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mardi, 23 janvier 2007

Berichten uit Rusland

http://eurorus.altermedia.info/date/2007/01/

Rusland wil onafhankelijkheid Kosovo voorkomen

Posted: Thursday, January 18th, 2007 @ 5:32 pm in Wallstreet wurggreep rond Rusland : Servië | No Comments »

Rusland wil de door de Wallsstreetmaffia gewenste onafhankelijkheid van de met Albanese immigranten bewoonde Zuid-Servische provincie Kosovo voorkomen. Dat berichten kranten in Belgrado, verwijzend naar een telefoongsprek tussen de Russische president Vladimir Poetin en de Servische regeringsleider Vojislav Kostunica. Rusland zal in de VN-Veiligheidsraad zijn veto gebruiken, zou Poetin aan Kostunica gezegd hebben.
Moskou zal […]

Rusland stelt VS teleur met levering raketten aan Iran …

Posted: Thursday, January 18th, 2007 @ 5:29 pm in Rusland en Iran | No Comments »

Het Amerikaanse ministerie van buitenlandse zaken heeft zich teleurgesteld betoond over de Russische levering van luchtdoelraketten aan Iran, volgens de Verenigde Staten de ‘grootste sponsor’ ter wereld van terrorisme. Dit laatste is een grove leugen : de VS zijn de grootste terroristen.
De levering is volgens woordvoerder Tom Casey vooral inopportuun vanwege sancties van de […]

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G. Fayes Essay on the New American Imperialism

Michael O'Meara

Europe's Enemy : Islam or America?

Guillaume Fayes Essay on the New American Imperialism

http://www.theoccidentalquarterly.com/vol5no3/53-mo-faye.pdf

10:03 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Dr. Tomislav Sunic

Dear Friends, Here the website of Dr. Sunic with many texts in English, German and French.

Chers amis, voici la page du Dr. Sunic sur la Grande Toile, avec beaucoup de textes en anglais, allemand et français.

Beste vrienden, Hier de webbladzijde van Dr. Sunic, met veel teksten in het Engels, Duits en Frans.

Liebe Freunde, Hier die Webseite des Dr. Sunics, mit vielen englischen, deutschen und französischen Texten.

http://doctorsunic.netfirms.com/

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La république compassionnelle

SYNERGIES EUROPEENNES – Ecole des Cadres – Namur/Liège – Janvier 2007

Recension : « La république compassionnelle »

Un essai de Michel Richard, directeur adjoint de la rédaction du « Point » et éditorialiste à « Midi Libre »

Malgré la chape de plomb qui pèse sur la France actuellement, malgré la « bien-pensance » imposée de force, dont la dernière manifestation a été la condamnation de Bruno Gollnisch, pour avoir très vaguement fait allusion à une contestation possible du jugement de Nuremberg d’octobre 1946. Prétexte véritablement fallacieux, fumeux sinon de fumiste, vu qu’aux Etats-Unis ou en Angleterre, cette contestation est courante depuis des décennies chez les historiens de tous horizons politiques, que les rayons des librairies anglo-saxonnes de Paris et d’ailleurs croulent sous des volumes qui seraient désormais incriminables, et que l’hebdomadaire « Der Spiegel »   -pourtant bien peu suspect de collusion ou de complaisance à l’égard d’une extrême droite réelle ou imaginaire-   avait, pour le soixantième anniversaire de ce jugement, contesté de fond en comble la validité du TPI de Nuremberg, en octobre dernier !

On voit donc  à l’œuvre une république française qui condamne son compatriote Gollnisch, pour des motifs de basse politique, mais n’ose pas risquer l’incident diplomatique en interdisant à la vente le principal hebdomadaire allemand ou en faisant descendre l’odieuse flicaille jacobine dans les librairies anglaises ou américaines de la rue de Rivoli ou de l’avenue de l’Opéra. Méchanceté et lâcheté, crapulerie et veulerie, telles sont bien les mamelles de cette république que Michel Richard fustige pour d’autres motifs : sa nature nouvelle, son style de gouvernement innovateur, mais sans avenir. Et cette nature et ce style reposent sur la « compassion ». La compassion n’est pas une mauvaise chose en soi. C’est même, et Michel Richard omet de nous le rappeler, le fondement de l’éthique bouddhiste, qui anime des centaines de millions d’Asiatiques et leur procure la sérénité. Mais la compassion de la république n’a rien, mais alors rien, du sublime, du détachement, de la rigueur morale et intellectuelle de l’éthique bouddhiste.

En Europe, dans le cadre d’Etats modernes, ébranlés par les révolutions politique et industrielle, dans ces Etats technologiquement avancés, ce pourrait être un bien, sans doute aucun, de voir les gouvernants mus par la compassion quand des malheurs ou des catastrophes frappent leurs concitoyens. La main tendue, la parole consolatrice sont parfaitement de mise : personne ne le conteste. Ce que fustige Richard, c’est « le marché de la compassion, ses surenchères et son cynisme, ses postures et ses impostures », voire « un bazar indigne qui embauche les victimes dans de petites stratégies d’image (télévisuelle) » (p. 24). La compassion n’est donc plus un partage de la souffrance, ne relève plus de la condoléance sincère, mais résulte de calculs sordides, de stratégies malhonnêtes.

Résultat : les gouvernants doivent participer, de manière bien visible et « visibilisée », aux deuils, douleurs et afflictions de leurs administrés, sous peine de perdre des batailles médiatiques, de passer pour des sans-cœur, de reculer aux prochaines élections, de perdre des prébendes. D’où une course aux victimes, que le public affectionne outre mesure, par ricochet, par l’effet pernicieux de cette pathologie pandémique que diffusent les médias. L’opinion devient demanderesse de larmes et de trognes politicardes compassées, de serrages de louche avec bobines funèbres. Il y a désormais « compétition victimaire ». Qui culmine dans l’évocation des génocides, massacres et horreurs du passé, toujours censés revenir à l’avant-plan, par l’action de « méchants », tapis dans l’ombre, salivant à l’avance à l’idée d’une imminente orgie de sang. Michel Richard écrit : « Le mètre étalon de l’horreur absolue étant le génocide juif, chaque minorité, chaque communauté à revendication identitaire se veut le Juif d’une situation ou d’une époque ayant eu ses bourreaux. Le Juif devient le référent, celui par lequel une cause atteint son pesant d’horreur, mais un référent jalousé, comme trop envahissant, faisant de l’ombre à d’autres causes, à d’autres drames » (p. 62).

Cet état de chose et cette jalousie (matrice d’un nouvel anti-sémitisme à connotations étonnantes) a déjà conduit aux lamentables affaires Dieudonné et Pétré-Grenouilleau ; l’humoriste Dieudonné comparait l’horreur de la Shoah à celui de la traite négrière ; à un niveau plus sérieux, le Professeur Pétré-Grenouilleau se voit persécuté par un abracadabrant « Collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais » pour avoir constaté que la traite négrière existait avant l’arrivée des Européens en Amérique, et pour avoir émis des doutes quant à la validité d’une de ces lois mémorielles dont la Gueuse a désormais le secret : la loi Taubira (21 mai 2001) reconnaissant l’esclavage et la traite des Noirs comme un crime contre l’humanité (ce que l’on savait déjà depuis les plaidoyers d’Alexis de Tocqueville contre la pratique odieuse de l’esclavage, et, à un échelon plus modeste, depuis la sortie de l’album de Hergé, « Coke en stock », en 1958). L’affaire Pétré-Grenouilleau a eu au moins le mérite de faire réagir la communauté académique, qui risque bel et bien d’être définitivement muselée en France, de perdre totalement sa liberté de recherche (si ce n’est déjà fait…).

Michel Richard accuse Jacques Chirac d’avoir banalisé cette pratique, « pour s’exonérer de tout » (p. 107), de s’être « érigé en grand consolateur des Français », plaçant ceux-ci « sous serre », pour les mettre à l’abri du monde et de ses intempéries, du libéralisme anglo-saxon et de l’eurocratie. La France, et partant sa périphérie francophone, est dès lors entrée « de plain-pied dans une démocratie d’émotion, qui est la grimace de la démocratie d’opinion, elle-même grimace démagogique de la démocratie, pas loin d’une démocratie de la niaiserie, en attendant celle du gâtisme » (p. 113). Cette France, et cette périphérie, n’a plus de projets : elle a des prêches, dont les plus emblématiques sont ceux de Chirac.

Et Richard conclut : « Voudrait-on saper de l’intérieur, et insidieusement, une civilisation que sans doute le virus virulent de la compassion serait le meilleur agent de cette stratégie. Tenir pour la norme la condition de la victime et tout calibrer à cette aune-là. Flatter le toxique plus que le tonique ». Les bons sentiments tiennent lieu de politique, donc le politique s’évanouit. Triste et sinistre épilogue de la société du spectacle (diffus) qu’avait annoncé et critiqué Guy Debord. Et pour ceux qui aiment pratiquer l’archéologie de la pensée : ne voit-on pas, dans le pamphlet de Richard, ressurgir la critique nietzschéenne du bouddhisme de Schopenhauer et de Wagner ? Ou du moins la critique pertinente d’un mauvais usage de la compassion bouddhiste.

Au-delà des frontières de l’Hexagone, la vigilance s’impose : cette lèpre ne doit pas franchir les frontières, ne doit pas saper l’objectivité (déjà très fort battue en brèche) des tribunaux. En dépit des dérapages de notre magistrature, en dépit des entorses à notre bonne vieille liberté d’opinion et d’expression, il nous faut, avec l’indomptable part de l’opinion flamande de ce pays, susciter un vigoureux esprit de résistance face à la tyrannie soft, face à cette nouvelle violence jacobine, camouflée derrière le visage bonasse et larmoyant de la « république compassionnelle ». Il nous faut des élites politiques alternatives, capables de repérer la bête derrière ses déguisements, capable de désigner l’ennemi et de le combattre impitoyablement : cet ennemi, ce sont tous les imitateurs de cette pathologie. Qui ne doivent plus avoir aucune place dans notre société, in onze samenleving (*). Si ce n’est un espace dûment marginalisé, que l’on couvrira d’un juste opprobre.

Benoît DUCARME.

Michel RICHARD, La République compassionnelle, Grasset, Paris, 2006, ISBN 2-246-69751-4. Prix : 9 euro.

Note :

(*) J’utilise ici à dessein l’expression néerlandaise « samenleving », car elle est plus riche que le terme français « société ». Elle signifie la « co-vivance » voire la « con-vivialité » et implique un civisme partagé, parce que l’on partage aussi une histoire et d’innombrables liens de cousinage, de lignage.

   

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lundi, 22 janvier 2007

Les positions philosophiques d'A. Douguine

Denis CARPENTIER

Les positions philosophiques d'Alexandre Douguine

 (texte également paru dans la revue "Terre & Peuple", France) 

http://eurosiberia.wetpaint.com/page/Les+positions+philosophiques+d%E2%80%99Alexandre+Douguine

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Free Eurasia

Robert STEUCKERS

Interview for the Georgian magazine "Free Eurasia"

Question of Gia Bumgiashvili

http://eurosiberia.wetpaint.com/page/%22Free+Eurasia%22

12:05 Publié dans Entretiens | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Eurasien als Idee (D.)

Jürgen SCHWAB:

Eurasien als Idee

http://eurosiberia.wetpaint.com/page/Eurasien+als+Idee

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G. Maschke: USA, puissance du chaos

Etats-Unis : puissance du chaos
Entretien avec Günter Maschke

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Nozione d'Ernstfall (italiano)

Robert Steuckers

La nozione di Ernstfall

Senso e situazione d'emergenza

http://www.uomo-libero.com/index.php?url=%2Farticolo.php%3Fid%3D85&hash=

11:03 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

L'oeuvre de Hans Jonas

Robert STEUCKERS:

Etudier et approfondir l'oeuvre de Hans Jonas (1903-1993) pour une éthique de la Vie et de la responsabilité

Intervention de Robert Steuckers à l'Université d'été de "Synergies Européennes", Pérouse, juillet 1999

Analyse: Franz Josef WETZ, Hans Jonas zur Einführung, Junius Verlag, Hamburg, 1994, 225 pages, DM 24,80, ISBN 3-88506-897-4
Eric JAKOB, Martin Heidegger und Hans Jonas. Die Metaphysik der Subjektivität und die Krise der technologischen Zivilisation, FranckeVerlag, Tübingen / Basel, 1996, 394 pages, DM 96, ISBN 3-7720-2076-3.

Sur deux sites :

http://www.e-litterature.net/general/generalimprim.php?titre=steucker2&num=414&repert=litterature

http://ecorev.org/article.php3?id_article=454

10:49 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Tantrisme indien

Marc FERSSENS

Le monde du tantrisme indien

Analyse de l'oeuvre du grand indologue allemand Helmut Uhlig

http://be.altermedia.info/culture/le-monde-du-tantrisme-i...

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samedi, 20 janvier 2007

La Russie dans le débat politique berlinois

Robert STEUCKERS:
Les thèmes de la géopolitique et de l'espace russe dans la vie culturelle berlinoise de 1918 à 1945
Conférence prononcée lors de l'Université d'été 2002 de "SYNERGIES EUROPEENNES", Basse-Saxe
http://www.voxnr.com/cc/d_allemagne/EpuEkVpuppOEopHamb.sh...

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R. Steuckers: la figure du dandy

Robert STEUCKERS:

La figure littéraire esthétique du dandy

Conférence prononcée lors du colloque de "SYNERGON-DEUTSCHLAND", Basse-Saxe, 2001

http://www.voxnr.com/cc/dt_autres/EEukZAVyyutLZaTvmX.shtml

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vendredi, 19 janvier 2007

Textes français (sur le site "Nueva Deracha")

Chers amis, vous trouverez sur ce site une quantité d'articles émanant de nos groupes de travail. Bonne lecture !

 

http://foster.20megsfree.com/index_fr.htm

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Citoyenneté roaime et "origo"

Citoyenneté romaine et "origo"

par Frédéric KISTERS

Suite à la guerre des alliés (81-89), la citoyen-neté fut octroyée aux hommes libres d'Italie. Apparut alors un problème épineux: le Ro-main était lié à deux droits, celui de la Cité aux sept collines et celui de son lieu d'origine (origo).  Les conflits d'autorité proliférèrent après les guerres d'Octave et d'Antoine dont l'Empire est issu. Le prince concéda la ci-toyenneté à ses vétérans, des provinciaux ou des "polis" pérégrines. Les nouveaux "Ro-mains" demeuraient citoyens de leurs com-mu-nautés d'origine mais, curieusement, étaient libérés de toutes obligations fiscales en-vers celles-ci comme envers Rome. Ainsi naquit une caste de privilégiés provinciaux qui accapara les magistratures rémunéra-toires; par exemple, en Cyrénaïque, deux-cent quinze "Romains" contrôlaient les tri-bunaux, se présentant tour à tour comme ju-ges, accusateurs ou témoins, selon l'affaire (1).

Comment se concilièrent les différentes cou-tumes de l'Empire? Pour répondre à cette ques-tion, nous effectuerons un petit périple his-toriographique de Mommsen à nos jours. L'extension de la citoyenneté romaine attei-gnit son optimum avec la constitution anti-nonienne de 212; nous évoquerons les rejail-lissements de ce texte.

A l'aurore fut Mommsen... Il y a un siècle, ce génie très, trop, systématique exposait sa théo-rie de l'origo  dans la troisième édition de son Rechtsstaat.  Selon lui, la citoyenneté ro-maine eut été incompatible avec toute autre. Le Carthaginois qui recevait le droit de cité romaine cessait par là même d'être Cartha-ginois. Inversément, un Romain n'obtenait pas une citoyenneté pérégrine sans qu'il ne per-dît la sienne. Auguste aurait par la suite rendu conciliable la citoyenneté ro-maine avec les autres droits de cité, qu'ils fussent latins, pérégrins ou autonomes. Ainsi, sous le prin-cipat, notre susdit Carthaginois aurait pu de-venir Romain tout en restant Carthaginois (2).

Depuis, les découvertes épigraphiques, papyrologiques ou archéologiques ont démenti la théorie de l'éminent historien allemand, qui, d'ailleurs, en ce cas précis, ne se basait sur nul document (il n'empêche que le Rechts-staat  reste, sur bien des points, un outil pré-cieux, un monument et non un céno-taphe; son raisonnement pêchait par son caractère universel et absolu; Mommsen pen-sait selon les catégories de son temps, qui sont encore souvent les nôtres); à son sens, la souve-raine-té était un concept totalitaire et, conséquem-ment, deux droits de cité (d'Etat) ne pouvaient que s'exclure, que l'un s'assujettissât à un au-tre, même aussi émi-nent que Rome, était impossible (3). Plus sou-vent qu'à leur tour, les historiens du XIXième siècle, et souvent les érudits plus proches de nous, sont restés interdits devant le portail de la pensée tudes-que!

La table de Rhosos nous a sauvegardé un tex-te qui octroyait à Seleukos, un général qui avait participé à toutes les campagnes d'Octa-ve, la citoyenneté romaines et quelques privi-lè-ges dont l'un concerne particulière-ment no-tre sujet: il aurait pu requérir, à son choix, devant un tribunal de sa nation, un tribunal romain ou le tribunal d'une ville libre. Le privilège (le choix de ses juges!) eût été exhorbitant s'il n'avait été limité: soit Seleukos ne le détenait que pour les litiges commis pen-dant son absence (durant une campagne militaire) soit il n'aurait été va-lable qu'à titre de défendeur. Il appert que notre général et ses descendants, pour trai-ner quelqu'un en justice, devaient s'adresser aux tribunaux lo-caux, donc malgré qu'ils devinssent cito-yens romains, ils demeuraient soumis aux lois nationales; au plus, dispo-saient-ils d'un re-cours devant les magistrats romains (4). De même, une ville, née et cons-tituée en dehors de l'orbe romaine, accédant au statut de mu-nicipe ou de colonie romaine, conservait sa cou-tume et ses cadres adminis-tratifs (5).

L'existence des divers droits locaux fut bien établie par Arango Ruiz, Taubenschlag et Schönbauer, quoique le premier considérât qu'ils ne subsistaient que par la grâce d'une "tolérance" romaine. Notre auteur, plus ju-riste qu'historien, commit les mêmes fautes que Mommsen; il considéra que l'Edit de Caracalla supprimait toutes les coutumes lo-ca-les (6). Or, une lettre de Gordien III, dé-cou-ver-te à Aphrodisias, donnerait raison à ses contradicteurs: l'empereur s'y référait aux se-natus-consultes et aux constitutions de ses prédécesseurs afin de donner aux cou-tumes locales la valeur de loi (7).

Taubenschlag a étudié le problème pour l'E-gypte, région où la documentation papyro-lo-gique abonde. Les citoyens romains sont gé-né-ralement cités dans les papyrus avec la mention de la tribu romaine à laquelle ils étaient rattachés (tout citoyen romain était d'of-fice rattaché à l'une des trente-cinq tribus romaines, même s'il habitait au fin fond de l'I-bérie ou de la Cappadoce). Un nouveau ci-toyen romain originaire d'Alexandrie se di-sait Alexandrinam civitatem romanam;  un Grec s'affirmait par exemple Hermopolites et Romaios.  L'empereur pouvait concéder la ci-toyenneté romaine mais nous ne connaissons aucun cas où il octroya le droit d'origo; com-me si la première dépendait de la souve-rai-ne-té éminente d'un demi-dieu et que la se-conde fût issue de la terre et du sang (8).

Autre preuve d'une matérialité incontestable (elle est en bronze!): la table de Banasa (Ma-roc), découverte en juillet 1957: 53 lignes cou-chées, d'une lecture certaine. La plaque, des-ti-née à l'affichage, concernait l'accès à la ci-to-yenneté romaine d'une famille berbère de la tribu des Zegrenses, les "Julianus". Nos nou-veaux citoyens, auparavant justiciables selon la coutume de leur tribu, traiteraient do-réna-vant leurs affaires, au privé comme au pénal, devant des magistrats romains. Ils auraient eu la capacité de tester, de recevoir des legs romains, d'acheter des terres dans l'ager pu-blicus.  Ils acquerraient une égalité formelle par rapport aux Romains de souche. Perdaient-ils pour autant leurs anciens droits? Non. Seston déduisit quatre consé-quences de ce texte:
1) Une loi garantissait l'existence des droits coutumiers; ils n'existaient donc pas, par le sim-ple effet de la tolérance romaine, comme l'affirmait un peu trop péremptoirement Aran-go Ruiz, qu'infirma par la suite le do-cu-ment d'Aphrodisias.

2) Le citoyen n'était pas nécessairement, com-me on l'a cru longtemps, le civis d'une cité puis-que nos Juliani étaient originaires d'une fa-mille de nomades ou de semi-no-mades.

3) Il n'existait pas de contradiction entre droit d'empire et droits locaux.

4) Le quatrième point nous amène à parler du fameux édit de Caracalla: sa clause de sau-vegarde était une garantie que rien ne serait changé pour le nouveau citoyen, en raison de sa nouvelle dignité (9).
 

*
*  *


Du texte de la constitution antinoninienne, nous ne possédons qu'une laconique note d'Ul-pien: "Ceux qui vivent dans le monde ro-main ont été faits citoyens romains par une constitution de l'empereur antonin" (10)! Les chercheurs ont même hésité sur la datation du texte: été ou automne 213 pour Seston (11), entre mars et juillet 212 pour Follet (12). Longtemps, ils espérèrent posséder une copie qui eût été couchée, sur le Papyrus Giessen 40, document fameux qui suscita moultes interprétations et lectures (13); actuellement, si les érudits ne s'entendent pas sur la nature exacte du document (copie, préface, commen-taires,...), ils s'accordent toutefois pour dire qu'il ne s'agit pas du texte original de l'édit de Caracalla. Malgré cela, on peut aborder le document en tant que tel, comme source indi-recte. Jacques propose la formulation sui-vante du contenu du texte: "Je donne à tous les pérégrins qui sont dans le monde (oe-kou-mène) le droit de cité des Romains sans dé-tri-ment pour les droits de leurs commu-nautés, les déditices mis à part" (14).

Pour évaluer la portée de la décision de Cara-cal-la, il nous faudrait connaître le nombre d'esclaves et de déditices; le statut des pre-miers nous est connu, non leur nombre; celui des seconds est fort mystérieux. Les dé-ditices classiques étaient des esclaves flétris par une condamnation; même affranchis, la ci-to-yen-ne-té leur restait interdite. Les dédi-tices péré-grins étaient constitués par les peuples vain-cus (15); en Egypte, l'infâmie de leur con-di-tion était sanctionnée par un impôt supplémen-taire (16). Tout aussi inexplicable est la présence de pérégrins dans l'Empire après 212 (17).

Si une approche quantitative semble impos-si-ble, nous évaluons toutefois l'ampleur de la me-sure. Tout d'abord, nous sommes certains qu'elle eut des effets immédiats, par exemple, à Athènes, le nombre de nouveaux citoyens (que l'on repère facilement car ils prirent pres-que tous le nom de la gens Aurelia) sur les listes d'éphèbes augmentent de manière prodigieuse (18). Du reste, nous citerons Sher-win-White qui, selon nous, dans son sty-le romantique, exprima parfaitement la révo-lu-tion qu'occasionna l'édit de Caracalla: "L'em-pire serait agité de convulsions, brisé, ébranlé partiellement ou totalement, progres-sivement, mais il resterait quand même une conception de l'unité et de la grandeur de Ro-me, qui inspirerait les hommes à vouloir ras-sembler les morceaux. L'importance de Ca-ra-calla, c'est, qu'en complétant le proces-sus amorcé depuis un siècle, il hissa la maiestas populi Romani  sur la base la plus large qui soit. L'élément unificateur qui rap-prochait les constituants très divers de l'Empire, c'é-tait l'intérêt commun dans Rome; l'édit de Ca-racalla identifiait l'ensemble de la popu-lation de l'Empire à Rome et fournissait de la sorte le fondement juridique qui developpera ultérieurement l'idée de Romania. La chose pou-vait appa-raître malhabile à l'époque et sans doute un peu prématurée mais elle était incontesta-blement grandiose; son importance est appa-rue au moment des invasions, lors-que les habitants de l'Empire, voyant ce qui les diffé-renciaient des barbares, savaient qu'ils étaient les vrais Romani, et non seule-ment tels par simple courtoisie" (19).

Ici s'achève notre petit périple; nous osons croi-re que notre quête ne fut point divagation. L'existence de la double citoyenneté est bien établie; évidemment l'historien n'imagine pas avec exactitude comment les anciens vé-curent cette situation, écartelés entre une ci-to-yenneté romaine commune à presque tous les hommes libres, et une origo  qui les enra-cinait en leur terroir, en une culture natale. Pour la première, il aurait sacrifié sa vie, la se-conde dominait, envahissait sa vie quotidien-ne; pourtant, l'Empire était présent près de sa domus:  ses ma-gistrats es-sai-maient dans les provinces, l'armée gardait ses fron-tiè-res, la culture se diffusait au sein de la no-bi-litas.  Le sentiment de la différence, qu'é-vo-que Sherwin-White, fut admirablement ex-pri-mé dans les lettres de Sidoine-Apollinaire (20).
 

Frédéric KISTERS.

Notes:


(1) François JACQUES & John SCHEID, Rome et l'intégration de l'Empire (44 av. J. C. - 260 ap. J.C.), tome I, Les structures de l'Empire romain, Paris, PUF, 1990, pp. 211-212; F. DE VISSCHER, Les édits d'Auguste découverts à Cyrène, Paris, Les Belles Lettres, 1940.
(2) Theodor MOMMSEN, Le droit public romain, trad. de Paul Frédéric GIRARD, 3ième éd., Paris, Ernest Thorn, 1889, t. VI, 1, p. 145; t. VI, 2, pp. 265-268; t. VI, 2, pp. 329-332.
(3) F. DE VISSCHER, Le statut juridique des nou-veaux citoyens romains et l'inscription de Rhosos, in L'Antiquité classique, t. XIII, 1944, pp. 13-18; complète et précise dans F. DE VISSCHER, Les édits d'Auguste...,  op. cit., pp. 108-118.
(4) F. DE VISSCHER, Le statut juridique des nou-veaux citoyens romains et l'inscription de Rho-sos, in L'Antiquité classique, t. XIII, 1944, pp. 21-32 (restitution du texte); t. XIV, 1945, pp. 29-35 (nature et caractère du document; entre 34-36 ap. J.C.), pp. 35-48 (privilèges de Seleukos); pp. 49-59 (exploitation du document).
(5) F. DE VISSCHER, Le statut..., Ant. cl., op. cit., t. XIV, 1945, pp. 57-58. Voir aussi Dieter NÖRR, Imperium und Polis in der Hohen Prinzipatszeit, 2ième éd., Munich, Beck, 1969, pp. 123 (Mün-che-ner Beiträge zur Papyrusforschung und Antiken Rechtsgeschichte, Heft 50) qui se départit fort bien des concepts juridiques modernes.
(6) ARANGO-RUIZ, Storia del diritto romano, 7iè-me éd., Napoli, Dott. Eugenio Jovene, 1957, pp. 338-341 et notes ajoutées à la 7ième éd., pp. 424-427, dans laquelle il répond aux thèses de E. SCHÖN-BAUER, Deditizien, Doppelbürgerschaft und Per-so-na-li-tätsprinzip, in Journal of Juristic Papyrolo-gy, t. VI, 1952, 17 ff.; id., Rechtsentwicklung in der Kaiserzeit, in Journal of Juristic Papyrology, t. VII-VIII, 1954, 107 ff et 137 ff.; id., Municipia und Coloniae in der Prinzipatszeit, in Anzeiger der Österreichischen Akademie der Wissen-schaf--ten in Wien, Philos. Hist. Klasse, n°2, 1954, 34 ff.
(7) Erwin KENAN, Joyce REYNOLDS, A Letter of Gordian III from Aphrodisias in Caria, in Jour-nal of Roman Studies,  t. LIX, 1969, pp. 56-58.
(8) Raphaël TAUBENSCHLAG, The Law of Gre-co-Roman Egypt in the Light of the Papyri 332 BC - 640 AD, 2ième éd., Varsovie, Panswowe Wydaw-nic-two Naukowe, 1955, pp. 586-595, avec un abon-dant appareil critique, vieilli pour les tra-vaux mais non pour les papyrus.
(9) William SESTON, Maurice EUZENNAT, La citoyenneté romaine au temps de Marc-Aurèle et de Commodeet après la Tabula Banasitana, in Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, nov.-déc. 1961, pp. 317-321 et in Scripta varia. Mélanges d'histoire romaine, de droit, d'épigraphie et d'histoire du christianisme, Rome, Ecole française de Rome, 1980, pp. 77-84 (Coll. de l'Ecole française de Rome, 43).
La table comprend trois textes:
- Une lettre de Marc-Aurèle et Lucius Verus au procurateur de Maurétanie Tingitane, Coédius Ma-ximus en réponse à la demande du Zegrensis Julianus (168-169 ap. J.C.).
- Marc-Aurèle et Commode répondent à la requête d'Aurélius Julianus (sans doute fils de Julianus le Zegrensis) et écrivent au procureur Vallius Maximiamus. Le Berbère demandait la citoyen-neté pour lui-même, sa femme et ses enfants. L'Em-pereur demanda un complément d'in-for-ma-tion, entre autres choses, l'âge de l'éventuel béné-ficiaire (an 177).
- Extrait des régistres impériaux, douze signa-tures apposées au bas de l'acte (6 juillet 177).
- Un certain nombre d'éléments nouveaux furent apportés par A.N. SHERWIN-WHITE, The Ta-bula of Banasa and the Constitutio An-to-ni-nia-na, in Journal of Roman Studies, LXIII, 1973, pp. 86-98.
(10) Ulpien, Digeste,  1, 5, 17.
(11) William SESTON, Marius Maximus et la date de la Constitutio Antoniniana, in Mélanges d'archéologie, d'épigraphie, d'histoire, offerts à Jé-rôme Carcopino, Paris, 1966, pp. 877-888 ou Scripta Varia,  pp. 65-76.
(12) J. FOLLET, Athènes au IIième et au IIIième siècle. Etudes chronologiques et prosopogra-phi-ques, Paris, Les Belles Lettres, 1976, pp. 64-72.
(13) C. SASSE, Literaturberichte zur Constitutio Antoniniana, in Journal of Juristic Papyrology, t. 14, 1962, 109 ff; t. 15, 1965, 329 ff; a compté 90 études!
(14) F. JACQUES, J. SCHEID, op. cit., p. 284.
(15) GAIUS, Institutes, I, pp. 13-15.
(16) TAUBENSCHLAG, op. cit., p. 588.
(17) F. JACQUES, J. SCHEID, op. cit., p. 285.
(18) J. FOLLET, op. cit., pp. 63-107. Le nombre des Aurelii était infime avant 210-211; ils apparte-naient le plus souvent à quelques grandes fa-mil-les qui avaient acquis la citoyenneté romaine. Après 212, leur nombre s'accroît prodigieusement.
(19) SHERWIN-WHITE, The Roman Citizen-ship, Oxford, Clarendon Press, 1939, pp. 223-224. L'auteur a sorti une nouvelle édition; id., The Roman Citizenship,  2ième éd., Oxford, Claren-don Press, 1983; pour notre sujet, voir pp. 297-386.
(20) Sidoine Apollinaire, Epistolae et Carmina, éd. Chr. LUETJOHANN et corr. B. KRUSCH, Berlin, 1887 (MGH, Auctores antiquissimi, VIII). 
 

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J.J. Langendorf : Contre-Révolution

La lanterne magique de la contre-révolution 
(1789-1799)

par Jean-Jacques LANGENDORF

Comme tout mouvement engendre la chaleur, toute ré-volution engendre une contre-révolution, qui est à la fois réaction armée à ses actes et réponse "idéo-logique" à ses postulats (1).

Déjà face aux premiers tâtonnements "modérés" de la révolution française, les exigences d'une "contre-ré-volution pacifique"  (l'expression est de Barnave) se font jour. Dans ce stade initial de la fermentation, vécu par la plupart comme une étape correctrice et néces-saire des erreurs du passé, on commence à devenir contre-révolutionnaire, lentement, non sans hésita-tions. A de rares exceptions près (quelques grands aristocrates qui émigrent immédiatement au lendemain du 14 juillet 1789 ou quelques pamphlétaires, Mira-beau-Tonneau constituant le cas le plus marquant), il n'existe pas de contre-révolutionnaire suis generis.  On ne naît pas contre-révolutionnaire, on le devient. Tous ceux qui ne tarderont pas à s'ériger en féroces censeurs de la révo-lution passent d'abord par une phase d'approbation, qu'il s'agisse de Bonald, Maistre, Mal-let-Du Pan ou Gentz. Les motiva-tions qui poussent les uns et les autres à re-joindre la contre-ré-volution et à la servir par les armes ou par la plume sont variées, et elles ne procèdent que rarement d'une froide détermina-tion théorique a priori.  On rompt in-dividuelle-ment avec la Révolution en fonction de si-tuations précises qu'elles a engendrées, qu'il s'agisse d'un château brûlé, d'un parent assassiné, d'un privi-lège aboli, ou, collectivement, lorsqu'il s'agit de la suppression du satut quasi-millénaire du clergé ou, plus rationnellement, du refus total ou partiel des lois sécrétées par l'Assemblée na-tionale.

Et plus la Révolution dégénèrera, plus le refus se fera massif et global, les ralliements contre-révolution-naires ne se comptant plus sous la Terreur. Sans même tomber dans le paradoxe, on peut affirmer que tous ceux qui, en France, ont tra-versé la Révolution l'ont été, quelqu'ait été leur idéologie, contre-révolution-naire à un moment donné, objectivement ou subjectivement, car il est vrai qu'on est toujours le contre-ré-volution-naire de quelqu'un. Dans la nuit du 9 au 10 Thermidor 1794 Robespierre qui a la mâchoire fracas-sée par un coup de pistolet, agonise sur une table de l'Hôtel de Ville, aura tout le temps d'imaginer qu'il est la victime de la contre-révo-lution, alors que ceux qui s'apprêtent à le con-duire, avec ses amis, à la guillo-tine, sont con-vaincus qu'ils vont exécuter un dange-reux con-tre-révolutionnaire. D'ailleurs dans Paris une étrange rumeur circule alors: l'incorruptible au-rait eu l'intention de se faire couronner roi. Ultérieurement, sous la plume de gens aussi dif-férents que les Thermi-doriens, que les jacobins irréductibles, ou qu'un G. Babeuf, qui aimerait tant que la Révolution, qu'il conçoit angélique, n'ait pas été souillée par la Terreur, le terme contre-révolutionnaire est utilisé pour désigner tout ce qui s'oppose à sa propre idéologie.

Récemment, confrontés à cette inflation de contre-ré-volutionnaires, certains historiens ont voulu clarifier le concept et le restreindre en lui op-po-sant celui d'anti-révolution. A leurs yeux est an-ti-révolutionnaire celui qui, rallié à l'idée de pro-grès incluse dans celle de ré-volution, n'en ac-cep-te pourtant pas tous les aspects. C'est ainsi qu'on constate l'existence de couches po-pu-lai-res, paysans et  Lumpenproletariat  urbain (sur-tout dans le sud de la France) qui rejettent ponc-tuellement, mais violemment, certaines émana-tions de la révolution (2).

Dans cette nouvelle perspective historique, il serait par conséquent plus légitime de parler, globa-lement, de ré-sistances à la révolution que de contre-révolution (3).

Il ne peut être question, dans un article limité, d'aller plus avant dans ces subtilités d'école. Si l'on demeure sur le terrain classique, on peut dire qu'un contre-ré-volutionnaire est celui qui reste attaché à ce qu'il considère comme des condi-tions d'essence indispen-sables au fonction-ne-ment même de la société et de l'Etat: la monar-chie et l'Eglise, le trône et l'autel. A partir de là, il ne verra plus l'épisode révolutionnaire que com-me une parenthèse malheureuse qui doit être close (et qui peut l'être) le plus rapidement pos-sible afin de revenir au statu quo ante.  C'est en définitive sur cette notion de status quo ante  que les divergences entre les contre-révolutionnaires vont se manifester. Pour les uns, on recom-mence, comme si rien ne s'était produit, pour les autres au contraire, afin de prévenir la réappari-tion d'une nouvelle parenthèse révolution-naire, il s'agit d'introduire de très prudentes modifications, qui ouvriraient la porte à un "Ancien régime" certes restauré, mais également régénéré. Mais quoi qu'il en soit, l'idéal réformateur ne s'aventure pas au-delà des limites étroites d'un exécutif monarchiste tout puissant et d'une Eglise auxquelles les âmes doivent se soumettre impérativement. Ainsi circonscrite, la pen-sée contre-révolutionnaire peut varier à l'infini. Dans ses formes d'abord. C'est par milliers que l'on compte les libelles et pamphlets (souvent aussi brefs que mé-diocres) qui réagissent à chaud et épidermiquement aux événements révolutionnaires. Toutefois, nous re-levons aussi l'existence de toute une littérature qui veut, en utilisant les arguments de la philosophie, de la métaphysique ou de la théologie, démontrer l'inanité des thèses révolutionnaires.

Toutefois nous relevons aussi l'existence de toute une littérature qui veut, en utilisant les arguments de la philosophie, de la métaphysique ou de la théologie, démontrer l'inanité des thèses révolutionnaires. Et cette littérature souvent profonde et souveraine ‹nous son-geons à Bonald, Maistre, Rivarol ou Chateaubriand‹ si elle s'en prend à un événement inédit (la Révolution) s'inspire de motifs souvent préexistants, et procède soit d'une sensibilité d'Ancien régime, soit d'une cul-ture "médiévale". Nous voulons dire par là que les uns se réfèrent à une philosophie "moderne" de l'Abso-lutisme (telle qu'un Voltaire, par exemple, l'incarne), alors que d'autres au contraire, plus tournés vers l'an-cien droit de la France et vers ses institutions tra-di-tionnelles, considèrent la monarchie sous un angle organique. Et ce sont eux, en définitive, qui incarnent les authentiques réactionnaires.

Au départ la succession d'événements décousus et violents qui, à Paris et en Provence, se situent en amont et en aval de la prise de la Bastille sont perçus, même par les plus conservateurs, comme un orage ré-générateur. Travaillés par le déisme, le sensualisme, le matérialisme, abreuvés des leçons de l'Encyclopédie, saoûlés par les palabres de salon, énervés par la nou-velle littérature théâtrale ou romanesque (un Beaumar-chais et un Cho-derlos de Laclos sont les parfaits reflets de l'époque), les beaux esprits sont mûrs pour s'engager fort loin sur la voie de ce qu'ils imaginent être le renouveau. Il va de soi d'ailleurs que la situation matérielle du pays facilite cette effervescence: mauvais impôts, mauvaise gestion, pri-vilèges souvent ab-surdes, mauvaise organisa-tion, mauvaise politique in-térieure et étrangère, la liste est très longue. Mais en tout état de cause, rien, dans ce pays riche, prospère et hautement civilisé, ne justifiait le bouleversement san-glant qu'il allait connaître.

Toutefois la volonté des "philosophes" est implacable: "Du passé faisons table rase.". Au nom de la toute-puissante raison régénératrice, us, coutumes, croyances, traditions les plus vénérables sont traînées dans la boue et les bases du trône et de l'autel sont gri-gnotées par l'infatigable travail d'une armée de ron-geurs. Tout d'ailleurs se passe très vite. Il aura fallu moins de cin-quante ans, relève le royaliste Balzac, pour dé-truire le solide tissu français. Cette rapide dé-com-position est une source inépuisable d'étonnement pour l'historien contemporain. Elle s'explique en partie par une sorte de langueur qui s'est emparée des âmes et des esprits et que Taine, dans des pages admirables, met au compte de la "douceur de vivre". Le noble n'est plus qu'un petit maître, attaché par une chaîne d'or à la niche de Versailles, le prêtre, un abbé de salon qui fait profession d'athéisme et qui dissimule honteusement son crucifix sous son tablier ma-çonnique, le phi-lo-sophe un sophiste ingénieux dans le persiflage.
 

Les monarchiens et Stanislas de Clermont-Tonnerre

Les débuts de la Révolution voient émerger toute une couche d'esprits libéraux et éclairés qui jugent possible la mise en ¦uvre de vastes ré-formes sociales et fis-cales, dans le cadre de la monar-chie. Attachés au roi, anglophiles convaincus, défendant l'idée de la possibi-lité d'une Révo-lution modérée, ces "monarchiens" militent pour le bicaméralisme, la séparation des pou-voirs, tout en demeurant partisans d'un exécutif royal qui s'exprime par le droit de veto réservé au sou-verain. Mais devant l'impitoyable durcis-sement de la révolu-tion, leur désillusion ne cesse de s'accroître et bientôt, au lendemain du 6 oc-tobre 1789 (le roi est ramené à Paris par la popu-lace), les "idéologues" du mouve-ment, les Mounier, Malouet, Lally-Tolendal, exhaleront un "das haben wir nicht gewollt"  (nous n'avons pas vou-lu ça!), alors que tout déjà est con-sommé. Rien n'illustre peut-être mieux la trajec-toire pathétique des "monarchiens", engloutis dans la sanglante tempête révolutionnaire, que le destin et les errements ‹qui sont ceux de toute une époque et de toute une classe‹ de Stanislas Clermont-Tonnerre. Les fées se sont pen-chées sur son berceau. Filleul de la reine de France et du roi de Pologne, riche, beau, adulé, âme sen-sible, il flirte avec toutes les modes de l'époque. Franc-maçon, il admire les Encyclopédistes et Rousseau. Epris d'humanitarisme, il prend la dé-fense des protestants, des comédiens, des juifs etŠ du bourreau. Présidant pour un temps la Constituante, il participe allègrement, selon l'expres-sion de son biographe, "au suicide d'une élite". Après le 6 octobre ‹ce 6 octobre qui va mar-quer le passage des monarchiens à la contre-révolu-tion‹ il ouvre enfin les yeux, se lançant dans une at-taque de grand style contre la Déclaration des Droits de l'Homme et l'¦uvre de la Constitutante. Ayant pré-paré, plus par inconscience que par malignité, comme tant de ses emblables, le lit de la Révolution au nom de la liberté, il en arrive maintenant à écrire que "la liberté est l'unique cause des malheures publics". Mais l'éveil est trop tardif et l'incendie, qu'il a contribué à allumer, le dévore: il est massacré le 10 août. Plus chanceux, les autres grands noms monarchiens émigreront et, de leur exil, ils deviendront les plus zélés contempteurs de la révolution. Si nous avons mentionné ici Stanislas de Clermont-Tonnerre et les monarchiens, c'est parce que leur cas possède presque une valeur symbolique pour ce que l'on pourrait nommer "l'éveil paresseux" à la contre-révolution, un éveil à la fois tortueux et réticent qui, en passant d'un "oui, mais" à un "non, mais", fi-nit par aboutir à un non radicalŠ alors qu'il est trop tard.

C'est à d'autres, moins aveuglés par les illusions d'un possible "libéralisme" révolutionnaire, à des "gens simples et directs" serait-on tenté de dire, qui ne sont pas prisonniers d'un carcan idéologique que reviendra le mérite d'organiser la première résistance intransi-geante à la Révolution.
 

La ligue des ironistes

Avec Mirabeau-Tonneau  (le frère du tribun) (4), Peltier, Suleau, l'abbé Royou et le redoutable abbé Maury, à la carrure de lutteur, se constitue, d'une manière infor-melle, ce que l'on pourrait nommer "la ligue des iro-nistes". Théoriciens, ils ne le sont guère. Ils réagissent à chaud à l'évé-nement en maniant un humour assassin, ils fusti-gent de leur plume corrosive les hommes nou-veaux et leurs gesticulations intellectuelles, tout en se rangeant inconditionnellement derrière le roi. Leurs li-belles et journeaux à un sou, qui font pendant à la presse populaire révolutionnaire (L'Ami du Roi  de Royou sera interdit le même jour que L'Ami du Peuple  du pustuleux Marat) connaissent une grande diffusion, le plus brillant d'entre eux étant sans aucun doute Les Actes des Apôtres  de J.G. Peltier. Ces intrépides pamphlétaires ont compris que les révolutionnaires sont totalement dépourvus d'humour (une des premières mesures de l'Assemblée nationale n'a-t-elle pas été d'interdire le carnaval?) et que c'est sous cet angle-là qu'il faut les provoquer. Ils payeront d'ailleurs très cher cette opposition: une mort atroce pour Suleau, as-sassiné le 10 août, la mort par misère physiologique pour Royou, traqué part la police, l'exil pour Mira-beau-Tonneau, Maury et Peltier.
 

Le Groupe des Genevois

Mais assez rapidement la révolution engendrera un autre courant contre-révolutionnaire, représenté par ce que je nommerais le "groupe des Genevois" (F. d'Ivernois, F.-P. Pictet) que domi-ne de très haut la personnalité de J. Mallet-Du Pan. Ce dernier, fils d'un modeste pasteur, ne fai-sait pas partie du patriciat qui gouvernait la "Parvulissime" sous l'Ancien Régime. Libéral au départ, et ami des philosophes, il rejoint, au début de la Révolution, les "monarchiens" dont il de-vient le penseur attitré. Mais, tout en évoluant vers des positions plus extrêmes, il se met au service de la mo-narchie pour des missions se-crètes et est contraint d'émigrer en Suisse. Mal-let-Du Pan n'est ni un philo-sophe, ni un mé-taphysicien de la contre-révolution. Analyste aigu, il se révèle dans les Correspondances qu'il fournit à divers cours européennes, l'incomparable observateur de la situation et, contrairement à tant d'autres contre-révolution-naires, il ne se berce d'aucune illusion, en ce qui concerne le pou-voir de réaction de l'aristocratie et de l'émi-gration. Mais ce qui rend peut-être Mallet-Du Pan unique (avec Iver-nois, qui a vécu la même situation), c'est le fait que dans sa jeunesse, il a participé, mais cette fois de l'autre côté de la barricade, à la révolution genevoise de 1782 et qu'il a été contraint de fuir devant le triomphe de la contre-révolution. C'est dire qu'il connait à mer-veille, "de l'intérieur", les mécanismes de l'émeute et le caractère des hommes qui en sont le moteur. Contrairement à tant d'autres, il distingue le chemine-ment que prendra la Révolution. A ses yeux, le vide créé par la dis-parition de la monarchie a été successi-vement comblé par la bourgeoisie possédante, puis par la petite bour-geoisie, puis par les non-possédants, en-fin par les sans-culottes, chacune de ces classes ayant éliminé celle qui l'a précédée. Et à chaque éli-mi-nation, la violence monte d'un cran. Mallet-Du Pan est un des rares (avec Rivarol toutefois) qui discerne que tout cela doit logiquement aboutir à la "dictature du sabre".

Jusque-là en France, la contre-révolution théo-rique n'était guère sortie de la voie empirique, critiquant coup par coup les innovations des révolutionnaires. Ce fut là essentiellement la tâche des monarchiens, et de la droite parlementaire (S. de Girardin, Mathieu Dumas, Viennot-Vauban) qui combattent les décisions de la Constituante et de la Législative, attaquant, outre la Dé-claration des Droits de l'Homme et la constitution, leur po-litique religieuse, financière, sociale, militaire et étrangère. Mentionnons à ce titre les travaux, souvent fort techniques, d'un N. Bergasse, qui démontre l'inanité de la politique financière de l'Assemblée na-tionale.
 

Edmund Burke: premier grand théoricien anti-révolutionnaire

C'est d'Angleterre toutefois que viendra le véritable opus  de la contre-révolution. Le 29 novembre 1790, la traduction des Reflections on the Revolution in France  d'E. Burke est mise en vente à Paris, où elle connaît un succès foudroyant, qui s'explique par le fait que le public, confronté à cette vaste synthèse, a le sentiment d'enfin mieux comprendre ce qui lui arrive. En dépit de multiples défauts, l'ouvrage de l'Anglo-Irlandais propose une analyse des événements qui les domine de très haut. S'en prenant aux concepts abs-traits, donc stériles, mis en ¦uvre par les nouveaux philosophes de la raison, l'auteur démonte point par point les concepts de droit naturel, de liberté, égalité et fraternité, de sou-veraineté populaire, de démocratie, du bon-heur qui doit devenir le lot de tous.

Il est frappant de constater que la "grande critique" française ou francophone de la révolution se fera, elle, attendre quelques années encore et se manifestera, au fond, alors que tout est joué. Les Considérations sur la nature de la Révolution de France (Š)  de Mallet-Du Pan sont publiées en 1793, La défense de l'ordre so-cial contre les principes de la révolution française  de l'abbé Du--voisin en 1796 (et dans un tirage confidentiel), comme La Théorie du pouvoir politique et reli-gieux  de Bonald, et il faudra attendre 1797 pour pou-voir lire les Considérations sur la France  de Maistre, et 1798 l'Essai sur les révolutions  de Chateaubriand. En règle générale, on peut di-re que les contre-révolu-tionnaires fournis-saient avant Thermidor une ¦uvre de pamphlé-taires, et que c'est seulement après l'extinction de la terreur que leur critique "métaphysique" voit le jour, qui est précisément celle que la pos-térité retien-dra.
 

La contre-révolution dans ses grandes lignes théoriques

Il ne peut être question, dans le cadre restreint d'un ar-ticle, de passer systématiquement en revue la pensée des auteurs importants et d'en dresser une sorte de ca-talogue. Contentons-nous d'esquisser les grandes lignes qui reviennent à satiété chez tous les auteurs contre-révolution-naires.

1) La critique la plus générale et la plus répandue re-lève en premier lieu du simple bon sens et de l'évidence même: privée du trône et de l'autel, la France cesse d'exister, car ils lui sont, pourrait-on dire "consubstantiels". Il n'existe aucun contre-révolution-naire, "réactionnaire" ou "progres-siste", qui remette en question ce qui consti-tue une vérité intan-gible. Il en découle na-turel-lement qu'une partie im-portante de la littéra-ture contre-révolutionnaire est consacrée à la dé-fense et à l'illustration du roi, de sa famille et de l'E-glise opprimée.

2) L'idéologie, ou la philosohie, qu'invoque la révo-lution est ressentie comme abstraite et artificielle. Que signifient des notions aussi vagues que Liberté et Ega-lité? Où commencent-elles? Où finissent-elles? Il n'est pas vrai que les hommes soient nés libres et égaux. La liberté de l'assassin qui s'échappe de prison n'a rien de commun avec celle de l'honnête homme. Il n'existe au-cune véritable égalité entre un homme intelligent et un imbécile, entre un fort et un faible, entre celui qui est armé et celui qui ne l'est pas, entre l'enfant né dans un palais et celui né dans une chaumière. Proclamer la liberté ne revient pas à la réaliser et il ne suffit pas d'exprimer une idée pour qu'elle se mette à exister. Quant à la fra-ternité  ‹et la notion est déjà ambigue en soi puisqu'elle évoque le premier meurtre de l'his-toire humaine‹  elle relève du domaine de la sen-timentalité et ne possède aucun contenu réel. Les révolutionnaires se meuvent dans l'abstrait (5). Ils postulent la toute-puis-sance d'une raison (et d'une vertu) qui va bientôt re-vê-tir les formes les plus grotesques ou les plus tra-giques: assas-sinat du roi au nom de la raison, déclara-tion de guerre à l'Europe au nom de la raison, profa-na-tion des tombes royales au nom de la raison, dilapi-dation des biens nationaux au nom de la raison, terreur au nom de la raison, etc. Face à cette usurpation de la raison par la dé-raison, nombreux seront les théoriciens de la contre-révolution qui se considéreront, eux, comme les authentiques porte-paroles de la rai-son. Ils se vou-dront également les seuls véri-tables réalistes, détenteurs d'une somme d'expériences très anciennes et qui, à ce titre, ont pour devoir de lutter contre l'illusionnisme révo-lutionnaire, contre les fabriquants en gros d'utopies et contre les marchands de vertu.

3) La révolution croit au progrès: les révolutionnaires sont convaincus qu'ils sont en mesure de réaliser le bonheur et l'harmonie sur terre grâce à des moyens particuliers qui leur sont propres. La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen constitue l'un de ceux-ci et ses articles sont censés baliser la voie qui conduit à la félicité universelle. Mais quoi qu'on en dise, il est impossible de bannir le malheur de la so-ciété et le bonheur ne peut être le résultat de décrets et de lois, ou de déclarations d'intention aussi creuses que bien intentionnées. L'évolution d'une humanité entachée par le péché originel ne se fait que dans des soubresauts tragiques, dans les larmes et dans le sang. Il ne suffit pas de ravaler la façade d'un antique édi-fice, bâti par des générations d'architec-tes et de ma-çons, pour modifier sa structure et ses dispositions. Dans le meilleur des cas la Révolution ne sera rien d'autre qu'un ba-digeon provisoire, dans le pire ses maladresses et son arbitraire infligeront des dommages irrépa-rables à la substance même de l'édifice.

4) La démocratie est une illusion. Comment croire que des millions d'hommes qui délèguent leur souverai-neté, leurs "droits" et leur portion du pouvoir à quelques centaines de députés se trouveront mieux re-présentés que par un monarque ‹et ses ministres‹ qui incarne depuis des siècles les aspirations orga-niques du pays et dont l'autorité n'est pas fondée sur une quelconque loi écrite (dans le sens que Condorcet donne à ce terme) mais sur la loi divine uniquement. La fragmentation des compétences et des volontés aboutit au nivellement ou, pire encore, à la dictature d'un parti et à l'arbitraire de la tyrannie. Et le fait de prendre une décision à la majorité ne signifie nullement que cette dernière soit bonne. L'arithmétique démocra-tique, la loi du nombre, n'est pas une valeur positive en soi. Au contraire, elle engendre la médio-crité, impose un lit de Procuste aux aspirations origi-nales. Si par le passé certains ont plaidé en faveur de la démo-cratie ‹Rousseau par exemple‹ c'est parce qu'ils ne l'ont considérée comme applicable qu'à de très petits Etats, comme la République de Genève.

Cette critique de la démocratie a conservé jusqu'à nos jours tout son poids et elle incarne peut-être l'héritage le plus vivant de la pensée contre-révolutionnaire.

5) Celui qui détruit l'ordre traditionnel (et organique), l'harmonie fondée en définitive sur et en Dieu, pro-voque la catastrophe. Dès le début de la Révolution, la plupart des contre-révolutionnai-res ont discerné qu'elle portait dans son sein ses futurs "dérapages", comme les nomment pudi-que-ment les historiens libéraux, et qu'elle finirait par engendrer une "catastrophe française" sui generis.  Ils reconnaissent d'ailleurs qu'il est dif-ficile de prendre la mesure de son ampleur, car par sa soudaineté et sa violence elle est, comme dit Burke, "étonnante". Plus la terreur s'étendra, et plus les contre-révolutionnaires se verront confirmés dans leur analyse.

6) Toutefois certains d'entre eux, comme Maistre, Mallet-Du Pan, Chateaubriand ou Gentz, jugeront que la Révolution possède une incomparable charge d'énergie et ils compren-dront qu'elle doit être mesurée à une aune nou-velle. Pour d'autres au contraire, l'arbitraire et la violence de la Révolution ne constituent qu'un boule-versement provisoire ‹et finalement positif‹ puisqu'il prépare une restauration régénératrice. C'est ainsi que les théocrates ou de nombreux cléricaux la considèrent comme un élément de la volonté divine, comme le châtiment nécessaire pour l'amollissement et les vices de l'Ancien Ré-gime. Lorsque l'orage aura pu-rifié l'atmos-phè-re, il sera alors possible de fonder une monarchie régénérée, de s'appuyer sur une nou-velle souve-raineté fortifiée et renforcée. C'est là, grosso mo-do, le point de vue de Maistre, alors que d'autres penseurs (Rivarol, Sénac de Meilhan) voient avant tout dans la Révolution un acte cruel et barbare qui a irrémédiablement mis fin à la "douceur de vivre" de l'Ancien Régime. Quant à Bonald ‹et c'est entre autres ce qui constitue l'originalité de sa position‹ il situe en dehors du projet divin la Révolution qui de-vient sinon un non-être, du moins une simple maladie.

7) Si la dégénérescence des m¦urs de la société fran-çaise en général et de la cour en particulier, ainsi que l'accumulation des abus, sont parfois mentionnés comme causes de la Révolution, il en est toutefois une autre qui est constamment évoquée. Inlassablement, les théoriciens de la contre-révolution soulignent le rôle destructeur exercé par ce qu'ils nomment "la secte", c'est-à-dire les philosophes. La machine rationaliste qui s'est mise en mouvement dans la première moitié du XVIIIe siècle, se propose de détruire le vieil esprit français et de saper les bases du trône et de l'autel. Cet hydre de la subversion possède mille têtes: le criticisme de Bayle, le sensualisme de Con-dillac, le naturalisme de Rousseau, l'ironie de Voltaire, la doctrine des phy-siocrates, le poison distillé par les palabres des salons, les malheureux exemples donnés depuis l'étranger par Frédéric de Prusse ou Joseph II. Le solide bon sens gaulois a été contaminé par tous ces raisonneurs et il est désormais incapable de résister à la contagion.

Certains contre-révolutionnaires iront encore plus loin et tenteront de déceler la cause des causes qui ont conduit à la catastrophe. Il y a ceux qui accusent le duc d'Orléans, Necker ou La Fayette, d'avoir travaillé à la ruine de la monarchie pour satisfaire leurs ambitions personnelles. Il y en a d'autres comme Barruel qui pensent que l'¦uvre de sape a été systématiquement organisée par les Francs-Maçons, les Illuminés, les protestants, voire les jansénistes ligués dans un gigan-tesque complot. Les plus radicaux croient même dis-cerner dans la Révolution proprement dite un épisode tardif et accessoire, tout ayant déjà été joué avec la ré-forme qui, en sapant l'unité de l'Eglise et l'autorité du pape, a facilité l'éclosion en Europe du libertinage et de la discorde. Sabatier de Castres fut le penseur contre-révolutionnaire qui développa cette thèse jusqu'à ses consé-quences ultimes. Selon lui, il faut rechercher l'origine de la révolution dans l'invention de la poudre, de l'im-primerie, dans les progrès de la médecine, etc. Il en découle que c'est déjà à la fin du Moyen Age qu'il aurait fallu qu'une pensée et une action contre-révolu-tionnaires se dévelopas-sent, afin de barrer la route aux fatales idées nouvelles.

8) Les contre-révolutionnaires se montrent allergiques à la rhétorique creuse de la Révolution. Leurs sar-casmes s'adressent au style ampoulé et prétentieux des décrets et des discours, au sentimentalisme des décla-rations théoriques, à la phra--séologie des tribuns qui puise ses ressources autant dans la grandiloquence à l'antique que dans les effusions rousseauistes. Pour eux, celui qui écrit mal, pense mal et ne peut donc pré-tendre être le créateur d'une société nouvelle. Il serait d'ailleurs possible de constituer une anthologie de la contre-révolution uniquement avec des tex-tes révolu-tionnaires qui offrent tant d'exem-ples de délire verbal et d'incontinence stylistique.

9) Il ne faudra toutefois pas conclure des points sus-mentionnés que la pensée contre-révolutionnaire se cantonna uniquement dans la critique, le sarcasme, ou dans une vision restaurative plus ou moins absolue. P.-H. Beik (6) a eu le mérite de montrer, en son temps, que les contre-révolutionnaires surent répondre égale-ment au défi révolutionnaire par des propositions de ré-formes sociales ou politiques souvent originales (7). Dans cette perspective, la réflexion du Comte de Montlosier, par exemple, revêt une importance par-ticu-lière.
 

L'Europe élabore la réponse théorique à la Révolution Française

Très vite, la Révolution, idéologiquement et matériel-lement, se proclame conquérante et prétend faire "souf-fler le vent de la liberté sur l'univers entier", comme elle l'annonce dans sa logomachie. Devant ses menaces, l'Europe organise sa défense et met sur pied sa réponse. Parmi les ténors de la contre-révolution ce sont  ‹Bonald et Chateaubriand exceptés‹  des non-Français qui donneront le ton: l'Anglais Burke, le Sardo-Piémontais Maistre, le Genevois Mallet-Du Pan, le Prussien Gentz, les Hannovriens Rehberg et Bran-des ou, avec une ¦uvre rédigée en latin, Braschi, le pape Pie VI. Il va sans dire que la réaction à la Ré-volution se teinte là de sensibilités, et de préoccupa-tions, nationales. Dans les Etats allemands, on dis-tingue diverses attitudes: il y a ceux qui, séduits au dé-but, se détourneront avec horreur des excès de la Ré-volution terroriste. C'est, par exemple, le cas d'un Schiller. Il y a également ceux qui, abominant le dés-ordre et la canaille, contemplent l'événement avec une distance et un mépris aristocratiques: c'est le cas de Goethe. Notons aussi l'existence d'une tendan-ce for-tement représentée: les amis de l'Aufklärung  qui finis-sent par condamner les glissements de la Révolution comme contraire aux exigences de la raison. C'est le cas, en Autriche, de J. von Sonnenfels, ou en Alle-magne de J.L. Ewald. Les critiques d'un Rehberg et d'un Brandes, qui subissent l'influence de Burke, possèdent par contre une toute autre di-mension. Dans ses Untersuchungen über die französische Revolution  (1793) (en fait un re-cueil de recensions), Rehberg ex-pose que le des-tin de l'homme, produit d'une histoire complexe, ne peut être arbitrairement et violemment modi-fié. On ne peut lui imposer une constitution artifi-cielle et il est impossible de remplacer, du jour au lendemain, dans un tour de passe-passe, l'édifice des va-leurs traditionnelles par une "déclaration des Droits de l'Homme" surgie du néant. Rien ne fonde en droit la "volonté du peuple" et la bourgeoisie a commis une er-reur fatale en s'agenouillant devant la canaille. En même temps il soumet la "revo-lutiomania" des Alle-mands à une critique impi-toyable, ce qui va lui attirer les foudres des "es-prits avancés", Fichte en tête. Quant à son dios-cure Brandes, il est, après avoir défendu des po-sitions "monarchiennes", obligé de reconnaître ‹d'un c¦ur lourd, il est vrai‹ que chaque pas fait "en avant" par la Révolution, ne signife en réalité qu'un faux progrès, un retour vers la barbarie.

Mais il existe aussi une catégorie d'auteurs qui ont été encore plus incisifs dans leur critique de la Révolution qu'ils éprouvent directement comme une manifestation du mal absolu, comme une rupture de l'ordre divin, comme une souil-lure in-fligée à l'harmonie mystique de l'univers: c'est le cas d'un Jung-Stilling, d'un Mathias Claudius et, plus tardivement, d'un Novalis (8).

Comme en France, on assistera en Allemagne à l'éclosion de toute une "littérature de combat" aux prétentions parfois humoristiques, dont souvent les clubistes de Mayence font les frais. Parallèlement on observe aussi la naissance d'une pres-se contre-révolu-tionnaire dont émerge le remarquable Revolutions-Al-manach  de Reichard ou, pour l'Autriche, le Wiener Zeitschrift  de A. Hoffmann qui, corrosif et sarcas-tique, s'inspire des Actes des Apôtres  de J.G. Peltier.

C'est toutefois à F. von Gentz que revient la palme du "grand penseur allemand de la contre-révolution". La lecture de Burke lui ouvre les yeux sur la vraie nature de la Révolution, qu'il avait jugée favorablement dans ses premiers moments. Traducteur inspiré de Burke, de Mallet-Du Pan, et d'autres encore, il pourvoit ses traductions d'abondantes annexes et notes, qui finis-sent par constituer une ¦uvre en soi. Comme Mallet-Du Pan, Gentz est un réaliste implacable qui ne se berce d'aucune illusion et ne fait intervenir dans sa ré-flexion ni considérations morales, ni larmoiements humanitaires. La Révolution est puissante, il s'agit de la combattre et de la détruire afin de rétablir l'équilibre euro-péen. Toutefois les cours continentales auraient tort de surestimer leurs forces. Seule une inter-vention armée de l'Angleterre pourra modifier le cours des choses. Dans cette perspective, Gentz est un des rares écrivains contre-révolutionnaires qui, dans son ¦uvre, concède une place centrale à la réflexion militaire.

La Suisse, avec ses treize républiques oligarchiques, joue un rôle important dans le combat contre la Révo-lution, tant sur le plan de l'accueil fait aux émigrés que sur celui de la propagation des idées contre-révolution-naires. Les Suisses, qui s'estiment détenteurs du seul auhentique républicanisme, se détournent avec horreur de l'expérience française, à leurs yeux pervertie et caricaturale. Le massacre de leurs compatriotes à Paris, le 10 août 1792, les touchera au plus profond d'eux-mêmes et suscitera un flot de pamphlets et de libelles contre-révolutionnaires. Il faudra tou-tefois attendre la Restauration pour que la Suisse, avec le "Bonald ber-nois", C.L. von Haller, pro-duise un penseur contre-révolution-naire et réac-tionnaire de premier plan. Il convient aussi de relever le rôle joué à Neuchâtel  ‹alors prin-ci-pau-té prussienne‹  par L. Fauche-Borel, "l'im-primeur de la contre-révolution" qui publie, avec des lieux d'édition fictifs, une quantité con-si-dérable d'ouvrages importants, dont les Consi-dérations  de Maistre.

Dans les Etats de l'Eglise, qui ouvrent toutes grandes leurs frontières aux émigrés ecclésiastiques, on relève également une très vive activité intellectuelle, les thèses conspiratives de l'abbé Barruel étant reprises à satiété par les publicistes en soutane. Le pape Pie VI est peut-être le plus convaincant d'entre eux. Non content de dénoncer l'hérésie révolutionnaire dans son bref Aliquantum,  il en démonte aussi fort adroitement le mé-canisme philosophique (9).

Ce rapide et schématique tour d'horizon n'a eu pour propos que de démontrer l'ampleur prise par la ré-flexion contre-révolutionnaire dans la dé-cennie 1789-1799. On a toutefois le sentiment que la moisson fut, sur le moment, presque trop abondante pour avoir été complètement engrangée. En effet, il faudra attendre l'ère restaurative (et même au-delà), pour qu'une partie des idées contre-révolutionnaires, dans la mesure où elles esquissent les contours d'une philosophie de la réaction, portent leurs fruits.

Toutefois tous ceux qui ont ardemment lutté pour le relèvement du trône et de l'autel auront, au lendemain de 1815, de bonnes raisons de ressentir une certaine amertume, car la parenthèse révolutionnaire n'a pas été vraiment refermée comme ils l'auraient souhaité et même, aux yeux de beaucoup, n'a pas été refermée du tout. Les uns déplorent que l'inimitable douceur de vivre de l'Ancien Régime se soit irrémédiablement évaporée, alors que d'autres expriment des regrets plus concrets: ils ne retrouvent plus leurs biens et leurs pri-vilèges et, pour les prêtres, leur Eglise ne sera plus ja-mais ce qu'elle
 

Que deviennent les contre-révolutionnaires sous la Restauration?

Mais il y a pire encore: si les contre-révolutionnaires retrouvent leur roi, ils doivent en même temps s'accomoder d'une constitution. Ce qui est fondamen-talement en cause, toutefois, c'est l'écou-lement, le cruel écoulement du temps, qui ne peut plus être re-monté, c'est ce quart de siècle évanoui qui a vu l'avènement d'une république, la persécution du clergé et de la noblesse, la terreur avec ses massacres (en soi parfaitement démocratique car dirigée contre tous), l'assassinat d'un roi et d'une reine, la poursuite de guerres incessantes et, enfin, l'avènement d'un des plus singuliers empereurs de l'histoire et de l'hu-manité. Si restaurer la monarchie s'est avéré possible, il s'est par contre avéré impos-sible de faire rétrograder les aiguilles du temps, et les contre-ré-volu-tionnaires en prendront cruellement cons-cience lors de la seconde Restauration. D'ail-leurs, progressivement, la pensée contre-révolu-tionnaire de restauratrice de-viendra prophylacti-que: il ne faut pas que la ca-tastrophe révolution-naire puisse se reproduire et c'est à cette tâche dorénavant qu'un Bonald ou Maistre, devenus ministres en leurs royaumes respectifs, ou un Gentz conseiller de Metternich, s'attèleront. C'est alors que de contre-révolutionnaire leur pen-sée devient, à pro-prement parler, réaction-naire puisque l'objet qu'elle se proposait de com-battre, la révolution, a (momentanément) disparu (10).

L. Hampson compare la Révolution à un autobus dans lequel beaucoup de monde est monté, et beaucoup des-cendu (11). On peut en dire autant des contre-ré-volutionnaires. Sous le Consulat, et surtout sous l'Empire, les défections sont massives, et même un Bonald finira par se rallier. Voilà qui démontre que dès le début du XIXe siècle la contre-révolution n'est plus assurée du bien-fondé absolu de ses exigences et que la revendication de restauration sine qua non  de la mo-narchie s'estompe devant le désir d'ordre, de prospé-rité et devant le mirage impérial. Alors qu'aux yeux des Anglais (qui ont très largement accueilli les contre-ré-volutionnaires pourchassés) le général Bonaparte res-tera jusqu'à sa mort le gé-néral Bonaparte, et l'implacable continuateur de la révolution qui ne s'arrête pour eux, qu'à Waterloo, les contre-révolu-tionnaires théoriciens et practiciens français viennent se blottir au pied du nouveau trône, l'abeille valant dès lors bien le lys, à leurs yeux. Dans une doctrine qui a haussé la fidélité au niveau d'un véritable dogme, une infidélité aussi massive peut surprendre. C'est pour-quoi il convient de saluer la constance d'un J.G. Peltier qui, dès le premier jour de la Révo-lution, resta in-ébranlablement fidèle à ses idéaux contre-révolution-naires, sous le Directoire, le Consulat, l'Empire Š et à l'époque de la Restauration.

Il n'en demeure pas moins qu'à partir de 1815 la pen-sée contre-révolutionnaire, bien que privée de son "objet" révolutionnaire par la restauration et trahie dans certaines de ses exigences essentielles (à cette époque, en France, un monarchien de 1789 aurait presque passé pour un ultra)  (12) s'engagera sur des voies in-édites, de plus en plus souterraines à partir de 1830 et de plus en plus diffuses à partir de 1918. Ses doctrines, consti-tuées entre 1789 et 1799 ne meurent pas, elles se transforment en un terreau fécond qui vivifie, souvent sous des formes inédites, le champ de la pen-sée politique. Invisibles comme l'oxygène, elle n'en nourrissent pas moins encore pour une bonne part cer-tains courants de la pensée conser-vatrice et réaction-naire, du romantisme au maurrasisme, en passant par un Proudhon et un Bakounine. Et c'est la raison pour laquelle les rares individus qui se désignent au-jourd'hui encore comme contre-révolutionnaires ne désespèrent pas de vivre un jour la Restauration totale et universelle ‹qui coïncidera avec la vraie révélation du projet de Dieu, selon la formule de l'essayiste co-lombien ultra-catholique, Nicolás Gómez Dávila: "Lorsqu'un réactionnaire parle d'une "inéluctable res-tauration", il convient de ne pas oublier que le réac-tionnaire compte en millénaires" (13).
 

Jean-Jacques LANGENDORF.

Notes

1) Nous n'envisageons ici la contre-révolution que sous son as-pect théorique, et laissons de côté la contre-révolution en acte (Toulon, Lyon, Vendée, guerres des coalisés contre la Révolu-tion, etc.). Les liens entre la contre-révolution pratique et la théo-rique ont été extrêmement ténus. Une sorte de pont a toute-fois été établi entre les activistes et les théoriciens par des gens comme Antraigues ou Mallet-Du Pan chargés de missions se-crètes ou officielles. Si l'on veut pousser les choses à l'extrême, on peut dire que le seul écrivain contre-révolutionnaire qui ait eu une influence directe ‹d'ailleurs, a contrario‹ sur les événe-ments fut le marquis de Limon, rédacteur du Manifeste du duc de Brunschwick,  ce texte étant en partie à l'origine de la fatale jour-née du 10 août 1792, qui vit la chute de la monarchie!!!
2) Cf. C. Lucas, "Résistances populaires à la révolution dans le Sud-Est", in Mouvements populaires et Conscience sociale (XVIe - XIXe siècles),  Actes du col-loque de Paris, 24-26 mai 1984, Pris, 1985, pp. 473-488.
3) C'est précisément le titre choisi par le colloque de Rennes, 17-21 septembre 1985: Les résistances à la révolution,  Paris, 1987.
4) On doit entre autres à Mirabeau-Tonneau une Lanterne ma-gique nationale  (Paris, 1790), qui fustige avec humour et cruauté les nouvelles m¦urs "parlementaires", telles qu'elles se dévelop-pent au sein de la Constituante. C'est cette brochure qui a inspiré le titre de cet article.
5) Lorsque je me promène dans la France actuelle, je ne peux m'empêcher de sourire devant les frontons des Palais de Justice et des prisons ornés de l'inscription "Liberté - Egalité - Fraternité", alors qu'on devrait lire "Justice" sur les premiers, et "Expiation" sur les seconds.
6) The French Revolution Seen from the Right. Social Theories in Motion, 1789-1799.  Transactions of the American Philoso-phical Society, vol.46, February 1956, PP. 3-122.
7) Nous aurions pu prolonger cette liste presque ad libitum.  Ajoutons seulement qu'en défendant la monarchie et l'Eglise le contre-révolutionnaire a aussi le sentiment de défendre l'universalité contre le patriotisme chauvin, donc particulariste, des révolutionnaires.
8) Le travail de certains historiens contribuera également à nour-rir les sentiments contre-révolutionnaires des Allemands. Il convient de mentionner ici les Historische Nachrichten und poli-tische Betrachtungen über die französische Revolution  du Suisse C. Girtanner, publication périodique commencée  en 1794, en fait une collection de matériaux, qui dévoile impitoyablement les crimes de la Révolution.
9) Si l'Espagne n'apparaît pas dans ce concert contre-révolution-naire, c'est parce qu'une stricte censure allait jusqu'à interdire toute mention, même négative, de la Révolution.
10) Dans Le vocabulaire politique et social en France de 1861 à 1872 à travers les ¦uvres des écrivains, les revues et les jour-naux,  Paris, 1962, p.55, J. Dupuis montre qu'à partir de 1869 les termes "contre-révolution/contre-révolu-tionnaire" cèdent le pas à "réaction" et "réactionnaire", précisément à une époque où l'ère de la révolution fran-çaise est considérée comme achevée.
11) N. Hampson, "La Contre-Révolution a-t-elle existé?", in Résistances à la Révolution,  op. cit., p. 462.
12) Mais on peut également assister au phénomène inverse. Dans son roman Les mouchoirs rouges de Cholet  (Paris, 1984), Mi-chel Ragon montre fort bien comment les Vendéens les plus ar-demment contre-révolutionnaires, qui sous la restauration ne ces-sent d'exiger un retour aux conditions d'avant 1789, seront traités de révolutionnaires par les monarchistes.
13) N. Gómez Dávila, Einsamkeiten, Glossen und Text in ei-nem,  Wien, 1987, p. 147. 
 

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M. Pizani: Le Goff et les usuriers

Aux origines de la pieuvre capitaliste

Le Professeur Le Goff nous décrit la pratique des usuriers au Moyen Age

par Mario PIZANI

Nous ne disons rien de neuf en affirmant que l'usure est l'un des principaux instru-ments du pouvoir mondialiste, avec l'arme nucléaire et les mass-media. Presque tous les pays du tiers-mon-de gémissent sous le poids des intérêts exorbi-tants que leur im-posent le capitalisme financier et ses ten-tacules, parmi lesquelles le Fonds Mo-né-taire International (FMI). Les pays dits "en voie de développement" sont en réalité des pays main--tenus dans le sous-développement à cause de l'obligation qu'ils ont contractée de payer des intérêts sur les "dons" géné-reusement octroyés par le monde "avancé". Nous vivons donc le pa-radoxe suivant: des pays potentiellement très ri-ches sont con-damnés à trimer sans relâche dans le seul but d'enrichir l'oligarchie financière de l'Oc-cident capitaliste. Dans la plupart des cas, les pays endettés sont obligés de faire des conces-sions politiques pour obtenir simplement que soient prolongées les échéan-ces dans le paie-ment de leurs in-térêts. Ils vivent dans la spirale per-verse d'un asservissement constant: écono-mique, poli-tique et culturel. Dans un pays comme la Bo-livie, qui recèle d'immenses richesses mi--nières, les paysans sont obligés de cul-tiver et de vendre de la cocaïne pour le bé-néfice des narco-trafiquants afin de ne pas crever de faim. Au Bré-sil, le peuple doit "manger" la forêt amazonienne pour pou-voir payer les intérêts de ses emprunts.

Le responsable de ces tragédies ou des consé-quen-ces écologiques qu'aura le déboi-se-ment de la forêt amazonienne, c'est le sys-tème démo-capi-taliste, reflet de l'usuro-cratie mondiale. En effet, si la haute finance internationale (avec ses multi-na-tionales, le FMI, etc.) représente la forme ulti-me de l'é-volution capitaliste, la démocratie libé-rale en représente la facette politique. La dé-mo-cratie moderne (qui n'a plus rien à voir avec la véritable démocratie des cités grecques ou des tribus celtiques et germaniques) est aux mains des manipulateurs de la pensée qui contrôlent les masses grâce aux moyens d'informations (et, en effet, leur contrôle exi-ge des investissements im-menses).

Les partisans doivent savoir comment est né le capitalisme

Historiquement toutefois, ce mécanisme de con-trôle n'est pas né avec les révolutions amé-ri-caines et françaises de la fin du 18ième siècle, avec leurs idées laïques, progressistes et ma-té-ria-listes. Le terrain avait été préparé depuis long-temps: une tendance mercanti-liste et bourgeoise s'était incrustée dans le mental des peuples eu-ropéens, creusant ainsi le sillon dans lequel allait éclore le ca-pitalisme.

Pour nous, partisans, il est donc absolument es-sentiel de savoir comment est né le capi-talisme, non pas sur le plan technique ou idéologique, mais sur le plan spirituel. S'il n'y avait pas eu une volonté d'ordre psy-cho-logique à s'enrichir, à faire de l'argent pour le plaisir de faire de l'ar-gent, à valoriser l'avaritia  condamnée par toute la so-ciété médiévale, jamais on n'aurait pu justi-fier les principes du capitalisme et jamais on n'aurait utilisé les nouvelles découvertes et inventions dans un sens utilitaire, écono-mis-te et indivi-dua-liste.

Pour étayer toute recherche sur la psy-chologie de la mentalité capitaliste, le petit livre du grand historien et médiéviste fran-çais Jacques Le Goff est véritablement fon-damental. Références:

Jacques Le Goff,
La bourse ou la vie. Economie et religion au Moyen Age,
Hachette (Coll. "Textes du XX° siècle"), Paris, 1986, 126 pages, 52 FF.

Le Goff explique comment a surgi le chan-cre de l'usure au Moyen Age. En page 10 de La bourse ou la vie,  on peut lire: "L'usure est l'un des grands problèmes du XIII° siècle... Un nouveau système économique est prêt à se former, le capitalisme, qui né-cessite sinon de nouvelles techniques, du moins, pour démarrer, l'usage mas-sif de pratiques condamnées depuis toujours par l'Eglise". Les règles religieuses et la culture européenne de l'époque permettent le prêt (à condition qu'il soit à bas intérêt) mais condam-nent simultanément l'usure pro-pre-ment dite par-ce qu'elle favorise un enrichissement illicite de l'individu qui ne produit rien directement pour la com-mu-nauté. Par ailleurs, elle cause la ruine de ceux qui ont un besoin urgent d'argent liquide. L'usure, pour l'esprit médiéval, n'est donc pas un péché comparable aux autres. Son installation dans la société, sa banalisation, créera les conditions d'éclosion du capita-lisme.

Parlant de l'usurier, Le Goff nous explique qu'il est difficile de comprendre aujourd'hui les en-jeux sociaux et idéologiques qui se sont noués au-tour de ce Nosferatu du précapita-lisme. Il était considéré par nos ancêtres comme "un vampire doublement effrayant de la société chrétienne, car ce suceur d'ar-gent est souvent assimilé au Juif déicide, in-fanticide et profanateur d'hostie" (p. 10). En effet, la pratique de l'usure, prohibée pour les chrétiens, a été, pour les Juifs, l'unique mode de pouvoir social réel qui leur a été permis d'exercer. Bien sûr, il y avait beau-coup de non-Juifs qui vivaient également de l'usure, refusant de prendre en compte les interdits religieux et politiques. Face au dan-ger du capitalisme sous sa forme usuraire, la société médiévale réagissait vigoureusement tant sur le plan doctrinal et re-ligieux que sur le plan culturel et politique. L'Egli-se a tou-jours condamné l'usure sur base de mul-ti-ples décisions conciliaires et des écrits des Pè-res de l'Eglise.

Devant l'augmentation du danger, les inter-dits se firent plus fréquents et pressants. On constatait que l'usure jetait sur la paille un grand nombre de paysans, ce qui favorisait un dépeuplement des campagnes et fragi-lisait tout le système écono-mique de l'é-po-que. Le Goff poursuit sa démons-tra-tion: "L'an-tijudaïsme de l'Eglise se durcit et, dans la société chrétienne, du peuple aux prin-ces, l'antisémitisme ‹avant la lettre‹ ap-paraît au XII° et surtout au XIII° siècle" (p. 39). Les peuples se mettent à confondre Juifs et usuriers. La gravité et l'urgence du problème apparaît clairement dans un décret du IV° Concile du La-tran de 1215: "Voulant en cette matière empê-cher les Chrétiens d'être traités inhumainement par les Juifs nous décidons [Š] que, si, sous un prétexte quelconque des Juifs ont exigés des Chré-tiens des intérêts lourds et excessifs, tout commerce des Chrétiens avec eux sera interdit jusqu'à ce qu'ils aient donné satis-fac-tion" (cité par Le Goff, p. 39).

L'usurier ne preste aucun travail utile à la communauté

Pour illustrer les condamnations successives de l'usure sur le plan religieux, nous avons l'em-bar-ras du choix. Avant toute chose, l'usurier est con-sidéré comme un voleur qui vit du turpe lu-crum  (vice du lucre). L'usure est perçue comme un péché "contre na-ture": l'argent doit servir de moyen d'é-chan-ge. Un point c'est tout. S'il est prêté et génère de la sorte un surplus d'argent, c'est contraire à l'ordre naturel, donc à Dieu (se-lon le principe Natura, id est Deus).  Tous les théologiens de l'époque sont d'accord: "Que vend-il [l'usurier], en effet, sinon le temps qui s'écoule entre le moment où il prête et celui où il est remboursé avec in-térêt?" (p. 42).

Le résultat, c'est que l'individu qui ne preste au-cune activité utile à la communauté vit de la sueur de ses victimes. Aujourd'hui, c'est chose ordinaire pour toutes les grandes ban-ques du monde capitaliste. Dans l'Eu-ro-pe médiévale tradition-nel-le, c'était un crime contre la nature, un "mi-racle diabolique". Dante a condamné les usuriers parce qu'il pé-chaient contre la nature, tandis que Tho-mas d'Aquin abordait le problème du point de vue social: "Recevoir une usure pour de l'ar-gent prêté est en soi injuste: car on vend ce qui n'existe pas, instaurant par là mani-festement une inégalité contraire à la justice" (cité par Le Goff, p. 29). La théologie (qui, au Moyen Age, constitue l'idéologie de l'Euro-pe féodale) n'accorde aucu-ne circonstance atténuante. S'alignant sur la tri-partition pro-pre à la société indo-européenne tradition-nelle, Jacques de Vitry affirmait que "Dieu a ordonné trois genres d'hommes", les pay-sans/travailleurs, les chevaliers et les clercs "mais le diable en a ordonné une quatrième, les usuriers. Ils ne participent pas au travail des hommes et ils ne seront pas châtiés avec les hommes, mais avec les démons" (cité par Le Goff, pp. 60/61). Traduit en langage contem-po-rain, cela signifie que l'usure n'est pas une simple "déviation" sociale mais est, par sa nature même, un crime contre toute la communauté.

Le Goff ne se contente pas de consacrer de nombreuses pages de son livre aux polémi-ques des théologiens et des docteurs contre l'usure; il nous rappelle aussi que les sou-verains et les hommes du peuple les détes-taient. Déjà les lois romaines et byzantines, de même que les lois germaniques, avaient fixé des limites aux intérêts. Charlemagne prohiba l'usure par son Admones-tio gene-ralis  tandis que "Philippe Auguste, Louis VIII et surtout Saint Louis (IX) édictèrent une législation très sévère à l'égard des usuriers juifs. Ainsi la répression parallèle du judaïsme et de l'usure contribua-t-elle à alimenter l'antisémitis-me naissant et à noir-cir encore l'image de l'usu-rier plus ou moins assimilé au Juif" (p. 40). Au niveau du menu peuple, l'usurier devient l'objet de l'hostilité et du mépris de toute la société: "L'historien d'aujourd'hui lui reconnaît la qua-lité de précurseur d'un système écono-mique qui, malgré ses injustices et ses tares, s'inscrit, en Oc-cident, dans la trajectoire d'un progrès: le capi-ta-lisme. Alors qu'en son temps cet homme fut honni, selon tous les points de vue de l'époque" (p. 45).

Dans une société qui n'admet la richesse indi-viduelle que si elle est obtenue par un labeur hon-nête ‹d'ordre spirituel, intel-lec-tuel ou phy-si-que‹  l'usurier sera souvent comparé aux bêtes féroces et aux animaux sordides, symbolisant sa voracité et le dés-honneur dans lequel il se vautre. Les légen-des populaires abondent, qui racontent l'hor-reur de la mort de l'usurier et sa dam-nation éternelle; le symbolisme de ces his-toires horri-bles, colportées au cours des siè-cles, est très évocateur.

Malgré l'opprobre qui le couvre, l'usurier prend le pouvoir
en Occident

Mais, malgré tout, l'usurier réussira à se défaire de son image de marque pour le moins négative. L'Europe féodale avait deux ennemis: a) le com-munisme avant la lettre, porté par certaines sec-tes hérétiques et b) le capitalisme dont l'usurier fut le premier impulseur. Le premier fut éliminé relative-ment facilement tant sur le plan militaire que sur le plan social. Le second, en revan-che, évoluant sur des chemins plus subtils, parvient à survivre et à lancer un processus historique qui, aujourd'hui, vient d'atteindre son point culmi-nant avec la domination idéologique du mon-dia-lisme. Petit à petit, en effet, l'usurier est parvenu à tirer son épin-gle du jeu parce que des souverains et des hommes d'Eglise ont cru pouvoir ins-tru-mentaliser sa personne, à un moment de l'histoire où les tensions religieuses s'es-tom-pent. Ce qui a permis à l'usurier de sor-tir de son iso-lement. Le résultat actuel de cette mutation: un système capitaliste qui généralise l'usure à l'é-chelle de la planète; de ce fait, l'usure n'est plus l'¦uvre d'indi-vidus mais de ces pieuvres finan-cières mons-trueuses que sont les banques. Leurs tentacules enserrent tout: les petites et les mo-yennes entreprises en difficulté comme les gou-vernements et les Etats. Les victimes de l'usure sont désormais des peuples entiers. Le Goff si-gnale toutefois que l'aver-sion à l'endroit de l'u-sure, dans ses formes les plus intransigeantes, n'est pas morte au Moyen Age. Elle s'est re-vi-vifiée dans l'esprit du grand poète américain Ezra Pound, digne héritier de Dante et des po-lémistes médié-vaux (Le Goff reproduit deux de ses poèmes contre l'usure en annexe de son li-vre). Le Goff, parce que ce n'est pas directement son sujet, passe sous silence l'engagement po-litique de Pound pour le fascisme, son action à la radio, ses discours de propa-gan-de prononcés pendant la guerre, ses poé-sies politiques, la lon-gue persécution qu'il a endurée, son internement dans un asyle psy-chiatrique aux Etats-Unis, etc.

Tout cela concerne pourtant directement le pro-blème de l'usure. Pound a précisément ad-héré au fascisme parce qu'il voyait dans ce mou-vement une révolte résolument anti-usuro-cra-tique et considérait que les révolu-tions nationales-po-pulaires d'Europe cons-ti--tuaient les premiers re-vers réels infligés à l'usure internationale au cours de ces der-niers siècles.

Tirer les conclusions qui
s'imposent de l'histoire de l'usure

De tout cela, il convient de tirer quelques con-clusions utiles, afin de forger une stra-tégie révo-lutionnaire. D'abord, prenons ac-te du fait que l'u-sure est l'un des instruments essentiels qui ca-ractérisent l'impérialisme capitaliste. Ensuite, re-connaissons la nature éminement subversive, le caractère résolu-ment anti-naturel de l'usure à tou-tes les époques et en tous lieux. Enfin, dési-gnons l'usurocratie mondialiste comme notre en-nemi principal, comme un ennemi avec lequel aucun compromis n'est possible. En adoptant une telle ligne stratégique, nous reprenons deux flambeaux: celui de l'Eu-rope traditionnelle et ce-lui de l'Europe na-tionale-révolutionnaire.

Combattre l'usurocratie moderne, c'est se poser comme une double avant-garde: a) l'avant-garde de la sacralité (qui devrait sous-tendre la totalité du monde) et de la tra-di-tion contre le maté-rialis-me et le laïcisme et b) l'avant-garde des peuples oppressés du monde entier contre l'impéria-lis-me de la haute finance mondialiste. Les érudits mé-diévaux disaient de l'usure, parce qu'elle s'ali--mentait sans cesse, qu'elle était un crime qui ne s'interrompait jamais mais au con-traire se per-pé-tuait et s'aggravait chaque heu-re de la journée, chaque jour de l'année. L'usure "travaille" quand hommes et bêtes dorment, quand les champs s'épuisent. L'usure exige son tribut sans être sou-mise aux morsures du temps. L'usure gagne en dormant, aiguillonée par Satan: c'est son "mi-racle diabolique". Conclusion des auteurs mé-dié-vaux: "A péché sans arrêt et sans fin, châtiment sans trêve et sans fin" (cité par Le Goff, p. 32/33). Paraphrasons cet auteur anonyme du Moyen-Age à quelques siècle de distance, actualisons sa pa-role: "A crime sans repos et sans fin, guerre sans trêve et sans fin".

Marzio PISANI.
(texte tiré d'Avanguardia, n°51, septembre 1989; Adresse: Avanguardia, c/o Leonardo Fonte, Via Franchetti 61, I-91.100 Trapani, Italie).
 

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Jakob Wilhelm Hauer

Jakob Wilhelm Hauer (1881-1962): le philosophe de la rénovation religieuse

L'Allemagne, patrie des grands mouve-ments de la philologie, de la philosophie et de la théologie, a cherché, entre le romantisme et le biologisme du IIIième Reich, une voie alternative en matières religieuses: de Schel-ling à Daumer, de Paul de Lagarde à Hauer, en n'oubliant pas les apports magis-traux de Nietzsche, le christianisme a été in-terrogé, mis au banc des accusés et rendu responsable des aliénations multiples qui af-fectent le continent européen. La vraie reli-gion de l'Europe, une religion de la vie, une religion qui chante la prolixité du réel, qui prononce un grand oui devant la création, une religion de l'affirmation absolue, a été oblitérée pendant dix à quinze siècles par une religion abstraite, qui nie le sacré inscrit dans toutes choses, qui dit non à la vie, qui est négation constante de la beauté et des vir-tualités de chaque chose. Mais cette oblitéra-tion a souvent été une pseudo-morphose, pour reprendre le vocabulaire de Spengler. C'est-à-dire que le passage de l'Europe au christianisme n'a pas été total. Que des pans entiers de la pensée européenne ont simple-ment accepté un travestissement chrétien, sans renoncer à l'essentiel. Dans cet espace de pensées travesties, de pensées qui n'a-vaient pas changé fondamentalement, les phi-losophes allemands ont puisé les élé-ments de leur rénovation religieuse, de leur quête pour retrouver les valeurs cardinales de la Grande Affirmation.

Parmi ces philosophes: Jakob Wilhelm Hauer. Né dans un milieu piétiste de Souabe, il choisira, à l'âge adulte, de devenir mis-sionnaire aux Indes. Mais, arrivé là-bas, il aura des scrupules: on n'efface pas l'âme d'un peuple en lui imposant des critères re-ligieux qui lui sont étrangers. Et ce qui est vrai pour les Indiens, doit être vrai pour les Allemands et tous les Européens. La con-frontation avec l'identité indo-dravi-dienne et indo-brahmanique a provoqué un déclic in-tellectuel chez Hauer. Désormais, il pense que les Germains, eux aussi, doivent re-trouver leur être le plus intime. Dans quel espace social va-t-il pouvoir commencer cette quête du Graal? Ce sera dans le mouvement de jeunesse, espace social qui refuse radica-lement la vieille société wilhelminienne et victorienne, l'hypocrisie du catholicisme ou du protestantisme bourgeois, le façadisme sans sentiments féconds, les idéologies bas-sement matérialistes, etc. Rapidement, Hauer devient le chef d'un mouvement de jeunesse soucieux d'impulser de nouveaux sentiments religieux aux Allemands, senti-ments issus de la mémoire la plus profonde. Ce mouvement sera le Bund der Köngener, qui existe encore aujourd'hui.

Quand les nationaux-socialistes dissolvent les ligues de jeunesse non inféodées à leur parti, Hauer ne choisit pas l'exil mais, de-venu trop âgé pour limiter son action aux seuls camps et veillées et trop connu dans les milieux universitaires, il fonde la Deutsche Glaubensbewegung  (DGB; "Mouvement de la foi allemande"). Il croit que le nouveau ré-gime fera table rase des institutions vermou-lues du passé et favori-sera l'édification de nouvelles structures re-ligieuses basées sur les acquis des re-cherches philologiques et religieuses, com-mencées au XIXième siècle. Mais le régime doit parier sur la stabilité et ne peut offenser les églises établies. Les rap-ports de Hauer avec le national-socialisme ont donc été doubles, à la fois coopératifs et conflictuels. En 1936, il se retire de la di-rection de la DGB.

Après la guerre, Martin Buber, le grand ré-novateur de la foi juive, défendra Hauer contre ses détracteurs et contre ceux qui vou-laient prendre prétexte de sa coopération avec le régime de Hitler pour esquiver les questions pertinentes qu'il adressait à notre siècle. Et ces questions pertinentes étaient lé-gion. Impossible donc de toutes les esquisser ici. Spécialiste de l'Inde, Hauer amorcera sa démarche par une étude approfondie de la mythologie indienne et démontrera que celle-ci est entièrement axée sur le "soi", c'est-à-dire sur l'identité individuelle et, partant, sur l'identité de chaque chose et sur l'identité fondamentale du monde, laquelle est la "réa-lité de la réalité". Aucune image, aucun concept, ne peut saisir cette "réalité de la réalité" qui est source d'un mouvement vital extraordinairement fécond. Au départ, le yoga consistait en une discipline pour at-teindre ce "soi", cette "réalité de la réalité", mais, en Inde, sa systématisation a conduit à isoler le yogi de la vie. La technique du yoga peut donner accès au rythme primordial mais, trop souvent, elle provoque une auto-exclusion du monde, parce que le yogi échappe par son ascèse à toute responsabilité et donc aussi à tout risque de commettre une faute.

Or la faute est attaché à l'existence humaine comme la fumée au feu. La tâche de l'homme n'est pas de retourner à son "soi" avant d'avoir créé des formes, d'avoir agi et lutté. Mais cette action et cette lutte doivent se déployer dans l'HONNEUR, avec mesure et sans hybris, comme l'explique le personnage du Prince Aryuna dans la Bhagavadgîta. Ce sens de l'honneur, de l'agir permanent et de la mesure sont des constantes de la Weltan-schauung de tous les peuples indo-euro-péens. Comme Hans F.K. Günther et Lud-wig Ferdinand Clauss, Hauer participera dès 1923 (donc dix ans avant l'arrivée de Hit-ler au pouvoir) aux recherches pluridiscipli-naires et inductives qui tenteront de dégager clairement ce noyau commun de la religio-sité indo-européenne. La tâche est ardue. En effet, les Indo-Européens ont occupé par vagues successives de très grands espaces en Eurasie (puis en Amérique du Nord) et leurs ressortissants ont mêlé leur sang et leur psy-ché au sang et à la psyché de très nom-breux peuples différents d'eux. Des syn-thèses tantôt réussies tantôt bancales en ont résulté. Chaque mythologie indo-européenne est mixée à des résidus pré-indo-européens et, dans certaines régions, les mythologies non indo-européennes sont parfois partiel-lement matinées d'éléments indo-européens. La recherche comparative doit donc sans cesse décrypter ce magma: la tâche est donc non seulement ardue mais de longue ha-leine. L'objet de notre combat est d'inviter nos contemporains à s'y plonger et à vulgari-ser adéquatement les résultats de ces sciences humaines de façon à provoquer une mutation positive des consciences. De plus, sachons que la matière est si vaste et iné-puisable que jamais nous ne nous répéterons à l'instar des adeptes fanatiques des formu-les idéologiques toutes faites.

Parmi les travaux de Hauer, il y a des textes fondamentaux à relire comme son essai sur l'origine des runes et des alphabets euro-péens (sur lequel nous reviendrons) et sur la domestication du cheval chez les Indo-Euro-péens. Après la guerre, et grâce à l'inter-ces-sion en sa faveur de Martin Buber, Hauer a pu poursuivre ses recherches. Mal-gré les hécatombes des deux guerres mondiales, où des millions d'hommes sains, va-lides et intelligents sont tombés et n'ont pu réaliser leurs possibilités, malgré le recul de l'é-thi-que de l'honneur et de la mesure qui en a dé-coulé, le facteur X que constitue la "réalité intérieure" finira, après un long pro-cessus de guérison, par triompher. Les Eu-ropéens, après la parenthèse de notre après-guerre inquisitorial et araseur où les racines n'ont plus été honorées, finiront par les re-trouver et les remettre à la place d'honneur qu'elles n'auraient jamais dû quitter. Les idéologies matérialistes, basées sur le thème de la "table rase", posant comme axiome l'oubli de tout passé, ont suscité des dés-ordres au sein des sociétés européennes. Hauer croit pour sa part que derrière le fatras des prétentions modernes, se profile un noyau commun qu'il appelle das Gemein-same.  Tous les ressor-tis--sants d'un peuple partagent inconsciem-ment ce noyau com-mun. Le dégager de sa cangue n'est possible que par la tolérance, une tolérance qui, du point de vue éthique, transcende large-ment les opinions idéologi-ques mesquines. La tolérance selon Hauer n'est pas un prin-cipe dissolvant, pour lequel tout vaudrait tout, mais un principe qui permet de dégager l'essentiel et d'unir les hommes sur la base de cet essentiel et, ainsi, de mettre un terme à des querelles stériles. Cette tolérance-là, nous la faisons nôtre, et nous tâcherons de rester de fidèles disciples de Hauer.

Source: Margarete DIERKS, Jakob Wilhelm Hauer (1881-1962), Leben - Werk - Wirkung, Verlag Lambert Schneider, Heidelberg, 1986.

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A. Sampieru: le principe de souveraineté

Le principe de souveraineté


par Ange SAMPIERU

L'une des premières définitions modernes de cette no-tion nous est donnée par Burlamaqui (1694-1748) dans ses Principes de droit poli-tique.  Celui-ci retient trois éléments essentiels:
1° un DROIT de direction,
2° assorti d'un POUVOIR de commandement, de contrainte,
3° ayant une valeur UNIVERSELLE, c'est-à-dire que cette combinaison juridico-politique s'applique à tous les membres d'une collectivité politique donnée (cité, nation, monarchie, empi-re, etc.).

La notion est définie par conséquent indépen-damment du type de régime dans lequel elle s'applique.
Cette définition retient notre attention essen-tiellement par son aspect moderne: c'est qu'elle utilise deux concepts tirés du discours contem-porains, à savoir le droit et le pouvoir politique. Il est à souligner cepen-dant que la position ori-ginale de Burlamaqui constitue une rupture qui est à la fois historique et idéologique.

Le droit médiéval, fortement soumis aux règles du dis-cours scolastique, ne pouvait concevoir une théorie de la souveraineté qui ne fut prin-cipalement théocratique et déiste. Or, alors que les légistes catholiques s'ap-pliquaient à dégager une conception métaphysique, Bur--lamaqui propose une définition politique et juri-di-que, renouant ainsi avec la tradition publiciste ro-maine. En introduisant dans sa recherche des principes et critères non-religieux (pour simpli-fier, disons "laïcisé", bien que le terme soit im-propre de notre point de vue), ce penseur gene-vois revendique un acte contestataire.

L'originalité de cet "esprit contestataire"  ‹qui va se développer au fil des siècles‹  peut être étudiée à tra-vers deux exemples:
- d'une part, la théorie du mandat.
Si l'on reconnaît la dichotomie souveraineté/ pouvoir divin, à qui peut-on alors attribuer cette souveraineté étant bien entendu que celle-ci n'est concédée qu'à titre relatif et provisoire
au souverain? Et, par ailleurs, qui est à l'origine de cette attribution?

- d'autre part, le développement de l'idéologie démo-cratique de la souveraineté populaire.
Cette idéologie, caractérisée par la notion de "contrat social", présente deux versions: l'une post-scolastique (la doctrine des jésuites en est la plus brillante des re-présentations), l'autre républicaine (Hobbes, Rous-seau).

La théorie du mandat

De la théorie du mandat peuvent être dégagées les es-quisses idéologiques de ce qui était appelé à engendrer les grands principes de la pensée politique contempo-raine.

On y reconnaîtra, entre autres choses, les valeurs sous-jacentes aux idéologies égalitaires: dualisme, mécani-cisme inorganique, attache-ment aux cadres logiques du droit privé.

Cette théorie présente une structure trinaire évidente. Trois facteurs, trois niveaux, intervien-nent en effet: le mandataire, le mandaté et l'at-tribut du mandat.

Le mandataire est Dieu, ou la puissance divine dans le langage des légistes de l'époque; le mandaté, celui qui exerce le pouvoir en vertu d'un mandat explicite dé-coulant d'une procé-dure historique (le pacte de Dieu et du roi prend la forme du baptême  ‹Clovis‹  ou du sacre  ‹les Bourbons); enfin, l'attribut même du man-dat est représenté par la souveraineté, qui est à la fois droit et pouvoir.

Cette dialectique trinaire s'inspire d'une idéo-logie dua-liste, essentialiste, qui apparaît claire-ment dans le sché-ma suivant:

Elément originel:
Le mandataire = Dieu (A)

Eléments dérivés:
Le mandaté = Roi (B)
L'attribut = Souveraineté (C)

La relation causale, telle qu'elle transparaît dans ce des-sin, entre celui qui est la source de tout pouvoir (Dieu) et ce que nous avons appelé les "éléments déri-vés" de la structure (le souverain et son attribut), est frappante.

Ainsi, il n'existe qu'un rapport unilatéral entre l'é-lément originel et les éléments dérivés. Qu'est-ce à di-re? C'est que le souverain (l'Etat) n'est considéré que comme une instance sou-mise, déterminée. Simple su-per-structure dans le rapport trinaire que nous avons dé--fini, il ne peut être une instance suprême. Au même titre, la souveraineté est conçue ici comme un pur "ob-jet". Il n'est pas question de la valoriser, dans la me-sure où elle participera de Dieu et du pouvoir poli-tique temporel.

Au fond, l'Etat est un "objet" divisé, la sou-veraineté politique une instance médiatrice; seule la puissance di-vine est présentée comme "sujet" total, instance su-prême parce qu'en-glo-bante. C'est ainsi qu'un légiste de l'époque médiévale a pu écrire que l'Etat n'était en tout et pour tout qu'un fidei commis...

Une logique essentialiste,
inorganique et déterministe

Cette logique "essentialiste", selon laquelle Dieu serait l'essence de toute chose (cf. Saint Augustin, Thomas d'Aquin) conduit à déva-loriser le pouvoir politique, opération carac-té-ristique du manichéisme chrétien. Non seule-ment l'Etat n'est qu'une structure objective, mais il représente chez les doctrinaires chré-tiens, une anti-thèse, un mal nécessaire.

Bien évidemment, la coloration donnée au pouvoir po-litique est négative. Si l'Etat est en possession de la souveraineté, il n'en a pas la propriété pleine et entière. Il n'est pouvoir que par accident et non par essence. En termes civilistes, il n'exerce pas un droit réel parfait de propriété.

Qu'est-ce que cette souveraineté, émanée de Dieu et qu'il peut reprendre à tout instant?
Philologiquement, elle est superanum, c'est-à-dire su-périorité. Pétris de droit romain et de droit canonique, les légistes de l'âge d'or du catholicisme sont les ar-dents défenseurs d'un ordre théocratique. Leur dis-cours est moins idéologique que politique. Au service du pou-voir ecclésiastique, ils donnent à ce dernier un alibi intellectuel (1). Soulignons que cette dia-lectique n'est nullement organique. Elle relève au contraire d'une pure mécanique déterministe, dans laquelle l'homme n'a aucun droit.

Logiquement, les rapports qu'entretient cette puissance divine avec le souverain sont pure-ment hiérarchiques. L'influence platoni-cien-ne apparaît ici considérable. Si rien ne se conçoit hors de Dieu, le pouvoir politique n'est que titularisation et jamais propriété ab origine. C'est ainsi que l'écrivaient les frères Carlyle dans un essai intitulé A History of Political Medieval Theory in the West  (1903-1936) en rappelant le vieil adage des barons anglais et saxons: Nolimus leges anglicae mu-tare.

La souveraineté du peuple

Il est inévitable que cette seconde partie apparaisse comme un raccourci par trop fulgu-rant d'une évolution qui, bien que sensible, fut lente. Cette dernière est typique des mouve-ments observables dans la vie des idées, qui passent successivement par des phases de con-traction puis de décontraction. Rythme biolo-gique que nous retrouvons dans notre analyse. A l'époque où nous reprenons notre étude, les discours touchant à la notion de souveraineté populaire se sont multipliés. L'émergence d'un Etat puissant, centralisateur et volontaire a fa-vorisé une telle poussée. La théorie du droit divin est une expression de notre époque de changements. Elle fournit une base idéologique à l'absolutisme du XVIIème siècle.

Deux inspirations sont à distinguer: l'une est d'origine chrétienne et représentée par les Mo-nar-chomaques et certains intellectuels jésuites (dont Francisco Suarez).

L'autre est plus franchement laïque, entendons par là non directement attachée aux intérêts ecclésiastiques (Hobbes et le Léviathan, Rous-seau et le Contrat Social).

Penchons-nous tout d'abord sur la doctrine jé-suite à travers les idées développées par Francisco Suarez (1548-1617).

Des jésuites aux doctrines
du contrat social

Fidèles aux tendances égalitaires de leur doctrine dualiste  ‹et de la théorie du mandat qui en est une expression particulière‹  ce sont des penseurs jésuites qui vont enclencher le mouvement qui débouchera sur la théorie du contrat social. Ce n'est là qu'un des multiples paradoxes apparents de l'histoire des idées. Certains auteurs ont voulu voir dans cette évolution une "laïcisation" de la théorie du mandat et il est évident qu'une tentative de dé-gagement du discours théocratique se manifeste timidement. Lato sensu, ils demeurent tout de même dans la ligne des héritiers de la pensée augustinienne et thomiste. Si les scolastiques perdent du terrain, la conception du monde dominante chrétienne se maintient. Les valeurs restent identiques.

Quelles sont-elles?

Première idée: L'homme est un être social. L'ontologie sociale de la doctrine aristo-téli-cienne est reprise dans l'augustinisme, par la re-connaissance de l'individu comme réalité poli-tique. Comme valeur, l'homme est un absolu dans l'histoire et la Cité de Dieu est reliée à la Cité Terrstre par une "sphère de conciliation" qui n'est pas sans rappeler Socrate ou Chry-sippe.

Deuxième idée: Le mandataire n'est plus Dieu. Les monarchomaques sont les premiers à opé-rer cette substitution: la source du pouvoir n'est plus divine mais réside dans le peuple.

Les intellectuels jésuites vont introduire une révolution dans les idées. Au vieux principes tho-miste "nulla potestas nisi a Deo"  est substi-tué l'idée selon laquelle "nulla potestas nisi a Deo per populum"...  Il s'agit là de quelque chose de révolutionnaire puisque c'est recon-naître au peuple au moins un rôle égal à celui de Dieu. Le "grand absent" (entendons le peu-ple) est désormais placé au premier rang. Ainsi pour le Cardinal Bellarmin (1542-1621), "tous les citoyens sont civilement égaux", ajoutant dans De Membris Ecclesiae,  "le pouvoir a été donné au peuple et les hommes y sont égaux".

Il est d'ailleurs suivi dans cette voie par Suarez, un autre père des jésuites: "la sphère de con-ciliation" est facteur de synthèse, synthèse de Dieu et du peuple. La souveraineté populaire est donc dans le cadre de cette "sphère" con-crétisée par un contrat de tous entre tous. La fi-liation est incontestable (cf. J. Rouvier, Les grandes idées politiques,  tome 1, Ed. Bordas).

Deux aspects sont à distinguer:
- La société, d'une part, fondée sur un rapport de droit privé, de nature synallagmatique. Cette influence du droit privé rejoint celle aperçue dans la théorie du mandat. Dans cette société, les hommes sont égaux, comme créatures de Dieu. Celle-ci est une exigence de la nature, devant être régie par une autorité, nécessité par le bien commun. Ce syllogisme thomiste réduit le pouvoir à un mal nécessaire et sa souve-raineté à une simple délégation du souverain suprême (Dieu; puis Dieu et le peuple; le peu-ple enfin). Ce rapport autrefois nommé "pac-tum" induit une délégation de pouvoir.

- En effet, le pouvoir résulte de ce "pactum subjectionnis". Il est mal tempéré en vue du bien commun! Définir ce dernier est une tâche ardue mais il existe comme objectif.

Le dualisme manichéen
est conservé...

Le dualisme manichéen est cependant conser-vé: le pouvoir demeure ce mal nécessaire. La cité des hommes, reflet dégénéré de la Cité de Dieu, réclame une caricature de pouvoir. L'exé-cutif, l'Etat, quelle que soit son appellation, est cette dernière. Le pacte est limité et partiel. Face à la société des hommes (valeur du bien), fondée sur un accord consensuel naturel (in-fluen-ce du jusnaturalisme), le pouvoir repré-sente le pôle négatif.

C'est ainsi que nous arrivons à la théorie du contrat social, dont les principaux théoriciens furent Thomas Hobbes et J.J. Rousseau.

Dans son ouvrage principal, le Leviathan  (1651), Hobbes (1588-1679) nous expose les principes qui l'ont inspirés. C'est surtout chez Spinoza qu'il a puisé son inspiration.

Ce dernier, dans son Traité théologico-politique  déve-loppe l'idée selon laquelle l'état originel de l'homme est celui de nature. L'état de nature se définit comme "la possession d'un droit qui s'étend jusqu'où s'étend la puissance déterminée qui lui appartient" et présente donc un caractère actif d'une pluralité de rapports de puissance (cette idée s'oppose en fait à l'idéa-lisme pacifiste et plat des intellectuels contem-porains). La fin d'un tel état est la conséquence de l'apparition de ce que Spinoza appelle la "multitude", connaissant deux formes princi-pales: la cité et la république.

A ce propos, Rousseau considérait que l'ac-croissement du nombre des individus est inver-sément proportionnel au degré de liberté dont ils jouissent.

Cette conséquence du nombre en expansion (cf. Chap. XVII du Leviathan),  comme pure quan-tité arithmétique, produit inéluctablement une société de discipline qui trouve sa justification dans sa fonction d'assurance. Hobbes définit cette fonction comme celle consistant à "don-ner la pais et la sûreté".

La naissance de l'Etat totalitaire

Le problème qui se pose n'est plus alors de limiter ce pouvoir mais de l'organiser au mieux des intérêts collectifs. Le philosophe investit celui-ci d'un droit illimité d'action justifié par sa fonction. Chaque acte souverain a pour auteur l'ensemble des sujets. D'où l'apparition du Leviathan, "le plus grand des monstres froids" dont parle Nietzsche. En termes de so-ciologie politique, c'est l'acte de naissance in-tellectuelle de l'Etat totalitaire, de la dictature moderne, qu'elle soit nazie ou stalinienne.

On peut dégager chez Hobbes deux idées dominantes, d'une part une méfiance a priori du pouvoir réhabilité mais condamnable tout à la fois, d'autre part une vue prospective quant à l'apparition de l'Etat moderne et de sa rhé-to-rique égalitaire (cf. l'analyse brillante de B. de Jouvenel, Du pouvoir).

Deux acteurs entrent en jeu: le pouvoir exécutif et l'individu, liés par un contrat en vertu duquel toute personne aliène, en toute connaissance de cause, la totalité de ses doits au profit d'avan-tages à terme. Dans ce jeu d'un genre nouveau, le providentialisme explicatif de la période médiévale disparaît au profit d'un style que nous qualifions de réalitaire. Le jeu n'est plus troublé par un tiers divin, il est immanent au monde d'ici-bas. L'émancipation est de ce point de vue radicale. Le rapport politique Pouvoir/ Peuple est valorisé, maladroitement. Il est en-co-re contractuel, toujours marqué de la mauvaise conscience d'un péché originel, traduit par l'aliénation de l'individu. Notons pour finir que Hobbes insiste avec bonheur sur la dialectique du politique excluant toute métaphysique détemrinante.

La logique de Rousseau

Le second théoricien qui nous intéresse ici est J.J. Rousseau (1712-1778) et son Contrat Social  (1762). L'idée de base du rousseauisme est le mythe du Contrat social, événement "historial" au sens de Martin Heidegger, mar-quant la naissance de l'humanité historique; la logique de Rousseau présente deux aspects es-sentiels:

- une chronologie marquée par l'idée de rupture (historicisme). Le contrat social est un acte uni-que dans le temps, qui constitue la consom-mation première de l'aliénation. Telle est l'idée traditionnelle. Mais Rousseau est aussi le fondateur d'une doctrine historique. Il divise la genèse du contrat en deux étapes: le surgisse-ment, sous la nécessité démographique (cf. Hobbes) puis la désignation des dirigeants par les cocontractants. Par là est introduit le mythe fondateur historique d'une société décomposée en époques significatives et distinctes. Au  pro-vi-dentialisme déterminant des jésuites, Rous-seau substitue l'homme-sujet de l'histoire. Le destin n'est plus le résultat d'une volonté divine, transcendante à la terrestre humanité. Il est volonté humaine. Nous avons affaire là à une doctrine du volontarisme historique et sub-jectiviste.

- La question soulevée par la notion de souve-raineté populaire est la suivante: quel peut être le degré d'aliénation des droits individuels?

Ecole anglo-saxonne et
école continentale

On trouve au XVIIIième siècle deux réponses, deux sensibilités. Pour l'école anglo-saxonne (Locke et Hobbes), cette aliénation ne devait être que partielle, les individus conservant un "droit de réserve". Pour l'école continentale, il ne peut y avoir de demi-mesure: l'aliénation est totale. Le souverain étant le peuple, "les hommes ne peuvent s'engager qu'à obéir à leur totalité". Cette dernière constitue une entité es-sen-tiellement différente d'une somme arithmé-tique: il s'agit de la Nation qui bénéficie d'un transfert de l'ensemble des droits des parti-culiers. La modération graduée d'un Hobbes ou d'un Bossuet (cf. le Cin-quième avertissement aux protestants)  est étrangère à la pensée rous-seauiste pour laquelle le droit de souveraineté s'avère absolu.

Voilà pourquoi Rousseau est généralement pré-senté comme le précurseur de tous les régimes totalitaires modernes. Mais on trouve égale-ment chez Rousseau une distinction fonda-mentale: gouvernement et souveraineté ne sont point identiques. La souveraineté populaire at-tri-bue l'"imperium" aux dirigeants, c'est un fait, mais elle demeure spécifique "chose-en-soi" qui ne peut être confondue avec la fonction exécutive. Cette dichotomie est un des points remarquables de la science politique moderne (cf. Du contrat social,  Livre III, chap. II).

Le danger provient alors de la dynamique du pouvoir, tendance propre à tout pouvoir politi-que à envahir la dimension souveraine, brisant ainsi les temres du contrat social. Selon Rous-seau, "ce vice inhérent et inévitable" est lié à toute société humaine. Ce qui donne à Bertrand de Jouvenel l'occasion de qualifier cette idéo-logie d'"évolutionnisme pessimiste" (in Du Principat,  éd. Hachette).

La souveraineté populaire rousseauiste est un des concepts les plus ambigus que l'on puisse trouver. A priori démocratique et égalitaire, elle est à l'origine des systèmes idéologiques natio-naux des XIXième et XXième siècles. Le style impérial de cette souveraineté essentiellement im-manente, son caractère commu-nau-taire et poli-tico-historique, joint à une philosophie pes-simiste, font de Jean-Jacques Rousseau un des prin-cipaux fondateurs de la doctrine de la souveraineté post-chrétienne.

L'idée de souveraineté, de par ses origines, constitue un des concepts-clés de l'histoire poli-tique européenne. Fortement marquée par l'in-fluence du droit privé romain, elle fut durant toute l'époque d'expansion chrétienne, un concept directement rattaché au pouvoir divin.

Cette idée connut, au gré des fluctuations idéo-logiques et politiques, des interprétations sen-siblement divergentes. N'est-ce pas, d'ail-leurs, le sort réservé à toute tentative de systéma-ti-sation politique?

Ange SAMPIERU.

Note

(1) L'antiquité considérait la première fonction, dite souveraine, comme religieuse ET politico-juridique ainsi que Georges Dumézil l'a démontré dans maints ouvrages.
 
 

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La genèse de la civilisation chez A. Toynbee

La genèse de la civilisation chez Arnold Toynbee


par Ange Sampieru
 

On est en droit de considérer l'historien britannique Arnold Toynbee comme l'un des plus féconds pen-seurs contemporains qui ont fait de l'histoire l'objet de leurs profondes spéculations. Loin de se conten-ter d'une approche quantitative de l'histoire, appro-che qu'il récuse et critique par ailleurs dans son ¦u-vre-maîtresse (cf. les chapitres 1 et 2 de l'anthologie publiée récemment chez Bordas sous le titre L'His-toire), Toynbee nous propose a contrario une appro-che originale et, par certains côtés, "traditionnelle" de la genèse de la civilisation. C'est cette approche ori-ginale que nous voulons analyser ici. Mais avant d'aborder la problématique que pose cette genèse, il nous semble indispensable de résumer en quelques li-gnes le concept de civilisation chez Toynbee.

Maîtriser le vocabulaire
de Toynbee

Il est en effet important de s'initier, même superfi-ciellement, aux notions-clefs qui structurent et la pen-sée et le langage de l'auteur. Tout d'abord, pour Toynbee, la science de l'histoire (le mot "science" étant pris dans une acception non mécanique/empiri-que mais plutôt "réflexive") doit s'appuyer sur une délimitation de "champs intelligibles d'étude". En d'autres termes, et pour parler simplement, tous les faits, particuliers ou globaux, ne sont pas "signifi-ca-tifs" en histoire. Par exemple, Toynbee considère comme très moyennement significatifs ces unités his-to-riques que sont les nations (au sens moderne du terme, comme la France ou la Belgique) ou les Ci-tés-Etats (au sens où l'époque de la civilisation hellé-nique les entendait). Cette puissance historique de fai-ble ampleur aux yeux de l'historien des civili-sations tient non seulement à leur étendue spatiale li-mitée, à leur courte durée temporelle au regard de l'histoire des communautés humaines, mais aussi à leur appartenance à des ensembles plus vastes et in-di-visibles.

Pour Toynbee, une nation n'est pas une unité indé-pendante mais une simple "articulation" d'un groupe plus large. Comme atome social, elle sera inscrite dans une perspective plus large, une perspective "en-globée". Le premier "champ intelligible d'étude" a pour nom "société". Cette notion est signifiante du point de vue historique et peut être le point de départ d'une vraie analyse historique. Il s'agit là pourtant non pas des sociétés particulières, elles aussi limi-tées du point de vue spatio-temporel, mais d'un gen-re historique que Toynbee nomme comme tel, "so-cié-té". Ce choix arbitraire de l'auteur est investi d'une justification herméneutique. Il constitue un ou-til privilégié d'explication de l'histoire de l'huma-ni-té. Les sociétés sont en fait les représentantes d'un genre appelé "société" dans le champ de la recherche historique. Le société hellénique est une représentan-te originale du genre "société". Elle ne résume pas, el-le n'épuise pas non plus, le genre en soi.

Enfin, cette soumission opératoire au genre "socié-té" n'empêche pas le chercheur de dégager des "af-filiations" entre différentes sociétés particulières. Ain-si, entre la société hellénique et la société dite "oc-cidentale".

Une famille de concepts

Toute l'¦uvre de Toynbee tourne autour d'une fa-mille de concepts, essentiels pour comprendre sa con-ception de l'histoire. Les principaux sont: socié-té, culture, civilisation, sociétés, civilisations (ces deux derniers au pluriel). Chacun de ces concepts iden-tifie une part de cette problématique qu'est la phi-losophie de l'histoire chez Toynbee. Notre sujet, ici, portant sur cette dynamique qu'est la genèse de la civilisation, nous nous contenterons de résumer très birèvement les différents concepts cités ci-des-sus, avant de nous permettre quelques développe-ments sur celui de civilisation (au singulier) et de ci-vi-lisations (au pluriel).

La SOCIETE: elle se définit comme le réseau com-plet des relations entre les êtres humains. Une so-cié-té se compose donc non pas de n individus vivant dans un même espace politico-culturel, mais comme un enchevêtrement de réseaux de relations. Les indi-vi-dus sont les foci  (foyers) d'une société. Ils ne sont pas cette société.

La CULTURE: Toynbee adhère ici à la définition de P. Bagby: "une régularité dans le comportement, in-ter-ne et externe, des membres d'une société". Les com-portements retenus étant des comportements dits acquis, et non les comportements innés ou hérédi-taires. De ce point de vue, la culture est, selon les ter-mes repris de Bagby, "l'aspect intelligible de l'his--toire".

Les SOCIETES: ce sont les manifestations histori-ques concrètes de l'idée abstraite de "société". Les so-ciétés sont les réseaux particuliers entre les mem-bres d'un même groupe sociétaire. Par exemple, les so-ciétés primitives. Toynbee ajoute que les sociétés ne sont pas comparables aux célèbres "monades leib-niziennes", puisqu'elles sont en constante in-terac-tion. Enfin, il pose la théorie de ne pas étudier une "société" sans examiner la culture dont elle est porteuse.

Les CIVILISATIONS: même schéma que pour la "société" et les "sociétés". Les civilisations sont les multiples représentantes d'une classe abstraite appelée la "civilisation".

La "civilisation" chez Toynbee

Enfin, la CIVILISATION: la civilisation désigne dans le langage de Toynbee un phénomène théorique et historique. Le civilisation est née il y a appro-xi-mativement cinq mille ans. Pour définir ce concept théo-rique, l'auteur part de la définition donnée par Bagby: "un type de culture que l'on trouve dans les villesŠ". Les villes étant elles-mêmes désignées chez ce dernier comme "des agglomérations d'habi-tations dont beaucoup (ou, pour être plus précis, une majorité) d'habitants ne se livrent pas à la production de vivres". La civilisation représenterait alors le creu-set socio-urbain où la culture se transformerait en civilisation. V.G. Childe parle en la circonstance de "révolution urbaine", par analogie avec la "ré-vo-lution industrielle".

Cette définition rejoint formellement celle d'O. Spengler, lequel écrivait que la civilisation était, du point de vue "cyclique", typique des conceptions tra-ditionnelles, le dernier stade de la culture par-ve-nue à maturité et même déjà engagée sur la pente de la "décadence". Mais cette définition ne suffit pas à Toynbee. Il écrit: "Il a existé des sociétés sans ville qui ont pourtant connu un phénomène de civili-sa-tion". Ce qui retient plus l'adhésion de Toynbee, c'est le critère sociogénique d'une "minorité créa-trice". Son rôle moteur dans la civilisation provient de son indépendance de tout déterminisme écono-mique productiviste. En d'autres termes, une véri-ta-ble "classe des loisirs". Leur indépendance vis-à-vis de toutes les formes d'activités économiques (indus-trie, commerce) les amènent ipso facto à une spécialisation dans les activités non économiques! Toyn-bee cite les soldats (fonction guerrière), les admi-nistra-teurs (fonction gestionnaire et politique) et, par-des-sus tout, les prêtres (fonction religieuse).

Minorité créatrice, cosmogonie
et harmonie

Cette minorité créatrice s'appuierait (selon A.N. White-head) sur "une conception cosmologique ap-profondie", celle-ci imposant "son propre caractère aux sources courantes de l'action". Toynbee, par-de-là la définition assez rudimentaire de Bagby et de Childe, rejoint une analyse plus socio-culturelle, pro-prement parétienne, où la notion d'élite joue un rô-le déterminant, en étroite liaison avec l'expression idéologique d'une "conception du monde" domi-nan-te et culturellement fondée sur des valeurs cosmogo-niques. Cette double structure classe/idéologie dé-bou-chant sur une civilisation en mouvement, sur une dynamique historique destinée à la naissance, puis à la croissance, de cette civilisation. La civilisation, con-clut enfin Toynbee, est beaucoup moins définis-sable en termes structurels (ces structures étant, se-lon ses propres termes, des "estampilles") qu'en termes "spirituels". Toynbee récupère ici une notion propre aux philosophes de l'antiquité indo-euro-péenne, grecque en particulier, puisqu'il affirme que le but de toute civilisation est alors la création d'une HARMONIE.

La civilisation, ainsi définie comme spiritualité ac-ti-ve, née d'une cosmogonie explicitée par une mino-ri-té dite créatrice, il reste à Toynbee le soin de décou-vrir les valeurs et les actes fondateurs d'une telle har-monie.

Défi et réponse

La théorie de base qui permet, selon Toynbee, une ex-plication historique de la naissance d'une civilisa-tion est la théorie du "défi-et-réponse" ("challenge-and-response").  Après avoir rejeté définitivement les autres hypothèses explicatives, en particulier cel-les faisant appel à la race et au milieu (qu'il qualifie de "forces inanimées"), Toynbee change radicale-ment de méthode. A la méthode déterministe origi-nelle, il substitue une méthode plus proche de la na-ture humaine.

Face à un schéma "scientifique" qui reconnaît la valeur du principe de la cause et de l'effet, Toynbee oppose une logique de l'aléatoire et de l'imprévi-si-ble. A toute action de son environnement, propre-ment dit, à tout défi qui s'oppose à son chemi-ne-ment, l'homme se voit contraint de réagir, autrement dit d'apporter une réponse. La différence essentielle avec la méthode déterministe est que, dans le cadre du défi-et-réponse, la réponse est totalement aléa-toire, elle n'est pas, écrit Toynbee, "uniforme", ni "prédéterminée". Elle est, ajoute-t-il, "imprévi-si-ble". Toynbee devient alors élève de Platon et cher-che des référents dans les diverses mythologies con-nues de lui, afin de mieux illustrer son postulat. Dé-niant toute supériorité du champ scientifique, il règle sa réflexion sur l'esprit des philosophes antiques. Il écrit: "Je fermerais les yeux aux formules de la scien-ce pour prêter l'oreille au langage de la mytho-logie".

Job, Faust, la Völuspâ et l'Hippolyte d'Euripide

A la suite de quoi, l'auteur nous propose deux pos-tu-lats: d'une part, celui qui dit que la genèse d'une civilisation est une multiplicité; d'autre part, celui qui dit qu'elle n'est pas une entité mais une relation. Mais cette relation est-elle un rapport (une interac-tion) entre deux forces matérielles non humaines, ou est-elle une rencontre entre deux personnalités?

Toynbee va dorénavant se référer à quatre mytho-lo-gies pour lesquelles la notion de "rencontre" fut essentielle: le Livre de Job  (la rencontre entre Yahvé -le "Seigneur"- et Satan), le Faust  de Goethe (la ren-contre entre le "Seigneur" et Méphistophélès), la Völuspâ  scandinave (la rencontre des dieux et des dé-mons) et, enfin, l'Hippolyte  d'Euripide (la ren-contre entre Artémis et Aphrodite). Dans toutes ces rencontres, que Toynbee nomme des "images pri-mor-diales", plusieurs points communs: la rencontre est un événement rare et unique, et provoque une rup-ture dans le cours "naturel" de l'histoire, donc in-duit d'immenses conséquences dans le monde ma-tériel.

Le Yin et le Yang

Pour compléter ce langage analytique commun, Toyn--bee inscrit comme cadre collectif méthodolo-gi-que la théorie chinoise du Yin et du Yang. Tout mouvement est par essence le résultat d'un rapport contradictoire entre des forces opposées et leur con-flit éternel connaît des phases alternées de périodes statiques et de périodes dynamiques. Quand le Yin triomphe, le monde est prêt à passer au Yang; et vi-ce-versa. L'un, le Yin, est synonyme de perfection et de stabilité; l'autre, le Yang, de mouvement et de dy-namisme. Le défi (l'état actuel du monde contra-rié) exige de la part de l'homme une réponse (le Yang comme force d'intrusion et de déstabilisation po-sitives). Or le Yang est par essence démoniaque. Le démon n'étant pas ici pris comme "force mau-vai-se": il n'y a pas chez Toynbee de soumission au dis-cours judéo-chrétien, avec la reconnaissance de la di-vision du monde matériel et spirituel entre un sou-verain Bien et un Mal pernicieux. Le démon est plu-tôt perçu comme force nécessaire. Il n'y a pas non plus lutte morale entre les deux pôles mais complé-mentarité éternelle.

Ainsi dans le Faust,  Goethe fait dire à Méphisto-phé-lès: "Je suis l'esprit qui toujours nie! Et ce, à bon droit..." (Ich bin der Geist der stets verneint! Und das mit Recht...)!  En effet, Dieu (ou le Yin) est par nature limité dans son pouvoir. Image et garant de la perfection, rien ne le pousse à une activité créatrice. Il ne peut pas détruire ce qu'il a créé comme parfait. Modifier l'ordre des choses revient à nier sa propre nature! Le Démon est alors l'opportunité de cette mo-dification de l'ordre du cosmos. Quand se présen-te cette occasion, Dieu doit la saisir. Nietzsche a parfaitement défini cette obligation que Dieu s'im-po-se dans sa règle de vie: "vivre dangereusement". Ain-si Dieu accepte de parier avec Méphistophélès. Dans le Prologue au Ciel,  Dieu dit au Démon, par-lant de Faust: "Il t'est permis de l'induire en tenta-tion".

Cela étant, on remarque que, à chaque défi, les tra-ditions mythologiques apportent une réponse dif-fé-rente. Dans la version euripidienne, l'aboutissement est la victoire du Démon, victoire qui est destruction et non création. A contrario, dans la Völuspâ  scan-dinave, l'aboutissement qui est destruction (le Ragnarök)  est aussi espoir d'une aube nouvelle. Comme Faust, Loki éveille le Démon. Mais le Dé-mon perdra en fin de compte son pari, parce que Dieu manipule le Démon et lui fait jouer un rôle créateur malgré lui. Ce rapport est une première éta-pe; la transition du Yin vers le Yang, accomplie par un acte dynamique, permet à Dieu de reprendre son activité créatrice.

La "crise"

Une seconde étape du drame cosmique qui se joue est celle de la "crise". L'homme, protagoniste se-con-daire, comprend qu'il a été ainsi joué par Dieu. La crise ne peut alors se résoudre que par une pas-sivité consciente de l'homme lui-même. Cet "acte de ré-signation" de la créature rétablit alors une nouvelle période de Yin. Le mouvement fait à nouveau place au repos. L'orage au calme. Dans les textes des sa-gas, Odin veut arracher le secret du Destin aux puis-sances divines, mais cet acte s'appuie moins sur le dé-sir d'une économie pesonnelle que sur l'amour des Dieux et de l'Ordre cosmique qu'il faut rétablir.

Enfin, à la troisième étape, c'est l'accomplissement de la seconde étape qui se réalise. Le rétablissement du Yin est arrivé à terme. L'homme (Odin et Thor à la fin du Ragnarök)  retourne à un état d'harmonie et de félicité. Cet état durera évidemment ce que Dieu a décidé qu'il dure. La victime triomphante (Faust, Odin, etc.) servant de pionnier, à la fois créature et créateur d'une nouvelle étape de l'humanité.

A partir de cette analyse comparative des mytho-lo-gies, Toynbee nous précise les grands traits de sa théorie. La création est le résultat d'un "duel". Toute genèse est la résultante d'une "interaction des for-ces". Ce postulat théorique établi, les causes maté-rielles rejettées dans la première partie, la race et le mi-lieu essentiellement, peuvent être à nouveau réin-tro-duites dans notre problématique. Les éléments ma--tériels sont de simples indices. Ils ne permettent pas une prévision exacte de l'histoire; l'inconnue que la méthode déterministe ne prend pas en cause, dans la mesure où elle est qualitative et aléatoire, est précisément la réaction des acteurs aux défis qui leur sont lancés. Cette "inconnue" chez Toynbee rejoint les analyses du philosophe/sociologue allemand Georg Simmel, pour qui les variables de l'histoire étant en quantité infinie, elles obligeaient les histo-riens à retenir dans leur équation de recherche une inconnue, clef de toute explication "objective".

Toynbee, Spengler, Evola

Concluons. L'¦uvre de réflexion de Toynbee sur la genèse des civilisations est inclassable. Si on voulait établir des analogies avec d'autres puissants esprits de notre siècle, deux noms nous viendraient à l'es-prit: celui de l'Allemand Oswald Spengler et celui du Romain Julius Evola. Comme ces derniers, Toynbee réussit ce tour de force d'embrasser l'histoire de l'humanité dans une vision cohérente et spirituelle de son destin. A la différence de Spengler, Toynbee re-fuse a priori toute analogie entre les civilisations et les organismes biologiques. La théorie des cycles, point commun entre Spengler et les auteurs tradi-tio-nalistes comme Evola, est formellement critiquée par Toynbee, qui lui reproche son aspect mécanique et néo-déterministe. Pourtant, "ruse de la raison" dans le langage de Kant, il apparaît que la théorie des cy-cles resurgit dans la réflexion mythologisante et spi-ritualiste de Toynbee, en particulier par son adhésion à une vision platonicienne de cette genèse. La pré-sen-ce englobante de la théorie traditionnelle du Yin et du Yang renforce cette ruse de l'esprit. Toynbee se refusant de la même façon à un chiffrage chro-no-logique des trois périodes de la genèse d'une civi-li-sation rejoint, inconsciemment (?), les théories speng-lerienne et évolienne.

Pour notre part, nous retiendrons dans cette théorie du "défi-et-réponse" une approche dynamique de l'histoire des peuples et des civilisations qui les "informent". Toute civilisation exige pour survivre que cha-que défi qui lui est opposé trouve une réponse intérieure. Même une civilisation en désagrégation (comme celle de l'Empire romain et, plus géné-ra-le-ment, des "états universels") doit pouvoir survivre si elle est en mesure de surmonter les obstacles qui lui barrent le chemin de son destin. L'Europe des an-nées 80 est-elle encore capable de repérer les défis de son environnement et, dans une seconde étape, de les surmonter? Notre réponse est oui. C'est au prix de cet effort constant, de cette tension perma-nente, de ce risque renouvelé, que l'Europe repartira pour un nouveau cycle de son destin.

Ange SAMPIERU.
 

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R. Steuckers: Regards nouveaux sur Nietzsche

MARS 1987

Regards nouveaux sur Nietzsche


par Robert Steuckers
 

Il y a cent ans paraissait l'ouvrage le plus célèbre de Nietzsche, celui qui sera le plus lu et que toute per-sonne moyen--nement cultivée citera ou évoquera spontanément: Ainsi parlait Zarathustra.  On sait d'em-blée que le philo-sophe alle-mand a une réputation qui sent le soufre, que ses vigoureuses tirades an-ti-chrétiennes risquent de faire cha-virer toutes les certitudes, que son rejet, qualifié d'aristocra-tique, de toute espèce de moralisme, fait de sa pensée une gâterie, une ivres-se, une drogue pour un très petit nombre. Tous les fantasmes sont permis quand il est question de Nietzsche; cha-cun sem-ble avoir son petit Nietzsche-à-soi, chacun tire de l'itinéraire du philosophe de Sils-Maria une opinion ché-rie qu'il ex-hibera comme un badge coloré, avec la certitude coquine de choquer quelques bien-pen-sants. Et, en effet, en cent ans, on a dit tout et n'importe quoi à propos de Nietzsche, tout et le con-traire de tout.

Cet amateurisme et ce désordre, cette absence de professionnalisme et ce subjectivisme facile, qu'a su-bis l'¦uvre de Nietz---sche au cours du siècle écoulé, ont été désastreux: rien n'a pu être construit au dé-part de Nietzsche; il reste de son tra--vail pionnier que des critiques fulgurantes et féroces, des dé-constructions et des destructions; il reste l'âcre fu-mée qu'une horde de pillards laisse derrière elle. Cent après la parution du Zarathoustra, il est donc temps de dres-ser un bilan phi--lo-sophique du nietzschéisme, de désigner, dans l'¦uvre qu'il nous laisse, les matériaux d'une re-construction, les ma-té-riaux qui serviront à construire un nouveau temple pour la pensée voire qui inspireront les bâ-tisseurs de cités nouvelles, puisque la faillite des idéologies dominantes, assises sur les "anciennes tables de la loi" postule de repenser et de re-construire le politique sur d'autres fondements.

Ici, il ne sera pas question de dire définitivement ce qu'il convient de penser à la suite de Nietzsche, ni de donner une fois pour toutes la clef de l'énigme nietzschéenne. Modestement, il s'agira de don-ner un fil conducteur pour com-prendre glo-balement la signification du message nietzschéen et de voir clair dans le réseau des interprétations phi-losophiques con-temporaines de ce même message. Dans ce ré-seau, il s'agira de débusquer les interprétations abu-sives, stérilement sub-jectivistes bien qu'intellectuellement séduisantes, et de mettre en évidence celles qui re-cèlent des potentialités pour de-main. Cet indispensable tra-vail de tri doit se faire au départ d'une documentation existante, à partir de ce qu'une poi-gnée de chercheurs patients ont découvert. Vu le regain d'intérêt pour l'¦uvre de Nietz--sche, vu l'accumulation des tra-vaux universitaires consacrés à sa philosophie, l'on devra, pour cette dé-marche, po-ser un choix dans l'abondante littéra-ture qui est à notre disposition. Notre étude sera donc partielle, non ex-haustive; son ambition est d'amorcer une classifi-cation des nietzschéismes dans le but précis de rendre la philo-sophie nietzschéenne constructive. De ne pas l'abandonner à son stade pre-mier, celui de l'hyper-criticisme, dont nous ne nierons pas, pourtant, l'impérieuse nécessité.

un soupçon idéologique

Le premier écueil que rencontre actuellement le nietzschéisme, dans le "grand public" (pour autant que cette expres-sion ait un sens dans le domaine de la philosophie), c'est un soupçon d'ordre politi-co-idéologique. En effet, le nietz-schéisme, pour l'intelligence qui se qualifie de "progressiste", est un système de pensée qui conduit à l'avè-nement du fascisme ou du national-socialisme. Très récem-ment encore (en juin 1981), Rudolf Augstein, l'éditeur de l'hebdomadaire ouest-alle-mand Der Spiegel,  dans un article à sa mode, c'est-à-dire à l'emporte-pièce, déclarait sans ambages que si Nietz-sche était le penseur, alors Hitler était l'homme d'action qui mettait cette pensée en prati-que (Denker Nietzsche- Täter Hit-ler).  Le journaliste en voulait pour preuve les falsifications de certains des ma-nuscrits de Nietzsche par sa s¦ur, Elisa-beth Förster-Nietzsche qui, un jour, au soir de sa vie, avait été serré la pin-ce du Führer! On avouera qu'au regard de la mas-se de manuscrits laissés par Nietzsche et de la quantité de livres pu-bliés avant sa folie et que la s¦ur zélée n'a ja-mais pu modifier, l'ar-gument est un peu mince. Augstein s'inquiétait tout simplement du retour à Nietzsche qu'opère une jeune génération de philosophes allemands et de l'abondon pro-gressif mais sensible du corpus doctrinal de l'Ecole de Francfort de Horkheimer et Adorno, dont la faillite se consta-te par le déso-rientement d'Habermas, celui qui gérait l'hé-ritage des "francfortistes". Pour les Allemands édu-qués dans le sillage de la dénazification, les "francfortistes" re-présentent en effet une caste de gourous in-faillibles, in-tangibles, un aréopage de grands prêtres dont il serait impie de met-tre les paroles (sou-vent sybillines) en doute. Pour-tant les faits sont là: le "francfortisme" a lassé; son refus perma-nent de toute affirmation, de toute pensée qui af-fir-me, joyeusement ou puissamment, tel ou tel fait, de toute philo-sophie qui dit le beau et pose la créativité comme hiérarchiquement supérieure à la critique ou à la négation, n'a mené qu'à l'impasse. On est bien forcé d'admettre que la négativité ne saurait être un but en soi, qu'on ne peut régresser à l'in-fini dans le processus permanent de négation. Pour Ha-bermas, bien situé dans l'aire philosophique du francfortisme, le "réel", tel qu'il est, est mau-vais, dans le sens où il ne contient pas d'emblée tout le "bon" ou tout le "bien" existant dans l'i-dée. De-vant ce réel imparfait, il convient de maximiser le bon, de moraliser à outrance afin de mini-miser les char--ges de mal incrustées dans ce réel marqué d'incomplétude. Ainsi, la réalité imparfaite appelle la révo-lution salva-trice; mais cette révolution risque d'affirmer un autre réel, de déterminer un réel éga-lement imparfait (tantôt moins im-par-fait tantôt plus imparfait). Donc Habermas rejette les grandes ré-volutions globales, initiatrices d'ères nouvelles affir-matives, pour leur préférer les micro-révo-lutions parcellaires et sectorielles qui inaugurent ipso facto un âge de cor-rections permamentes, d'in-jections à petites doses de "bien" dans le tissu socio-politique inévitablement marqué du sceau du "mal". Mais le monde de la philosophie ne pouvait indéfiniment se contenter de ce bricolage constant, de cette mor-ne réduction à un réformisme sans envergure, à cette socio-technologie (social enge-neering)  sans épaisseur.

Devant le soupçon de nazisme qui pèse en permanence sur le nietzschéisme, devant l'impossibilité de maintenir la phi-lo-sophie au niveau d'une négation permanente et de maintenir la mouvance kaléi-doscopique du réel sous la férule de ces mi-cro-révolutions qui, finalement, ne résolvent rien, il faut renvoyer dos à dos les thèses qui posent comme incon-tour-nable le "pré-nazisme" du nietzschéisme, re-jetter le mirage de la négativité permanente et s'interroger sur l'avè-nement d'un ordre global, d'un con-sensus généralisé, qui puisse englober et sublimer les multiples et diverses affirma-tions qui fu--sent en permanence depuis le tissu épais du social et du politique, tissu déposé par les vicissitudes histo-ri-ques.

Nietzsche et la pensée de gauche en Allemagne, au début du siècle

Le nietzschéisme a certes connu des interprétations nazies; des philosophes plus ou moins impliqués dans l'aventure na-zie ont fait référence à Nietzsche. Inutile de nier ou de minimiser ces faits, surtout pour prendre expressément le con-tre-pied de la démonstration d'Augstein. Mais, en dépit d'Aug-stein et de ses bricolages idéo-logiques favoris, en dépit de la bigoterie francfortiste qui afflige l'Allemagne de ces deux ou trois dernières décennies, en dépit de l'hiérocratie fondée en RFA par le Saint-Pierre du francfortisme, Horkheimer, Nietzsche, nous le savons désormais grâce à de nouvelles re-cherches historiques, n'a pas seulement préparé les munitions idéologiques de l'hitlérisme, il a aussi influencé consi-dérablement le socialisme de son époque. Une étude du Pro-fesseur britan-nique R. Hinton Thomas, de l'Université de War-wick, nous illustre avec brio ce té-lescopage, cette cross-fertili-zation  en-tre nietzschéisme et socialisme, entre le nietz-schéisme et une pen-sée contestatrice classée à "gauche". Son livre

Nietzsche in German politics and society, 1890-1918,
by R. Hinton Thomas,
Manchester University Press, Manchester, 1983, 146 p., £ 22.50.

nous informe de l'impact de Nietzsche dans la pensée qui animait les cercles sociaux-démocrates de l'Al-lemagne im-pé-riale à la Belle Epoque, de même que dans les milieux anarchistes et féministes et dans le mouvement de jeunesse qui a produit, en fin de compte, davantage d'ennemis résolus du Troi-sième Reich que de cadres de la NSDAP. Contrai-rement aux affirmations désormais "classi-ques" des progressistes, R. Hinton Thomas démontre que l'influence de Nietz-sche ne s'est pas du tout limitée aux cercles de droite, aux cénacles conservateurs ou militaristes mais que toute une idéo--logie libertaire, dans le sillage de la social-démocratie allemande, s'est mise à l'école de sa pensée. Le professeur bri-tan-nique nous rappelle les grandes étapes de l'histoire du socialisme allemand: en 1875, sous l'impulsion d'August Be-bel, les socialistes adoptent le programme dit de Gotha, qui prétendait réaliser ses objectifs dans le cadre strict de la lé-galité. En 1878, le pouvoir impose les lois an-ti-socialistes qui freinent les activités du mouvement. En 1890, avec le pro-gramme d'Erfurt, les so--cialistes choisissent un ton plus dur, conforme à l'idéologie marxiste. Par la suite, la socia-le-dé-mo-cratie oscillera entre le légalisme strict, devenu "révisionnisme" ou "réformisme" parce qu'il ac-cep-tait la société capitaliste/libérale, ne souhaitait que la modifier sans bouleversement majeur, et le révolutionnisme, partisan d'un cham-bardement généralisé par le biais de la violence révolutionnaire. Cet-te seconde tendance demeurera minoritaire. Mais c'est elle, rappelle R. Hinton Thomas, qui pui-se-ra dans le message nietzschéen. Une fraction du parti, sous la di-rection de Bruno Wille, critiquera avec véhémence l'impuissance du réformisme social-démocrate et se donnera le nom de Die Jungen  (Les Jeunes). Ce groupe évoquera la démocratie de base, parlera de consultation générale au sein du parti et, vu l'échec de sa démarche, finira par rejeter la forme d'organisation rigide que connaissait la social-démocratie. Wille et ses amis brocarderont le conformisme stérile des fonctionnaires du parti, petits et grands, et désigneront à la mo-querie du public la "cage" que constitue la SPD. Le corset étouf-fant du parti dompte les volontés, disent-ils, et empêche toute manifestation créatrice de celles-ci. L'accent est mis sur le volontarisme,  sur les aspects volontaristes  que devrait re-vêtir le socialisme. Ipso facto, cette insistance sur la volonté entre en contradiction avec le déterminisme maté-rialiste du marxisme, considéré désormais comme un système "esclavagiste" (Knechtschaft).

Kurt Eisner, écrivain et futur Président de la République rouge de Bavière (1919), consacrera son pre-mier livre à la phi-lo-sophie de Nietzsche (1). Il critiquera la "mégalomanie et l'égocentrisme" de l'au-teur d'Ainsi parlait Zarathoustra  mais re-tiendra son idéal aristocratique. L'aristocratisme qu'en-seigne Nietzsche, dit Eisner, doit être mis au service du peuple et ne pas être simplement un but en soi. Cet aristocratisme des chefs ouvriers, combiné à une conscience socialiste, per-mettra "d'a-risto-cra-ti-ser" les masses. Gustav Landauer (1870-1919), créateur d'un anarchisme nietzschéen avant de de-ve-nir, lui aus-si, l'un des animateurs principaux de la République Rouge de Bavière en 1919, in-sistera sur le volonta-risme de Nietzsche comme source d'inspiration fructueuse pour les militants politiques. Son individualisme anarchiste ini-tial deviendra, au cours de son itinéraire politique, un per--sonnalisme communautaire populiste, curieusement proche, du moins dans le vocabulaire, des théo-ries völkisch -nationalistes de ses ennemis politiques. Pour ce mélange de socia-lisme très vague-ment mar-xisant, d'idéologie völkisch -communautaire et de thèmes anarchisants et personnalistes (où le peuple est vu comme une per-sonne), Landauer mourera, les armes à la main, dans les rues de Munich qu'enlevaient, une à une, les soldats des Corps Francs, classés à "l'extrême-droite".

Contrairement à une croyance tenace, aujourd'hui largement répandue, les droites et le conservatisme se méfiaient for-tement du nietzschéisme à la fin du siècle dernier et au début de ce XXème. R. Hin-ton Thomas s'est montré attentif à ce phénomène. Il a repéré le motif essentiel de cette méfiance: Nietz-sche ne s'affirme pas allemand (ce qui irrite les pan-germanistes), méprise l'action politique, ne s'enthousiasme pas pour le nationalisme et ses mythes et se montre parti-culièrement acerbe à l'égard de Wagner, prophète et idole des nationalistes.

Si, aujourd'hui, l'on classe abruptement Nietzsche parmi les penseurs de l'idéologie de droite ou des fascismes, cela ne cor-respond qu'à un classement hâtif et partiel, négligeant une appréciable quantité de sources.

six stratégies interprétatives de l'¦uvre de Nietzsche

Outre l'aspect politique de Nietzsche, outre les éléments de sa pensée qui peuvent, en bon nombre de circonstances, être po-litisés, le philosophe Reinhard Löw distingue six stratégies interprétatives de l'¦uvre nietzschéenne dans son livre

Reinhard Löw,
Nietzsche, Sophist und Erzieher. Philosophische Untersuchungen zum systematischen Ort von Friedrich Nietzsches Denken,
Acta Humaniora der Verlag Chemie GmbH, Weinheim, 1984, XII+222 S., DM 54.

Pour Löw, la philosophie de Nietzsche présente une masse, assez impressionnante, de contra-dictions (Wiedersprüche).  La première stratégie interprétative, écrit Löw, est de dire que les contra-dictions, présentes dans l'¦uvre de Nietzsche, ré-vèlent une pensée inconséquente, sans sérieux, sans concentration, produit d'une folie qui se développe sournoi-sement, dès 1881. La seconde série d'in-terprétations se base sur une philologie exacte du discours nietzschéen. Dire, com-me Ernst Ber-tram, l'un de ses premiers exégètes, que Nietzsche est fondamentalement ambigu, contradictoire, pro-cè-de d'une insuffisante analyse du contenu précis des termes, vocables et expressions utilisées par Nietzsche pour expri-mer sa pensée (Cf. Walter Kaufmann). La troisième batterie d'interpréta-tions affirme que les contradictions de Nietzsche sont dues à leur succession chronologique: trois, qua-tre ou cinq phases se seraient succédé, hermétiques les unes par rap-port aux autres. Pour certains interprètes, les phases premières sont capitales et les phases ultimes sont négli-geables; pour d'autres, c'est l'inverse. Ainsi, Heidegger et Baeumler, dans les années 30 et 40, estimeront que c'est dans la phase dernière, dite de la "volonté de puissance", que se situe in toto le "vrai" Nietzsche. Löw estime que cette ma-nière de procéder est insatisfaisante: trop d'interprètes situent plusieurs phases dans un laps de temps trop court, passent ou-tre le fait que Nietzsche n'a jamais cherché à réfuter la moindre de ses affirmations, le moindre de ses aphorismes, mê-me si, en apparence, sa pensée avait changé. Cet-te méthode est de nature "historique-biographique", pense Löw, et de-meure impropre à cerner la te-neur philosophique globale de l'¦uvre de Nietzsche.

La quatrième stratégie interprétative, elle, prend les contradictions au sérieux. Mais elle les classe en ca-tégories bien sé-parées: on analyse alors séparément les divers thèmes nietzschéens comme la vo-lonté de puissance, l'éternel retour, la Vie, le sur-homme, le perspectivisme, la transvaluation des va-leurs (Umwertung aller Werte),  etc. Le "systè-me" nietz-schéen ressemblerait ainsi à un tas de cail-loux empilés le long d'une route. Les liens entre les thèmes sont dès lors per-çus comme fortuits. Nietzsche, dans cette optique, n'aurait pas été capable de construire un "système" comme Hegel. Nietz-sche ne fe-rait que suggérer par répétition; son ¦uvre serait truffée de "manques", d'insuffi-sances philoso-phiques. Pour Landmann et Müller-Lauter, cette absence de système reflète la moder-nité: les frag-ments nietzschéens indiquent que le monde moderne est lui-même fragmenté. Les déchirures de Nietzsche sont ainsi nos propres déchirures. Löw re-jet-te également cette quatrième straté-gie car elle lais-se sup-poser que Nietzsche était incapable de se rendre compte des con-tradictions ap-pa--rentes qu'il énonçait; que Nietzsche, même s'il les avait reconnues, n'a pas été capable de les ré-sou-dre. Enfin, elle ne retient pas l'hypothèse que Nietzsche voulait réellement que son travail soit tel.

La cinquième stratégie consiste, dit Löw, à prendre le taureau par les cornes. Les contradictions indi-queraient la "mé-thode de la pensée de Nietzsche". Quand Nietzsche énonçait successivement ses di-verses "contradictions", il posait con-s-ciemment un "modèle d'antinomie" qui fait que certains énon-cés de Nietz-sche combattent et contredisent d'autres énon-cés de Nietzsche. En conséquence, on peut les examiner de multiples manières, à la mode du psychologue ou de l'histo-rien, du philologue ou du philosophe. Pour Jaspers, ces contradictions mettent tous les systèmes, toutes les métaphy-siques et toutes les mo-rales en pièces: elles ouvrent donc la voie à la "philosophie de l'existence", en touchant indi-recte-ment à tout ce qui se trouverait au-delà des formes, des lois et du disible. Pour Gilles De-leuze, l'un des principaux por-te-paroles de l'école nietzschéenne française contemporaine, Nietzsche est l'anti-dialecticien par excellence. Ses con-tra-dictions ne sont pas l'expression d'un processus ra-tion-nel mais expriment un jeu a-rationnel, anarchique qui réduit en pous-sières toutes les métaphysi-ques et tous les systèmes. Les textes de Nietzsche ne signifieraient rien, si ce n'est qu'il n'y a rien à signi-fier. Cette "psychanalyse sauvage" omet, signale Blondel, que Nietzsche voulait constamment quel-que cho-se:  c'est-à-dire créer   une nouvelle culture, un homme nouveau. Dans la sphère de l'ac-tuel re-nouveau nietzschéen en Allemagne Fédérale, Friedrich Kaulbach rejoint quelque peu l'école fran-çaise (deleuzienne) contemporaine en disant que Nietzsche est un philosophe "expérimental" qui joue avec les perspectives que l'on peut avoir sur le monde. Ces perspectives sont nombreuses, elles dé-pendent des idiosyncrasies des philosophes. Dès lors, au départ de l'¦uvre de Nietz-sche, on peut abou-tir à des résultats divers, très différents les uns des autres; résultats qui n'apparaîtront con-tra-dictoires qu'au regard d'une logique formelle; en réalité, ces contradictions ne relèvent que de dif-férences de degrés. Le Phi-losophe A aboutit à autre chose que le Philosophe B parce que sa pers-pective varie de x degrés par rapport à l'angle de perception de B. Vu ces différences de pers-pectives, vu ces divers et différents regards portés à partir de lieux divers et dif-férents, l'homme créant (créateur) garde une pleine souveraineté. Il peut adopter aujourd'hui telle perspective et de-main une autre. Son objectif est de construire un monde qui a une signification plus signifiante pour lui. Kaulbach, dans son livre (2),

Friedrich Kaulbach,
Sprachen der ewigen Wiederkunft. Die Denksituation des Philosophen Nietzsche und ihre Sprachstile,
Königshausen + Neumann, Würzburg, 1985, 76 S., 18 DM.

distingue, chez Nietzsche, un langage de la puissance plastique, un langage de la critique dé-masquan-te, un langage expé-ri-mental, une autarcie de la raison perspectiviste, qui, toutes les quatre, doi-vent, en se combinant de toutes les façons pos-sibles, contribuer à forger un instrument pour dé-passer le nihilisme (le fixisme des traditions philosophiques sub-stantialistes) et affirmer le devenir, l'éternel retour du même. Le rôle du maître, dans cette interprétation de Kaulbach, c'est de pouvoir se servir de ce langage nouveau, combinatoire, que l'on peut nommer le langage dyonisiaque.

Mais Löw ne se contente pas de l'interprétation de Kaulbach, même si elle est très séduisante. Et il ne se satisfait pas non plus de la sixième stratégie interprétative: celle qui table sur quelques asser-tions de Nietzsche, où le philosophe af-firme que sa philosophie est une ¦uvre d'art.  Pour Nietz-sche, en ef--fet, la beauté était le signe le plus tangible de la puis-sance parce qu'elle indiquait pré-ci-sément un domptage des contradictions, un apaisement des tensions. Quand un systè-me philosophi-que s'effondre, qu'en reste-t-il? Ses dimensions artistiques, répondait Nietzsche. Le penseur le plus fé---cond, dans cette perspective du Nietzsche-artiste, doit agir en créateur, comme le sculpteur qui pro-jette sa vision, sa perspective en ouvrageant une matière, en lui donnant forme.

Nietzsche: sophiste et éducateur

Pour Löw, Nietzsche est sophiste ET  éducateur. Sa volonté de devenir un éducateur, comme les so-phistes, est l'élé-ment déterminant de toute sa démarche philosophique. Ses contradictions, problème sur lequel six écoles d'in-ter-pré-ta-tions se sont penchées (comme nous venons de le voir), constituent, aux yeux de Löw, des obstacles à franchir, à sur-monter (überwinden)  pour affiner l'instrument édu-cateur que veut être sa philosophie. Une phrase du Nachlaß  apparaît par-ticulièrement importante et fé-conde à Löw: "Der große Erzieher wie die Natur: er muß Hindernisse thürmen, damit sie über-wunden werden"  (Le grand éducateur [doit être] comme la nature: il doit empiler des obstacles, afin que ceux-ci soient surmontés).  Le plus grand obstacle est Nietzsche lui-même, avec son style héra-cli-téien, décrété "obscur" par les pre-miers critiques de l'¦uvre. Pour Nietzsche, le choix d'un style hé---ra-clitéien est au contraire ce qu'il y a de plus transparent dans son travail philosophique: il indique un refus de voir ses aphorismes lus par la populace (Pöbel)  et par les "partis de toutes sortes". Nietz--sche souhaitait n'être ni utile ni agréable... Cette attitude témoigne d'un rejet de tous les "caté-chistes", de tous ceux qui veulent penser sans obstacles, de ceux qui veulent cheminer sans aléas, sans im-pondérables sur une allée soigneusement tracée d'avance. Le monde idéal, supra-sensible, de Pla-ton devient, pour Nietz-sche, la caricature  de cet univers hypothétique sans obstacles, sans lutte, sans relief. Mais Nietzsche sait que sa critique du platonisme repose sur une caricature, que son ima-ge du plato-nisme n'est sans doute pas tout Platon mais qu'elle vise et cherche à pulvériser les catéchismes platonisants, qui règnent en despotes aux périodes creuses où il n'y a rien de cet-te immatu-rité potentiellement créatrice (le monde homérique, la vieille république romaine, l'épopée napoléo-nien-ne, la li-bération de la Grèce à laquelle participa Lord Byron, etc.) ni de cette force pondérée et virile (l'admiration de Nietzsche pour Adalbert Stifter). L'éducateur Nietzsche crée une paideia  pour tous ceux qui viendront et ne voudront jamais imi-ter, répéter comme des perroquets, potasser de fa-çon insipide ce que leurs prédécesseurs ont pensé, écrit, dit ou inventé. L'ob-jectif de Nietzsche est donc précis: il faut forger cette paideia  de l'avenir qui nous évitera le nihilisme. Nietzsche, aux yeux de Löw, n'est donc pas le fondateur d'une stratégie philosophique omni-destructrice comme il l'est pour De-leuze ni le maître du nouveau langage dyonisiaque qui permet d'adopter successivement diver-ses perspectives comme pour Kaulbach. Nietzsche est "sophiste" pour Löw, parce qu'il se sert très souvent de la méthode des sophistes, mais il est simultanément un "éducateur", éloigné des pré-oc-cupations stric-te-ment utilitaires des "sophistes", car il veut que les gé-nies puissent s'exprimer sans être encombrés des étouffoirs de ceux, trop nombreux, qui "pensent" sur le mode de l'i-mi-tation. Le gé--nie est créateur: il fait irruption de manière inattendue en dépit des "discours stupides sur le génie". Nietz-sche se donne une responsabilité tout au long de son ¦uvre: il ne se complait pas dans ses con-tradictions mais les per-çoit comme des épreuves, comme des défis aux "répétitifs". Et si aucune phi-losophie ne doit se muer en "isme", ne doit servir de prétexte à des adeptes du "psittacisme" sa-vant, cel-le de Nietzsche, aux yeux mêmes de Nietzsche, ne sau-rait être stupidement imitée. Nietzsche se po-se contre Nietzsche, avertit ses lecteurs contre lui-même (Cf. Ainsi parlait Za-rathoustra). Löw ex-trait ainsi Nietzsche de la sphère d'hyper-criticisme, poussé parfois jusqu'à l'affirmation joyeuse d'un anarchisme omni-dissolvant, où certaines écoles (dont la deleuzienne) voulaient l'enfermer.

Le recours à la "physiologie"

Löw interprète donc Nietzsche comme un philosophe dans la plus pure tradition philosophique, en dé--pit d'un lan-gage aphoristique tout à fait en dehors des conventions. Helmut Pfotenhauer, dans un ou--vra-ge con--cis

Helmut Pfotenhauer
Die Kunst als Physiologie. Nietzsches ästhetische Theorie und literarische Produktion,
J.B. Metzlersche Verlagsbuchhandlung, Stuttgart, 1985, 312 S., DM 88.

aborde, lui, l'héritage légué par Nietzsche sous l'angle de la physiologie.  Ce terme, qui a une con-nota-tion na-turaliste évi-dente, se trouve dans l'expression nietzschéenne "Kunst als Physiologie",  l'art com--me physiologie. Il faut dès lors s'in-ter-roger sur le vocable "physiologie", qui revient si sou-vent dans les propos de Nietzsche. Honoré de Balzac, le grand écrivain français du XIXème, à qui l'on doit aussi une Physiologie du mariage,  disait à propos de ce néologisme d'a-lors: "La phy-siologie était autrefois la science exclusivement occupée à nous raconter le mécanisme du coccyx, les progrès du foetus ou ceux du ver solitaire [...] Aujourd'hui, la physiologie est l'art de parler et d'écrire in-cor-rectement de n'im-porte quoi [...]". Au XIXème siècle donc, le terme "physiologie" ap-paraît pour désigner une certaine littérature po-pulaire, qui n'est pas sans qualités, ou le style "cau-sant" des feuilletons des grands quotidiens. La "physiologie" sert à décrire, avec goût et esprit, les phénomènes de la vie quotidienne, à les classer, à les typer: on trouve ainsi une phy-siologie du fla-neur, de la grisette, de l'honnête femme ou du touriste anglais qui arpente les boulevards pari-siens. La phy-siologie, dans ce sens, doit beaucoup aux sciences naturelles et aux classifications d'un Bouf-fon ou d'un Linné. Bal-zac, pour sa Comédie humaine,  trace un parallèle entre le monde animal et la société des hommes. On parle même de "zoo-logie politique"... Baudelaire, E.T.A. Hoffmann, Poe, Flaubert (qui, selon Sainte-Beuve, maniait la plume comme d'autres manient le scalpel) adop-tent, à des degrés divers, ce style descriptif, qui enregistre les perceptions sensuelles et leur confère une bel-le dimension esthétique. La physiologie offre de nouveaux modèles à la réflexion philosophi-que, per-met de nouvelles spéculations: tous les domaines de la vie sont "historicisés" et relativisés, ce qui jette d'office l'ob-servateur philosophique dans un tourbillon de nouveautés, d'innovations, vé-ri-table dynamique affolante où la vitesse rend ivre et où les points de repères fixes s'évanouissent un à un. Nietzsche ne jetait qu'un regard distrait et distant sur ces entreprises littéraires et scientifi-ques, ainsi que sur toutes ces tentatives de scruter les phénomènes spirituels à la lu-mière des révéla-tions scien-tifiques et de les organiser théoriquement. Il se bornait à constater que le style des "phy-sio-lo-gistes" en-vahissait l'université et que le vocabulaire de son époque se truffait de termes issus des sciences naturelles. De-vant cette distraction, cet intérêt apparamment minime, une question se po-se: pourquoi Nietzsche a-t-il eu recours au vo-cable "physiologie", qui n'avait rien de précis et avait été souvent utilisé à mauvais escient?

l'innocence du devenir

Pour Pfotenhauer, Nietzsche n'avait nullement l'intention de valoriser le discours pseudo-scientifi-que ou pseudo-esthé-tique des "physiologistes" communs, vulgaires. Il ne cherchait nullement à ava-liser leurs contradictions, à accepter leurs incohérences, à partager leurs sensations de plaisir ou de dé--plai-sir. Son intention était, écrit Pfotenhauer, de défier di-rectement l'esthétique établie. L'expres-sion "phy-siologie de l'art" constitue une contre-façon de "philosophie de l'art", dans la mesure où l'art, selon les critères traditionnels, s'évalue philosophiquement et non physiologiquement. Cette pa----rodie se veut un rejet de toutes les conceptions philosophico-esthétiques des décennies précéden-tes. Pour Nietzsche, la pro-ductivité artistique devient production et expression de notre physis.  Par l'art, la na---ture devient plus intensément acti-ve en nous. Mais Nietzsche, en utilisant consciemment le terme "physiologie" sait qu'il commet une emphase, une exa-gération didactique; il sait qu'il fête avec ivresse la splendide exubérance des forces vitales, tout en boudant le préten-tion scientifique à vouloir neutraliser les processus vitaux par une stratégie de valorisation des moyennes. En d'autres ter-mes, ce-la signifie que Nietzsche rejette et réfute la prétention des sciences à réduire leurs investigations aux mo-yen-nes, à l'exclusion du Kunstvoll-Singuläres,   du singulier-révélant-une-profusion-d'art. Aux yeux de Nietzsche, le darwi-nisme privilégie la moyenne au détriment des exceptions, attitude, stra-té-gie, qu'il ne saurait accepter. Dans cette opti-que non darwiniste, Nietzsche pose la physiologie com-me un moyen de personnaliser les grandes questions vitales par le truchement d'un style de pensée et d'écriture unique.

"Dieu est mort", retient-on de Nietzsche, et, avec Dieu, tous les grands systèmes ontologiques, mé-ta-physiques, toutes les philosophies de l'esprit et de l'histoire. Il ne resterait alors que l'innocence du de---venir, qu'il ne faudra pas figer dans une quelconque "unité supérieure de l'Etre". Mais cette re-connaissance de l'innocence du devenir comporte des risques: dans le fleuve du vivant, dans le flot de mutations qu'il implique, les personnalités, le singulier, l'originalité, les génies créa-teurs courent le danger de se noyer, de n'être plus que des moments fragmentaires, contingents et négli-gea-bles. Com-ment peut-on alors, sans garanties de préservation de sens, en étant livré aux rythmes na-turels du devenir et de l'é-cou-lement perpétuel, s'accepter joyeusement, dire "oui" à la Vie? Ne devrait-on pas admettre le bien-fondé de la ré-ponse de Silène au Roi Midas: cette vie terrestre, éphé-mère, vaut-elle la peine d'être vécue? N'aurait-il pas mieux valu ne ja-mais naître? L'idéal ne serait-il pas de mourir au plus vite? Nous repérons, dans ces questions que Nietzsche a dû se po-ser, l'in-fluen--ce de Schopenhauer. La haine à l'endroit de la vie, qui découle de ce pessimisme fondamental, sera ju-gée très insatisfaisante par Nietzsche. Il en refusera rapidement les conséquences et verra que la nécessité première, à son épo-que de désorientement spirituel, c'est de réévaluer la vie. Tel est, selon Pfotenhauer, le sens de l'Umwerthung.  Les écrits de Nietzsche, publiés ou rédigés dans les années 1880, sont le reflet de ce désir. La Volonté de Puissance (Wille zur Macht)  accomplit cette transvaluation.  Elle est à la fois objet de connaissance et attitude du sujet connais-sant. Les pro-ces-sus vi-taux doivent être perçus sous l'aspect d'une créativité constante. Avec la différentiation, avec l'abon--dance, avec la transgression de toutes les limites, de tous les conditionnements mutilants, on se moule dans les ca-racté-ristiques divines de la Vie et l'on participe immédiatement à leur apothéose. Ce-lui qui nomme, désigne et recon-naît, sans ressentiment d'ordre métaphysique, la créativité du de-ve-nir, se mue lui-mê-me en une incarnation  de ce deve-nir, de cet-te profusion de vitalité. Le devenir doit s'exprimer immédiatement dans toute sa mobilité, sa fluctuance: l'im-mo-bili-ser, le figer dans une ontologie constitue une mutilation qui coupe simultanément les ailes de toute créativité. Le deve-nir n'est pas un flot indifférent et improductif: il charrie des étincelles de créativité. Le philosophe de l'é-ternel re-tour, lui, donne la parole à la vie divine-créatrice par l'intermédiaire d'images et de courtes mais fulgurantes ébauches phi-lo-so-phiques. Le philosophe est alors "artiste de grand style": il repré-sente la force organisante qui fait face au chaos et au dé-clin. La physiologie, dans le sens philo-sophique que Nietzsche lui accorde, permet donc de conférer un langage aux pro-cessus vitaux, de don-ner expression aux forces qui agissent en eux. La physiologie permet à Nietzsche d'affron-ter no--tre nature humaine. Elle établit l'équilibre entre la physis  et le logos.  Elle autorise la découverte d'un langage ex-pri-mant les aléas inhérents aux processus vitaux et maintient, en s'interdisant toute "ethno-logisation du mythe", une "distan--ce intellectuelle" par rapport au fourmillement de faits con-tradictoires qui émanent précisément du devenir. Le my--the, chez Nietzsche, en effet, n'a aucune con-notation d'ordre ethnologique: il est, écrit Pfotenhauer, "science du con-cret" et expression de la tra-gédie qui se joue dans l'homme, être qui, parfois, affronte la tension entre sa fragilité (Hin-fälligkeit)  phy-sique et son éventuelle souveraineté héroïque. Ce recours au mythe n'a rien d'irrationnel comme ai-me à l'af----firmer la vulgate philosophante dérivée d'une schématisation de la pensée des Lumières.

affirmer le devenir et créer des valeurs nouvelles

La double stratégie nietzschéenne, celle du recours au mythe, comme science du concret, et celle du re-cours à la phy-sio-logie, comme programme d'investigation du devenir, se situe à l'intersection entre la critique des valeurs, la lutte contre les principes "faux" (c'est-à-dire les principes qui nient la vie et en-gendrent la décadence) et le contre-mouvement que constitue l'art placé sous le signe de la volonté de puissance. Pour critiquer les valeurs usées et pour, en même temps, af-fir-mer une transvaluation créa-trice de valeurs nouvelles, la démarche du physiologiste sera une recherche constante d'indices con-crets, une recherche incessante de l'élémentaire qui sous-tend n'importe quelle démarche philo-sophique. La bio-logie, l'ethnologie, la mythologie, les explorations des mondes religieux, l'histoire, bref, les domaines les plus di-vers peuvent concourir à saisir le flot du devenir sans devoir le figer dans des concepts-corsets, trop étroits pour con-tenir de façon satisfaisante l'ampleur des faits de mon-de. L'abondance des lectures de Nietzsche sert précisément à affiner le regard du philosophe, à le rendre plus attentif au monde, moins stérile, sec et sybillin dans ses discours. Beaucoup re-pro-che-ront à Nietzsche de n'être resté que dilettante en bon nombre de domaines, de ne pas avoir déployé une systématique satisfaisante. Mais Nietzsche amorce une logique nouvelle, plus plastique, plus en pri-se avec la diversité du de-venir. La philosophie nietzschéenne jette les bases d'une saisie moins timide, plus audacieuse des faits de monde. Le phi-lo-sophe peut désormais appréhender des faits de monde contradictoires sans buter stérilement devant ces contra-dictions.

Cette audace de la méthode nietzschéenne a effrayé quelques lecteurs. Parmi eux: l'écrivain Thomas Mann. L'inclusion d'é-lé-ments venus de toutes sortes de disciplines nouvelles dans le discours philo-sophique, notamment issus de la my-tho-logie et de l'ethnologie, a fait croire à une volonté de retour-ner à des origines pré-historiques, non marquées par l'esprit et l'intellect. Pour Thomas Mann, les interprétations de Ludwig Klages, auteur de Der Geist als Widersacher der Seele  (= L'esprit comme en-nemi de l'âme), et d'Alfred Baeumler, le spécialiste de Bachofen qui donna corps à la théorie du matriarcat, constituent des reculs inquiétants, des marches arrières vers l'univers trouble des instincts non dominés. L'at-ti-tude de Thomas Mann témoigne de la grande peur des nostalgiques du XVIIIème rationaliste ou des spéculations a-historiques de la scolastique médiévale. La diversité, postulée par l'é-lé-mentaire, ne permet plus les démonstrations pu-res, limpides, proprettes des discours nés sous les Lumières. Elle ne permet plus les raisonnements en circuit fermé, ni les simplifications idéolo-gico-morales, les blue-prints que Burke reprochait à la Révolution française. Les beaux édifices que constituent les systèmes philosophiques, dont l'hégélien, ne résistent pas à l'assaut constant, répété, des faits histo-riques, psychologiques, etc.

Pfotenhauer explore systématiquement le contenu de la bibliothèque de Nietzsche et y repère, dans les livres lus et an-no-tés, les arguments "vitalistes" tirés de livres de vulgarisation scientifique comme ceux de Guyau, Lange, von Nägeli, Rütimeyer, von Baer, Roux, Rolph, Espinas, Galton (l'eu-géniste anglais), Otto Liebmann. Les thèmes qui mobilisent l'at-tention de Nietzsche sont essentiel-lement ceux de l'adaptation aux influences extérieures, l'augmentation des po-ten-tia-lités au sein même des espèces vivantes, l'abondance des forces vitales, la "pléonexie" de la nature, l'eugénisme cor-rec-teur, l'Urzeugung  (la génération spontanée). La philosophie de Nietzsche s'élabore ainsi au dé-part de lectures très di-ver-ses, des spéculations scientifiques ou para-scientifiques de son temps aux prises de positions littéraires et aux modes cul--tu--relles et artistiques. Chez les Frères de Goncourt et chez Flaubert, il découvre un engouement décadent pour les pe-tits faits, couplé à un manque de "for-ce" navrant. Il critique l'équilibre jugulant d'un certain classicisme répétitif et imi-tateur et loue la pro-fusion du baroque. Cette exploration tous azimuths a pour objectif de connaître tous les coins et re-coins du monde du devenir. Cette sarabande colossale de faits interdit désormais au philosophe tout quié-tisme. Une telle at--ti-tude quiétiste engendre le déclin par faiblesse à saisir la multiplicité du réel. La créativité constante qui germe et ful-gure à partir de ce flot qu'est le devenir doit acquérir plus de va-leur aux yeux du philosophe que la volonté de con-ser-va-tion. Ipso facto, le goût pour l'incertitude (face aux productions incessantes du devenir) rem-place la recherche de certi-tu-de (qui implique tou-jours une sorte de fixisme): tel est bien le fondement de l'Umwerthung,  attitude et processus fon--da--teur d'une "nouvelle hiérarchisation des valeurs". L'homme qui intériorise cette disposition mentale annonce et pré--pa-re le fameux "surhomme", à propos duquel on a dit tant de stupidités, quitte à le fai-re passer pour une sorte de "mu-tant" de mauvais roman de science-fiction. En acceptant les innombrables différences que recèle et produit le de-ve-nir, en mé-pri--sant les limitations stérilisantes et les fi-xismes, l'homme créatif met de son côté les impulsions de la vie, écrit Pfo-ten--hauer. Il ne réagit plus a-vec angoisse devant les rythmes du devenir et des dissolutions multiples.

Le nihilisme européen, c'est précisément le fruit de cette attitude frileuse devant les fulgurances du de-ve-nir. C'est cette vo-lonté de trouver des certitudes consolatrices dans des concepts qui encarcan-nent le réel. L'objectif de Nietzsche n'est donc pas d'inaugurer une ère où l'on pensera sur le mode de l'anarchie, sans souci de rien. Nietzsche veut au contraire, en s'appuyant sur une symptomato-logie du déclin (c'est là que son exploration tous azimuths des domaines scienti-fi-ques, littéraires et ar-ti-stiques se révèle particulièrement nécessaire), développer une critique du monde qui lui est con-tem--porain. Mais cette critique, qui re--fuse le monde tel qu'il est parce qu'il est marqué par la déca-dence, se veut forma-tri-ce et affirmatrice: elle est volonté de forger, de créer de nouvelles formes. A la critique classique, qui oppose à la mul--ti-pli-cité du devenir des concepts fixes, des préceptes moraux rigides sans épaisseur factuelle, se sub-stitue, chez Nietzsche, une critique innovatrice qui dit "oui" aux formes que fait surgir le devenir. Cette critique n'est pas fixiste: el-le est, elle aus-si, un mouvement qui épouse, plastiquement, les fluctua-tions du devenir. La nouvelle critique qu'inau-gure Nietz-sche n'est pas un retour irrationnel à une uni-té première, à un stade primitif a-historique et in-formel, mais une stratégie de la pensée qui se laisse porter par le flot du devenir et affirme son amour, son acceptance joyeuse, pour les jo-yaux puis-sam-ment esthé--tiques ou esthétiquement puissants que produit ce flot. Ainsi au mouve-ment descendant du déclin (et il "des-cend" par--ce qu'il se ferme à la profusion de faits que génère le de--ve-nir, per-dant ain-si sans ces-se de l'épaisseur), Nietz-sche op-po--se un mouvement ascendant qui vise à privilégier les plus belles fulgurances du devenir qui, elles, don-nent sans cesse épais--seur au mon-de et à la pensée.

un retour à Nietzsche est indispensable

Ce tour d'horizon nietzschéen nous a permis de réfuter la thèse facile du "pré-nazisme" de Nietzsche: si Nietzsche peut par-fois être considéré comme un annonciateur du nazisme parce qu'il a eu des exégètes nazis, il doit aussi être perçu com-me le philosophe qui a "épicé" copieusement le corpus doctrinal des adversaires du nazisme. Nietzsche est donc par-tout à la fois: il est simultanément dans deux camps politiques, à une époque cruciale de l'histoire allemande. Ignorer qu'il a inspiré Eisner et Landauer serait aussi idiot que d'ignorer ses exégètes de l'époque nazie, Baeumler et Heidegger. Si les hommes de gauche ont mis l'accent sur son volontarisme pour critiquer le déterminisme de leur cher marxisme ou pour brocarder l'absence de punch du réformisme social-démocrate, les hommes de droite (ou dits de droite) insiste-ront davantage sur son recours (physiologiste?) à l'élémentaire ou sur son perspectivisme, qui, dans un certain sens, per-met de justifier le nationalisme. Une chose est cer-taine, cette omniprésence de Nietzsche dans le champ des argu-mentaires politiques prouve le bien-fon--dé de notre seconde intention, annoncée en ce début d'article: réfuter le fétiche contemporain de la né--ga-tivité permanente, propre tant aux réformismes sociaux-démocrates, qui galvaudent le sens de l'E-tat, qu'aux socio-technologies (social engeneering)  du libéralisme avancé ou qu'au reflux vers les "pe-tits faits" que constitue le néo-libéralisme. Nietzsche annonce en fait un humanisme nouveau qui in-siste sur la pluralité  des belles ful-gu--rances et ne pourra plus se baser sur des petits concepts étri-qués et proprets, sur des slogans rapides ou des blue-prints  hâtives: la démarche éducatrice de la phi-losophie se réfèrera aux fluctuations du devenir, aux grandes gestes histo-riques, aux grandes ¦u-vres d'art, ainsi qu'aux domaines les plus divers du savoir humain. L'intelligence ne sera plus domi-née alors par de timides manipulateurs de concepts ou de principes rigides, chétifs et inopérants devant le rude as--saut des aléas, devant les impondérables. Pour Reinhard Löw comme pour Fried-rich Kaul-bach, Nietzsche est un maî-tre et un éducateur, qui utilise un ou plusieurs langages pour dé-construire les argumentaires usuels des philosophes, opé-rer une monstration didactique des méca-nismes de la décadence, annoncer une ère nouvelle marquée par une "affirma-tivité" créatrice. Löw ré-fu-te l'idée d'un Nietzsche annonciateur de l'insignifiance de tout, du monde, de la philosophie et du devenir: Nietzsche, au contraire crée, fonde, pose des bases nouvelles, se positionne comme  trem-plin vers une pen-sée radicalement neuve. Une pensée qui voit les contradictions du devenir com-me des obstacles enrichissants, non com-me des anomalies perverses. Le philosophe, le grand artiste et l'hypothétique "surhomme" participent donc à un agon  fructueux, à une émulation perpétuelle.

Les thèses allemandes les plus récentes sur Nietzsche renouent donc avec un Nietzsche affirmateur et créa-teur, qui en-glo-berait sans doute certains simplismes politiques affirmateurs, la naïveté héroïque des premiers enthousiastes de sa pen-sée mais, en même temps, les dépasserait résolument, en les as-sa-gissant, en leur con--férant une solide et inébran-la-ble maturité, grâce à une recherche philologique mi-nutieuse et une nou-velle démarche "physiologiste", patiente et systé-matique comme le travail de l'entomologiste. Nietzsche, dit Löw, doit être joué contre Nietzsche comme les faits doi-vent être joués contre les faits. La logique spontanée de l'humanité et de l'humanisme de demain doit être celle de ce jeu à risque, de ce jeu esthétique et créateur, où l'artiste utilise des matériaux divers.

Il est donc impossible d'enfermer Nietzsche dans une et une seule logique politicienne (celle du nazisme ou du pré-na-zisme). Il est impossible de creuser davantage la veine stérile et épuisée de la négativité méthodologique. Si demain une sé-rénité doit voir le jour, elle devra, comme l'ont démon-tré Löw et Pfotenhauer, se référer à cette agonalité créatrice et af-firmative, ne laissant aucun domaine de l'esprit à l'écart, comme la physiologie pluridisciplinaire de Nietzsche.

Robert STEUCKERS.

notes

(1) Psychopathia spiritualis: Friedrich Nietzsche und die Apostel der Zukunft,  Leipzig, s.d. Ce texte était préalablement pa-ru sous forme de "feuilleton" dans la revue Die Gesellschaft  en 1891.

(2) F. Kaulbach a également exprimé son point de vue sur Nietzsche dans une série d'articles et d'essais, dont voici les ré-fé-rences:
F.K., Die Tugend der Gerechtigkeit und das philosophische Erkennen,  in: R. Berlinger u. W. Schrader (Hrsg.), Nietzsche Kontrovers,  Bd. I, Königshausen & Neumann, Würzburg, 1981.
F.K., Ästhetische und philosophische Erkenntnis beim frühen Nietzsche,  in: Mihailo Djuric u. Josef Simon (Hrsg.), Zur Aktualität Nietzsches,  Bd. I, Königshausen & Neumann, Würzburg, 1984.
F.K., Nietzsches Kritik an der Wissensmoral und die Quelle der philosophischen Erkenntnis: die Autarkie der perspektivischen Vernunft in der Philosophie,  in: Rudolph Berlinger u. Wiebke Schrader (Hrsg.), Nietzsche Kontrovers, Bd. IV, Königshausen & Neumann, Würzburg, 1984.
F.K., Autarkie der pespektivischen Vernunft bei Kant und Nietzsche, in: Josef Simon (Hrsg.), Nietzsche und die philosophische Tradition, Bd. II, Königshausen & Neumann, Würzburg, 1985.
F.K., Das Drama in der Auseinandersetzung zwischen Kunst und Wissensmoral in Nietzsches Geburt der Tragödie, in: Mihailo Djuric u. Josef Simon (Hrsg.), Kunst und Wissenschaft bei Nietzsche, Königshausen & Neumann, Würzburg, 1986.
 
 
 

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L'itinéraire de Knut Hamsun

L'itinéraire de Knut Hamsun

par Robert STEUCKERS

Knut Hamsun: une vie qui traverse presque un sièc-le en-tier, qui s'étend de 1859 à 1952, une vie qui a che-miné entre les premières manifestations des ryth-mes industriels en Norvège et l'ouver-ture macabre de l'ère atomique, la nôtre, celle qui commence à Hi--ro-shima en 1945. Hamsun est donc le témoin d'ex--tra-ordinaires mutations et, surtout, un homme qui s'in-surge contre la dis-parition inéxorable du fond eu-ropéen, du Grund  où tous les génies de nos peup-les ont pui-sé: le paysannat, l'humanité qui est ber-cée par les pulsations intactes de la Vie naturelle.

"une fibre nerveuse
qui m'unit à l'univers"

Ce siècle d'activité littéraire, de rébellion constante, a permis à l'écrivain norvégien de briller de toutes les façons: tour à tour, il a été poète idyllique, créa-teur d'é-popées puissantes ou d'un lyrisme de si-tuation, critique audacieux des dysfonctionnements sociaux du "stupide XIXème siècle". Dans son ¦u-vre à fa-cet-tes multiples, on perçoit pourtant d'em-blée quelques constantes majeures: une adhésion à la Nature, une nostalgie de l'homme originel, de l'hom-me face à l'élémentaire, une volonté de se li-bé-rer de la civi-li-sation moderne d'essence mécaniciste. Dans une let-tre qu'il écrivit à l'âge de vingt-neuf ans, on décèle cette phrase si significative: "Mon sang devine que j'ai en moi une fibre nerveuse qui m'unit à l'univers, aux éléments".

Hamsun nait à Lom-Gudbrandsdalen, dans le Sud de la Norvège mais passe son enfance et son adoles-cen-ce à Hammarøy dans la province du Nordland, au large des Iles Lofoten et au-delà du Cercle Polaire Arc-ti-que, une patrie qu'il n'a jamais reniée et qui se-ra la toile de fond de toute son imagination roma-nesque. C'est une vie rurale, dans un paysage formi-da-ble, impressionnant, unique, avec des falaises gi-gan--tesques, des fjords grandioses et des lumières bo-réa-les; ce sera aussi l'influence négative d'un oncle pié-tiste qui conduira bien vite le jeune Knut à vivre une vie de vagabond sympathique, d'itinérant qui expéri-mente la vie sous toutes ses formes.

Le destin d'un "vagabond"

Knut Pedersen   ‹c'est le vrai nom de Knut Ham-sun‹  est le fils d'un paysan, Per Pedersen, qui, à qua-rante ans, décide de quitter la ferme qui appartenait à sa famille depuis plusieurs générations, pour aller se fixer à Hammarøy et y devenir tailleur. Ce chan-gement, cette sortie hors de la tradition familia-le, hors d'un contexte plusieurs fois centenaire, pro-vo-que la disette et la précarité dans cette famille ébran-lée et le jeune Knut, à neuf ans, se voit confié à cet oncle sévère, dont je viens de parler, un oncle dur, puritain, qui hait les jeux, même ceux des en-fants, et frappe dru pour se faire obéir.  C'est donc à Vest-fjord, chez cet oncle puritain, prédicateur, ama-teur de théologie moralisante, que Knut Hamsun ren--contrera son destin de vagabond.

Pour échapper à la rudesse et à la brutalité de ce pré-dicateur évangélique qui cogne pour le bien de Dieu, qui brise les rires, lesquels, sans doute, ont à ses yeux l'avant-goût du péché, le jeune Knut se replie sur lui-même et a recours à la forêt du Grand Nord, si chiche, mais entourée de paysages tellement féé-riques... La dialectique hamsunienne du moi et de la nature prend corps aux rares moments où l'oncle ne fait pas trimer le garçonnet pour récupérer la dé-pen-se de quelques ¦ufs et d'une tranche de pain noir.

La première oeuvre: Mystères

Cette vie, entre la Bible et les calottes, Knut l'en-du-rera cinq ans; à quatorze ans en effet il plie bagage et retourne à Lom, dans son Sud natal, où il devient employé de commerce. La vie itinérante commence: Hamsun acquiert son "propre", celui d'être un "va-gabond". De quinze à dix-sept ans, il errera dans le Nord et y vendra aux autochtones toutes sortes de mar-chandises, comme Edevart, personnage de son cé-lèbre roman Les Vagabonds.  A dix-sept ans, il ap-prend le métier de cordonnier et écrit son premier ouvrage: Mystères.  Il devient une célébrité locale et passe au grade d'employé, puis d'instituteur. Un ri-che marchand le prend sous sa protection et lui pro-cure une somme d'argent afin qu'il puisse continuer à écrire. Ainsi naît en 1879, une deuxième ¦uvre, Frida,  que refusent les éditeurs. L'espoir de devenir écrivain s'évanouit, malgré une tentative d'entrer en contact avec Björnson...

Commence alors une nouvelle période de vaga-bon-dage: Hamsun est terrassier, chanteur des rues, con-tre-maître dans une carrière, etc..., et ses seules joies sont celles des bals du samedi soir. En 1882, à 23 ans, il part en Amérique où la vie sera aussi dif-ficile qu'en Norvège et où Hamsun sera tour à tour por-cher, employé de commerce, aide-maçon et mar-chand de bois. A Minneapolis, il vivra des jours meil-leurs dans un foyer de prédicateurs "unita-riens", des Norvégiens, immigrés, comme lui, en Amé-rique. Cette position lui permet de donner régu-liè-rement des conférences sur divers thèmes litté-rai-res: là son style s'affirme et cet homme jeune, de belle allure, énergique et costaud, transforme ses dé-boires et ses ranc¦urs en sarcasmes et en un hu-mour féroce, haut en couleurs, où pointe ce génie, qui ne sera reconnu que quelques années plus tard.

La faim dans une mansarde de Copenhague

Après un bref retour en Norvège, il revient en Amé-rique et vit à Chicago où il est receveur de tramway. Ce deuxième séjour américain ne dure qu'une bonne année et, c'est définitivement désillusionné qu'il rentre en Scandinavie. Il s'installe à Copenhague, dans une triste mansarde, avec la faim qui lui tenaille le ventre. Cette faim, cette misère qui lui collait à la peau, va le rendre célèbre en un tourne-main. Amaigri, à moitié clochardisé, il présente une esquisse de roman, écrit dans sa mansarde danoise, à Edvard Brandes, le frère de Georg Brandes, ami danois et juif de Nietzsche, grand pourfendeur du christianisme paulinien, présenté comme ancêtre du communisme niveleur. Georg Brandes fait paraître cette esquisse anonymement dans la revue "Ny Jord" ("Terre Nouvelle") et le public s'enthousiasme, les journaux réclament des textes de cet auteur inconnu et si fascinant. L'ère des vaches maigres est définitivement terminée pour Hamsun, âgé de 29 ans. "La Faim" décrit les expériences de l'auteur confronté avec la faim, les fantasmes qu'elle fait naître, les nervosités qu'elle suscite... Cet écrit d'introspection bouleverse les techniques littéraires en vogue. Il conjugue romantisme et réalisme. Et Hamsun écrit: "Ce qui m'intéresse, c'est l'infinie variété des mouvements de ma petite âme, l'étrangeté originale de ma vie mentale, le mystère des nerfs dans un corps affamé!...". Quand "La Faim" paraît sous forme de livre en 1890, le public découvre une nouvelle jeunesse de l'écriture, un style tout aussi neuf, impulsif, capricieux, d'une finesse psychologique infinie, transmis par une écriture vive, agrémentée de tournures surprenantes où s'exprime l'humour sarcastique, vital, construit de paradoxes audacieux, qu'Hamsun avait déjà dévoilé dans ses premières conférences américaines. "La Faim" dévoile aussi un individualisme nouveau, juvénile et frais. Hamsun écrit que les livres doivent nous apprendre "les mondes secrets qui se font, hors du regard, dans les replis cachés de l'âme, ... ces méandres de la pensées et du sentiment dans le bleu; ces allées et venues étranges et fugaces du cerveau et du c¦ur, les effets singuliers des nerfs, les morsures du sang, les prières de nos moelles, toute la vie inconsciente de l'âme".  La fin du siècle doit laisser la place à l'individualité et à ses originalités, aux cas complexes qui ne correspondent pas aux sentiments et à l'âme de l'homme moderne. Cas complexes qui ne sont pas figés dans des habitudes pesantes, des routines bourgeoises mais vagabondent et voient, grâce à leur sécession complète, les choses dans leur nudité. Ce rapport direct aux choses, ce contournement des conventions et des institutions, permet l'audace et la liberté de s'accrocher à l'essentiel, aux grandes forces telluriques et interdit le recours aux petits plaisirs stéréotypés, au tourisme conventionnel. L'individu vagabondant entre son moi et la Terre omniprésente n'est pas l'individu-numéro, perdu dans une masse amorphe, privée de tous liens charnels avec les éléments.
Dans "La Faim", l'affamé se détache donc totalement de la communauté des hommes; son intériorité se replie sur elle-même comme celle de l'enfant Hamsun qui vagabondait dans la forêt, errait dans le cimetière ou se plantait au sommet d'une colline pour boire les beautés du paysage. L'affamé ne développe aucune ranc¦ur ni revendication contre la communauté des hommes; il ne l'accuse pas. Il se borne à constater que le dialogue entre lui et cette communauté est devenu impossible et que seule l'introspection est enrichissante.
De ces impressions d'affamés, de l'impossibilité du dialogue individu/communauté, découle toute l'anthropologie que nous suggère Hamsun. Car il est sans doute inutile de passer en revue sa biographie, d'ennumérer tous les livres qu'il a écrits, si l'on passe à côté de cette anthropologie implicite, présente partout dans son ¦uvre. Si on néglige d'en donner une esquisse, fût-elle furtive, on ne comprend rien à son message métapolitique ni à son engagement militant ultérieur aux côtés de Quisling.
La société urbaine, industrielle, mécanisée, pense et affirme Hamsun, a détruit l'homme total, l'homme entier, l'odalsbonde (1) de la tradition scandinave. Elle a détruit les liens qui unissent tout homme total aux éléments. Résultat: le paysan, arraché à sa glèbe et jeté dans les villes perd sa dimension cosmique, acquiert des manies stériles, ses nerfs ne sont plus en communion avec l'immanence cosmique et s'agitent stérilement. Si l'on parlait en langage heideggerien, on dirait que la déréliction urbaine, moderniste, culbute l'homme dans l'"inauthenticité". Sur le plan social, la rupture des liens directs et immédiats, que l'homme resté entier entretient avec la nature, conduit à toutes sortes de comportements aberrants ou à l'errance, au vagabondage fébrile de l'affamé.
Les héros hamsuniens, Nagel de "Mystères", surnommé l'"étranger de l'existence", et Glahn de "Pan", sont des comètes, des étoiles arrachées à leur orbite. Glahn vit en communion avec la nature mais des lubies urbaines, incarnées dans l'image d'Edvarda, femme fatale, lui font perdre cette harmonie et le conduise au suicide, après un voyage aux Indes, quête aussi fébrile qu'inutile. Tous deux vivent le destin de ces vagabonds qui n'ont pas la force de retourner définitivement à la terre ou qui, par stupidité, quittent la forêt qui les avait accueillis, comme le fit Hamsun à l'époque de son bref rêve américain.
Le véritable modèle anthropologique de Hamsun, c'est Isak, le héros central de "L'Eveil de la Glèbe": Isak demeure dans ses champs, pousse sa charrue, développe son exploitation, poursuit sa tâche, en dépit des élucubrations de son épouse, des sottises de son fils Eleseus qui végète en ville, se ruine, et disparaît en Amérique, de l'implantation temporaire d'une mine près de son domaine. Le monde des illusions modernes tourbillone autour d'Isak qui demeure imperturbable et gagne. Son imperméabilité naturelle, tellurique, à l'égard des manies modernes lui permet de léguer à son fils Sivert, le seul fils qui lui ressemble, une ferme bien gérée et porteuse d'avenir. Ni Isak ni Sivert ne sont "moraux" au sens puritain et religieux du terme. La nature qui leur donne force et épaisseur n'est pas une nature idéale, construite, à la mode de Rousseau, mais une âpre compagne; elle n'est pas un modèle éthique mais la source première vers laquelle retourne le vagabond que le modernisme a détaché de sa communauté et condamné à la faim dans les déserts urbains.
C'est donc dans le vagabondage, dans les expériences existentielles innombrables que le vagabond Hamsun a vécu entre ses 14 et ses 29 ans, dans la conscience que ce vagabondage a été causé par ces illusions modernistes qui hantent les cerveaux humains de l'âge moderne et les poussent sottement à construire des systèmes sociaux qui excluent sans merci les hommes originaux; c'est dans tout cela que s'est forgée l'anthropologie de Hamsun.
Avant de faire éditer "La Faim", Hamsun avait publié un réquisitoire contre l'Amérique, pays de l'errance infructueuse, pays qui ne recèle aucune terre où retourner lorsque l'errance pèse. Cet anti-américanisme, étendu à une hostilité générale envers le monde anglo-saxon, demeurera une constante dans les sentiments para-politiques de Hamsun. Sa critique ultérieure du tourisme de masse, principalement anglo-américain, est un écho de ce sentiment, couplé à l'humiliation du fier Norvégien qui voit son peuple transformé en une population de femmes de chambre et de garçons de café.
Si ce pamphlet anti-américain, "La Faim", "Pan", "Victoria", "Sous l'étoile d'automne", "Benoni", etc., sont les ¦uvres d'un premier Hamsun, du vagabond rebelle et impétueux, du déraciné malgré lui qui connait sa blessure intime, le roman "Un vagabond joue en sourdine" (1909), qui paraît quand Hamsun atteint l'âge de cinquante ans, marque une transition. La vagabond vieux d'un demi-siècle regarde son passé avec tendresse et résignation; il sait désormais que l'époque des sentiments enflammés est passée et adopte un style moins fulgurant et moins lyrique, plus posé, plus contemplatif. En revanche, le souffle épique et la dimension sociale acquièrent une importance plus grande. L'ambiance trouble de "La Faim", le lyrisme de "Pan" cède la place à une critique sociale pointue, dépourvue de toute concession.
C'est aussi à 50 ans, en 1909, que Hamsun se marie pour la seconde fois  ‹un premier mariage avait échoué‹  avec Marie Andersen, de 24 ans sa cadette, qui lui donnera de nombreux enfants et demeurera à ses côtés jusqu'à son dernier souffle. La vagabond devient sédentaire, redevient paysan (Hamsun achète plusieurs fermes, avant de se fixer définitivement à Nörholm), retrouve sa glèbe et s'y raccroche. L'événement biographique se répercute dans l'¦uvre et l'innocence anarchique se dépouille de ses excès et pose son "idéal", celui qu'incarne Isak. La trame de "L'Eveil de la Glèbe", c'est la conjugaison du passé vagabond et de la réimbrication dans un terroir, la dialectique entre l'individualité errante et l'individualité qui fonde une communauté, entre l'individualité qui se laisse séduire par les chimères urbaines et modernes, par les artifices idéologiques et désincarnés, et l'individualité qui accomplit sa tâche, imperturbablement, sans quitter la Terre des yeux. La puissance de ces paradoxes, de ces oppositions, vaut à Hamsun le Prix Nobel de Littérature. "L'Eveil de la Glèbe", avec son personnage central, le paysan Isak, constitue l'apothéose de la prose hamsunienne.
On y retrouve cette volonté de retour à l'élémentaire que partageaient notamment un Friedrich-Georg Jünger et un Jean Giono.
La modèle anthropologique hamsunien correspond aussi à l'idéal paysan du "mouvement nordique" qui agitait l'Allemagne et les pays scandinaves depuis la fin du XIXème siècle et que, plus tard, les nationaux-socialistes Darré et von Leers (2) incarneront dans la sphère politique. Dans les années 20 s'affirment donc trois opinions politisables chez Hamsun: 1) son anti-américanisme et son anglophobie, 2) sa hargne à l'égard des journalistes, propagateurs des illusions modernistes (Cf. "Le Rédacteur Lynge") et 3) son anthropologie implicite, représentée par Isak. A cela s'ajoute une phrase, tirée des vagabonds: "Aucun homme sur cette terre ne vit des banques et de l'industrie. Aucun. Les hommes vivent de trois choses et de rien de plus: du blé qui pousse dans les champs, du poisson qui vit dans la mer et des animaux et oiseaux qui croissent dans la forêt. De ces trois choses". Le parallèle est facile à tracer ici avec Ezra Pound et son maître, l'économiste anarchisant Silvio Gesell (3), en ce qui concerne l'hostilité à l'encontre des banques. La haine à l'endroit du mécanicisme industriel, nous la retrouvons chez Friedrich-Georg Jünger (4). Et Hamsun n'anticipe-t-il pas Baudrillard en stigmatisant les "simulacres", constituant le propre de nos sociétés de consommation?
Devant cette offensive du modernisme, il faut, écrit Hamsun à 77 ans, dans "La boucle se referme" (1936), demeurer en marge, être une énigme constante pour ceux qui adhèrent aux séductions du monde marchand.
Les quatre thèmes récurrents du discours hamsunien et la présence bien ancrée dans la pensée norvégienne des mythes romantiques et nationalistes du paysan et du viking, conduisent Hamsun à adhérer au Nasjonal Sammlung de Vidkun Quisling, le leader populiste norvégien. Celui-ci opte en 1940 pour une alliance avec le Reich qui occupe le pays à la vitesse de l'éclair lors de la campagne d'avril, parce que la France et l'Angleterre étaient sur le point de débarquer à Narvik et de violer simultanément la neutralité norvégienne afin de couper la route du fer suédois. Pendant toute la guerre, Quisling veut former un gouvernement norvégien indépendant, inclus dans une confédération grande-germanique, alliée à une Russie débarrassée du soviétisme, au sein d'une Europe où l'Angleterre et les Etats-Unis n'auront plus aucun droit d'intervention.
La "collaboration" de Hamsun a consisté à défendre par la plume cette politique, cette version-là du nationalisme norvégien, et à expliquer son engagement lors d'un congrès d'écrivains européens à Vienne en 1943. Hamsun sera arrêté en 1945, interné dans un asile d'aliénés, puis dans un hospice de vieillards et enfin traduit en justice. Pendant cette période pénible, Hamsun, nonagénaire, rédigera son dernier ouvrage, "Sur les sentiers où l'herbe repousse" (1946). Une lettre de Hamsun au Procureur Général du Royaume mérite encore notre attention car le ton qu'il y adopte est hautain, moqueur, condescendant: preuve que l'esprit, les lettres, le génie littéraire, transcendent, même dans la pire adversité, le travail méprisable et médiocre de l'inquisiteur. Hamsun le Rebelle, vieux et prisonnier, refusait encore de courber l'échine devant un Bourgeois, fût-il le magistrat suprême du royaume. Un exemple...
 

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G. Faye: l'économie n'est pas le destin!

XIIIième Colloque Fédéral du G.R.E.C.E.

Communication de Guillaume FAYE, Secrétaire "Etudes & Recherches"

L'économie n'est pas le destin

"Les seules réalités qui comptent pour notre avenir sont d'ordre économique", déclarait au cours d'un débat un ministre, qui est aussi, paraît-il, le meilleur économiste de France.
"Je suis bien d'accord avec vous", lui répliquait l'adversaire politique qui lui était opposé, mais vous êtes un piètre gestionnaire et nous sommes plus forts que vous en économie".

Dialogue révélateur.

Comme Nietzsche, sachons débusquer les faux savants sous le vernis des "spécialistes", osons déboulonner les idoles.
Car la fausse science  ‹la métaphysique aussi‹  de notre époque, et la première de ses idoles, c'est bien l'économie.

"Nous vivons dans des sociétés, note Louis Pauwels, pour lesquelles l'économie est tout le destin. Nous bornons nos intérêts à l'histoire immédiate, et nous bornons celle-ci aux faits économiques". Notre civilisation, en effet, ‹qui n'est plus une "culture"‹  est fondée sur une conception du monde exclusivment économique. Les idéologies libérales, socialistes, ou marxistes, se rejoignent dans leur interprétation "éco-nomiste" de l'homme et de la société. Elles postulent toutes que l'idéal humain est l'abondance économique individuelle; bien qu'elles divergent sur les moyens de parvenir à cet état, elles admettent unanimement qu'un peuple n'est qu'une "société", elles réduisent son destin à la poursuite exclusive de son bien-être économique, elles n'expliquent son histoire et n'élaborent sa politique que par l'économie.

Et c'est ce qu'au G.R.E.C.E. nous contestons. Nous rejetons cette réduction de l'humain à l'économique, cette unidimensionnalité de l'histoire. Pour nous, les peuples doivent d'abord assurer leur destin: c'est-à-dire leur durée historique et politique, et leur spécificité. L'histoire n'est pas déterminée; et surtout pas par des rapports et des mécanismes économiques. La volonté humaine fait l'histoire. Pas l'économie.

L'économie, pour nous, ne devrait être ni une contrainte, ni une théorie, mais une stratégie, indispensable, mais subordonnée au politique. Gérer les ressources d'une Communauté selon des critères d'abord politiques, telle est la place de l'économie.

Donc, entre les choix libéraux ou socialistes et nous, il n'y a pas d'entente concevable.

Anti-réductionnistes, nous ne croyons pas que le "bonheur" mérite d'être un idéal social exclusif. Avec les éthologues modernes, nous pensons que les Comunnautés humaines ne survivent physiquement que si elles sont porteuses d'un destin spirituel et culturel.

Nous pouvons même démontrer qu'à privilégier l'économie et la seule recherche du bien-être individuel, on aboutit à des systèmes tyranniques, à la déculturation des peuples, et à court terme, àŠ une mauvaise gestion économique. Car l'économie elle-même fonctionne mieux lorsqu'elle ne tient pas la première place, lorsqu'elle n'usurpe pas la fonction politique.

C'est pourquoi il y a une relève intellectuelle à prendre en économie, comme dans d'autres domaines. Une autre vision de l'économie, conforme aux défis contemporains, et non plus fondée sur des axiomes de bourgeois du XIXième siècle, ce sera peut-être L'ECONOMIE ORGANIQUE, objet de nos recherches actuelles.

La révolte ‹au sens que Julius Evola donne à ce terme‹ s'impose contre cette dictature de l'économie, issue d'une domination des idéaux bourgeois et d'une hypertrophie d'une fonction sociale. Pour nous Européens de l'ouest, c'est une révolte contre le libéralisme.

"Notre époque, écrivait déjà Nietzsche dans Aurore, qui parle beaucoup d'économie est bien gaspilleuse; elle gaspille l'esprit". Et il était prophète: aujourd'hui, un Président de la République ose déclarer: "Le problème majeur de notre époque, c'est la consommation". Le même, à ces "citoyens" réduits au rang de consommateurs, affirme qu'il souhaite la "naissance d'une immense classe moyenne, unifiée par le niveau de vie". Le même toujours s'est félicité de la soumission de la culture à l'économie marchande: "La diffusion massive ‹ce mot lui est cher‹ de l'audiovisuel conduit la population à partager les mêmes biens culturels. Bons ou mauvais, c'est une autre affaire (sic) mais en tous cas pour la première fois les mêmes".

Claire apologie de l'abaissement de la culture au trafic, par le chef de file des libéraux. Ainsi, le politique est-il ravalé au rang de la gestion, phénomène bien décrit par le politologue Carl Schmitt. La domination obsessionnelle des préoccupations économiques ne correspond pas, pourtant, à l'ancien psychisme des peuples européens. En effet, les trois fonctions sociales millénaires des Indo-Européens, fonctions de souveraineté politique et religieuse, de guerre, et en troisième lieu de fécondité et de production, supposaient une domination des valeurs des deux premières fonctions; faits mis en lumière par G. Dumézil et E. Benveniste. Or, non seulement la fonction de reproduction se trouve aujourd'hui dominée par une de ses sous-fonctions, l'économie, mais celle-ci à son tour est dominée par la sous-fonction "marchande". De sorte que l'organisme social est, patholo-gi-quement, soumis aux valeurs que secrète la fonction marchande.

Selon les concepts du sociologue F. Tönnies, ce monde à l'envers perd son caractère "organique" et vivant et devient "société mécanique". Il nous faut réinventer une "communauté organique". Ainsi le libéralisme écono-mique et son corrolaire politique prennent-ils leur signification historique: cette idéologie a été l'alibi théorique d'une classe économique et sociale pour se "libérer" de toute tutelle de la fonction souveraine et politique, et imposer ses valeurs ‹ses intérêts matériels‹ en lieu et place de l'"intérêt général" de la Communauté toute entière.

Seule la fonction souveraine et ses valeurs propres peuvent assurer l'intérêt général. La seule révolution a été celle du libéralisme, qui a usurpé la souveraineté pour le compte de la fonction économique, en revendiquant d'abord l'"égalité" avec les autres valeurs, prétexte à les marginaliser par la suite.

Selon un processus voisin du marxisme, le libéralisme a construit un réductionnisme économique. Les hommes ne lui sont significatifs que comme intervenants abstraits sur un marché: clients, consommateurs, unités de main d'¦uvre; les spécificités culturelles, ethniques, politiques, constituent autant d'obstacles, d'"anomalies provisoires" en regard de l'Utopie à réaliser: le marché mondial, sans frontières, sans races, sans singularités; cette utopie est plus dangereuse que celle de l'égalitarisme "com-muniste" car elle est plus extrémiste encore, et plus pragmatique. Le libéralisme américain et son rêve de fin de l'histoire dans le même "way of life" commercial planétaire constitue la principale menace.

Ainsi désignons-nous clairement notre ennemi. Nous avons coutume de désigner par "société marchande" la société réalisée par l'idéologie libérale ‹on peut noter que le marxisme et le socialisme n'ont jamais réussi, eux, à réaliser leur projet égalitaire, la "société communiste", et apparaissent à ce titre moins révolutionnaires que le libéralisme, moins "réels".

Cette "société marchande" nous apparaît-elle donc comme l'objet actuel et concret de critique et de destruction.

Notre société est "marchande", mais pas spécialement mercantile. La République de Venise ou les Cités Hanséatiques vivaient d'un système économique mercantile mais ne constituaient pas des "sociétés mar-chandes". Donc le terme "marchand" ne désigne pas des structures socio-économiques mais une mentalité collective, un état des valeurs qui caractérise non seulement l'économie mais toutes les institutions.

Les valeurs du marchand, indispensables à son seul niveau, déterminent le comportement de toutes les sphères sociales et étatiques, et même la fonction purement productive de l'économie.

On juge ‹et l'Etat au premier chef‹ d'un point de vue marchand de tout. Cela ne veut pas dire que domination marchande signifie "domination par l'argent"; nous ne portons pas condamnation morale de l'argent et du profit d'un entrepreneur. Il faut admettre le comportement mercantile ou profiteur s'il accepte de se subordonner à d'autres valeurs. Il ne faut donc pas voir dans notre position une "haine de l'économie" ou un nouveau réductionnisme opposé au gain et à la fonction marchande en tant que tels. Nous ne sommes pas des moralisateurs chrétiens. Société marchande signifie donc société où les valeurs ne sont que marchandes. On peut les classer en trois figures" majeures: la mentalité déterministe, l'esprit de calcul, et la dictature du bien-être économique individuel.

La mentalité déterministe, utile pour la seule activité marchande, vise à éliminer les risques et à minimiser les aléas. Mais, adoptée par l'ensemble d'une société et en particulier par les décideurs politiques et économiques, la mentalité déterministe devient un alibi intellectuel pour ne pas agir et risquer. Seul le marchand peut à bon droit, pour maximiser ses gains, subordonner ses actes à des déterminismes: lois du marché, conjonctures, courbes de prix, etcŠ

Mais le pouvoir politique, pas plus que l'économie nationale ne devraient, comme un marchand, se soumettre et se "laisser agir" par une rationalité excessive qui dispense de tout "jeu du risque". La société marchande se "gère" à court terme, sous l'hégémonie des "prévisions économiques" pseudo-scientifiques (l'industrialisation "inéluctable" du Tiers Monde, la mondialisation de la concurrence internationale, le taux de croissance des revenus et du P.N.B., etcŠ), mais paradoxalement ne tient pas compte des plus élémentaires des évolutions politiques à moyen terme: par exemple l'oligopole des détenteurs du pétrole.

Rien donc de moins "indépendantes" que les nations marchandes. Les gestionnaires libéraux vont "dans le sens" de ce qu'ils croient mécani-quement déterminé (car rationnellement formulé) en faisant l'économie de l'ima-gination et de la volonté.

Au siècle de la prospective, de la prévision statistique et informatique, on se laisse aller à court terme et l'on prévoit moins que les souverains des siècles passés. Tout se passe comme si les évolutions sociales, démographiques, géopolitiques n'existaient pas et n'allaient pas avoir d'effets majeurs. Toutes choses égales par ailleurs ‹selon la formule stupide des économistes libéraux‹ seules sont prises  en compte par les décideurs, les contraintes ou pseu-do-prévisions économiques à court terme.

La société marchande est donc aveugle. Soumise aux évolutions et aux volontés extérieures, parce qu'elle croit au déterminisme historique, elle rend les peuples européens objets de l'histoire.

Deuxième trait de la mentalité marchande: l'esprit de calcul. Adapté au marchand, cet esprit ne convient pas aux comportements collectifs. Hégémo-nie du quantifiable sur le qualifiable, c'est-à-dire sur les valeurs, prépondérance du mécanique sur l'organique, l'esprit de calcul applique à tout la grille unique de la Valeur économique. Nous ne pensons pas que l'"argent" soit devenu la norme générale: mais plutôt que tout ce qui ne peut pas se mesurer ne "compte plus".

On prétend tout calculer, même le non-économique: on "programme" les points de retraite, les heures de travail, les temps de loisirs, les salaires, au même titre ‹mais bien avant‹ les enfants à naître. Il existe même un "coût de la vie humaine", pris en compte pour certains investissements. Mais tout ce qui échappe au calcul des coûts, c'est-à-dire précisément ce qui importe le plus, est négligé. Les aspects in-chiffrables économiquement des faits socio-culturels (comme les coûts sociaux du déracinement résultant de l'immigration) deviennent indéchiffrables et in-signifiants pour les "techno-marchands".

Même en économie, l'excès de calcul nuit: combien d'investissements utiles à long terme, mais qu'un calcul prévisionnel déclare non-rentables à court terme, sont abandonnés?

L'individu, sécurisé, "calcule" son existence, mais n'envisage plus son héri-tage, sa lignée. Les Etats, obsédés par la gestion à court terme, ne prennent en considération que les aspects "calculables" et chiffrables de leur action. Ces "managers" démagogues n'¦uvrent que là où l'on peut "rendre des comp-tes" et surtout dans l'immédiat, au besoin en falsifiant quelques chiffres.

Une région meurt-elle d'anémie culturelle? Qu'importe si par le tourisme de masse, son taux de croissance est probant. Et, entre adversaires politiques, l'argument politique se réduit à des batailles de pourcentages.

Cette superficialité de la "gestion technocratique" (ersatz marchand de la fonction souveraine) peut même déboucher sur le "marketing politique", réduction de la politique au "management" commercial. Aujourd'hui, la France ou l'Allemagne, sont plus ou moins assimilées par leurs gouver-nements à des Sociétés anonymes par action. La Maison France avec ses ci-toyens-salariés. Il va de soi, alors, que la politique extérieure et même la politique de Défense, soient dominées par des soucis de débouchés com-merciaux immédiats. Même l'économie n'y trouve pas son compte puisque ce mercantilisme à court terme s'avère aléatoire et ne remplace pas une politique économique. Quand les Chefs d'Etat en visite deviennent des V.R.P., comme de vrais V.R.P., ils tombent sous la dépendance de leurs clients.

La société marchande peut se décrire enfin comme une "dictature du bien-être individuel" selon le terme d'Arnold Gehlen; dictature, parce que l'individu, contraint d'entrer dans le système providentialiste de l'Etat, voit sa personnalité se désintégrer dans l'environnement consumériste. Pa-ra-doxa-lement, l'Etat-providence libérale essoufle l'initiative productive (charges sociales excessives) et décourage indirectement l'initiative individuelle. Assurés sociaux, salariés, chômeurs rémunérés: ils n'ont plus la maîtrise de leur destin. Immense mépris de son peuple par l'Etat-providence, le "mons-tre froid" de Nietzsche. Tyrannie douce.

Comment s'étonner alors que l'on méprise un Souverain transformé en dispensateur d'aménités? Le Politologue Julien Freund parle à juste titre du dépérissement politique de l'Etat.

Le libéralisme opère un double réductionnisme: d'une part l'Etat et la société ne sont censés répondre qu'aux besoins économiques des peuples; et ces besoins sont eux-mêmes réduits au "niveau de vie" individuel. Le libé-ralisme marchand s'interdit, en partie par intérêt, de juger si ces besoins sont souhaitables ou pas: seul comptent les moyens techniques à mettre en ¦uvre pour y répondre.

D'où la prééminence politique du niveau de vie et par nécessité égalitaire: rêve bourgeois ‹et américain‹ de peuples nivelés et égalisés par le même niveau de vie.

Les peuples et les hommes étant tous semblables pour un libéral, la seule inégalité subsistante est celle du pouvoir d'achat: pour obtenir l'égalité, il suffit donc de diffuser de par le monde le mode de vie marchand. Ainsi, voilà réconciliés miraculeusement (la main invisible d'Adam Smith) l'humanisme universaliste et les "affaires", la justice et les intérêts, comme l'avouait naïvement Jimmy Carter; "Bible and Business".

Les particularismes culturels, ethniques, linguistiques, les "personnalités", sont des obstacles pour la société marchande. Ce qui explique que l'idéologie moralisatrice des libéralismes politiques pousse à l'universalisme, au mi-xage des peuples et des cultures, ou aux diverses formes de centralisme.

La société marchande et le modèle américain menacent toutes les cultures de la terre. En Europe ou au Japon, la culture a été réduite à un "mode de vie" (way of life)  qui est l'exact inverse d'un style de vie.

L'homme est ainsi chosifié, c'est-à-dire réduit aux choses économiques qu'il achète, produit, ou reçoit, selon le même processus (mais plus intensément encore) que dans les systèmes communistes. Sa personnalité se résorbe dans les biens économiques qui seuls structurent son individualité. On change de personnage quand on change de mode. Nous ne sommes plus caractérisés par nos origines (réduites au "folklore") ni par nos ¦uvres, mais par nos consommations, notre "standing". Dans le système marchand, les modèles civiques dominants sont le consommateur, l'assuré, l'assisté; et non pas le producteur, l'investisseur, l'entrepreneur. Ne parlons même pas des types non-économiques: le juriste, le médecin, le soldat sont devenus des types sociaux secondaires.

La société marchande diffuse un type de valeurs quotidiennes nuisibles à terme au travail en tant que tel: vendre et consommer le capital semble plus important que de le constituer. Et rien de plus égalisateur que la fonction de consommation. Les producteurs, les entrepreneurs, se différencient par leurs actes; ils mettent en jeu des capacités inégales. Mais consommer, c'est le non-acte auquel tout le monde, quelles que soient ses capacités, son origine, peut accéder. Une économie de consommation s'engage dans une voie inhumaine dans la mesure où l'homme est éthologiquement un être d'action et de construction. Ainsi, paradoxalement la haute productivité des industries européennes subsiste-t-elle malgré la société libérale marchande et non à cause d'elle. Pour combien de temps? Il faut préciser que notre critique de la société marchande n'est pas un refus, bien au contraire de l'indus-trialisation ou de la technologie. La notion de communauté organique, que nous opposons à la société marchande, n'a rien à voir avec la "société conviviale" des néo-rousseauistes (Illich, etcŠ).

La technique est pour nous un acquis culturel européen, mais doit être considérée comme un outil collectif de puissance et de domination du milieu et non plus comme une drogue au service du bien-être. Donc nous ne partageons pas les critiques gauchistes à résonnance biblique, sur la "malédiction de l'argent" et sur la "volonté de puissance" de la société contemporaine. La société marchande n'affirme aucune volonté, ni au niveau d'un destin global, ni mêmeŠ d'une stratégie économique.

La conséquence de cette civilisation de l'économie sont graves pour le destin de notre espèce, et subsidiairement, pour notre avenir politique et économique. Konrad Lorenz voit dans l'"unité des facteurs de sélection", tous de nature économique, une menace d'appauvrissement humain. "Une contre-sélec-tion est à l'¦uvre, révèle Lorenz dans Nouvelle Ecole,  qui réduit les diver-sités de l'humanité et lui impose de penser exclusivement en terme de ren-tabilité économique à court terme. Les idéologies économistes, qui sont tech-nomorphiques, font de l'homme une machine manipulable. Les hom-mes, unités économiques, sont de plus en plus égaux, comme des ma-chines pré-cisément".

Pour Lorenz, la subordination des valeurs non économiques est une catastrophe, non pas seulement culturelle mais biologique. Le consumérisme cons-titue une menace physiologique pour les peuples. Lorenz, en médecin, par-le de pathologie collective. Nous mourrons d'artériosclérose. La civilisation du bien-être économique nous pousse lentement, pour Lorenz, vers la mort tiède. Il écrit: "Hypersensibles au déplaisir, nos capacités de jouissance s'émoussent".

La néophilie, ce goût toujours insatisfait de nouvelles consommations, a, pour les anthropologues, des effets biologiques néfastes et mal connus. Mais qu'est-ce que la survie de l'espèce à côté de la hausse du prix des croissants au beurre?  Bref, si personne n'envisage ces problèmes, nous, si.

Mort tiède, mais aussi déclin démographique. La dictature de l'économie a fait de nous Européens des peuples court-vivants selon l'analyse de Raymond Ruyer. Affairés à nos préoccupations économiques immédiates, nous sommes devenus objets et victimes de l'histoire biologique.

Nos économistes ne sont sensibles au déclin démographique que parce qu'il compromettra le financement de la retraite. "Notre civilisation économiste, écrit Raymond Ruyer, est par essence anti-nataliste et suicidaire parce qu'elle est, par essence, anti-vitale, anti-instinctive".

Mais la consommation de masse a aussi rendu la culture "primitive". Les marchands de biens de consommation détiennent un pouvoir culturel, qui s'exerce dans le sens d'un déracinement, et d'une massification égalitaire. Ce ne sont pas les consommateurs qui choisissent leur style de vie ‹mythe démocratique cher aux libéraux‹ mais ce sont des firmes marchandes qui créent des comportements de masse en détruisant les traditions spécifiques des peuples. Par le "marketing", bien pire que les propagandes politiques, on impose quasi-scientifiquement un nouveau comportement, en jouant sur le mimétisme des masses déculturées. Une sous-culture mondiale est en train de naître, projection du modèle américain. On oritentalise ou on américanise à volonté. Depuis la fin de la première guerre mondiale, du "new-look" à la mode "disco", c'est un processus cohérent de conditionnement sous-culturel qui est à l'¦uvre. Le trait commun: le mimétisme des comportements lancés par les marchands américains. De la sorte, l'économie est devenue un des fondements qualitatifs de la nouvelle culture, outrepassant largement sa fonction de satisfaction des besoins matériels.

Même sur le plan strictement économique, qui n'est pas, de notre point de vue, capital, l'échec du système marchand depuis quelques années est patent. Ne parlons même pas du chômage et de l'inflation, ce serait trop facile.
Jean Fourastié note "l'indigence des sciences économiques actuelles, libérale ou marxiste", et les accuse d'usurpation scientifique. "Nous assistons, dit-il, surtout depuis 1973, à la carence des économistes et à l'immense naufrage de leur science". Il ajoute: "les économistes libéraux ou socialistes ont toujours pensé que le rationnel seul permettait de connaître le réel. Leurs modèles mathéma-tiques sont bâtis sur l'ignorance ou le mépris des réalités élé-mentaires."

"Or, dans toute science, l'élémentaire est le plus difficile. Il en vient à être mé-prisé parce qu'il ne se prête pas aux exercices classiques sur quoi les économistes universitaires se décernent leurs diplômes". Fourastié conclut: "No-tre peuple, nos économistes, nos dirigeants vivent sur les idées du XIXième siècle. Les impasses de la rationalité commencent à devenir vi-sibles. L'homme vit à la fin des illusions de l'intelligence".

Un récent Prix Nobel d'économie, Herbert Simon, vient de démontrer que dans ses comportements économiques ou autres, l'homme, malgré l'ordinateur ne pouvait pas optimiser ses choix et se comporter rationnel-lement. Ainsi, la "Théorie des Jeux et du Comportement économique" de von Neumann et Morgenstern, une des bases du libéralisme, se révèle fausse. Le choix raisonné et optimal n'existe pas. Herbert Simon a démontré que les choix économiques étaient d'abord hasardeux, risqués, volontaristes.

Ces illusions de l'intelligence ont fait subir aux libéraux de graves échecs; prenons-en quelques-uns au hasard:
Le système libéral marchand gaspille l'innovation et utilise mal la création technique. Ceci, comme l'avait vu Wagemann, parce que la comptabilité en terme de profit financier à court terme (et non pas en terme de "surplus" global) freine tout investissement et toute innovation non vendable et non rentable dans de courts délais.

Autre échec, aux conséquences incalculables: l'appel à l'immigration étrangère massive.

Les profits immédiats, strictement financiers, résultant d'une main d'¦uvre exploitable et malléable ont seuls compté en face des "coûts so-ciaux" à long terme de l'immigration, qui n'ont jamais été envisagés par l'Etat et le patronat. La cupidité immédiate des importateurs de main d'¦uvre n'a même pas fait envisager le "manque à gagner" en terme de "non moder-nisation" provoqué par ce choix économique absurde. Le res-ponsable d'une grande firme me déclarait récemment d'un ton méprisant que sa ville était "en-combrée d'immigrés" et que cela le gênait personnel-lement. Mais après quelques minutes de conversation, il m'avouait en toute bonne conscience que dix ans auparavant, il avait (sic) "prospecté" à l'étranger pour (resic) "im-porter" de la main d'¦uvre, qui fût bon marché. Une telle inconscience s'apparente à un nouvel esclavagisme. Il est frappant de constater que mê-me l'idéologie marxiste, malgré son mépris des diversi-tés culturelles et ethniques, n'a pas osé, comme le libéralisme, utiliser pour son profit le dé-ra-cinement massif des populations rurales des pays en voie de déve-lop-pement.

Des gouvernements irresponsables et un patronat ignorant les réalités économiques, et dénuée du moindre sens civique et éthique, ont cautionné une pratique néo-esclavagiste dont les conséquences politiques, culturelles, historiques ‹et même économiques‹ sont incalculables (précisément) pour les pays d'accueil et surtout pour les peuples fournisseurs de main d'¦u-vre.

Plus soucieux des "affaires" et du "bien-être", les libéraux n'ont pas fait face aux défis les plus élémentaires: crise de l'énergie, crise de l'étalon-dollar, haus-se des coûts européens et concurrence catastrophique des pays de l'Est et de l'Extrême-Orient.

Qui s'en préoccupe? Qui propose une nouvelle stratégie industrielle. Qui envisage la fin de la prospérité déjà amorcée? La réponse aux défis géants de la fin du siècle n'est possible que contre les pratiques libérales.
Seule une optique économique fondée sur les choix d'espace économique européen semi-autarcique, de planification d'une nouvelle politique de substi-tution énergétique à moyen terme, et d'un retrait du système moné-taire international, s'adapterait aux réalités actuelles.

Les dogmes libéraux ou "libertariens" du libre échange, de la division inter-na-tionale du travail, et de l'équilibre monétaire s'avèrent non seulement économiquement utopiques (et nous sommes prêts à le démontrer techni-quement) mais incompatibles surtout avec le choix politique d'un destin au-tonome pour l'Europe.

Comme pour les nouveaux philosophes qui se contentaient de réactualiser Rousseau, il faut prendre conscience de l'imposture de l'opération publicitaire des "nouveaux économistes".

Il ne s'agit ni plus, ni moins que d'un retour aux thèses bien connues d'Adam Smith. Mais les nouveaux économistes français (Jenny, Rosa, Fourcans, Lepage) ne sont rien par eux-mêmes et ne font que vulgariser les thèses américaines. Regardons du côté de leurs maîtres.

Partant d'une critique pertinente, il est vrai , du "Welfare State" (l'Etat providence bureaucratique bien que néo-libéral), l'Ecole de Chicago, monétariste et conservatrice, avec Friedmann, Feldstein, Moore, etcŠ prône un retour à la loi micro-économique du marché, refuse toute contrainte de l'Etat à l'égard des firmes, retrouvant ainsi l'insouciance des libéraux du XIXième siècle à l'égard du chômage et des questions sociales.

Et l'école de Virginie, avec Rothbard, David Friedman, Tullock, etcŠ se veut "anarcho-capitaliste", partisane de l'éclatement de l'Etat, et de la ré-duction to-tale de la vie sociale et politique à la concurrence et à l'unique re-cherche du profit marchand.

On pourrait critiquer ces thèses, connues et "réchauffées", du point de vue économique. Mais qu'il suffise de dire, pour nous Européens que, même réalisable et "prospère", un tel programme signifie notre mort définitive en tant que peuples historiques. Les "friedmaniens" et les "libertariens" nous proposent la soumission au système du marché mondial dominé par des lois profitables à la société américaine mais incompatible avec le choix que nous faisons de demeurer des nations politiques, et des peuples évoluant dans leurs histoires spécifiques.

L'économie organique, elle, ne se veut pas une Théorie. Mais une stratégie, correspondant uniquement au choix, dans l'Europe du XXième siècle, de sociétés où le destin politique et l'identité culturelle passent avant la prospérité de l'économie. Subsidiairement, la fonction économique y est pourtant mieux maîtriséeŠ

Nous réfléchissons, au G.R.E.C.E., sur cette nouvelle vision de l'économie, à partir des travaux d'Othmar Spann et d'Ernst Wagemann en Allemagne, Johan Akerman en Suède, et François Perroux en France.

Wagemann comparait l'économie libérale à un corps sans cerveau, et l'économie marxiste à un cerveau monté sur des échasses. L'économie or-ga-nique, modèle pratique que nous ne prétendons pas exportable, veut s'adapter à la tradition trifonctionnelle organique des Européens.

Selon les travaux de Bertalanffy sur les systèmes, la fonction économique est envisagé comme organisme partiel de l'organisme général de la Communau-té.

Selon les secteurs et les conjonctures, la fonction économique peut être plani--fiée ou agir selon les lois du marché. Adaptable et souple, elle admet le mar-ché et le profit, mais les subordonne à la politique nationale. L'Etat laisse les entreprises, dans le cadre national, agir selon les contraintes du mar-ché, mais peut, si les circonstances l'exigent, imposer par des moyens non-éco-nomiques la politique d'intérêt national.

Les notions irréelles de "macro et micro-économie" cèdent la place à la réali-té de "l'économie nationale"; de même les notions de secteur public et privé perdent leur sens, puisque tout est à la fois "privé" au niveau de la ges-tion, et "public" au sens de l'orientation politique.

Les biens collectifs durables sont préférés à la production de biens individuels obsolescents et énergétiquement coûteux. Les mécanismes et manipulations économiques sont considérés comme peu efficaces pour réguler l'éco-nomie par rapport à la recherche psychologique du consensus des produc-teurs.

La notion comptable de surplus et de coût social remplace les concepts critiquables de "rentabilité" et de "profit". Par son choix de centres économiques au-toritairement décentralisés, et d'un espace économique européen de gran-de échelle et semi-autarcique (cas des USA de 1900 à 1975Š) l'économie orga-nique peut envisager une puissance d'investissement et d'innovation tech-ni-que supérieure à ce qu'autorise le système libéral, freiné par les fluctua-tions monétaires et la concurrence internationale totale, (dogme réduction-nis-te du libre-échangisme selon lequel la concurrence extérieure serait tou-jours stimulante).

En dernière instance, l'économie organique préfère l'entrepreneur au finan-cier, le travailleur à l'assisté, le politique au bureaucrate, les marchés publics et les investissements collectifs, au difficile marché des consommateurs in-dividuels.

Plus que les manipulations monétaires, l'énergie du travail national d'un peuple spécifique nous semble seul capable d'assurer à long terme le dynamisme économique.

L'économie organique n'est pas elle-même le but de son propre succès.

Mais elle se veut un des moyens d'assurer aux peuples européens le destin, parmi d'autres possibles, de peuples long-vivants.

Pour conclure, il faudrait citer la conclusion que l'économiste Sombart a donné à son traité sur Le Bourgeois,  mais nous n'entretiendrons que le passage le plus prophétique: "Dans un système fondé sur l'organisation bureau-cratique, où l'esprit d'entreprise aura disparu, le géant devenu aveugle se-ra condamné à traîner le char de la civilisation démocratique. Peut-être as-sisterons-nous alors au crépuscule des dieux et l'Or sera-t-il re-jeté dans les eaux du Rhin".

François Perroux aussi a écrit qu'il souhaitait la fin du culte de Mammon qui "brille aujourd'hui d'un prodigieux éclat".

Nous avons choisi de contribuer à la fin de ce culte, d'assurer la relève du der--nier homme", celui de la civilisation de l'économie, dont le Zarathous-tra de Nietzsche disait:

"Amour, création, désir, étoile?
Qu'est-cela?
Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l'¦il.
La terre sera devenue plus exiguë et sur elle sautillera le dernier homme, lui qui amenuise tout.
Nous avons inventé le Bonheur, disent les derniers hommes.
Et ils clignent de l'¦il".
 
 
 
 

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G. Locchi : Mythe et communauté

XIIIième Colloque fédéral du G.R.E.C.E.

Communication de Giorgio LOCCHI

Mythe et Communauté

Avec un bon siècle d'avance, Friedrich Nietzsche avait prévu tous ou presque tous les phénomènes qui caractérisent notre époque, comme la montée du nihilisme anarchiste, l'épidémie des névroses, l'essor extraordi-naire d'un art du spectacle abaissé au niveau des "circenses" quotidiens, le commerce de la luxure. La vérification des prophéties nietzchéennes devrait frap-per les esprits, les inviter à la réflexion. Il n'en est rien. Mais cela est fatal. Nietzsche avait établi pour les sociétés occidentales un diagnostic de décadence et il ne faisait que prévoir le décours normal de la maladie. Or le propre de cette maladie des sociétés qu'est la décadence, c'est l'aveuglement qui frappe le malade à propos de son état. Plus il est malade, plus il croit être en bonne santé. Une société décadente est ainsi d'autant plus progressiste qu'elle avance vers l'issue fatale de sa maladie.

Regardons autour de nous. Tout le monde, du libéral plus ou moins avancé au communiste plus ou moins retardé, croit viscéralement au progrès, est intimement convaincu de vivre une ère de progrès et même de progrès ultime. Il voit toutes sortes de phénomènes sociaux qui dans la longue his-toire des peuples ont toujours caractérisé les agonies des peuples et des cul-tures. Du féminisme à la montée sociale fulgurante des histrions et gens du spec-tacle, de la désagrégation des cellules sociales traditionnelles ‹pour nous la famille‹ aux tentatives éphémères et toujours renouvelées de les rempla-cer par on ne sait quelles communes, de l'universalisme masochiste à l'ef-fon-drement de toute norme sociale contraignante pour l'individu. Mais il est devenu parfaitement incapable de tirer la leçon de l'histoire, ce qui l'a-mène parfois à se dire que l'histoire n'a pas de sens.

Un autre trait est caractéristique de la décadence avancée: la médiocrité des sentiments. On se chamaille hargneusement, mais on se tolère. On se fait encore la guerre, froide si possible, mais on la fait au nom de l'amour, pour libérer l'autre. Ce que l'on se fait une obligation de haïr, c'est l'abstraction de l'Autre, jamais l'Autre dans sa réalité. On hait, selon le camp où l'on se trouve, l'affreux capitalisme occidental ou l'horrible régime communiste, mais on aime le peuple russe, on aime le grand peuple améri-cain. Les socié-tés décadentes ne savent plus aimer ni haïr, elles sont déjà tièdes, puisque la vie est en train de les abandonner, leur force vitale est déjà presque toute dis-sipée. Cette force vitale qui donne vie aux sociétés, les organise et les lan-ce sur le périlleux chemin de l'histoire, cette force peut recevoit plusieurs noms. Dostoïevski l'appelait Dieu et il disait donc que lorsqu'un peuple n'a plus son Dieu, il ne plus plus qu'agoniser et mourir. Friedrich Nietzsche, lui, a annoncé aux sociétés occidentales que leur Dieu était mort et qu'elles aussi allaient donc mourir. Paul Valéry, à sa façon, a ressenti la même véri--té. Pour moi, "Dieu" est une définition trop étroite, trop "occidentale", de ce qu'est la force vitale d'une société. Le divin n'est qu'un élément, qu'un as-pect de cette force vitale que j'appelerais plutôt, dans toute sa complexité, MYTHE.

Le propre du mythe, tel que je l'entends, est d'entrer dans l'histoire en se créant soi-même, c'est-à-dire en créant et en organisant ses propres éléments. Le Mythe est cette force historique qui donne vie à une commu-nauté, l'organise, la lance vers sa destinée. Le Mythe est avant tout un sen-timent du monde, mais un sentiment du monde partagé et, en tant que tel, il est et il crée objectivement le lien social et, en même temps, la norme communautaire. Il structure la communauté, lui donne son style de vie, et il struc-ture aussi les personnalités individuelles. Ce sentiment du monde est par ailleurs à l'origine d'une vision du monde, donc d'expressions cohéren-tes de pensée. L'histoire nous apprend que chaque peuple, que chaque civili-sation a eu son Mythe. Dans la perspective ouverte par notre présent social, on a l'impression que les Mythes se rattachent toujours à une phase primor-diale, désormais dépassée, du devenir humain. Que le Mythe soit pour ainsi dire la manifestation propre de l'enfance de l'humanité, est un lieu com-mun de la réflexion historique moderne. C'est le point de vue, inévitable, d'une pensée qui est le reflet de la vieillesse d'une civilisation. Lorsqu'un My-the est mort, lorsqu'on le regarde du dehors, un Mythe nous apparaît comme un ensemble de croyances plus ou moins fantasques, comme une col-lection de récits imaginaires, étrangement confus, toujours contra-dic-toi-res. Si l'on essaie, par l'imagination postérieure, de le reporter à la vie et à l'histoire, le Mythe semble se mouvoir contre le sens du temps, ce qui fait dire à Mircea Eliade que le Mythe est nostalgie des origines. Mais il se trouve que l'on ne peut pas étudier la vie sur un cadavre. Un Mythe vivant se re-connaît tout au contraire par le fait qu'il est harmonie, fusion et unité des contraires. Cela veut dire tout simplement que les hommes qui vivent dans le champ du Mythe et qui sont organisés par lui, ne ressentent point comme contradictoire tout ce qui paraîtra contradictoire à ceux qui sont en dehors. Le Mythe est vivante force créatrice et il le démontre justement par cette créa-tion qui infatigablement réduit et harmonise les contraires. On a eu un nom pour cette vertu réductrice des contradictions, on l'a appelée la foi. Ra-tionnellement, nous sommes ici dans un cercle vicieux, autre forme de con-tradiction: le Mythe n'est vrai que par la foi, mais la foi ne vit que par le My-the ‹la foi n'est créée que par le Mythe.

Pour qui est dans le Mythe ‹nous le savons bien‹ ce cercle vicieux, cette contradiction n'en est pas une, parce que le Mythe est dans tous ceux qui relè-vent de lui et il ne cesse de se créer entre eux et par eux. Car le Mythe, en effet, est création incessante de soi-même, il est -‹sous tout rapport‹ autocréa-tion. Cela est vrai déjà au niveau du langage, qui est le niveau où se cons-titue l'humain en tant qu'être social. Des illustres structuralistes nous expliquent aujourd'hui que nous ne parlons pas, que nous sommes "parlés". Ils parlent évidemment d'eux-mêmes et pour eux-mêmes, en tant que re-présentants privilégiés des sociétés actuelles. Ils ont raison; puisque toute langue, détachée du Mythe -‹c'est-à-dire du sentiment du monde‹ qui l'a créée, ne peut plus être que parlée, dans le sens de ceux qui l'emploient en réalité ne parlent plus, mais sont parlés. Lorsque la langue est encore vivement attachée à sa racine mythique, elle est encore en train de se créer et ceux qui l'emploient encore parlent et se parlent, loin de toute Tour de Babel.

La langue du Mythe structure des symboles, elle crée encore les choses avec les mots. Lorsque le Mythe ne parle plus et qu'il est tout au plus encore parlé, à l'harmonie du symbole succède la discorde de deux idées opposées, inconciliables. Cela signifie aussi, tautologiquement, qu'à l'époque du Mythe suc-cède l'époque des idéologies, d'idéologies jaillies d'une même source et pourtant toujours opposées, qui s'efforcent vainement d'atteindre leur impos-sible synthèse par une "science ultime" et de retrouver par cela ce pa-radis perdu qui était assuré par l'harmonie du Mythe.

Puisqu'il est harmonie des contraires, le Mythe est aussi le lien social par excellence et, de ce point de vue, il est légitime de parler à son propos de religion. Lien social, le Mythe organise la société elle-même, en assure la cohérence dans l'espace et à travers le temps. Le Mythe est bien plus qu'une Weltanschauung; il est un sentiment du monde et aussi, tout à la fois, ‹mieux: par cela même‹ un sentiment de valeur, un mètre opérant. Il est la clé qui explique, qui suggère l'action et la norme de l'action. Je voudrais vous rappeler ici comment un Mythe peut organiser une société, dicter leur conduite à des hommes, en l'occurence les Hellènes, confrontés soudain à un problème qui leur était inconnu. Les Hellènes étaient des Indo-Européens, leur Mythe était le Mythe indo-européen, sur la base duquel il s'étaient organisés en société à descendance patrilinéaire fondée sur ce que nous pouvons appeler la valeur héroïque. Lorsqu'ils immigrèrent dans la péninsule grecque, ils se trouvèrent confrontés à une société à descendance matrilinéaire. Pour des raisons qui furent peut-être contingentes, ils ne détruisirent pas cette société étrangère. Il y eut mélange de peuples, de civilisations. Cela posait un grave problème: celui de l'opposition inconciliable entre deux conceptions de la société et du droit. Dans la société matriarcale, ce ne sont pas les femmes qui font la guerre et qui détiennent le pouvoir, ce sont aussi les hommes. Mais la légitimité du pouvoir vient de la femme, on ne devient roi que parce qu'on épouse la femme qui par droit de descendan-ce matrilinéaire est héritière du pouvoir. Dans ces sociétés le pouvoir est ainsi toujours détenu par des hommes choisis par les femmes. Or, si l'on peut légitimement penser que les Hellènes, au début du mélange, ont souvent acquis le pouvoir grâce au mariage, ils devaient quand même le légitimer du point de vue de leur Mythe, du point de vue du droit patrilinéaire. Toute une foule de récits mythiques sont là pour nous dire ces conflits et les mille voies par lesquelles les Hellènes ont toujours fait triompher leur système de valeurs. L'aventure d'‘dipe, l'Orestiade, les mythes de Thésée, de Jason, du Bellérophon, le mythe même du rapt d'Europe ne sont que des exemples parmi tant d'autres. Et la suprématie du droit paternel est symbolisée, dans un Panthéon qui certes relève de deux religions mythiques, par la présence d'Athéna, la déesse vierge, déesse guerrière mais aussi déesse de la pensée réfléchie. Athéna n'a pas de mère, elle proclame "n'être que de son pè-re", Zeus, et c'est elle qui est là pour absoudre tous les Orestes, qui pour venger leur père ont été acculés à assassiner leur mère.

Ce rapport intime entre Mythe fondateur, société, système de valeurs, norme sociale, nous permet de parler de la société comme d'un organisme, de parler de société organique. Ce terme de société est du reste impropre, comme le démontre le fait que nous sommes obligés de l'adjectiver. Je di-rais donc, dorénavant, communauté pour dire société organique, et de plus j'opposerai communauté à société tout court, un peu à la façon dont on op-pose un concept-limite à l'autre. Cette opposition de communauté à société n'est pas nouvelle, elle a été faite par des sociologues allemands et notam-ment par Ferdinand Tönnies. L'intuition de ces sociologues était juste, mais elle a toujours conduit à des conclusions erronées ou à des théories assez confuses, parce que la définition de communauté par rapport à société n'était jamais donnée si ce n'est de façon implicite.

Un Mythe est toujours nostalgie des origines, comme dit Mircéa Eliade, mais il est toujours aussi vision cosmologique d'avenir, il annonce une fin du monde, qui peut être aussi parfois commencement d'une répétition du monde et, dans un cas que nous connaissons bien, régénération du monde.

Le Mythe, on dit aussi, n'a pas de temps. Il n'en a pas parce qu'il est le temps, le temps de l'histoire. Ainsi la communauté qu'il organise est un orga-nisme historique qui occupe à tout moment les trois dimensions du temps historique. Une communauté est un organisme vivant, qui est à la fois dans le passé, dans le présent et dans le futur. Une communauté a une conscience communautaire, qui est souvenir, action et projet à la fois. Une telle communauté, nous l'appelons peuple. Lorsqu'un peuple n'a plus la mé-moire de ses origines et, comme dit Richard Wagner, lorsqu'il cesse d'être mû par une passion et une souffrance commune, il cesse d'être peuple: il devient masse. Et la communauté devient société. J'ai dit que communauté et société sont des concepts-limites. Il y a toujours un peu de la masse dans les meilleurs des peuples et il y a toujours un reste de peuple dans la masse la plus vile et la plus rabaissée. Il n'y a pas de doute, et d'ailleurs on nous en rabat les oreilles, que nous vivons à l'époque des masses, que nous vivons dans des sociétés massifiées. L'individu, n'importe lequel, est divinisé au nom de l'égalité. Tout individu social a la même valeur, la personnalité n'est jamais prise en considération ‹et pour cause‹ puisqu'il n'y a plus de système référentiel de valeur socale. Dans une communauté, par contre, la valeur humaine, qui est toujours personnalité sociale, est mesurée par son de-gré de conformation aux types idéaux propo-sés par le Mythe et que chaque membre de la communauté porte en soi comme une sorte de super-ego. Lorsque le Mythe s'effrite, lorsque ces arché-types idéaux ne sont plus ressen-tis comme tels, il n'y a plus de lien com-munautaire, de sorte que, à la limite, tout individu est considéré comme idéal en soi, par le simple fait qu'il est un individu. Ce qui reste pour tenir ensemble ce qui est devenu une société, c'est le lien toujours précaire et con-tingent créé par l'alliance des intérêts égoïstes de groupes d'individus, de classes, de partis, de chapelles, de sectes. La véritable dimension humaine, qui est dimension historique, est perdue; la société de masse ne se soucie plus en réalité ni du passé ni de l'avenir, elle ne vit que dans le présent et pour le présent. Ainsi elle ne fait plus de politique, elle ne fait que de l'économie, et de l'économie de la pire espèce, conditionnant tous les ré-flexes sociaux. Symptomatiquement, la préoccu-pa-tion de l'avenir, les hori-zons de l'an 2000, ne sont invoqués que pour justi-fier et faire avaler l'insuccès économique du présent. Vous l'avez compris, nous sommes en train de parler de nos sociétés occidentales. Ces sociétés, au sein desquelles nous sommes nés et nous vivons, sont issues de la grande ¦koumène chrétienne, qui avait été formée et conformée par le Mythe ju-déo-chrétien. Ce Mythe est mort depuis longtemps, avec son Dieu. Même la religion, telle que ce qui reste des Eglises encore la véhicule, est idéologisée, est devenue idéologie qui s'oppose à d'autres idéologies jaillies de la même source mythique, désormais tarie. Là où le Mythe avait organisé, harmoni-sé, uni et ainsi donné une signification et un contenu spirituel, c'est-à-dire hu-main, à la vie des hommes, les idéologies opposent, désunissent, désagrè-gent. L'idéologie rejette le Mythe comme irrationnel et prétend, elle, être rationnelle, être rationnellement fondée. Au fond, de façon implicite ou ex-plicite, toute idéologie prétend être science et science de l'homme aussi. Et sur la lancée de sa quête de rationalisme, toute idéologie finit par se muer en anti-idéologie. En effet, puisqu'une idéologie ne va jamais sans idéologie contraire, cette constatation pousse à la recherche d'une synthèse dans une sorte de neutralité idéologique apparente, soutenue par la conviction sau-gre-nue qu'en dernier ressort tout, même l'homme, est quantifiable, que tout peut être calculé, que la vie d'une société se réduit à un problème de gestion administrative.

Les sociétés occidentales, par exemple, ont l'illusion de retrouver l'har-monie perdue, la fusion intime des contraires grâce aux vertus de la to-lérance: mais elles deviennent ainsi schizophrènes et rendent schizo-phrènes les individus les plus sensibles au climat social. L'individu occiden-tal finit toujours par avoir mauvaise conscience, surtout au niveau du pouvoir, parce qu'il est tenaillé par deux exigences opposées, qu'il ne saurait satisfaire ensem-ble, disons, pour simplifier: l'exigence de liberté indivi-duelle et l'exigen-ce de justice sociale. L'écartèlement qui est au sein des so-ciétés est toujours aussi au c¦ur des individus et cela porte parfois à des conséquences co-casses, comme dans le cas des libéraux avancés qui vou-draient aussi être à la fois socialistes et dans celui des communistes et socia-listes qui voudraient aussi être libéraux. Et remarquez que si on se moque du Mythe, rejeté com-me irrationnel, instinctivement on voudrait bien en récupérer le bénéfice social, en proposant des Anti-Mythes avec un idéal correspondant qui serait celui de l'Anti-héros, idéal si bien représenté au niveau de la consomma-tion quotidienne de pseudo-valeurs sociales, par l'artiste débraillé, chevelu, si possible un peu sale.

Les sociétés communistes, elles aussi issues du Mythe judéo-chrétien, ont essayé une autre solution. Elles ont choisi l'intolérance, au bénéfice d'une seule idéologie, sommée en fait de prendre la place du Mythe. Mais puisque l'idéologie n'est pas un Mythe et donc ne peut pas être opérante dans l'âme des individus, les individus ne se conforment jamais à la norme idéolo-gique. La conséquence bien connue en est que la société communiste est une société de contrainte. Pour être tout à fait exact: il y a dans la société commu-niste, à tous les niveaux, une obligation de contrainte, de sorte que l'épura-teur lui-même finit toujours épuré, tandis que dans la société libéralo-dé-mo-cratique on aboutit à une obligation de tolérance, dont même les délin-quants finissent par bénéficier. Par ailleurs les sociétés communistes aussi, en dépit de certaines apparances "anti-économiques", ne vivent que dans le présent. La démonstration en est offerte, de façon périodique mais frappan-te, par la condamnation de tout présent révolu, qui y assume les aspects d'une célébration rituelle. Le présent est toujours divinisé ‹de Lénine à Sta-line jusqu'à Mao‹ pour être infailliblement condamné et conspué dès qu'il cède la place à un autre présent. Ainsi, somme toute, on peut bien dire que l'équation sociale de la société communiste donne comme résultat la mê-me valeur que l'équation démocratico-libérale. Microscopiquement, au niveau des individus, la société libérale est plus attrayante, d'où le phénomène de la dissidence au sein des régimes communistes, les fuites, et par réaction le mur de Berlin. Mais remarquez aussi qu'au niveau macrosco-pique, de la masse en tant que telle, la fuite se produit surtout en sens in-verse et que donc dans cet après-guerre les sociétés socialistes se sont multi-pliées.

Que faire alors, à quoi s'attendre? Permettez-moi de revenir encore une fois à Nietzsche. Nietzsche nous a dit parmi les premiers que la civilisation occi-dentale était entrée en agonie, une agonie à la durée imprévisible, et qu'elle allait mourir. Les nations européennes sont condamnées ou bien à sortir de l'histoire à la façon des Bororos chers à M. Lévi-Strauss, ou bien à mourir historiquement et voir dissoudre leur substance biologique dans des nations et des peuples à venir. Au fond, tout le monde en Europe est plus ou moins conscient et c'est bien à cause de cela qu'il y a depuis quelque temps un dis-cours sur l'Europe. Mais cette Europe est conçue comme un prolongement des actuelles réalités sociales, comme le dernier moyen pour sauver ce qui est à l'agonie, ce qui est condamné à mort, c'est-à-dire la civilisation judéo-chrétienne. Mais si une Europe voit le jour dans un avenir plus ou moins lointain, elle n'aura de sens, historiquement, que si elle est telle que Frie-drich Nietzsche la souhaitait, portée et organisée par un Mythe nouveau, fon-damentalement étrangère à tout ce qui est aujourd'hui. Nous croyons savoir que ce nouveau Mythe est déjà là, qu'il est déjà apparu. Pour cela il y a des signes et des signes derrière les signes. A ses débuts, un Mythe est tou-jours extrêmement fragile, sa vie dépend toujours de quelques poi-gnées d'hom-mes qui déjà le parlent. Dans une étude sur ce que j'appelle la mu-si-que européenne de Johann Sebastian Bach à Richard Wagner, j'ai es-sayé de montrer comment ce Nouveau Mythe et la nouvelle conscience his-torique qui le porte sont nés, de montrer aussi par quel chemin ce Nouveau Mythe s'est dirigé vers notre présent. S'il vit encore, il ne peut survivre qu'en vertu de la totale fidélité de ceux qui le portent à son jeune passé. Certes, il n'a pas encore tout dit, peut-être n'a-t-il que balbutié. Le Mythe, lorsqu'il est vi-vant, est toujours en train de se dire.
 
 

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Bertrand de Jouvenel (italiano)

Betrand de Jouvenel:
analisi del potere, superamento del sistema

di Laurent Schang

Singolare destino, quello di Bertrand de Jouvenel des Ursins, aristocratico repubblicano non-conformista degli anni fra le due guerre mondiali, e federalista europeo co-fondatore del Club di Roma, titolare di cattedre universitarie a Parigi, Oxford, Manchester, Cambridge, Yale e Berkeley, autore di una trentina di trattati teorici di politologia e scienze economiche e sociali, testimone e attore di 50 anni di alta diplomazia mondiale nonché personaggio di spicco nella vita culturale e accademica di Francia. Tutte queste benemerenze non gli impediranno di essere indicato come una "figura di primo piano del filo-fascismo francese" dallo storico Zeev Sternhell (nel suo saggio Né destra né sinistra. L¹ideologia fascista in Francia), che de Jouvenel trascinerà in tribunale.

La vita (cenni)
Bertrand de Jouvenel nasce il 31 ottobre 1903 da Henry de Jouvenel (senatore e ambasciatore francese radical-socialista ma di tradizione familiare cattolica e monarchica) e da Sarah Claire Boas (figlia di un ricco industriale ebreo e massone).
Dopo aver condotto brillantemente studi di diritto e scienze sociali all¹Università di Parigi, il giovane Bertrand de Jouvenel si appassiona alla politica internazionale e diviene corrispondente presso la Società delle Nazioni, mentre si dedica all¹individuazione e alla teorizzazione dell¹essenza del potere nelle sue molteplici espressioni, cominciando ad elaborare il suo personale sistema di pensiero.
Pacifista, ardente promotore della riconciliazione franco-tedesca e consapevole della limitatezza della dicotomia "destra-sinistra", fonda il settimanale non-conformista "La lutte des jeunes".
Attirato per qualche tempo dall¹esperienza proletar-fascista del Parti Populaire Français di Doriot, ben presto se ne allontana e confluisce nella resistenza; nel 1943, perseguitato dalla Gestapo, si rifugia in Svizzera.
Nel dopoguerra riprende la sua attività di analista, docente e pensatore; dottore honoris causa all¹Università di Glasgow, fra il 1954 e il 1974 fonda due periodici ‹ "Analyse et Prévision" e "Chroniques d¹Actualité"; muore nel 1987.

Il pensiero e le opere (in breve)
Non è esagerato definire "monumentale" il lavoro di Bertrand de Jouvenel. Il suo pensiero ingloba la totalità delle conoscenze contemplate dalle scienze umane, e pertanto va affrontato da un punto di vista politologico: esso va considerato come un tentativo di messa in relazione gerarchica delle tre componenti imprescindibili di ogni evento sociale:

* l¹individuo
* la società
* lo Stato-Nazione,

il tutto integrato nella vasta prospettiva d¹insieme dell¹eterno divenire della civiltà.
Nel 1947 BdJ pubblica il libro "Quelle Europe". Filo conduttore del suo saggio è la domanda: "Quale Europa vogliamo?".
Guidato dalla sua volontà di potenza, l¹uomo europeo ha conquistato il pianeta, e la storia dell¹Occidente è diventata la storia del mondo. Come è dunque possibile spiegare la "balcanizzazione" dell¹Europa post-1945? La sua lacerazione fra la potenza asiatica e quella americana? La degenerazione del cittadino libero sulla base della filosofia europea in mero produttore-consumatore? E, infine, come misurare la degenerescenza delle strutture sociali organicamente articolate in un Tutto meccanico parassitato dallo Stato, divenuto una sorta di "Minotauro" assolutista al quale viene dato in pasto l¹individuo-cittadino, divenuto a sua volta una semplice cellula impotente di fronte alla megamacchina statocratica?
Per BdJ la risposta sta nella medesima volontà di potenza. Per mobilitare le energie e razionalizzare il suo appetito insaziabile, la civiltà si è dotata dell¹arma ideologica: tutto il lavorìo dei tempi moderni consiste nel rafforzare la sovranità nazionale e l¹autorità illimitata del sovrano a detrimento del cittadino. La maggioranza costituita dalla nazione deve sottomettersi al volere della minoranza rappresentata dal Potere. Al centro di questo sistema sta la democrazia: essa, indissolubile dal principio nazionale, consacra non già il regno della persona e della comunità (espressione più diretta del genio europeo), bensì quello di un "self-government" autocratico, che pretende di esprimere la volontà della maggioranza e plasmare il tipo di vita di tutti i suoi sudditi. Il diritto si sostituisce allo spirito, la libertà diventa un assioma. Con l¹ipertrofizzarsi dello Stato, si è affermato il Potere: diritto illimitato di comandare in nome del Tutto sociale attraverso la distruzione progressiva di ogni corpo intermedio.
Il passaggio dalla monarchia alla democrazia, considerato come un progresso nelle forme di governo, è peraltro un progresso nello sviluppo degli strumenti di coercizione: la centralizzazione, la regolamentazione, l¹assolutismo.
Con la democrazia, il serpente si morde la coda: da potente che era, la civiltà diviene impotente, privata delle sue risorse legittime che sono la spiritualità, lo spirito d¹iniziativa (la libera impresa) e la libera associazione.
Secondo BdJ, non v¹è alcun dubbio che il Potere sia sempre uguale a se stesso, indipendentemente dalle espressioni ideologiche di cui si munisce, guidato soltanto dal proprio egoismo ontologico e sfruttando a tal fine le forze della nazione.
Per restaurare la civiltà e conferirle nuova dignità, BdJ indica cinque fronti sui quali è necessario battersi:
lavorare per lo smantellamento dello Stato nazional-unitario, mostruosa concentrazione di potere e unica molla di tutte le forze e le forme di vita della società;
sopprimere la dicotomia "produttore-cittadino", e recuperare l¹antica concezione di "uomo libero" ‹ l¹abitante, il cittadino realizzato nella sua capacità di affermarsi come persona, come Essere e come Divenire;
procedere a uno studio critico dei pensatori che stanno all¹origine della Civiltà di Potenza: Hobbes, Rousseau, Kant, Bentham, Helvétius e Destutt de Tracy, promotori di concezioni della società false e mortali;
riprendere coscienza del fatto che la nazione non è semplice "sentimento associativo" bensì senso dell¹appartenenza comune a una fede e una morale unanimemente rispettate: un diritto inviolabile perché fuori dalla portata del Potere;
instaurare una nuova carta dei popoli, fondata sui particolarismi linguistici, culturali, tradizionali e consuetudinari (nelle parole di BdJ, bisogna recuperare "uno spirito conservatore delle glorie e dei costumi del gruppo di appartenenza; uno spirito di corpo che preferisce comportamenti differenziati, propri al gruppo di appartenenza, ad altri estranei e proposti come "più razionali"; un¹adesione sentita alla località piuttosto che un astratto votarsi all¹ideologia, che trascende i quadri geografici e non se ne cura").

Conclusione
Ecco, in sintesi, i tratti caratteristici di una posizione non conformista che pone l¹accento sulla persona umana, sulla libertà d¹associazione spontanea, sull¹appartenenza alla comunità ‹ contro l¹onnipotenza del Potere. Sta qui l¹importanza del messaggio di Bertrand de Jouvenel: perché possa (ri)vivere l¹Uomo Europeo, responsabile, cittadino, libero.

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