samedi, 23 janvier 2021
Machiavel et la modernité - Politique, stratégie et guerre
Machiavel et la modernité
"Le pacifisme est à la guerre ce que le communisme est à la propriété et l'anarchie à l'État. Pacifisme, communisme, anarchie obéissent à la même logique : jusqu'à présent les hommes ont tâché d'enchaîner les trois monstres de la guerre, de la propriété et de l'État. Puisque ceux-ci ont peu à peu brisé les chaînes qui les retenaient, il ne restait, en se plaçant au point de vue de ces théories radicales, que de tâcher de s'en débarrasser définitivement". (Norberto BOBBIO 1)
L'univers de la représentation
L'imaginaire social, sinon l'imagerie collective, ont eu matière à éloquence avec le fantasme de Machiavel. Grandeur solitaire, qui a fait école, épreuve et histoire. Par un discours perdurant et inlassable, et par un rappel perpétuellement resurgissant, critiques ou ravages de l'homme ont contribué à sa fortune et affermi sa légende.
C'est le machiavélisme - ou « de la gloire pervertie ». Simulacre et notion perverses forgés dans l'univers d'une représentation occultatrice où le signifiant, contaminé, contamine à son tour les conduites qu'il désigne, les procédés du machiavélisme et les politiques qui s'en inspirent ont le triste privilège de colporter des vérités improférables. Toujours supérieures à leurs détracteurs, et nées pour être réfutées, elles vivent de l'interdit politique : la loi de la force. Elles en incarnent la vision et le principe ; elles s'en livrent à la maîtrise rationnelle. C'est là le défi du calcul et sa domestication, la subtile pondération des aléas, qui introduisent au dilemme du choix, à l'éveil des responsabilités devant l'histoire, au risque de la décision et de la réussite. Le poids du résultat pèse de manière dramatique sur toutes sortes de paris où chacun fournit la preuve manifeste de son courage. C'est dans le choix que le futur parle avec la voix de la provocation, et tisse le récit de l'expérience. C'est dans le succès que chacun forge son destin, refusant l'opium d'une mystique: « L'homme est créé pour agir, l'utilité est sa destiné ». C'est là le sentiment du temps (Giovan Battista Alberti) 2.
Si l'heure des grandes décisions est aussi celle des grandes inquiétudes, le verbe de Machiavel incite au risque et à l'entreprise, aux conjectures sur l'avenir et à la projection utopique du dessein. Personne ne peut choisir pour d'autres, et chacun doit affronter les circonstances et dominer les imprévus. « Cogito, ergo domino ». Cela tient à la « Virtù » ou à la partie humaine de la « Fortuna » : subir l'événement, c'est tomber victime d'autres politiques, être la proie d'autres choix, disparaître ou sombrer dans la servitude. Tel est un premier enseignement de Nicolas, procédant de l'expérience et figurant dans le tissu de son discours ; hors, sans rémission, des catéchèses d'une orthodoxie.
La rigueur d'un raisonnement, tissé du « doigt de Satan », le fait toucher trop souvent à l'extrême, à l'essence périlleuse de la chose, à la vérité nue en matière de politique, de stratégie ou de guerre ; ce qui lui vaut, pour son côté imprudent et son mépris des conventions, un très lourd tribut payé sur l'autel désacralisé de la raison naissante. Péage aggravé par la puissance de sa conviction et la frappe percutante de son langage. C'est pourquoi l'apport de Machiavel n'a pas été vu du même œil, ni considéré du même ordre, par les différents auteurs ou par les différentes philosophies. On ne pourra donc ranger Francis Bacon à côté de Guiraudet, ni faire partager à ce dernier l'avis du premier, sous peine d'un manque peu généreux de tolérance. Bacon loue ouvertement Machiavel pour avoir dit « sans hypocrisie ce que les hommes font, au lieu de ce qu'ils devraient faire »3. Guiraudet illustre à sa convenance, à la fin du XVIIIième siècle, ce qu'il y a de perverti dans le nom de Machiavel : « Nom qui paraît consacré, dans tous les idiomes, à rappeler ou même à exprimer les détours et les forfaits de la politique la plus astucieuse et la plus criminelle. La plupart de ceux qui l'ont prononcé, comme tous les autres mots d'une langue, avant de savoir ce qu'il signifie et d'où il dérive, ont dû croire que ce fut celui d'un tyran » 4. Œuvre politique et représentation sont ainsi mêlées et confondues par la même méfiance, frappées ou blâmées des mêmes soupçons et des mêmes interdits.
Machiavel ou machiavélisme : le théâtre élisabéthain a joué par excellence avec ce portrait sanguinaire et ténébreux, marqué par les traits empruntés à une psychologie des profondeurs et peint dans les sombres couleurs de l'ambiguïté et de la dissimilation5. L'histoire du concept n'est pas moins éclairante que celle de sa genèse ; elle occupe l'espace intellectuel parcouru par la pensée politique depuis l'aube de l'âge moderne jusqu'à nos jours.
La nature de l'interrogation machiavélienne
Revenons plus attentivement sur cette interrogation. Analysons son processus dans son enchaînement et en ses scansions. En tête de chaque chapitre, Machiavel interroge les situations, propose un défi, un choix. Son mode de questionnement induit à l'action et la réclame. Une structure du discours brisée, des phrases coupées, des oppositions tranchantes, de sèches disjonctions d'alternatives, tel est le creuset d'où jaillissent les propositions de Machiavel par un jeu de déductions accablantes. Prose, style et rythme témoignent d'un effort de recherche nerveux et impassible, où le refus du syllogisme aristotélicien et du « raisonnement en pyramide des scolastiques » (Luigi Russo) fait place au « raisonnement en chaîne », à la structure « en arbre ramifié » et à la méthode combinatoire du discours scientifique moderne. La logique de la comparaison nourrit les cas proposés par les leçons de l'histoire; leçons liées aux modèles du passé, mais ancrées fermement dans les contraintes du présent. La résolution de l'actant ne peut venir d'un éventail d'hypothèses, mais de deux grandes antithèses, serrées de manière énergique afin de mieux dominer les conditions du calcul et d'évaluer les chances du succès.
En logicien impitoyable, Machiavel dichotomise l'évaluation du possible afin que l'esprit, le procédé et la solution soient soumis au plus haut degré de clarté. II forge en somme, à l'usage du Prince, une sorte de grammaire discriminatrice, un discours de la méthode qui a, comme but, la décision politique. L'analyse probabiliste pose ici ses premiers jalons : elle unifie l'appréciation circonstancielle des aléas et le poids des impératifs du moment dans le pari angoissant de l'heure; elle traduit les inquiétudes du tempérament et la vibration intérieure de l'âme en règles, en préceptes, en directives, en espoirs d'action. En son fond, la question machiavélienne couvre deux propos et touche à deux objectifs.
Le premier consiste à désarticuler le principe du pouvoir de sa représentation philosophique; à scinder le but positif du premier - comment gouverner et se maintenir - de la raison spéculative de la seconde : sur quelles images, symboles ou vérités centrer les tensions d'une entreprise justifiant l'événement par un « Telos » ou une « Nécessité »? Disparaissent ainsi, pour la première fois, du domaine de la force - le « Krato »- les recherches aristotéliciennes sur le Bien philosophique - « l'Ethos » - comme principe premier et conducteur de la Cité. La recherche d'un principe d'ordonnancement, qui présiderait à la cohésion sociale en posant le précepte d'une morale partagée, disparaît désormais du ciel des grandes hypothèses sans réponses pour être subordonnée, finalement, au domaine de l'expérience humaine. II ne suffit plus de prononcer la règle d'une religion ou d'énoncer le principe d'une métaphysique pour harmoniser l'action collective, pour en orienter les composantes divergentes en direction d'une fin spirituelle, supérieure et transcendante. Il faut plus et autre chose. Il faut œuvrer de manière à ce que l'autonomie d'une intelligence laïcisée - celle du Sujet-Maître de la politique, le Sujet-Prince et le Prince-Mythe - soit instituée comme le seul garant et le seul créateur de l'action. L'anticipation de cette action doit émaner du penseur et réalisateur unique du dessein. C'est là la tâche essentielle de Machiavel.
Son deuxième objectif consiste à identifier le lieu et la figure où, par une politique et une stratégie audacieuses et autour d'un projet résolu, s'ordonne la constitution d'un État territorial moderne et nouveau, à la mesure des impératifs de son temps ; où, dans la personne d'un grand architecte politique, la convergence de réalisme et d'utopie permettent, à la singularité de la « Virtù », d'épouser l'entité hasardeuse de la « Fortuna ». L'utopie de Machiavel n'a rien à voir avec l'île heureuse d'un rêve social pacifié ou d'une espérance humaine idéalisée. Son dessein est fondé sur le « nigro lapillo » de la force frayant son chemin, entre méfiances et entraves, par les détours insidieux de la ruse. Dessein construit, déduit de la nécessité politique, cette nécessité s'appelle désormais : Nation. Marquant l'heure de l'histoire, couronnée de la monarchie absolue montante et consacrée par les noms singuliers de ses souverains, elle incarne les personnes nationales naissantes : la France et l'Espagne.
Pour Machiavel, l'algorithme capital de toute équation politique devient désormais, l'Europe.
Analogies et modernité
Machiavel recèle en son cœur toutes les blessures de l'homme en quête d'un mythe introuvable: le logos rationnel d'une patrie. Florentin, universaliste et classique, ce réaliste désenchanté, ce passionné de raison, est-il déjà l'Européen de notre temps, partisan d'une fondation nouvelle et héraut d'un message de renaissance ? Confrontés aux inquiétudes de nos jours, de quel droit pourrions-nous évacuer la nature profonde des ressemblances dans la singularité de situations différentes? L'Europe d'aujourd'hui n'est-elle pas l'Italie de l'époque? La politique d'équilibre, poursuivie par les États italiens d'alors, rappelle insidieusement la conjoncture politique actuelle : équilibre continental ébranlé, de soumission ou de neutralisation, au lieu de l'équilibre péninsulaire ; ruptures d'âges, de conceptions et de politiques ; bouleversement et extension des espaces et des théâtres de conflits; caractère excentrique des grandes décisions et des grandes puissances: convoitise des mêmes enjeux par des hégémonies constituées, hier nationales, aujourd'hui mondiales; rayon d'action et puissance accrus des moyens d'intimidation et de force avec l'artillerie naissante et les panoplies balistico-nucléaires de plus en plus mobiles et précises, à la portée, hier, des économies nationales et, aujourd'hui, des économies continentales. Cette impressionnante démesure de l'histoire, dans deux conjonctures semblables, n'est rien de plus qu'une extraordinaire dilatation de la scène politique marquée par un déplacement des enjeux, une accumulation verticale de la puissance, une solidarité troublante entre logique et organisation des ambitions, et l'apparition de nouveaux étalons de la « ruse » et de la prudence.
Mais la démesure et les surprises de l'histoire ne sont, assez souvent, que les prétextes invoqués, ici et là, pour justifier des faiblesses de tempérament, de conception ou de volonté ; pour tenir la fatalité ou le destin pour seul responsable de l'indétermination ou de l'incapacité humaine; là-même où, pour Machiavel, la fatalité ou « Fortuna » n'influe que pour moitié sur le vouloir énergique de l'homme, donc sur le succès ou l'insuccès de son action et, plus généralement, sur son destin.
Voici, en quelques rapides similitudes, des situations alléchantes, et dignes, peut-être, de réflexion.
Le dessein et l'idée-mythe
En ce qui concerne le dessein de l'entreprise et le but à accomplir, cette fin ne peut être éclairante pour la raison d'État que si elle devient la tâche supérieure d'un décideur responsable. L'apport de Machiavel consiste à déceler que, si la vocation éternelle de toute politique est d'être politique de puissance et politique de force, celle-ci doit aller au-delà du réflexe primitif de l'utilisation brutale du « Kratos ».
Par une leçon arrachée aux entrailles de l'action, grâce à la « Virtù », le Prince, l'homme d'État ou le chef de guerre, doivent conceptualiser leurs matériaux afin de mieux servir l'action, en la dominant d'un regard soutenu qui se projette toujours vers l'avant, qui sache prévoir l'événement et le parer. Mais cette leçon ne peut jaillir que d'une idée-mythe. Toute grande réalité humaine est, en fait, nécessairement drame, utopie et matière à mythes.
Une philosophie de l'action sans idée volontariste ou projet-force, sans impératif moral et rêve ordinateur transcendant les contingences du malheur politique ou celles de situations désespérées, égarées ou confuses, sans perception de l'avenir, est une philosophie vouée à l'échec, privée d'essence et, en définitive, inopérante et exsangue. II ne peut exister de politique purement rationnelle. Sans mythes renouvelés, grâce personnelle ou charisme anthropomorphique, une politique de violence est dénuée de sens, plongée dans la forge obscure du fer et du sang, dépourvue de légitimité morale et de justification spirituelle. C'est une politique aveugle et sans perspectives.
Mais si la force doit se plier au projet politique, il ne peut y avoir de stratégie générale sans spéculation historique ou calcul probabiliste, sans intuition des circonstances et capacité administrative, sans efficacité organisationnelle et opérationnelle. Précurseur, Machiavel comprit qu'il n'y a de chance, pour les grandes décisions, que dans une volonté résolue ; que toute doctrine politique ne peut fonder son succès que sur l'art du jeu, du risque et de la négociation (« ruse »); qu'il lui faut un souci minutieux et charpenté des modalités pratiques.
L'événement doit être, non seulement voulu et prévu, mais aussi soigneusement administré et planifié dans ses moments et ses détails les plus intimes. Toute stratégie est donc également une grande opération de « management », une fonction supérieure de l'intendance, la mise en œuvre d'une idée et d'un impératif.
Au secrétariat de la Seigneurie de Florence, le drame et le paradoxe de Machiavel ont été ceux d'un homme qui, n'ayant pu accéder à une fonction de haute responsabilité, fut un théoricien militaire sans instrument militaire, un négociateur et tacticien avisé sans la maîtrise globale de sa politique, sans pouvoir pour en coordonner et composer les parties fragmentées dans le cadre d'un dessein, digne d'une conception d'envergure et d'une diplomatie à la mesure de la tâche. S'il disposait du concept de « linkage »6, il n'en possédait pas les indispensables instruments. Il ne tenait dans ses mains que le nom et le corps provisoire de l'espoir: l'unité d'une république partagée : l'unité d'un corps politique émietté. Que de chagrin pour l'homme qui découvre le nom de l'idée, qui possède et prononce le vocable-mythe de son espoir, et crie avec la raison le symbole inquiétant de la passion!
II a certes besoin de nommer les concepts et les illusions de son dictionnaire spéculatif, par des vocables cruels. Mais, pour ce faire, il est voué, et presque condamné, à n'aller perpétuellement qu'à l'essence des phénomènes ; là-même où, encore une fois, il est obligé de percer sans fin, de dire sans ombre et sans nuance. Imprudent et solitaire, ce Luther du politique affiche ses thèses contre le monde de la démagogie unanimiste et hypocrite des conventions. II va tout droit aux sources de l'agir humain : l'homme, la politique, l'histoire et l'État. L'homme, sécularisé dans ses passions, ses ambitions et ses actes. La politique, rendue autonome dans ses motivations, ses buts et ses résultats. L'histoire conçue comme théâtre éternel, cyclique et fatal, d'affirmation, de décadence et de ruine des principautés, républiques et empires ; scène des « rerum gestarum » des peuples forts, vigoureux et moraux. L'État, tel qu'il est et tel qu'il a toujours été, là où il a existé dans sa structure et son fondement; tel qu'il est voué à être dans sa logique nécessaire et intrinsèque qui est de durer, de se maintenir et de s'étendre.
Cette soif du mythe unitaire, de conscience de la nationalité et du sens de l'État, le rapproche singulièrement de Hegel qui lit Napoléon par une forte suggestion machiavélienne, et qui tient Bonaparte pour l'Esprit du monde, pour l'idéal purifié et incarné de l'essence de la politique ; essence dévoilée par le grand Florentin, mais radicalisée dans l'histoire par le trinôme : peuple, révolution et nation.
L'œuvre
Délaissant provisoirement la fascination trinitaire de l'Empereur pour la genèse et le travail de l'œuvre, et passant du survol de la représentation de Machiavel aux legs de sa réflexion, il faut maintenant mettre en évidence que la trilogie du Prince, des Discours et de l'Art de la guerre est une architecture conceptuelle perpétuellement confrontée au modèle romain des Discours. Ceux-ci assument le rôle d'archétype de lecture, de référent pour la dénonciation vigoureuse du présent et de ses carences. C'est à ce titre, et de ce point de vue, que le monde de Machiavel ressemble étrangement au nôtre. Temps de crise où s'ébranlent les certitudes acquises et les sécurités héritées, où se font jour des interrogations angoissantes : une crise est, avant tout, une remise en cause des postulats antérieurs de la connaissance.
Machiavel pense à l'intérieur de la crise militaire italienne. Il en reformule les paradigmes politiques, les axiomes et catégories de pensée finement élaborés, jusqu'alors, dans une longue période d'équilibres à vocation universaliste et détruits, d'un seul coup, par l'irruption et la surprise de la force.7 Une crise des postulats de la connaissance recèle une crise des valeurs qui la sous-tendent, donc une crise ontologique. Déclin irréversible d'une époque ! L'aube du monde moderne ne peut s'exprimer que par l'agonie d'une période et l'achèvement d'une dimension de l'histoire. L'effondrement militaire et le traumatisme des esprits ne sont que la forme italienne de cette mutation que signale une recherche désemparée: l'identité politique interroge l'identité culturelle, et celle-ci l'identité guerrière et la vaillance ancienne.
Crises de confiance et de destin s'entremêlent et se confondent. Elles s'étalent sur des espaces multiples qui touchent aux conceptions et aux théories de la guerre dans leurs liaisons avec l'art de gouverner et l'ordonnancement politique de la cité. Les modalités tactiques du combat et les techniques qu'elles intègrent, l'art des sièges et des fortifications, les savoirs naissants de la balistique et de « l'ingénierie » militaire, les sciences et théories physiques, déduites des moyens de tir, en sont affectés. Toutes ces novations influent sur l'esprit des milices et la réorganisation de la hiérarchie sociale autour de l'arme à feu, et singulièrement de l'artillerie, nouveaux instruments de pouvoir pour la bourgeoisie montante. En termes sociologiques, la naissance et le développement de l'artillerie correspondent au déclin de l'aristocratie, porteuse du privilège du service armé à cheval, à celui des ordres de chevalerie et des guerres privées et patrimoniales, et au caractère désormais public et européen des heurts dynastiques ; enfin, au renforcement parallèle de la monarchie qui favorise l'émergence d'une classe nouvelle. Ne pouvant s'affirmer comme ordre militaire, cette classe est présente dans les armes et spécialités techniques du tir, et dans la fusion des bronzes. En France, elle est au service de la couronne en tant que fournisseur d'agents et grands commis de l'État, de Richelieu à Le Tellier, puis à Louvois et Vauban.
Grâce à cette évolution, le processus de centralisation du pouvoir et le développement décisif du monopole légal de la violence sont puissamment impulsés. Le caractère novateur des mutations ne peut induire qu'un approfondissement de la dis-location de l'ordre social. En Italie, une réflexion d'envergure s'ensuit sur la coexistence du particularisme et du cosmopolitisme, sur l'étroitesse frappante de la dimension sociale et politique, caractéristique de l'émiettement péninsulaire, face à la taille des grandes monarchies nationales. Elle porte sur les habiletés et les talents élaborés à une plus vaste échelle - celle de l'univers médiéval - et devenus soudain inaptes et dysfonctionnels par rapport aux buts de la « petite politique ». Elle s'étend au rôle et à la fonction intellectuels qui perdent rapidement du souffle et se réfugient dans la médiocrité du « particulare ». Cette spéculation atteint les fins de la politique et le sens de la destinée humaine: elle rend transparents les objectifs de l'action désormais sécularisée et purgée de transcendance.
Il n'y a d'interrogation sur la milice et sur l'appareil de violence que là où sont discutées, et rediscutées, la signification de l'action des armes et la portée de leur emploi. Là où sont précisées les circonstances et les raisons des litiges, clarifiées la nature des conflits et les limites de leurs règlements, examinés les présupposés rationnels qui permettent de concevoir les conditions de la réussite, maximisant les résultats de l'ambition politique. Ces résultats ne peuvent découler que de la cohérence et de la compatibilité entre les conceptions et la volonté et, de ce fait, entre les fondements qui les inspirent et les desseins qui les commandent. La loi du calculable doit se plier enfin au monde du possible. L'exigence d'un esprit nouveau, qui fonde le monde des valeurs sur le principe redécouvert de la force, qui assoit les exigences collectives sur la conviction que le primat de l'intérêt commun doit s'imposer aux déchirements partisans, tout ceci est ressenti comme un impératif primordial. Il était donc naturel que l'univers politique et intellectuel de l'époque s'interroge sur les raisons lointaines d'une telle crise et d'une telle nécessité; qu'il fortifie les tâtonnements présents par les exemples et les modèles anciens.
Formulée avec la vigueur qui lui est propre, l'interrogation machiavélienne résume cette recherche dans le cadre d'une crise d'identité, elle-même greffée sur une crise existentielle plus profonde. Semble-t-elle suggérer, à la limite, que la torme la plus solide de la sécurité, le fondement de tout pouvoir politique et de tout régime durables résident dans les capacités militaires et dans la parfaite fusion des convictions civiles et du loyalisme guerrier ? Ouvrons la préface de Nicolas à l'Art de la guerre. « On a soutenu, Lorenzo, et l'on soutient encore tous les jours qu'il n'y a rien qui ait moins de rapport, rien qui diffère autant, l'un de l'autre, que la vie civile de la vie militaire... Mais si l'on considère le système politique des Anciens, l'on verra qu'il n'y avait point de conditions plus unies que ces deux là, plus conformes et plus rapprochées par un mutuel sentiment de bienveillance ».
D'où l'idée bien ancrée que tout projet de réforme doit être politique pour être militaire. Mais elle suppose le deuxième comme corollaire du premier. Le parfait binôme: bonnes armes - bonnes lois, bonne constitution - bonne milice, est inscrit en clair dans la texture de l'œuvre, comme un choix et un impératif inéluctables, dans le renvoi constant et nécessaire du Prince à l'Art de la guerre. Le respect du pacte civil ou de l'ordre militaire a un point d'ancrage commun : le citoyen-soldat. Armes propres, donc, pour un concept crédible de défense, pour une indépendance effective et non éphémère ; pour ne pas être à la merci d'autrui, de volontés politiques dictées du dehors.
Fondement de sa théorie politique et plaque tournante de toute réforme militaire, le citoyen-soldat est la réponse stratégique à l'utopie de l'État-nation naissant. Dans l'amour que Machiavel porte à sa cité, il n'y a point de distinction entre le serment sur la fidélité en temps de paix et le serment sur l'honneur en temps de guerre. Ce sentiment est unique et indivisible. De là, la nécessité d'une milice populaire et permanente. Sur celle-ci reposent la sécurité et les mœurs, la loi morale et la loi religieuse, la passion civile et la dévotion patriotique. Par un tel modèle, aussi vigoureux, revit l'idéal classique de la République antique, dans sa sévère grandeur. C'est vivre selon les Anciens ainsi que le font les Suisses « armatissimi et liberissimi ». De cet idéal, se nourrit la pensée des républicains dont Le Prince tient une place de « grand livre » (J. J. Rousseau).
L'unité de l'État-nation, érigée sur la défense de la liberté intérieure et surtout extérieure, douée d'une volonté commune et forte, inspirée par la loi rigoureuse de la raison d'État, purifiée et abstraite grâce aux calculs politiques, soutenue par une grande ambition, tout cela vit intangiblement et puissamment dans les siècles et les âmes, avec des accents que la philosophie de l'histoire, la culture politique et les préférences personnelles marqueront singulièrement et différemment chez Rousseau ou Hegel, ou encore chez Fichte.
De la nécessité d'armes adaptées a la dimension politique de l'État Moderne
Avec l'élargissement historique de l'espace et de la dimension politiques, qui ne peuvent plus être ceux de la seigneurie ou de la petite république, le concept et la nature de l'État changent, car se modifient et s'agrandissent à la fois son expression territoriale et sa composition démographique et sociale. Les préoccupations nouvelles, qui naissent d'équilibres plus larges, de projets et d'appétits polycentriques dont l'envergure est désormais continentale, profilent en hauteur l'État moderne.
L'espace apparaît clairement comme un facteur et une projection essentiels de la politique et, de ce fait, comme un enjeu capital de celle-ci. II constitue à la fois une limite et une virtualité de la grande politique et de la politique de puissance. Son importance doit apparaître, sinon évidente, au moins justifiable. A l'âge de l'absolutisme naissant et des grandes monarchies nationales, la notion de « ressources » acquiert une nouvelle valeur. Non plus celle d'un capital patrimonial et dynastique, mais une autre, virtuelle et potentiellement illimitée: levée en masse d'armées, accumulations de moyens en mesure de soutenir des efforts de longue durée; à quoi s'ajoutent les capacités opérationnelles, logistiques et tactico-stratégiques, l'ampleur et la profondeur des théâtres, et la distribution des forces. Facteurs annonçant le jeu foudroyant et napoléonien spéculant sur l'espace et le temps, l'avènement révolutionnaire des récentes théories du partisan, et les doctrines et pratiques des guerres prolongées.8
La loi du nombre influe, non seulement sur la constitution d'armées puissantes, mais aussi sur les fins politiques non plus limitées, et autrement efficaces, rapportées, désormais, à des grandeurs morales et matérielles jusqu'alors insoupçonnées et qui bouleverseront la portée et la nature des guerres. L'une des issues annonciatrices en sera la Bataille des nations de Leipzig, la Vôlkerschlacht de 1813, prélude sanglant aux guerres des peuples et aux dimensions des luttes idéologiques inexpiables du XXe siècle. Si, comme il a été dit, la loi de la population influe sur la loi économique et celle-ci sur la richesse des nations, la loi de la population en appelle au besoin de l'espace, à une sorte de Lebensraum inavoué, à l'expansion territoriale et à l'inéluctable transgression des frontières.
Pour Machiavel, l'extension de l'État est une nécessité organique du politique, comme celle de sa conservation. En termes abrupts, l'une se réfère à la politique intérieure, l'autre à la politique étrangère. Plus profondément, l'élargissement de l'État, rapporté au concept de défense, introduit une loi nouvelle - la disposition de soldats en nombre suffisant - et dévoile une conception stratégique du pouvoir, non encore énoncée : la politique de puissance. La projection politique-territoriale extérieure hors de la seigneurie, dans le « contado »9, proportionne le concept de défense aux conditions politiques du temps, et remplit une fonction contraignante pour les organismes qui se veulent politiquement vivants. Il s'agit de fonctions justifiées aux yeux de la raison historique, de nécessités moralement impératives au regard de la raison d'État. Si les villes libres allemandes, dit-il, ont « poco contado » (Prince, X, peu de contrées ou d'arrières) et si, à cela, se mesure la liberté de leurs ordonnancements, il faut ajouter que la situation changerait si l'Allemagne « était conditionnée autrement, et il leur conviendrait, de chercher à étendre et briser leur inquiétude ». (Discours, II, 19).
On peut ajouter, sans risque de forcer les termes et en restant dans l'esprit machiavélien, que, en matière d'extension, les hommes valent les ressources. Comment ne pas voir toutes les implications de ce précepte, jusqu'à celles d'une politique d'expansion ? Dans cette dernière expression, la loi de la force et la nécessité factice de la domination sont déduites des impératifs omniprésents de la menace. Le besoin politique de s'affermir tire sa raison d'être d'une nécessité primordiale du politique : celle d'exister pour sa sécurité.
Tout État doit avoir une base territoriale adaptée aux conditions politiques de son temps, proportionnée au système de relations diplomatiques et stratégiques dans lesquelles il s'inscrit et qui déterminent les conditions historiques de sa défense. Mais, si une vaste base territoriale est le fondement concret de sa force, les frontières de sa sécurité peuvent être déplacées toujours plus loin. La proposition, qui met à la charge de l'État l'obligation de s'étendre, comme une nécessité, a la valeur d'une loi ; et, en tant que telle, d'un impératif de la raison d'État déduit des leçons de l'expérience, justifié concrètement par l'analyse des conduites d'autrui en situations de vide de pou-voir, ou de faiblesse politico-militaire d'un acteur-proie. Chez Machiavel, les caractéristiques de l'unité étatique ne sont jamais idéalisées.
II est erroné de penser, par exemple, qu'il idéalisa l'unité italienne ou qu'il la pensa idéologiquement comme le dérivé d'une aspiration culturelle ou d'une communauté de langue. Il la pensait uniquement de façon politique, comme l'affirmation d'une force sur les autres, dressée contre les forces plus grandes et venues du dehors : « Aucune province ne fut jamais unie ni heureuse si elle ne parvint entièrement à l'obéissance d'une seule république ou d'un seul prince, ainsi qu'il s'est avéré en France et en Espagne »10.
Subordination à un seul pouvoir et à une seule autorité, tel est le critère affermi et le prix affiché. Il pensait, en somme, à des types d'unité en mesure de vivre politiquement; à des États solides, administrativement et militairement ; à des types d'unité assez vastes afin, essentiellement, de pouvoir se défendre. L'extension des dimensions est imposée, à ses yeux, par les enjeux de la conjoncture et par la faveur des circonstances, ou « Fortuna ». Mais l'enjeu de la conjoncture est souvent excentrique par rapport aux destinées d'un petit État, ou à sa volonté d'exister. Dans le cas d'espèce, il était défini par l'existence des royaumes territoriaux de France et d'Espagne, en lutte pour l'hégémonie continentale et pour lesquels l'Italie était la bête de proie et objet de convoitise. Or, si la défense doit être proportionnée à l'offense et la sécurité à la menace, l'échelle historique doit être toujours celle des enjeux pensés dans la dimension politique la plus vaste : celle de la grande politique; la dimension propre des grandes affaires et des grands États, dont on risque de devenir l'objet ou la cible.
Conclusion : s'il faut combattre des hégémonies, il faut aspirer à l'hégémonie. II faut être fort en conséquence. Mais, pour aspirer à l'hégémonie, il faut disposer de la force d'une puissance déjà hégémonique ou qui tend, par des moyens réels, à imposer son hégémonie ou à l'étendre. L'hégémonie est donc le critère de mesure et le référent concret d'une ambition.
Machiavel pense à un État italien qui puisse devenir hégémonique ; et c'est de l'hégémonie et du concept-force d'hégémonie qu'il déduit l'unité, et non pas la première de la deuxième. L'unité, en tant que totalité abstraite, est un concept historiquement inopérant et fictif. L'unité ne découle nullement de faits de consentement ou de conscience, mais bel et bien d'événements commandés par la force et résolus dans le conflit. II semble comprendre qu'il est vain de supposer l'existence de types d'unités différents des unités du type empire, et des types de paix différents de la paix armée.
La politique extérieure d'un État semble s'identifier à la capacité d'étendre sa base territoriale afin d'accroître sa force. Les bases théoriques de la politique de puissance sont ici embryonnairement énoncés, mais déjà limpides et très claires. Elles commandent à l'intérêt d'État, car elles en sont la fin essentielle qui se définit par l'aptitude à durer et à se conserver. Mais si, pour se conserver, l'État doit s'étendre, l'extension de la sphère de sa sécurité devient une menace pour la sécurité d'autrui. Au sein d'une société léonine et sans loi, les seules garanties de confiance dans l'univers aléatoire de la « Fortuna », le vrai fondement de toute entreprise, consistent à se pourvoir d'armes propres, car « on ne peut avoir (autrement) de soldats plus sûrs, plus vrais ou meilleurs ».11
À Machiavel, la fonction de la violence apparaît sous un visage fondateur, positif et instituant le pouvoir politique : il s'agit d'un moyen assurant la. concorde civile et la cohésion intérieure. Elle est, par contre, désagrégeante lorsqu'un ordre donné est malsain et corrompu ; lorsqu'un Prince ne maîtrise plus l'instinct de conservation de son peuple de telle manière que lois et milices apparaissent idéalement disjoints les uns des autres ; lorsque, à la suite de batailles perdues ou de revers subis, les citoyens sont poussés à la séparation de leurs sentiments de fidélité et de civisme si leur demande naturelle de protection est insatisfaite. Il ne peut exister de bonnes milices là où il ne peut y avoir de bonnes lois et une bonne organisation politique. La morale individuelle ne se reconnaît plus dans l'éthique de l'État. Elle ne prend plus le parti du Bien que celui-ci devrait incarner. Elle n'offre pas le support indispensable à la loyauté envers des institutions incapables d'assurer la sécurité, et offrant l'impardonnable spectacle de l'impuissance et l'épouvantable démonstration de leur vulnérabilité. C'est par ce biais que le succès d'une action, d'une initiative ou d'une politique apparaît comme le principe de la durée et de la conservation du Pouvoir et, par là même, de la confiance qu'il mérite de ses sujets. Pour Machiavel, l'action et la technique politiques ont comme seul critère de mesure la réalisation du résultat, l'atteinte de l'objectif, la saisie provisoire de la fin que la politique s'est donnée.
L'action politique se veut et se propose comme technique du succès et critère de la réussite. Elle vise au règlement des différends par la bataille et par la ruse. L'instrument de la décision reste l'épreuve des armes. La bataille est l'issue et la conclusion positive de la guerre; si bien que guerre et bataille semblent s'identifier et se confondre. La guerre n'est qu'une dilution ou une succession de batailles. La finalité de la politique peut être également servie par l'autre instrument du dessein politique, la ruse. Si elle peut avoir deux champs d'application, interne ou externe, elle n'est spécifique ni de l'un ni de l'autre. Elle est d'autant plus efficace que le pouvoir est fort et bien assis, désireux d'éviter le recours à la force et de parvenir à ses fins en faisant l'économie de la violence ; d'autant plus redoutable qu'il est faible ou mal soutenu. La faiblesse interne ne renforce en rien l'usage sans scrupule de la ruse : elle la fait haïr, sans qu'on l'admire, car elle apparaît plutôt l'instrument de la traîtrise que celui de la résolution. Dis-jointe de la force, la ruse suppose symétriquement l'insécurité et la vulnérabilité internes, l'impuissance et la duplicité d'une politique incohérente au regard de son but qui est d'acquérir le moyen radical de toute politique : une capacité crédible de coercition. Quelle est la valeur de la persuasion, vis-à-vis de l'ennemi, si elle ne repose pas sur la capacité de lui signifier qu'il aura avantage à suivre la voie du bon sens et de la raison, plutôt que celle qui lui fera connaître le prix de la contrainte ? La ruse ne saurait être justifiée si elle n'était qu'une diversion ou un excès de la logique du pouvoir ; si celui-ci, n'étant contraint ni à l'usage de la force, ni à la dissimulation, choisissait de s'écarter inutilement de la voie du bien et de celle de la franchise.
Pour revenir sur la fonction de la violence et sur l'art de la guerre, notons que cet art suppose une inspiration, et l'inspiration une matière autre, en son essence, que la simple technique. L'inspiration n'est que la fin de la guerre, qui est politique, désacralisée et entièrement laïcisée. La guerre n'est déterminée que par le résultat : ses éléments ou ses techniques n'exigent nullement la recherche d'une causalité profonde ou. d'un « telos » transcendantal, mais une divergence et l'inimitié entre princes, un conflit d'intérêts; en aucun cas, un ordre providentiel comme cela était dans la conception métaphysique de la « Civitas Dei ». La matière de la guerre est la campagne, l'espace et le temps dans lesquels se déploie l'art opérationnel des combats qui la composent. Le cadre tactique se définit par la manœuvre et l'espace-temps de la bataille, « la giornata », moment capital de la décision et du verdict. L'organisation et l'esprit des milices, leur dispositif sur le terrain, l'ordre et l'articulation des mouvements successifs, l'impact, la rupture et la percée dans la profondeur du dispositif ennemi, selon la puissance du choc et la tenue de l'adversaire, la génialité et la capacité relatives des capitaines et des condottières, tout doit témoigner de la minutie du plan traduisant le système de la force et la rationalité d'une discipline projetée vers le succès.
La limitation de la guerre
Si le discours de la guerre ne va pas sans réflexion sur sa portée et sa signification, la voix de la guerre recèle-t-elle l'idée d'une limite bornant son développement ?
Le principe d'une limite imposée à la guerre, que la tradition classique avait admis selon les modalités ambivalentes de la morale et du droit, selon des critères et qualifications qui étaient fondamentalement étrangers à la violence, avait un but : justifier ou absoudre le phénomène belligène aux yeux d'une conscience qui se voulait purifiée et innocentée des leçons de l'expérience, et qui était tenue au respect d'une norme, naturelle ou civile. Ce principe s'accommodait des deux formes de rapports : le « bellum justum » et le « jus in bello ». Selon le premier, la guerre était légitimée ; selon le deuxième, légalisée. Dans le premier cas, la relation entre guerre et droit, ou guerre et morale, assimilait l'acte de violence à une procédure judiciaire visant au rétablissement d'un droit enfreint. Il s'agissait là d'une sanction qui qualifiait la nature du phénomène selon les trois figures de la guerre : défensive, réparatrice ou punitive. Dans le deuxième cas, la guerre devenait objet de droit, et non pas fondement de puissance, source de normes nouvelles ou critères de hiérarchisation émergente entre les belligérants. La guerre était donc un phénomène maîtrisable et non un phénomène total, « legibus solutus ». Elle demeurait dans un rapport de continuité, et non de discontinuité, avec un ordre établi, comme le voulait la maxime, « inter arma silere leges », légiférant sur la licéité des opérations et codifiant étroitement leurs limites.
Le caractère inexpiable des guerres idéologiques, conduites au nom d'une « Weltanschauung » ou d'une « Utopie », ainsi que le caractère total et irréductible de la guerre absolue, n'apparaîtront que plus tard avec les guerres de la Révolution française et avec celles du XXième siècle. Pour Machiavel, la guerre ne pose pas un problème de justification, de légitimation ou de légitimité : elle est un moyen de la politique, une fonction du pouvoir et un fondement de la puissance.
Repenser le principe de limitation de la guerre et en reformuler la frontière, discriminant entremise et enjeu, ampleur des pertes et destructions et dimensions des conflits, volume de la violence et importance des objectifs, tel est le problème de toute guerre. C'est là la grande question du gouvernement de la force et le drame irrésolu de notre temps. Jusqu'où peut aller le souci de modération ? A quels critères soumettre le calcul stratégique ? Par qui, par quoi et comment imposer un brin de raison là où, dans la dévastation des combats, risquent de voler en éclats les exigences irrépressibles des besoins vitaux ; là où sont mis en cause l'identité et l'existence d'un acteur national frappé par de mortelles blessures ?
A quelle riposte peut pousser le sentiment de vengeance d'un protagoniste agonisant? Existe-t-il un esprit des lois, ou un statut de justice valable et contraignant, dans le cadre d'opérations où l'hostilité sanctionne l'impossibilité d'un compromis et la volonté exaspérée du recours illimité à la logique de la force cache à peine l'obsession de vaincre?
La transformation psychologique induite par un conflit ne tend-elle pas, à elle seule, à un enlisement irréversible dans le conflit, à la montée aux extrêmes et à la guerre totale ? Existe-t-il des restrictions d'ordre moral ou matériel, rationnelles et maîtrisables, et lesquelles, qui soient capables de soumettre à des limites des phénomènes totaux comme la guerre?
I.8 de la limitation des guerres a la restriction des menaces
De quelle manière est-il possible de fixer des crans inhibiteurs, sinon à la guerre elle-même, au moins aux menaces qui la précèdent et aux événements qui la préparent ? Telle est une des grandes inquiétudes dû Prince, et l'une des interrogations dominantes de Machiavel. Comment circonscrire et enrayer la menace, intérieure et extérieure, et comment déjouer l'une comme l'autre ? D'abord, d'où et de quoi surgissent la menace. et l'ennemi ? Puis, comment les identifier afin de mieux les parer et les combattre ?
Ce sont là des questions qui ne peuvent concerner uniquement la philosophie et l'anthropologie politiques, la spéculation rétrospective sur les constantes et régularités du comportement humain perçu à travers la phénoménologie des formes historiques de l'adversaire politique. Mais c'est, à chaque moment de la politique, la perception brûlante et toute actuelle de la conjoncture et de la situation.
Fixer l'objectif de la violence sur la seule hostilité extérieure afin d'en réduire socialement l'extension et le volume, la concentrer sur l'ennemi, l'étranger ou « l'hostis », convertir l'inimitié' interne en hostilité et modifier ainsi, à d'autres fins, la structure profonde de l'agressivité, c'est, semble-t-il, obéir à une loi du comportement et à un précepte de la politique ; voire une définition possible de celle-ci. C'est sur la pertinence réversible des deux champs de l'action historique que Carl Schmitt fondera plus tard sa formule de l'ami et de l'ennemi en y repérant la constante nécessaire de la lutte humaine.12
Ajoutons que la distinction entre politique intérieure et politique étrangère n'est pas encore nettement définie chez Machiavel : en effet, la personnalisation du pouvoir du Prince efface toute frontière entre les deux espaces du dessein politique. En son temps, le processus de monopolisation de la violence et l'interrogation sur la légitimité de son usage n'en sont qu'à leurs débuts, et ce processus désigne le long cheminement qui est à l'origine de l'État moderne, de sa genèse et de sa consolidation. Ce qui apparaît chez Machiavel et ce qu'il perçoit très nettement, c'est la légitimité de l'État et des États à mobiliser la violence, à la diriger vers l'extérieur, grâce à une discrimination et à une évaluation pondérées, des enjeux du conflit.
La vulnérabilité politique et militaire de l'État est un facteur de faiblesse et, dirions-nous aujourd'hui, de déstabilisation interne. L'interdépendance de ses effets - perte de crédibilité à l'extérieur et perte de loyalisme à l'intérieur - souligne, si besoin était, par une sorte de « dé-légitimation » globale, la profondeur des phénomènes idéologiques dans l'affermissement ou la désagrégation des institutions politiques. Reprenant la convention selon laquelle est utile au pouvoir tout ce qui assure sa durée, il convient cependant d'ajouter que toute manipulation des idées est bonne si la stabilité du pouvoir est assurée, si le but de sa continuité est atteint.
La désignation de l'ennemi a pour objectif d'armer la concorde et de désarmer la discorde, d'opérer pour l'unité des esprits et une certaine idée de l'ordre, et de subordonner la conduite partisane et le comportement de faction à une fin impérieuse, supérieure et collective. Dans ce transfert des enjeux et dans cette « délégitimation » du conflit partisan au profit de celui, unitaire, du Prince, de la seigneurie ou de la cité, dans cette transcendance, même provisoire et artificielle, des divisions, peut exister un élément de confirmation du principe selon lequel ce sont les armes, tournées vers l'extérieur, qui assurent le fondement ultime de la politique.
Paix et Guerre. pacifisme, bellicisme et « Machtpolitik »
Bien que la politique ne s'identifie jamais totalement à son fondement, elle ne se subordonne de bon gré à celui-ci que dans les situations exceptionnelles ou de crise, quand elle adopte le mode radical des armes et se prolonge dans leur langage et par leur voix. Or, si la paix intérieure est favorisée par le primat de la politique qui monopolise légalement la violence, et si la paix extérieure est garantie par la logique de la puissance et l'utilisation légitime des moyens qui la servent, la paix en général est érigée sur le fondement de la politique.
La paix ne peut renier les moyens de la politique. Le pacifisme ne peut composer avec le refus moral de la violence. L'un et l'autre doivent admettre à contrecœur, la légitimité de l'usage de la force, car elle ne trouve jamais sa fin en elle-même. Le fondement de la force ne doit pas être identifié avec le primat de celle-ci sur la politique. L'équivoque et cette confusion n'ont rien de terminologique. En fait, on peut désigner par bellicisme le primat des armes sur la politique, et par militarisme la politique et l'idéologie qui servent le but attribué à ce primat.
En fait, si le primat des armes assure la défense, le primat de la politique doit assurer la sécurité. La défense est garantie par une logique de la force, la sécurité par la logique des équilibres et des alliances : la première juge et spécule sur la menace actuelle et directe, la seconde sur la menace potentielle ou virtuelle. La politique de puissance, « Machtpolitik » ou « Power politics » relève du réalisme et non du bellicisme. Celui-ci et celle-là sont sous-entendus par des conceptions différentes de la paix et de la guerre : pour la politique de puissance, la paix et la guerre sont des moyens et des modalités particulières du gouvernement politique, les formes et instruments d'une politique intégrale ; pour le bellicisme, la paix est une préparation au « jugement de Dieu ». Les deux doctrines s'accordent mutuellement pour reconnaître que le pouvoir est la chose qui demeure et résiste, qui perdure par nature, l'éternel Léviathan tout à tour sourcilleux ou démoniaque ; pour reconnaître que la dialectique de la guerre et de la paix fonde le devenir de l'histoire.
Déduite de la théorie des relations internationales, la politique de puissance évoque l'état de nature, l'absence de tribunaux et de lois, mais elle ne dévalorise nullement la paix au profit de la guerre. Elle apparaît comme la doctrine des souveraine-tés, toujours solitaires dans l'affirmation impitoyable et romantique de leurs droits et de leur indépendance, qui acceptent la provocation sans la subir et sont prêtes, à tout moment, à l'escrime et au duel.13
La paix n'exclut ni les querelles ni les litiges. Elle n'étouffe point les échos pathétiques des craintes devant le risque, l'épreuve de force et son verdict. Dans sa version nationaliste ou impérialiste, et dans les moments les plus sombres du calcul, la « Machtpolitik » convertit son pessimisme en une sorte de frémissement audacieux et viril devant le heurt des peuples et des nations. Tout en admettant le caractère universel de la lutte pour la puissance, la paix se conçoit comme la garantie du plein développement des virtualités d'un peuple. Le « Volksgeist » exalte l'identité communautaire, à laquelle sont également nécessaires la force et la culture qui s'épousent dans la grandeur de la puissance. Le bellicisme, en revanche, dévalorise la paix et exalte uniquement la guerre. Il est une sorte de régression irrationaliste par rapport aux conceptions pondérées et modérées de l'agir historique et du travail des sociétés. Selon cette doctrine, la paix a un signe essentiellement négatif. Elle est un affaiblissement et un appauvrissement des facultés originelles de l'homme, que la guerre requiert et dévoile dans son ardente et sanglante splendeur.14 Pour les conceptions cycliques et palingénésiques du cours de l'histoire, fondamentalement organicistes, la guerre est vigueur et recommencement. Elle est l'accouchement tragique du nouveau.
L'habitude de la paix n'apparaît que comme dissolution et chute, maladie et ruine. Chez Machiavel, se trouve une analyse précise de la vulnérabilité humaine et politique, de ses effets et influence idéologico-psychologiques sur l'existence et la continuité du pouvoir. « Non seulement les peuples sortent renforcés de la guerre, mais, de plus, les nations, qui sont en elles-mêmes hostiles les unes aux autres, trouvent, grâce à la guerre à l'extérieur, la paix au dedans »15.
Nous repérons ici, comme le souligne pertinemment A. Philonenko une critique sans nuances de l'individualisme moral et de ses revers philosophiques, de l'universalisme cosmopolite et de l'humanitarisme abstrait, doctrines sans substance éthique et, en leur fond, illusoires et utopiques, sources de renoncement et de rêveries. Le projet de paix perpétuelle de Kant en fournit un exemple éclairant, car la notion d'humanité suppose l'effacement et l'abolition radicale de l'hostilité et de la relation d'ami et d'ennemi dont l'actualisation ultime préside au déclenchement de la guerre et à la négation existentielle de l'autre (au sens politique du terme). Doctrines incapables enfin, de suggérer l'engagement et l'intégration dans une totalité ; totalité qui est la forme propre de l'individualité historique des peuples en lutte perpétuelle entre eux ; et cela en raison de l'opposition et du divorce entre raison et histoire ; en raison de la dichotomie spéculative entre, d'une part, le monde des idées, inscrites dans la perspective d'une histoire universelle où s'affrontent les grands concepts et les grands systèmes, protagonistes de la lutte philosophique, et, d'autre part, le monde des événements toujours sanglants et singuliers où les nations connaissent par les conflits, les contraintes inéluctables des volontés déchaînées ainsi que les entraves et limites d'une nature, réfractaire ou hostile à la maîtrise de l'homme.
Cette opposition, Hegel la résoudra par le mouvement de réalisation et d'intérioration, providentiel, de l'universel dans le réel ; mouvement procédant, quant à la philosophie de la guerre, de la triple conversion et réconciliation :
- de la raison dans l'histoire,
- de la raison dans la volonté (étatique),
- de la volonté dans la décision (ou verdict de l'acte de guerre).
Ce qui, en résumé, fait de la guerre, essence ultime de l'État, non seulement le lieu héroïque de la décision, mais aussi le champ où se dénoue le sens de l'histoire et le foyer éclairant l'authentique moralité de l'individu. C'est à travers la guerre et la violence politique qu'elle déchaîne que l'État se dévoile comme entité historique et rationnelle et que l'individu, qui ne peut avoir d'existence vraie qu'au sein d'une communauté, devient un être authentiquement libre car il accepte de vouer sa vie au sacrifice suprême pour le bien de sa cité. Il accède, par cet acte tragique, à une forme supérieure de courage : le courage militaire différent, en sa nature, du simple courage individuel, et qui lui permet d'atteindre, par l'identification à son État, « l'intégration dans l'universel ».
La formule foudroyante et grandiose par laquelle Hegel résumera la synthèse de ses vues, déjà énoncée par Schiller dans son poème Résignation, est : « Die Weltgeschichte ist das Weltgericht », ou l'histoire du monde est le tribunal du monde, le lieu du jugement ultime des peuples et des nations. La vulnérabilité organique appartient aux cycles vitaux de la nature ou de l'espèce; la vulnérabilité morale, au manque des qualités essentielles, de fermeté et de vertu ; la vulnérabilité politique, à la preuve, pour le pouvoir, de son incapacité à répondre à la demande naturelle de sécurité.
La ruine du pouvoir a sa racine dans cette absence de qualité politique qui réside dans la perception de l'essentiel : dans la blessure morale du citoyen égaré et sans protection, face au danger couru par sa cité, et dont l'infidélité conduit à l'éclatement des fondations de l'État. Point de trace de bellicisme, donc, chez Machiavel. Réalisme et désenchantement dominent dans son œuvre, pleinement et amèrement. Mais y transparaît, dans sa nudité, toute sa préoccupation pour la raison d'État, sa loi sécularisée et son calcul rationalisant. Son regard perce jusqu'à l'intérêt essentiel : la sécurité, la conservation et la durée du pouvoir.
Notes annexes
Note 1 : Le Linkage
Cette liaison anticipatrice entre les différentes formes de la politique et les modes subtils et conjoints du jeu diplomatique n'atteignent certes pas la complexité moderne du linkage.
Par ce terme, on peut entendre, aujourd'hui, la partie stratégique globale menée par des acteurs paritétiques à partir d'atouts et d'objectifs définis, et orientée par le transfert croisé de gains et de pertes -- donc de défis et de risques politico-stratégico-économiques -- d'un secteur à l'autre du marchandage (bargaining process) ou d'un échiquier à l'autre de la négociation.
Cette partie, qui inclut la manipulation de tous les termes de la rivalité, donc des tensions et des crises, inclut nécessairement le chantage ou la violence, ouverts ou simulés, dans un jeu à issues incertaines et à forte indétermination de fond. Elle vise à lier et redéfinir les différentes hiérarchies politiques, fonctionnelles et sectorielles, du poker hégémonique.
Au-delà même des gains substantiels, difficiles à mesurer dans l'immédiat, il s'agit de gains d'autorité, de prestige, ou du leadership ; donc de gains hiérarchiques et de système ayant pour but de modifier les règles du jeu et d'imposer un « gap » diplomatique en matière de négociation.
Le linkage est la figure novatrice et toute récente de la capacité, propre aux grandes puissances, de contenir réciproquement la fonction perturbatrice de la violence à l'intérieur de certains seuils d'affrontement ; de manœuvrer par échiquiers économiques, politiques et stratégiques distinguant, superposant et liant globalement, selon les cas et les circonstances, mais aussi selon les acteurs et les théâtres, les trois logiques de :
la coopération-compétition (USA, Europe,,Japon)
la compétition-rivalité (USA, URSS, Chine)
la rivalité-confrontation virtuelle (pays à vocation hégémonique USA-URSS et sphères relatives des pays hégémonisés ou dominés).
Cet accroissement du pouvoir global de négociation, par rapport à tous les autres acteurs du système, est une modalité d'affirmation nouvelle de la puissance, discrète mais non moins bouleversante. Elle comporte une redistribution des cartes du jeu et des zones d'influence, un reclassement des hiérarchies antérieures et redéfinition de la carte géopolitique.
Les souverainetés de certaines unités politiques en sont d'autant limitées ou affectées qu'elles en sont amoindries ou vidées de substance, tant sur le plan inter et supra-étatique (ex. négociation stratégique) que sur celui des rapports transétatiques (négociation économique).
Le cas extrême est celui d'une véritable « délégitimation » politique, à répercussions et effets infra-étatiques (ex. négociations et échanges de coopération et sécurité, bilatéraux ou collectifs, ayant pour but de renforcer ou affaiblir, stabiliser ou déstabiliser un régime). A partir de ce seuil, nous quittons insensiblement le terrain du linkage, comme partie stratégique globale entre acteurs paritétiques, pour entrer dans le domaine hybride de l'influence, pression et ingérence, exercées sur des acteurs mineurs ; un terrain plus restreint pour des situations très singulières.
Le cas de dé-légitimation politique, résultant de l'action d'une main étrangère, est le propre d'aires de pouvoir hégémonisées et secouées par des crises internes. Les souverainetés des acteurs concernés sont, de ce fait, limitées.
Tous les phénomènes politico-idéologiques gravitent alors dans une orbite intégratrice, politisée et à consensus élargi, qui est celle de l'alliance ou bloc cautionnant ou sanctionnant les options collégialement adoptées ou unilatéralement imposées de façon autoritaire, sinon militaire.
Note 2 : L'ami et l'ennemi 16
La distinction de fond, autonome, originelle et non dérivée, « à laquelle peut être rapporté tout l'agir politique au sens spécifique » et, de ce fait, « les actions et motivations politiques », est la distinction d'ami (Freund) et d'ennemi (Feind). Il s'agit là d'une « définition conceptuelle, d'un critère et non pas d'une définition exhaustive ou d'une explication du contenu ».
En tant que principe d'identification catégorielle de l'altérité, irréductible à d'autres antithèses, sa signification ne réside pas uniquement dans « l'indication du degré d'intensité extrême d'une union ou d'une séparation,- d'une association ou d'une dissociation », mais elle est un référent capital pour les conséquences pratiques qu'on peut en tirer, tant sur le plan stratégique que tactique. Ainsi, la connaissance et la compréhension correcte de cette distinction radicale conduisent à la conclusion, également radicale, selon laquelle, « dans le cas extrême, sont possibles avec lui (l'autre, l'étranger, der Fremde) des conflits qui ne peuvent être décidés ni par un système de normes préétablies, ni par l'intervention d'un tiers "non engagé" et donc "impartial" ».
Omniprésence virtuelle du conflit, donc de l'hostilité radicale du couple ami-ennemi que la guerre actualise. C. Schmitt en déduit que « seulement celui qui y est directement engagé peut en finir avec le cas conflictuel extrême ; en particulier, celui-ci seulement peut décider si l'altérité de l'étranger, dans le conflit existant concrètement, signifie la négation de son propre mode d'existence ; donc, s'il est nécessaire de se défendre et combattre pour préserver son mode de vie propre et spécifique ».
Caractère existentiel de l'analyse, de l'engagement et de ses issues : les valeurs fondant identité et modes de vie en sont l'enjeu ; d'où la portée, limitée et réduite, du neutralisme ou de la neutralité, positions intermédiaires et édulcorées du politique qui est polémique, même au niveau sémantique ou linguistique. Peut-il y avoir une neutralité idéologique et morale entre deux acteurs aux prises ? Peut-on tenir, vis-à-vis d'eux, sans hypocrisie ou cynisme, une égale position d'équidistance ? S'il existe sûrement un intérêt immédiat au non alignement, y a-t-il un ou un intérêt à long terme dans le non-engagement ? La force des grandeurs morales ne compense pas toujours les carences des grandeurs physiques.
En machiavélien et clausewitzien conséquent, C. Schmitt développe une idée, de grande valeur heuristique et praxéologique : celui qui est en lutte avec un ennemi absolu voit une menace, donc un affaiblissement essentiel de sa capacité immédiate de lutte, dans toute forme de relativisation de l'ennemi; un ennemi qui serait fictivement neutralisé jusqu'à être transformé en partenaire du jeu. Or la nature manichéenne de toute bipolarisation des valeurs et de toute antithèse absolue est-elle une objection pertinente ?
Carl Schmitt poursuit : « Les concepts d'ami et d'ennemi doivent être pris dans leur signification concrète, existentielle, et non comme métaphores ou symboles. Ils ne doivent pas être mêlés et affaiblis par des considérations économiques, morales ou d'autre nature et, moins que jamais, ils doivent être interprétés dans un sens individualiste et privé... Le libéralisme a cherché à résoudre le dilemme ; l'ennemi n'est pas le concurrent ou l'adversaire en général. L'ennemi n'est pas non plus l'adversaire privé qui nous hait à cause de sentiments d'antipathie... L'ennemi, ce ne peut être qu'un ensemble d'individus groupés, affrontant un ensemble de même nature et engagés dans une lutte pour le moins virtuelle, c'est-à-dire effectivement possible:.. L'ennemi ne saurait être qu'un ennemi public, parce que tout ce qui est relatif à une collectivité, et particulièrement à un peuple tout entier, devient de ce fait affaire publique. L'ennemi c'est l'hostis et non l'inimicus » .
C'est de cette conscience du « donné extrême » et du donné radical, polémique et belligène, que découle la considération inébranlable selon laquelle « les concepts d'ami, d'ennemi et de combat, tirent leur signification objective et spécifique de la possibilité de provoquer la mort physique d'un homme. La guerre naît de l'hostilité, car celle-ci est la négation absolue d'un autre être. La guerre n'est que l'actualisation ultime de l'hostilité ».
Un problème apparaît alors : celui de la concrétisation de ce modèle abstrait, de ce type idéal. Cette identification est politiquement capitale pour définir, d'abord, les modes de la relation policée et civile d'obéissance qui est inscrite dans le droit et dans le contrat social et, de ce fait, le rapport de la politique et du politique ; elle est ensuite essentielle pour la reconnaissance de la dissociation irréductible, à la fois historique et conceptuelle, du champ de la politique et de celui de l'État.
La relation d'identité, État = politique est donc, non pertinente. Les modalités extrêmes de la politique peuvent dissoudre l'État : guerre civile à l'intérieur, guerre totale à l'extérieur.
La radicalité idéelle du concept de politique trouve son expression accomplie dans la relation existentielle d'hostilité mortelle, propre à la guerre, qui est actualisation de la virtualité omniprésente de l'animus hostilis. Elle exige une présupposition principale : l'existence et la présence effectives de l'ennemi. Sa désignation est l'œuvre du politique, l'expression de son primat.
La netteté des deux états de paix et de guerre et la transition de l'un à l'autre, posent d'abord le problème de la définition philosophique de la virtualité d'une essence, l'hostilité, de l'intention hostile ou de l'animus hostilis dans l'actualité du combat, de l'animus belligerandi ou la passion belligène ; ensuite, le problème juridique de la réglementation des cas et situations intermédiaires : actes hostiles et guerres non déclarées, comportant des sanctions et des formes variables de représailles...
Plus malaisée encore la définition, aux yeux du droit public international et de la conscience universelle, des états ou conditions hybrides, et fort actuels, de guerre et de non-guerre, de paix chaude ou de guerre froide.
Existe-il un mode de la relation entre paix et guerre, calquée sur le rapport ami-ennemi, qui permette de sortir de l'impasse et de rechercher une solution tierce déjà exclue par la netteté de la formule classique : Inter pacem et bellum nihil est medium ? Recherche fort utile en notre temps, car liée à la recherche de solutions et décisions autres que celles extrêmes.
C'est la poursuite de la spéculation machiavélienne sur les moyens capables de maîtriser la violence et de la soumettre à l'essentiel, l'originel et le primordial.
Ne sommes-nous pas depuis 1945, et entre les deux blocs Est et Ouest, dans la situation où « Bellum manet, pugna cessat»? S'agit-il de l'hostilité propre à la nature humaine, à peine cristallisée par la situation objective des relations internationales dans une conjoncture désormais planétaire, ou bien d'un tournant radical de l'histoire où la paix « n'est que la continuation de la guerre par d'autres moyens », comme le voudraient les tenants du « bellicisme et de la guerre totale »? Ces deux conceptions n'ont-elles pas en commun l'idée de la virtualité omniprésente de l'antagonisme de l'ami et de l'ennemi, constitués en présupposés comme la réalité profonde du politique et de fondement originel de tout conflit ?
Notons en passant que C. Schmitt se défend des critiques selon lesquelles sa définition du politique serait « belliciste, militariste ou impérialiste et qu'elle ferait de la guerre un but, un objectif ou un idéal social ». Le propos de ses discriminations théoriques n'est-il pas de dégager des espaces de liberté au sein des situations intermédiaires de guerre et de non guerre : situations dans lesquelles l'effacement des frontières, conduit à l'hybridation constante des deux règnes, autrefois disjoints, d'affrontement et de quiétude ?
Le problème est de taille, non seulement sous l'aspect du droit international public et de son effort constant pour en formaliser les frontières et les conduites, mais aussi sous celui de la conceptualisation de stratégies et doctrines d'action, non soumises à la montée inévitable aux extrêmes du paroxysme belligène.
Revenons un moment en arrière, à l'effort de C. Schmitt pour saisir la portée et l'ambiguïté profonde de la notion de « neutralité »17. Celle-ci ne peut être déduite, comme on l'a rappelé plus haut, des tentatives du droit public international, ni du respect des normes, édictées sous la contrainte d'une relation permanente, et relativement stable, de dissymétrie de puissance, mais uniquement de la relation préliminaire, principale et historiquement évolutive du concept d'hostilité. Cette dernière recouvre tout le champ de la politique et, en tant que telle, les relations fondamentales d'État à État. Les alliances et les coalitions ne représentent qu'une de leurs formes : celle du regroupement politique final en amis et ennemis.
Cette conséquence particulière révèle, si besoin était, l'étendue de la condition de subordination de l'agir politique, dans ses expressions les plus diverses, au présupposé initial. Elle permet de saisir l'évolution de ses possibilités d'existence, au sens de leur respect et de leur signification, tout au long des hostilités depuis leurs phases et conditions de départ.
L'équilibre des rapports entre pouvoir-puissance, qui se dégage du concept de guerre et de sa réalité actualisée et mouvante, conduit C. Schmitt à entrevoir quatre situations et à en décrire les traits spécifiques. On ne retiendra ici que les trois premiers, car le quatrième, celui de l'isolement et de l'autarcie d'un acteur par rapport au système mondial, est désormais révolu dans un univers de relations planétaires.
Les caractéristiques de ces différentes situations peuvent être ainsi résumées :
situation d'équilibre de forces entre belligérants et neutres : neutralité possible et praticable sur les deux plans, objectif et subjectif, du respect de la situation de non belligérance et de la fonction d'amitié impartiale.
situation univoque de supériorité des belligérants sur les neutres. La neutralité résulte du compromis tacite entre belligérants en situation d'équilibre de forces ; ceci laisse des espaces politiques de manœuvre, hors du terrain moral et matériel des hostilités, aux non belligérants situés ainsi dans une sorte de « no man's land » du conflit.
situation univoque de supériorité des neutres (en position de prépondérance des forces) sur les belligérants. Ces derniers font figure:ide pions, clients ou acteurs secondaires sur l'échiquier politique du moment. Leur condition est celle, intéressante de nos jours, d'acteurs soumis à tutelle ou à une liberté d'action limitée, et dont l'espace de jeu dépend d'une situation qu'ils ne maîtrisent pas entièrement parce qu'elle est excentrique aux enjeux et intérêts pour lesquels ils se battent. L'initiative, régionale ou locale, est consentie, mais à l'intérieur de formes qui échappent aux buts des acteurs engagés et isolément considérés. S'agit-il là du cas de figure auquel nous appliquons l'expression de « stratégie indirecte »?
1« Esquisse d'une théorie sur les rapports entre guerre et droit », in « La guerre et ses théories », PUF, Paris 1970. Institut international de philosophie politique, Annales de philosophie politique, 9.
2Voir E. Bloch : « La philosophie de la Renaissance », Payot, Paris.
3F. Bacon : « De argumentis scientiarum », 1, Vll, C; « Machiavello et hujusmodi scriptoribus, qui aperte et indissimulanter prof erunt quid homines facere soleant non quid debeant ». F. Meinecke, p. 403, in « Die idee der Staatsràson in die neueren Geschichte », Oldenbourg, München, Berlin, 1924. Voir aussi G. Procacci in « Introduzione » au Principe et Discorsi p. LXXXVI, Feltrinelli editore, Milano, 1979.
4In C. Lefort: « Le travail de l'œuvre : Machiavel », Gallimard, Paris, NRF, 1972, p. 73. Citation de T. Guiraudet, « Œuvres de Machiavel », An VII, préface.
5A. Philonenko : « Essais sur la philosophie de la guerre », Paris, Librairie philosophique.
J. Vrin, 1976, p. 16, note 7 : « La tragédie anglaise n'a voulu voir en Machiavel qu'un fourbe ».
E. Meyer dans ses « Litterarhistoriche Forschungen » (Weimar 1907, Bd 1) relève, dans la littérature élisabéthaine, 395 allusions à Machiavel qui a toujours incarné la fausseté et la fourberie. A travers les oeuvres de Ben Jonson, Webster, Beaumont, Fletcher, etc... Machiavel apparaît comme le personnage ténébreux. Mais c'est chez Shakespeare d'une part, et Marlowe d'autre part, qu'on trouve l'expression la plus plastique du visage attribué à Machiavel.
Sans se soucier de l'anachronisme, Shakespeare attribue à Richard, duc de Gloucester, dans l'acte III de « Henri IV », le monologue suivant : « Eh quoi ! je puis sourire et tuer en souriant... je suis capable de noyer plus de marins que la sirène,... de tromper avec plus d'art qu'Ulysse... au caméléon je puis prêter des couleurs, et mieux que Protée de formes changer, et à l'école envoyer le sanguinaire Machiavel ».
Marlowe, dans l'avant-propos du « Juif de Malte », est plus explicite et pénétrant : « Le monde a beau croire que Machiavel est mort, son âme n'a fait que passer les Alpes... ».
6Voir notes annexes
7 Première descente de Charles VIII en Italie, en 1494.
8Voir C. Schmitt : « Theorien des Partisanen », Duncker & Humblot, Berlin 1963, 1975. Sous-titre : « Notes complémentaires au concept de politique ».
9Contrée, arrières.
10« Discours, 1,12 »
11« Le Prince », XXVI
12Voir note annexes
13Voir R. Aron : « Macht, Power, Puissance : prose démocratique ou poésie démoniaque ? in Archives européennes de sociologie », 1964, V, L
14En voici une illustration dans quelques passages du jeune Hegel relevés par Philonenko: « Essais sur la philosophie de la guerre », Paris, Ed. Vrin, 1976, p. 57, note 15 à propos de W. Shirer. « La guerre est la grande purificatrice. Elle forme la santé éthique des peuples corrompus par une longue paix... les périodes heureuses sont les pages vides de l'histoire, parce que ce sont celles des accords sans conflits ».Et encore:« La santé morale des peuples est maintenue en son indifférence, vis-à-vis des choses finies, qui tendent à se fixer, de même que les vents protègent la mer contre la paresse où la mènerait un durable repos, ou la paix perpétuelle des peuples ». (Hegel. « Philosophie du droit », § 324).
15Hegel, « Philosophie du droit », § 324.
16C. Schmitt in « Begriff des Politischen », 1927, in Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, LVIII, München, Leipzig, Dunker & Humblot.
14:11 Publié dans Philosophie, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : machiavel, philosophie, philosophie politique, politologie, théorie politique, renaissance italienne, sciences politiques | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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