison pour laquelle aucun journal allemand ne lui a consacré de recension positive. Die Zeit, notamment, le critique impitoyablement (7 octobre 1988). Cette hostilité doit nous inciter à lire ce livre le plus vite possible, à lui faire de la publicité.

 

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