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jeudi, 18 janvier 2007

Sur l'état actuel de la Russie (3)

Sur l'état actuel de la Russie (3)

Les médias occidentaux ont attribué la paternité des violences ethniques survenues en Carélie, dans la ville de Kondopoga, à un mystérieux mouvement russe contre les migrations illégales, le DPNI. Qui se cache derrière cette organisation et quelle force représente-t-elle concrètement ? Le DPNI semble jouir d’une certaine sympathie auprès de la population russe, est-ce le cas ?

 

 

 

L’affaire de Kondopoga est évidemment un fait divers tragique, comme nous en connaissons à profusion en Belgique et en France. Cette année, à Arlon et à Ostende, des bandes tchétchènes ont tué un jeune, rançonné des fêtards, ravagé une discothèque. Les brigades spéciales de la police fédérale de Bruges ont dû intervenir à la côte. Ces énergumènes ont évidemment un sentiment de totale impunité : ils se posent comme les victimes de Poutine et de l’armée russe. Ils sont des résistants intouchables, adulés par un journal comme le Soir. A Arlon, à la suite de l’assassinat sauvage d’un jeune homme tranquille de 21 ans, une « marche blanche » de plus de 2000 personnes a défilé, réclamant la dissolution des bandes tchétchènes. La presse n’en a pas dit un mot !

 

 

 

Des diasporas agressives et déboussolées

 

 

 

En Russie, et surtout dans cette zone excentrée de la Carélie, la foule n’a pas eu recours à une « marche blanche », mais s’est exprimée d’une autre façon, plus musclée.

 

 

 

Je ne peux évidemment juger du capital de sympathie ou d’antipathie dont bénéficie le DPNI en Russie. On peut simplement constater en Europe comme en Russie une lassitude de la population face à des exactions commises par des diasporas agressives et déboussolées.

 

 

 

L’antenne russe du site internet « Indymedia », qui se revendique un média alternatif et dont la tonalité est clairement altermondialiste, a récemment suscité la polémique. Certains militants anti-globalisation accusaient son animateur, Vladimir Wiedemann, de sympathie avec la « Nouvelle Droite ». Plus largement, existe-t-il en Russie des connexions entre la mouvance anti-globalisation et des éléments d’obédience nationale-identitaire ?

 

 

 

Vladimir Wiedemann est l’un des hommes les plus charmants, que j’ai rencontré. J’ai fait sa connaissance dans le Fichtelgebirge en Allemagne et nous nous sommes promenés, avec le Dr. Tomislav Sunic venu de Croatie, dans les rues de Prague. C’était à l’occasion d’une Université d’été allemande en 1995. Depuis, Vladimir Wiedemann a participé à plusieurs universités d’été et à des séminaires de « Synergies européennes » ou de la « DESG/Deutsch-Europäische StudienGesellschaft », organisation sœur en Allemagne du Nord. Wiedemann a ensuite négocié avec les altermondialistes d’Indymedia l’ouverture, sous sa houlette, d’une antenne russe de ce réseau de sites contestataires. C’est bien sûr ce qui a déclenché le scandale après quelques mois.

 

 

 

Une théologie impériale de facture byzantine

 

 

 

Je ne sais pas si l’on peut qualifier Vladimir Wiedemann d’exposant de la ND. Ses positions sont bien différentes. Surtout quand il évoque la nécessité de retrouver des racines byzantines et orthodoxes pour refonder l’impérialité russe. La renaissance russe passe donc, à ses yeux, par une théologie impériale, de facture byzantine, où l’Empereur est simultanément chef de guerre et « pontifex maximus ».

 

 

 

Cette position orthodoxe pure met évidemment Wiedemann en porte-à-faux avec une ND, du moins en France, qui valorisait l’Empereur, et surtout Frédéric II de Hohenstaufen à la suite de Benoist-Méchin, mais un empereur qui s’était débarrassé au préalable de tous les oripeaux du christianisme et ne régnait que par son charisme personnel et par la gloire de ses actions, sans référence à un au-delà ou à une métaphysique quelconque. Wiedemann va même plus loin : cette théologie impériale byzantine doit être capable, à terme, de générer un « espace juridique et impérial unitaire et grand continental », expliquait-il lors de l’Université d’été du Fichtelgebirge. Nous n’avons plus affaire, comme chez Douguine, à une référence à l’eurasisme des années 20, d’inspiration scythique ou panmongoliste, complétée par une réflexion sur les thèses ethnogénétiques de Goumilev, ni à un futurisme technocentré et technomorphe comme chez Thiriart ou Faye, mais à une tradition religieuse romaine, dans l’expression qu’elle s’était donnée à Byzance, au temps de sa plus grande gloire. Wiedemann prend très au sérieux, et sans nul doute plus au sérieux que tous les autres exposants du non conformisme identitaire russe contemporain, le rôle dévolu à la Russie après la chute de Constantinople en 1453 : celui d’être une « Troisième Rome », qui reprendrait intégralement à son compte le système traditionnel de l’impérialité incarnée par le Basileus byzantin (cf. V. Wiedemann, « Russie : arrière-cour de l’Europe ou avant-garde de l’Eurasie ? », in : Vouloir, n°6, 1996).

 

 

 

Convergences et divergences entre altermondialistes et identitaires

 

 

 

Quant aux connexions entre altermondialistes et identitaires, elles existent de facto potentiellement, à défaut d’exister in concreto sur le plan organisationnel, car une hostilité au déploiement néo-libéral planétaire actuel est plus conforme aux discours, épars aujourd’hui encore, des identitaires qu’à ceux des altermondialistes de gauche. Ceux-ci rejettent tout autant les obligations et les devoirs qu’implique une identité, ou, plus exactement, une imbrication dans une continuité historique particulière et non interchangeable, que les capitalistes globalistes contre lesquels ils s’insurgent. Au discours globaliste de Davos, ils opposent un autre discours globaliste, également sans frontières, sans ordre, sans garde-fou. Quand des militants de l’antenne wallonne de « Terre & Peuple », de concert avec des militants de « Nation », m’avaient demandé de parler de l’Europe et de la globalisation en novembre 2005 à Charleroi, j’ai utilisé, pour parfaire et étayer ma démonstration, les nombreux petits ouvrages diffusés par ATTAC, en en corrigeant les outrances ou les dérapages ou les insuffisances, mais aussi en montrant tous les points de convergence qui pouvaient exister entre eux et les positions de « Synergies européennes ».

 

 

 

Wiedemann a dû poser exactement la même analyse en Russie : il s’est présenté et est devenu tout naturellement l’animateur d’Indymedia-Russie. Sa haute intelligence doit rendre ce site-là bien plus intéressant que les autres émanations d’Indymedia. Wiedemann ne doit publier que des textes pertinents, en expurgeant toute la phraséologie post-soixante-huitarde, tous les dégoisements gnangnan que cet altermondialisme officiel produit. D’où les colères impuissantes qu’il a suscitées.

 

 

 

Fait à Forest-Flotzenberg, octobre 2006.

 

 

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Sur l'état actuel de la Russie (2)

Sur l'Etat actuel de la Russie (2)

Seul le Parti national-bolchevique, à l’esthétique pour le moins provocante et conduit par le célèbre écrivain Edouard Limonov, entretient une véritable agitation contre le pouvoir poutinien. Dans son opposition systématique au Kremlin, il est allé jusqu’à s’allier aux mouvements pro-occidentaux et libéraux. N’est-ce pas un peu paradoxal ? Que penser de ce mouvement et de son chef qui semble compter quelques soutiens parmi de nombreux intellectuels français de gauche comme de droite ?

 

 

 

Pour moi, Edouard Limonov reste essentiellement l’auteur d’un livre admirable : « Le grand hospice occidental ». Dans cet ouvrage, publié en français, Limonov reprenait à son compte un vieux thème de la littérature russe, celui du vieillissement prématuré et inéluctable de l’Occident. On le retrouve chez les slavophiles du début du 19ième siècle, qui considéraient les peuples latins et germaniques comme « finis », comme des peuples qui avaient épuisé leurs potentialités, bref comme des peuples vieux. Danilevski, dans une perspective non plus slavophile et donc ruraliste et paysanne, mais dans une perspective panslaviste plus moderniste et offensive, réactualisait, quelques décennies plus tard, la même idée. Plus récemment, un auteur, mort dans la misère à Moscou en 1992, Lev Goumilev, qui a influencé Douguine, évoquait la perte de « passion », de « passionalité », chez les peuples en voie de déclin (sur Goumilev et son influence sur les nouvelles droites russes, voir l’ouvrage universitaire très fouillé de Hildegard Kochanek, Die russisch-nationale Rechte von 1968 bis zum Ende der Sowjetunion, F. Steiner Verlag, Stuttgart, 1999). Moeller van den Bruck, traducteur allemand de Dostoïevski et figure de proue de la « révolution conservatrice », parlait de « révolution des peuples jeunes », parmi lesquels il comptait les Itlaiens, les Allemands et les Russes. Pour lui, les peuples vieux, étaient les Anglais et les Français. Limonov ne veut pas que la Russie devienne un « hospice », comme l’Occident qu’il fustigeait à sa façon, en d’autres termes que Zinoviev quand ce dernier démontait les mécanismes de l’occidentisme. Mais, à lire attentivement les deux ouvrages, celui de Limonov et celui de Zinoviev, on trouvera sans nul doute des points de convergence, qui critiquent l’étroitesse d’horizon, la nature procédurière, voire judiciaire, des rapports sociaux, en Occident.

 

 

 

Nostalgie de la littérature engagée et de la figure de l’écrivain combattant

 

 

 

Cette horreur du vieillissement et de l’encroûtement, que subissent effectivement nos peuples, a amené bien évidemment Limonov à une autre nostalgie, intéressante à noter : celle de la littérature engagée, celle de l’écrivain combattant, militant, auréolé d’un panache d’aventurier. Jean Mabire, récemment décédé, n’avait jamais cessé de nous dire, justement, que cette littérature-là est la plus séduisante de nos deux derniers siècles, qu’elle est impassable, qu’on y reviendra inlassablement. Limonov, fidèle à ce double filon, celui de la jouvence russe et celui de l’engagement, a forcément posé une esthétique de la révolution et de la provocation, de la bravade, celle que vous évoquez dans votre question. Cette esthétique est comparable à celle des écrivains du temps de la guerre d’Espagne ou à celle des rédacteurs de « Gringoire » ou « Je suis partout » en France, autant d’écrivains engagés, dont le plus connu demeure évidemment André Malraux, avec sa « voie royale » et son action dans l’aviation républicaine. Il y a eu des Malraux communistes, fascistes et gaullistes. Limonov entend faire la synthèse de ces gestes héroïques, de ces postures mâles, politisées, impavides, picaresques, et de les incarner en sa propre personne.

 

 

 

Limonov a donc pris la pose de ces écrivains des années 30, dans un contexte contemporain où ce type d’attitude est totalement rejeté et incompris, car nous ne sommes plus du tout dans une période héroïque de l’histoire, mais dans une période plate et triviale. Cet anachronisme apparent, qui déroute et choque, rend évidemment Limonov sympathique à tous ceux qui, à gauche comme à droite, regrettent le bel âge des engagements totaux.

 

 

 

Embastillé naguère pour ses multiples frasques par Poutine ou par un juge nommé par Poutine, Limonov, en toute bonne logique révolutionnaire/littéraire, se mettra à combattre, sans répit et de manière inconditionnelle, celui qui l’a fait jeter dans un cul-de-basse-fosse. Et là, nous débouchons immanquablement sur les paradoxes que vous soulignez. Un ultra-national-bolchevique, haut en couleur, au talent littéraire avéré, qui s’allie à des libéraux pour lutter de concert contre un régime présidentiel parce que celui-ci ne les autorise pas à marchander et à trafiquer à leur guise, c’est bien entendu un paradoxe de belle ampleur ! Mais ce n’est certes pas la première fois dans l’histoire que cela se passe…

 

 

 

Les outrances ont une grande utilité politique

 

 

 

Il n’y a rien à « penser » du mouvement de Limonov. Il y a à constater son existence, à observer ses vicissitudes. Sans entonner des louanges déplacées. Sans tonner de condamnation pour se dédouaner. Le phénomène Limonov, comme tout phénomène du même acabit, comme celui d’Eric Wichman en Hollande dans les années 20 et 30 (cf. l’article de Frank Goovaerts sur www.voxnr.com), comme le phénomène Van Rossem en Belgique il y a une quinzaine d’années, sont nécessaires au bon fonctionnement d’une communauté politique. Les outrances ne déplaisent qu’aux rassis et aux moisis. Elles mettent en exergue des dysfonctionnements avant que tous les autres ne s’en rendent compte. Elles font office de signaux d’alarme.

 

 

 

Personnellement, je n’ai jamais rencontré Limonov. Le Français qui l’a le mieux connu, et l’a défendu en organisant pour lui un comité de soutien, est Michel Schneider, l’ancien animateur de la revue « Nationalisme & République ».

 

 

 

D’autres mouvements plus marginaux, comme l’Union russe nationale, aux sympathies ultra-orthodoxes et au nationalisme traditionnel, semblent constituer une nébuleuse insaisissable. Quel est le potentiel de ces multiples mouvements dont le discours est un subtil mélange de panslavisme, d’anti-américanisme, d’orthodoxie et parfois même de communisme ?

 

 

 

Comment voulez-vous que je vous réponde, si la nébuleuse est insaisissable ? Comment voulez-vous que je la saisisse ? Comme les bravades de Limonov à l’avant-scène, sous les feux de la rampe, les nébuleuses, en arrière-plan, comme « fond-de-monde », sont tout aussi nécessaires. Dans le contexte qui nous préoccupe, vous énumérez les ingrédients de la nébuleuse, tous ingrédients consubstantiels à la culture russe. Vous oubliez simplement la slavophilie, présente dans des réseaux comme Pamiat, au début de la perestroïka. La slavophilie, comme toutes les références « völkisch/folcistes » est évidemment insoluble dans le libéralisme et la globalisation, puisque ses références sont le peuple particulier, face à un monde d’élites dénationalisées. Aucune « généralité » philosophique ou politique ne trouve grâce à ses yeux.

 

 

 

Les clivages confessionnels se sont révélés plus forts que le panslavisme

 

 

 

Le panslavisme hisse cette slavophilie à un niveau quantitativement supérieur, veut une union de tous les Slaves, qui ne s’est pas réalisée parce les clivages confessionnels sont demeurés plus forts que l’appel à l’unité. Entre Catholiques polonais et Uniates ukrainiens, d’une part, Orthodoxes russes et autres, d’autres part, sans oublier la tradition laïque ou hussite en Bohème, entre Catholiques croates et Orthodoxes serbes, les fossés sont chaque fois trop grands, n’ont jamais pu être comblés, en dépit des exhortations et des proclamations. Si le panslavisme n’a pas fonctionné, comment voulez-vous, dès lors, que cette russéité, ou ces identités slaves non russes, s’évanouissent dans une panmixie planétaire ?

 

 

 

L’orthodoxie, bien plus conservatrice que le catholicisme, dans ses formes et sa liturgie, constitue bien entendu un rempart plus solide encore contre la mondialisation et ses effets pervers.  Quant au communisme, aujourd’hui, il n’est plus du tout la pratique quotidienne de la révolution, l’espoir d’un monde meilleur, mais un reliquat du passé. Le réflexe conservateur inclut désormais l’idéologie révolutionnaire dans ses nostalgies, parce que cette idéologie ne meut plus rien, ne participe pas à la grande marche en avant éradicatrice de la modernité : l’idéologie de la globalisation, de la table rase, de l’éradication, c’est désormais le néo-libéralisme et non plus la vieillerie qu’est devenue le communisme.

 

 

 

Le matérialisme économique est responsable des catastrophes du 20ième siècle

 

 

 

Dès l’heure de la perestroïka, le philosophe Mikhaïl Antonov avait repris la critique du matérialisme économique énoncée au début du 20ième siècle par des figures comme Soloviev et Boulgakov. Pour leur disciple et actualisateur Antonov, les idéologies matérialistes, comme le capitalisme et le socialisme se réclamant du matérialisme économique, sont responsables des catastrophes du 20ième siècle et de l’effondrement de l’économie soviétique. La disparition du communisme strict, sous Gorbatchev, ne conduira, pensait Antonov, qu’à un accroissement du bien-être matériel, ce qui maintiendra, pour son malheur, la Russie dans une forme seulement plus actualisée du soviétisme moderniste, lui-même issu du matérialisme bourgeois occidental. Pour éviter cet enlisement, l’économie doit se référer à des traditions nationales russes, moduler ses pratiques sur celles-ci, et ne pas adopter des modèles occidentaux, américains, néo-libéraux. Le publiciste nationaliste Sergueï Kara-Mursa, poussant plus loin encore les thèses d’Antonov, affirme que le capitalisme est intrinsèquement étranger à l’âme russe, incompatible avec les principes de fraternité de la chrétienté orthodoxe, fondements du caractère national russe et matrices de ses orientations socialistes spontanées et particulières, inaliénables et pérennes.

 

 

 

L’ouverture que constituait la perestroïka était dès lors perçue, par des hommes comme Antonov et Kara-Mursa, comme une tentative de miner les fondements moraux et spirituels du peuple russe et de lui injecter, par la même occasion, le « poison » de la civilisation capitaliste occidentale. Les théories d’Antonov seront rapidement reprises par Ziouganov dans le programme du PCR, ce qui explique la mutation profonde de ce parti, qui renonce ainsi à tout ce que le communisme avait de rébarbatif et d’inacceptable, et, par voie de conséquence, explique toutes les convergences entre nationaux et communistes, objets de cet entretien.

 

 

 

Dans la nébuleuse, que vous évoquez, c’est la notion de fraternité qui est cardinale, qui est le point de référence commun. Elle est effectivement incompatible avec le néo-libéralisme, idéologie de la globalisation. Elle postule le solidarisme, soit un socialisme de la fraternité, d’où ne sont pas exclues les dimensions religieuses.

 

 

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Sur l'état actuel de la Russie (1)

Sur l’état actuel de la Russie, des relations euro-russes et des mouvances identitaires russes

Entretien avec Robert Steuckers (Synergies Européennes)

Propos recueillis par Fabrice Lauffen (ID-Magazine)

Nous observons aujourd’hui en Russie l’émergence d’un fort courant nationaliste qui traverse tous les partis et bouscule ainsi le traditionnel clivage gauche/droite. Ceci rend difficile un décryptage aisé des forces en présence ainsi qu’une compréhension claire des projets portés par chacune d’elles. Par exemple, que renferme le mouvement de gauche « Rodina », qui signifie « mère-patrie », dirigé par des anciens membres du Parti communiste ? Certains le considèrent comme une création du Kremlin. Si c’est le cas, à quelles fins ?

Votre question, très précise et fort bien formulée, évoque avant tout une évidence qui crève les yeux : un courant nationaliste puissant bouscule forcément, et quasi par définition, le clivage arbitraire et intenable sur le long terme entre « gauche » et « droite ». Surtout en Russie. Pour des motifs historiques bien patents. La Russie est aujourd’hui un pays perdant, un vaste pays, un pays-continent, qui a perdu la Guerre Froide, qui a évacué sa première ceinture de glacis, soit les pays du COMECON en Europe centrale et orientale. Elle a ensuite perdu ses glacis conquis au prix fort au temps des tsars, dans les années vingt et trente du 19ième siècle dans le Caucase d’abord, dans la seconde moitié du 19ième en Asie centrale ensuite. Le processus actuel de dissolution, sous les coups bien ciblés des diverses stratégies américaines mises en œuvre avec une constance et un acharnement féroces, s’est déclenché non pas immédiatement après la seconde guerre mondiale, comme on nous le fait croire, ou sous le règne de Khrouchtchev, mais immédiatement dans la foulée de l’invasion soviétique de l’Afghanistan en décembre 1979. A partir de ce moment-là, Washington a estimé que l’équilibre entre les puissances était rompu. L’URSS devait dès lors disparaître par fragmentation et balkanisation de son cordon de glacis, protégeant le centre historique de l’impérialité russe qu’est la Moscovie.

Les Etats-Unis avaient intérêt à maintenir l’Europe en état de division

L’URSS, malgré les cadeaux européens, consentis par Roosevelt à Yalta, restait une puissance encerclée, sansvéritables ouvertures vers les mers chaudes donc sans espoir de se développer dans la compétition bipolaire et d’acquérir un statut authentique de grande puissance. Jordis von Lohausen, le géopolitologue autrichien qui fut mon maître, nous expliquait fort bien, dans la double tradition géopolitique allemande de Ratzel et de Tirpitz, qu’une vraie superpuissance est une superpuissance qui a accès à toutes les mers, les domine et entretient une flotte capable de damer le pion à tout adversaire potentiel. Dans ce contexte de la guerre froide, les Etats-Unis, dans un premier temps, avaient intérêt à maintenir l’Europe en état de division, à ne pas en chasser les forces soviétiques qui occupaient les espaces complémentaires nécessaires au déploiement de la machine économique de leurs concurrents allemands et ouest-européens, à se faire passer pour les protecteurs « bienveillants » des pays satellisés de la portion occidentale de notre continent, où ils avaient remis en selle tous les corrompus, les prévaricateurs et les concussionnaires d’avant-guerre.

Le soviétisme, offensif en apparence, militarisé, avait, par les allures qu’il se donnait, une utilité médiatique : il apparaissait comme un croquemitaine ; des politicards véreux, revenus dans les fourgons de l’armée britannique ou de l’US Army, recyclés dans un occidentalisme hostile aux souverainetés nationales, comme Paul-Henri Spaak, pouvaient s’écrier à toutes les tribunes internationales « J’ai peur ! » et réclamer, en tant que faux socialistes, des crédits militaires inutiles, en faisant acheter, par les gouvernements européens vassalisés, du matériel et surtout, bien entendu, des avions américains ; du coup, face à une URSS peu séduisante sur le plan publicitaire, les Etats-Unis se donnaient toujours le beau rôle, gagnaient la bataille médiatique et pouvaient fourbir leur meilleure arme, celle du « soft power ».

Ce concept de la politologie moderne désigne et définit l’ensemble des atouts médiatiques, scientifiques, culturels, cinématographiques (Hollywood), politiques, économiques des Etats-Unis, selon la définition du politologue contemporain Joseph S. Nye Jr. (in : Soft Power. The Means to Success in World Politics, Public Affairs, New York, 2004), ensemble d’atouts qui fait que les masses ignorantes et manipulables à souhait, ou des fragments considérables de la masse, capables, même minoritaires de faire basculer les opinions publiques, adhèrent sans réfléchir, tacitement, à l’image quasi publicitaire que donne l’Amérique d’elle-même. Ces masses ou parties de masse considèrent les « vérités » médiatiques américaines comme des évidences incontestables. Qui ne sont presque jamais contestées effectivement, parce qu’il n’existe aucun « soft power » alternatif !

Inusables arsenaux propagandistes

Pour revenir plus directement à votre question, je dirais d’abord que la Russie actuelle ne dispose pas de ce « soft power », ni de rien d’équivalent, ensuite que les médias occidentaux puisent encore et toujours dans les arsenaux propagandistes de la guerre froide, puisque la Russie reste, en fin de compte, l’ennemi à abattre, qu’elle ait été tsariste ou communiste hier, qu’elle soit démocratique aujourd’hui. Poutine passe pour une sorte de nouveau Staline, pour un « méchant » qui devrait au plus vite quitter le pouvoir, pour laisser la place à un « chef » que l’on considèrera comme un « good guy », bien « démocratique », mais qui laissera oligarques, banquiers, organisations internationales piller, neutraliser et avachir la Russie.

En Belgique, le principal quotidien bruxellois, le Soir, publie chaque jour des articles haineux, et de ce fait délirants, contre la Russie. De ses colonnes, on pourrait facilement tirer une anthologie de la russophobie la plus rabique. Aucune autre instance médiatique ne peut répondre à ces délires, ni en Belgique ni dans le reste de la francophonie (à l’exception, parfois du Temps de Genève), en démonter l’inanité, en exhiber la profonde malhonnêteté, car aucun « soft power » russophile n’existe, ne dispose d’arsenaux sémantiques suffisamment étoffés, d’instruments cinématographiques ou de banques d’images alternatives.

La mouvance identitaire, à laquelle vous appartenez, devrait réfléchir à cette terrible lacune, qui nous fait perdre guerre après guerre, dans les conflits « cognitifs » d’aujourd’hui : il n’y certes pas de « soft power » russe ; il n’y a pas davantage de « soft power » européen ou japonais, capables de neutraliser les effets du « soft power » américain. On constate, à intervalles réguliers, que, pour dénigrer l’Allemagne ou la France, le Japon ou la Chine, des images stéréotypées, totalement fausses mais médiatiquement vendables, des clichés rabâchés sont ressortis et diffusés à grande échelle, créant, ponctuellement, dans les pays anglo-saxons, et dans le monde, des réflexes germanophobes, francophobes, japonophobes ou sinophobes.

Les ennemis de l’Amérique sont toujours fustigés avec une hystérie consommée !

Rappelez-vous que Chirac en a fait les frais lors de ses essais nucléaires en 1995, puis en 2003, lors de l’épisode fugace de l’Axe Paris-Berlin-Moscou, et enfin, pour le rendre encore plus malléable, lors des émeutes des banlieues en novembre 2005 ; quant à la germanophobie, elle est récurrente, d’autant plus que le croquemitaine nazi n’a jamais cessé d’être agité. Pour le Japon, les médias et agences médiatiques disposent de clichés bien rodés, que vous connaissez forcément : le méchant « Jap » revient souvent à la surface, tant dans les médias anglo-saxons que dans certains médias parisiens, où les ennemis de l’Amérique sont fustigés avec une hystérie bien connue.

La meilleure exploitation offensive du « soft power », à des fins qui équivalent à une guerre classique, soit la conquête d’un territoire qui se traduit aujourd’hui par son inféodation à l’OTAN, a été la pratique nouvelle des « révolution de velours », en Serbie, en Ukraine, en Géorgie et au Kirghizistan. On voit alors sur les écrans des télévisions du monde entier un peuple qui se dresse sans armes, en agitant des drapeaux d’une couleur douce, « sympa » ou « cool », ou en battant des casseroles comme jadis au Chili pour tenter de faire tomber Pinochet. Tout cela se passe soi-disant de manière spontanée, alors que ces phénomènes sont téléguidés par des professionnels de l’agitation bien entraînés, dans des séminaires largement financés par les fondations privées, d’inspiration néo-libérale, qui travaillent directement pour les intérêts géopolitiques de Washington.

La Russie risque de subir, elle aussi, une « révolution orange » à la mode ukrainienne lors des prochaines présidentielles de 2008. Si une telle opération réussissait, le pouvoir central russe ne se soucierait plus de récupérer les influences perdues dans ces périphéries de glacis, que j’évoquais ici au début de ma réponse. Il est donc normal, pour revenir à votre question, que les Russes nationalistes, qui acceptent l’ensemble des avancées positives de la Russie depuis sa création et surtout depuis la renaissance qu’elle a connue à partir d’Ivan le Terrible au 16ième siècle, d’une part, et que les Russes nostalgiques de la super-puissance soviétique (mais une super-puissance relative !), d’autre part, connaissent une convergence d’intérêts, partagent une communauté de soucis bien justifiables. Les uns comme les autres veulent ravoir un pays qu’ils pourraient à nouveau juger intact, avec des frontières « membrées » (comme le disaient Vauban et Richelieu), capables de retenir ou d’absorber une invasion en direction du cœur moscovite de l’empire (comme contre les Tatars à l’Est, contre les Polonais à partir du « Temps des Troubles » à la fin du 16ième et du début du 17ième, contre les Suédois de Charles XII, contre Napoléon et contre Hitler).

Limites et apories de l’idéologie froide

Le terme « Rodina », ou « mère-patrie » rappelle le sursaut russe de 1942, quand Staline consent à abandonner la phraséologie soviétique, qui ne motivait pas le peuple et, même, pire, le révulsait, pour reprendre à son compte les linéaments du patriotisme russe traditionnel, beaucoup plus porteur sur le plan de la propagande. « Mère patrie » est donc un vocable né à l’ère soviétique, tout en s’en démarquant sur le plan strictement idéologique. Quand le mouvement déliquescent de mai 68 frappait l’Europe occidentale et qu’il était « in » de se proclamer contestataire dans le sillage du jeune Cohn-Bendit, l’Union Soviétique était, a contrario, agitée par une contestation tranquille, nullement « progressiste » et déliquescente, mais soucieuse de renouer avec les racines russes pré-soviétiques, afin de redonner une « épine dorsale » spirituelle à un empire soviétique, prisonnier des limites et des apories de l’idéologie froide (la notion d’ « idéologie froide » se retrouvait dans les écrits de Castoriadis, Papaioannou et Axelos en France).

Dans les rangs de l’armée rouge, dès la fin des années 60, l’idéologie communiste ne faisait plus recette, était vraiment considérée pour ce qu’elle était, c’est-à-dire une fabrication sans profondeur temporelle ni spirituelle : les officiers se souvenaient des généraux des tsars, de Pierre le Grand, de Souvarine, de ces conquérants de terre, de ces défenseurs de la « russéité » face aux dangers tatar et turc. C’est à cette veine-là que se réfèrent indubitablement les animateurs, anciens communistes, du mouvement « Rodina ».

La convergence, qui éveille votre curiosité et justifie votre question, entre nationalisme et résidus du communisme dans la Russie actuelle n’est donc nullement étonnante. Seul ce mixte peut donner à terme une majorité parlementaire capable de défendre les intérêts de la Russie contre les menées des agences internationales, des fondations américaines, d’un éventuel mouvement « orange ».

Que Rodina soit ou non une création du Kremlin, n’a pas d’importance. Ce mouvement doit, avec d’autres, participer au barrage qu’il faudra bien constituer en Russie, demain, pour affronter les « forces orange » qui ne manqueront pas de se dresser, avec l’appui de la Fondation Soros et de ses consoeurs, toutes virtuoses de la « nouvelle subversion ».

En novembre 2005, le LDPR de Vladimir Jirinovski a fait exclure « Rodina » des élections à la Douma de la ville de Moscou pour incitation à la haine raciale. Ceci ne laisse pas de surprendre. Que fait-il penser du LDPR ? Son chef plutôt controversé, personnage haut en couleurs et peu économe en provocations, est-il à prendre au sérieux ?

Vous savez bien que les dissensions, les exclusions mutuelles, les querelles de chapelle, les chamailleries de chefaillons sont le lot quotidien des mouvements « identitaires ». La France, la Belgique francophone, l’Allemagne, l’Espagne et d’autres pays encore connaissent ce phénomène. La mouvance « nouvelle droite » en deviendra même le paradigme aux yeux des historiens de demain. Il est dû, à mon avis, indirectement aux effets inconscients du « soft power » américain. Je m’explique.

Remplacer les cultures nationales par une culture prédigérée

Jadis, Yannick Sauveur, représentant malheureusement isolé, mais pertinent et courageux, du mouvement « Jeune Europe » et de Jean Thiriart, avait rédigé un mémoire universitaire sur la fonction métapolitique d’une revue comme « Sélection du Reader’s Digest », où il démontrait comment, tout de suite après la victoire américaine de 1945 en Europe et en Extrême Orient, les services cherchaient à remplacer les cultures nationales par une culture prédigérée (« digest » !), édulcorée, banale, où ne s’insinuerait aucune pertinence historique ou politique, pouvant s’avérer à terme contraire aux intérêts américains.

Par ailleurs, le grand angliciste français Henri Gobard, à qui nous devons le concept de « guerre culturelle », dénonçait les stratégies de Hollywood, où le cinéma américain, qui a cherché à s’imposer par la force, par le chantage (comme celui que subit le gouvernement Blum en France en 1948), dans tous les pays d’Europe et d’ailleurs, offre des images, souvent bien présentées selon toutes les règles du septième art, qui éclipsent toutes les autres, potentielles, que l’on pourrait créer sur notre propre histoire, sur nos propres mœurs, en y insinuant nos propres messages politiques. Claude Autant-Lara, dans le discours inaugural qu’il fit, en tant que doyen des parlementaires à Strasbourg, a fustigé cette situation avec un brio remarquable, qui provoqua bien entendu un scandale chez les bonnes consciences de la « correction politique » à Paris.

Les chamailleries des chefaillons viennent du simple fait qu’ils sont inconsciemment imbibés de cette culture fabriquée et exportée, qu’ils sont ensuite prisonniers de vieux schémas obsolètes, que l’on a laissé survivre parce qu’ils n’étaient pas dangereux, qu’ils adhèrent et participent aux faux débats, créés artificiellement par les médias, débats sans objet réel qui visent surtout à esquiver l’essentiel. La mouvance nationaliste ou identitaire ou néo-droitiste (peu importent les qualificatifs) n’a pas généré une culture alternative suffisamment forte pour affronter le « soft power » américain en France, une culture alternative qui aurait  été non schématique, bigarrée, aussi polyvalente que la culture du « Reader’s Digest » ou de Hollywood. Les cénacles qui composent cette mouvance sont traversés de contradictions irrésolues, sources de querelles, de scissions, d’effondrements politiques et de ressacs, tout simplement parce qu’il n’y a pas d’accord durable possible sur l’essentiel, c’est-à-dire sur la sauvegarde des cultures et des traditions du Vieux Monde, cultures et traditions qui sont bien entendu les garantes de la souveraineté des peuples, car elles devraient, si elles retrouvaient leur authenticité, générer des formules politiques adéquates, inscrites dans la continuité historique des peuples, dans leur vécu pluriséculaire.

Les Américains ne cessent de pratiquer la « guerre cognitive »

En ce sens, ce paysage politique de la mouvance identitaire fragmentée, paysage tout de désolation, est, indirectement, le résultat du poids très lourd que pèse le « soft power » américain sur l’ensemble des cultures d’Eurasie, Russie comprise. Dans les Etats vassalisés de l’américanosphère (selon le terme forgé par Guillaume Faye dans les années 80), aucune opposition organisée n’a vu le jour, jusqu’ici, parce que toute émergence d’un mouvement offensif sera, à court ou moyen terme, « cassée » par une dissidence soudaine, qui agira souvent en toute bonne foi, mais sera inconsciemment téléguidée par un appareil secret, dont le siège se trouve Outre Atlantique, où l’on ne cesse de pratiquer la « guerre cognitive », comme la nomment les stratégistes français contemporains.

L’opposition offensive, avant d’être brisée dans son élan, reposera forcément sur une synthèse ou un syncrétisme idéologique et affectif, composé de « dérivations » et de « résidus » pour parler comme Pareto, qui sera bien évidemment fragile, présentera des failles, des faiblesses, où s’insinuera le dissensus, téléguidé par ceux qui, au sein des services, ont pour profession d’observer d’abord, d’étudier les dynamiques à l’œuvre dans le pays donné, de faire appel à des historiens et des politologues qui éclaireront leur lanterne. Il suffit de passer en revue les catalogues de certaines maisons d’édition anglo-saxonnes. Une dissidence apparaîtra qui s’appuiera sur un programme en apparence similaire, sauf quelques nuances, qui fera perdre des voix et des sièges à l’opposition de première mouture, la déforcera dans la mise sur pied de majorités parlementaires ou dans la création d’un gouvernement de coalition. On se rappellera qu’il suffisait jadis de générer des dissensions au sein du mouvement communiste à l’aide des cénacles trotskistes pour ruiner l’accession de communistes à des postes clefs. Avec les nationalistes, au discours plus flou, aux références bien plus bigarrées, le travail serait, en l’état actuel des choses, beaucoup plus aisé.

Les lois liberticides servent à asseoir la domination du néo-libéralisme

Dénoncer Rodina pour « incitation à la haine raciale » doit tout simplement nous faire réfléchir à quoi servent les lois, règlements et dispositions qui permettent ce genre d’intervention intempestives, contraire à la liberté d’expression et même à l’esprit de tous les corpus juridiques européens, soucieux de la liberté du « civis romanus » ou de l’  « homo germanicus ». Notez que je m’insurgerais avec la même véhémence contre toute loi qui interdirait le socialisme, ou punirait l’expression d’idées anarchistes, ou voudrait juguler l’expression de la religion ou bannirait toute nouvelle exploitation ou interprétation des idées de Marx et Engels (contre la nouvelle internationale du « néo-libéralisme » par exemple, qui est l’idée motrice de la « globalisation » et de la « mondialisation » actuelles).

Tous les appareils et arsenaux judiciaires qui existent en Europe, pour limiter l’expression d’idées, sont autant de dénis des libertés politiques et intellectuelles, qui servent à casser des élans et à maintenir le statu quo ou à renforcer la mainmise néo-libérale. C’est-à-dire à installer la dictature masquée des sphères économiques, ou comme ose le dire Pierre-André Taguieff, en réhabilitant par là même un concept qui était devenu sulfureux, la dictature « ploutocratique ».

Or, au départ, les principes de la démocratie visaient à faire advenir dans nos espaces politiques une pratique quotidienne des « choses publiques » (en latin : res publicae) cherchant à briser la pesanteur des situations de statu quo.  En Belgique, la loi électorale à l’échelon communal (municipal) prévoyait, au début de notre histoire politique, un exercice, comme aujourd’hui, de six années, avec renouvellement du tiers des conseils communaux tous les deux ans, afin d’éviter les encroûtements, l’installation durable d’incapables et les pratiques de concussion sur le long terme. Aujourd’hui, cette pratique intelligente du « renouvellement », à chaque tiers de législature, est depuis belle lurette jetée aux orties, et la corruption fonctionne allègrement comme le prouvent les scandales récents, ingérables, qui ont secoué le paysage politique de villes comme Charleroi et Namur.

Pas de démocratie véritable avec des partis permanents et inamovibles

Ensuite, Moïsei Ostrogorski, théoricien de la démocratie dans la première moitié du 20ième siècle, démontrait qu’une démocratie optimale ne peut nullement fonctionner sur base de partis politiques permanents. Si un parti politique demeure « permanent », s’impose à la société comme une « permanence » inamovible et indéboulonnable, il crée, par sa présence ubiquitaire à tous les échelons de décision de la communauté populaire, des niches d’immobilisme, contraires au principe de fluidité qu’a prétendu vouloir incarner la démocratie, au départ, en Europe occidentale. Le socialisme wallon, mais aussi le démocratisme chrétien flamand, sont des exemples devenus paradigmatiques de déni de démocratie, sous couleur d’une idéologie qui n’a de « démocratique » que le nom qu’elle veut bien se donner. Le grand sociologue Max Weber, l’idéologue italien Minghetti, avaient, à leur époque, dénoncé, eux aussi, ces dérives malsaines. Ce type de dénonciation est repris aujourd’hui par le libéral belge a-typique (et qui a de gros ennuis !), Alain Destexhe. Il est en butte à la haine du bourgmestre FDF Gosuin d’Auderghem, qui a lâché des fiers-à-bras, armés de marteaux et d’autres objets contondants, contre les amis de ce politologue avisé, comme s’ils étaient de vulgaires militants « identitaires » ; preuve sans nul doute que Destexhe, dans ses critiques, a visé juste. Petite parenthèse : avez-vous déjà entendu un idéologue de la mouvance identitaire faire référence à ces corpus démocratiques, rédigé par Destexhe et son ami Eraly, pour dénoncer la fausse démocratie ambiante ? Non. Voilà une des raisons de leur stagnation.

Je déplore donc que Jirinovski et ses co-équipiers aient choisi de telles pratiques pour exclure un adversaire politique des débats de la Douma. Ceci dit, je suis profondément intéressé par ce que je lis, et qui émane du LDPR et de sa commission géopolitique, où œuvre le géopolitologue Mitrofanov, dans les entretiens qu’a donnés Jirinovski au « Deutsch National Zeitung » du Dr. Frey à Munich, et surtout dans l’ouvrage universitaire que Fabio Martelli a fait paraître naguère à Bologne sur la « géopolitique de Jirinovski » (F. Martelli, La Russia di Zhirinovskii, Il Mulino, Bologna, 1996 ; recension in Vouloir, n°9, 1997).

Les piliers de la géopolitique du LDPR

Cet ouvrage est important car il nous donne effectivement les grandes lignes d’une géopolitique eurasienne intéressante, dont les piliers sont les suivants : 1) faire advenir un projet eurasien qui repose sur l’idée d’une fédération d’empires traditionnels régénérés (on reconnaît là une idée maîtresse de Douguine, dont l’influence a dû s’exercer un moment sur les « think tanks » du LDPR) ; pour l’équipe rassemblée à l’époque autour de Jirinovski, les principales traditions impériales à ranimer sont celles de la Russie, bien évidemment, du Japon, de l’Iran, du Saint Empire romain-germanique. 2) A ce quadrige d’empires devrait s’ajouter le pôle balkanique serbo-bulgare, d’inspiration byzantine et de base ethnique slave, réminiscence du projet brisé de Stepan Douchane au 14ième siècle, immédiatement avant les invasions ottomanes. 3) Jirinovski parle ensuite de briser la puissance de l’Arabie Saoudite wahhabite et alliée des Etats-Unis, depuis le contrat pétrolier qui a uni Roosevelt et Ibn Séoud en 1945. Au wahhabisme, il faut dès lors opposer un islam plus riche, plus trempé de traditions diverses, enrichi par des syncrétisme divers, notamment islamo-perse. 4) Le programme de la commission géopolitique du LDPR évoque également le projet de déstabiliser les pays très fortement liés aux Etats-Unis, et périphériques de la masse continentale eurasienne, comme la Grande-Bretagne, en pariant là-bas sur l’élément celtique et irlandais. Ce travail ne serait possible que par le truchement d’une élite d’ascètes traditionalistes, réceptacles des cultures immémoriales du Vieux monde eurasien.

Un programme cohérent, donc, à méditer, au-delà de toutes les querelles de chapelle.

Récemment, les Français ont pu découvrir Alexandre Douguine et aussi lire ses travaux qui empruntent à Alain de Benoist, sans s’en cacher d’ailleurs, un bon nombre de ses réflexions. Bien que Douguine soit souvent cité dans les milieux identitaires, son mouvement « Evraziya » (Eurasie) semble pourtant aligner des effectifs plutôt limités. Que recouvre concrètement le terme d’Eurasie ? Quelle est l’influence réelle de Douguine et de son mouvement sur la politique russe ?

Vous aurez appris que j’ai rencontré Alexandre Douguine, à Paris d’abord en 1991, à Moscou ensuite en 1992, et, enfin, en novembre 2005, lors de sa tournée de conférence en Belgique. On ne peut pas dire que Douguine incarne un calque russe du message de la « nouvelle droite » parisienne, du moins dans l’état actuel où se trouve celle-ci. L’évolution de ce mouvement français, rupturaliste à ses débuts, va, depuis une bonne décennie, comme l’avait très bien prévu Jean Thiriart dès la fin des années 60, dans le sens d’une confusion totale et se caractérise par l’absence de toute clarté dans le discours. Douguine, comme moi-même et bien d’autres, retient fort justement l’idée néo-droitiste initiale d’une bataille métapolitique, à gagner avant de vaincre sur le plan politique, mais, la situation française étant ce qu’elle est, avec ses verrouillages et ses interdits, de Benoist n’a pas pu véritablement s’insérer dans les débats de la place de Paris.

De Benoist, tête de Turc des vigilants hystériques

Face à cet échec, dont il n’est nullement le responsable mais la victime, de Benoist a cru bon, par toutes sortes de manœuvres rentrantes et de stratagèmes de contournement, finalement boiteux, de tenter quand même un entrisme dans le PIF (paysage intellectuel français), notamment via les antennes de « France Culture », où il participait à d’excellentes émissions, comme aujourd’hui, en marge du PIF, à Radio Courtoisie. Alain de Benoist s’est fait malheureusement éjecté de partout, poursuivi par la vindicte d’une brochette de vigilants hystériques. Les plus anciens de vos lecteurs se rappelleront certainement de toutes ces affaires parisiennes récurrentes, où le pauvre de Benoist était la tête de Turc, de l’affaire ridicule des candélabres SS, du complot dit des « rouges bruns » (1993), orchestrés par les Olender, Daeninckx, Monzat, Spire, Plenel et autres figures malveillantes et malfaisantes du Tout-Paris.

Cette haine tenace, indécrottable, permanente, a déstabilisé psychologiquement le malheureux de Benoist, qui en est sorti complètement déboussolé. Peureux de nature, n’étant ni un polémiste vigoureux ni un foudre de guerre, déçu et meurtri, tenaillé par la frousse de se faire traiter de « raciste » (ce qu’il n’est assurément pas), il n’a plus cessé de se dédouaner et, dans ce misérable travail de déconstruction de soi, de ce qu’il avait été, a trahi tous ses amis, dont Guillaume Faye, exposant d’un intéressant projet « eurosibérien ». Cette trahison, peu reluisante sur le plan éthique, lui a valu des polémiques supplémentaires, dont il fit les frais, et qui émanaient cette fois de la mouvance néo-droitiste elle-même, dont un certain « Cercle gibelin », aujourd’hui disparu. De Benoist est désormais pris en tenaille, d’une part, par ceux qui ont toujours voulu l’exclure des débats, et, d’autre part, par ses anciens amis qui n’acceptent pas ses trahisons. Sa position est pour le moins inconfortable.  

Les « vigilants » de la correction politique reprochaient à de Benoist d’avoir fréquenté Douguine. Et d’avoir rencontré Ziouganov, leader du PCR, et Babourine à Moscou. Pour ces « vigilants », ces petits débats moscovites, intéressants, courtois, publiés dans le journal « Dyeïnn » de Prokhanov   -l’ancien directeur de « Lettres soviétiques » qui avait réhabilité Dostoïevski (quel crime !)-,   annonçaient une terrible convergence totalitaire, qui allait tout de go balayer la démocratie occidentale, provoquer comme par un coup de baguette magique la fusion entre le PCF et le FN de Le Pen, capable de devenir le premier parti de France : la figure de « Mascareigne », du fameux roman humoristique de Jean Dutourd, risquait de devenir une réalité ! On nageait en plein délire. Les rapports entre de Benoist et Douguine se sont relâchés, à la suite de ces scandales, jusqu’au moment où notre ami russe a connu le succès dans son pays, est devenu un animateur radiophonique en vue, a patronné la création de plusieurs sites internet du plus haut intérêt, sans plus éveiller la méchante verve de nos « vigilants », dont les gesticulations n’avaient pas vraiment ameuté les foules.

Une recherche systématique de bons traducteurs

Le tour de force de Douguine a été de trouver dans quelques pays de bons traducteurs de la langue russe. En Belgique, je dois à ce cher Sepp Staelmans quelques excellentes traductions de Douguine et d’articles tirés de sa revue « Elementy ». Les autres traductions issues du russe me viennent de jeunes et charmantes collaboratrices et stagiaires de mon bureau, et je profite de votre entretien pour les remercier une fois de plus. En Espagne et en Italie, des slavistes chevronnés, dont Mario Conserva, nous ont livré de bonnes traductions, qui ont servi de base à leurs publications en français, généralement éditées par Christian Bouchet. La stratégie de Dougine, avisée, a donc été de trouver les bons hommes aux bonnes places, partout en Europe et dans le monde.

Pour moi, Douguine est essentiellement, sur le plan spirituel et idéologique, le traducteur et, partant, l’importateur, des idées et visions de René Guénon et Julius Evola en Russie. En ce sens, il doit plus aux travaux d’un Claudio Mutti en Italie ou d’un Antonio Medrano en Espagne qu’à de Benoist. Douguine est aussi celui qui a couplé le traditionalisme de Guénon et d’Evola à l’œuvre du Russe Constantin Leontiev. Ce dernier contestait la volonté des panslavistes modernistes à vouloir démembrer l’Empire ottoman moribond, à ramener les Balkans dans le giron d’une Europe gangrenée par la modernité ou dans celui d’une orthodoxie dont la rigueur s’affaiblissait.

C’est dans Leontiev qu’il faut aller retrouver les racines d’une certaine « islamophilie » de Douguine. Cette islamophilie n’est nullement d’inspiration hanbalite ou wahhabite mais renoue avec un certain soufisme caucasien, plus particulièrement azéri et perse, qui a fusionné avec le chiisme au temps des shahs séfévides. Dans ce soufisme azéri islamisé, on trouve des références à la tradition hyperboréenne, que ne retient évidemment pas l’islam saoudien. Rappelons que la dynastie des Séfévides iraniens s’est imposée à la Perse, moribonde après les invasions mongoles, grâce au concours d’un mouvement religieux et militaire azéri et turkmène, les « Qizilbash », ou « chapeaux rouges », qui s’opposeront aux Ottomans sunnites et aux Ouzbeks, tout en faisant alliance avec les Byzantins en exil, le Saint Empire et l’Espagne.

Pour clore le chapitre des rapports de Douguine et de la ND française, je rappellerais ici que, pour illustrer ce qu’est, ou a été, la ND, le site « Evrazija » affiche mes réponses personnelles sur cette mouvance, accordées à Marc Lüdders à la fin des années 90, dans le cadre d’un ensemble de débats, en Allemagne, sur les évolutions, involutions, mutations et métamorphoses des « nouvelles droites » (car le pluriel s’impose, effectivement !). 

Le mouvement « Evrazija » n’est pas un mouvement de masse, donc la question de ses effectifs me parait oiseuse. Ce qui compte, c’est son accessibilité via la grande toile, c’est la présence réelle et physique de son animateur sur la scène internationale, en Europe, aux Etats-Unis, au Japon, en Iran, c’est la répercussion de ses voyages dans les médias russes.

Les deux grands piliers de la vision eurasienne de Douguine

Quant au terme « Eurasie », terme clef dans la vision du monde de Douguine, je pense qu’il signifie surtout, pour lui, deux choses :

1)       sauver au minimum la cohérence du territoire de l’ex-URSS, réceptacle potentiel d’une aire de « civilisation russe », exactement comme le Shah d’Iran parlait, à propos des zones chiites de Mésopotamie et d’Afghanistan, d’une aire de la « civilisation iranienne ». En même temps que cette cohérence territoriale du noyau russe et de ses glacis adjacents, Douguine réclame, dans sa vision eurasiste, une cohérence spirituelle en amont de l’histoire, qui se réfère au temps d’un « âge d’or », contrairement à la cohérence en aval que postulait le communisme messianique, qui oeuvrait pour l’avènement d’une félicité planétaire au terme de l’histoire, après l’élimination de tous les reliquats du passé (« Du passé, faisons table rase ! »). Cette cohérence en amont permet de sauter au-dessus des clivages religieux et ethniques et d’unir tous les tenants de la « Tradition primordiale », dont dérivent toutes les traditions actuelles (ou ce qu’il en reste), dans une même phalange, contre l’idéologie moderniste de l’Occident américanisé ;

2)       de donner, à l’instar des nombreux eurasistes russes des années 20, qu’ils aient été blancs ou rouges, en URSS ou en exil, ou qu’ils se soient situé idéologiquement entre les deux pôles de la terrible guerre civile, comme les « monarchistes bolcheviques », une dimension dynamique à références scythes, mongoles ou tatares. Pour les eurasistes des années 20, comme pour le panslaviste Danilevski au 19ième siècle, comme pour le Spengler tardif, les sociétés sédentaires d’Europe occidentale ont fait vieillir les peuples prématurément, en ont fait de petits rentiers craintifs, des boursicotiers ou des ronds-de-cuir, alors qu’une idéologie sauvage, conquérante et cavalière, comme celle, implicite, des conquérants mongols unificateurs de l’Eurasie quand ils étaient au sommet de leur gloire, aurait permis de garder la jeunesse et, partant, la créativité. Pour Douguine, tous les unificateurs de l’Eurasie, quelle que soit leur carte d’identité raciale, sont des modèles à rappeler, à exalter et à imiter. Douguine a parfois parlé de la Russie, du Continent russe, comme du fruit de la fusion idéale entre éléments slaves (indo-européens) et turco-mongols.

A ces deux piliers principaux de la vision douguinienne du mouvement eurasiste, il faut ajouter la connaissance de la géopolitique allemande de Karl Haushofer, penseur de l’idée du « quadrige grand-continental », avec la Russie soviétique, l’Allemagne hitlérienne, l’Italie mussolinienne et le Japon shintoïste.

Douguine le mystique et Thiriart le matérialiste technocrate

Mon compatriote et ancien voisin de quartier, Jean Thiriart, qui fit également le voyage à Moscou avant de mourir en novembre 1992, avait théorisé l’idée d’une grande Union Soviétique, étendue à l’ensemble de la masse continentale eurasienne, portée par un communisme corrigé par la philosophie nietzschéenne (réétudiée en URSS par le philosophe Odouev), et par là même, futuriste, toujours hostile aux religions établies. Thiriart et Douguine s’entendaient bien, même si leurs visions étaient diamétralement opposées sur le plan religieux. Il faut relire aussi les textes derniers de Thiriart, notamment dans les diverses revues « nationales bolcheviques », publiées à l’époque par Luc Michel, et dans « Nationalisme & République », organe animé par Michel Schneider, vieil admirateur français de Thiriart.  

L’influence de Douguine sur la politique russe ne peut pas se mesurer de manière précise : disons qu’il est un exposant de vérités russes, eurasiennes, parmi beaucoup d’autres exposants. Comme dans le cas de la « révolution conservatrice » allemande des années 20, qui fut un foisonnement luxuriant, Douguine, au sein de l’anti-conformisme russe actuel, occupe une place de choix, parmi bien d’autres, dans un paysage idéologique tout aussi luxuriant.

Tous ces mouvements précédemment évoqués semblent plus ou moins soutenir la politique de Poutine. Est-ce vraiment le cas ? Faut-il en conclure que le personnage de Poutine n’est pas exempt d’aspects intéressants au regard d’un identitaire ? Peut-on lui faire confiance ?

Douguine a très bien expliqué que Poutine, dans le contexte d’une Russie démembrée, est le « moindre mal ». Douguine insistait pour nous expliquer qu’à son avis la faiblesse du poutinisme réside tout entière dans son incapacité à générer une élite ascétique alternative, suffisamment bien armée et structurée, pour faire face à toutes les éventualités. Il dit ainsi, en d’autres termes, ce que j’ai tenté de vous expliquer dans l’une de vos questions précédentes : en Russie aujourd’hui, comme en Europe ou ailleurs dans le monde, la plus extrême difficulté, à laquelle nous allons tous devoir faire face, est de remettre une élite politique sur pied, à même de comprendre les rouages impériaux et traditionnels, de connaître notre histoire sans les filtres médiatiques, qui faussent tout. Il faut un temps infini pour reconstituer une élite de ce type, telle que l’avait si bien définie, en son temps, l’Espagnol José Ortega y Gasset. Pour l’instant, sans cette élite alternative, sans les glacis qui membraient jadis le territoire russe, sans les masses financières dont disposent ses adversaires, Poutine n’a évidemment pas les moyens de faire une grande politique russe tout de suite, de mettre « échec et mat » ses adversaires en un clin d’oeil. Il doit avancer au coup par coup, à petits pas, travailler avec les moyens du bord, en affrontant le travail de sape des oligarques, des fondations néo-libérales, des agences médiatiques américaines.

Oléoducs et gazoducs d’Eurasie sur fond de « low intensity warfare »

Poutine gagnera la bataille, mais uniquement s’il parvient, comme nous l’a démontré notre ami autrichien Gerhoch Reisegger dans les colonnes d’ « Au fil de l’épée », à réaliser les projets eurasiens d’oléoducs et de gazoducs, entre la Chine, le Japon, les deux Corées, l’Inde, l’Iran et l’Europe. Le pétrole et le gaz fourniront à la Russie, du moins si les oligarques n’en détournent pas les fonds, les moyens de sortir de l’impasse. Mais ce projet général est systématiquement torpillé par les Etats-Unis et leurs alliés saoudiens wahhabites. La Tchétchénie se situe sur le tracé d’un oléoduc amenant le brut des rives de la Caspienne. La Géorgie devait théoriquement accueillir les terminaux sur la Mer Noire ; elle pratique une politique anti-russe, dont les derniers soubresauts ont émaillé les actualités fin septembre début octobre 2006. Pour alimenter l’Allemagne, il a fallu contourner les nouveaux membres de l’OTAN en Europe de l’Est, la Pologne et la Lituanie. La grande guerre pour le pétrole est celle qui se déroule sous nos yeux, mais elle ne fonctionne plus comme les deux grandes conflagrations de 1914 et de 1939. La guerre a pris d’autres visages : celui de la guerre cognitive, celui de la guerre indirecte, celui du « low intensity warfare », celui des guerres menées par personnes ou tribus interposées.

 

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Note biographique sur Robert Steuckers

Chers lecteurs,

Voici le texte biographique sur Robert Steuckers, ancien secrétaire général de "Synergies Européennes", placé sur le site de "Wikipedia", le 19 juin 2006, et saboté depuis par des individus mal intentionnés.

Robert Steuckers

(Version du 19 juin 2006 à 22:03)

Robert Steuckers est né à Uccle près de Bruxelles, le 8 janvier 1956. Il a fréquenté l'Institut Saint-Jean Baptiste de la Salle où il a obtenu son diplôme d'études secondaires dans la section "Latin-Sciences", avec trois travaux dits de "maturité" (selon la terminologie belge de l'époque), sur le théâtre de Plaute (en latin, sous la direction du latiniste Salmon), sur l'histoire des pays européens du COMECON de 1945 à 1973 (en histoire sous la direction du romaniste Rodolphe Brouwers) et sur le théâtre d'Ibsen et Strindberg (sous la direction des germanistes Van den Abeele et Vereyken). Il a ensuite fréquenté les Facultés Universitaires Saint-Louis à Bruxelles et l'Université Catholique de Louvain, en philologie germanique, pour passer ensuite à l'école de traducteurs-interprètes "Marie Haps" à Ixelles, où il a obtenu un diplôme de langues allemande et anglaise, après présentation d'un mémoire sur la notion d'idéologie chez Ernst Topitsch (sous la direction des Prof. Robert Potelle et Albert Defrance).

Il a travaillé à la rédaction de la revue "Nouvelle école" à Paris en 1981. Il a fondé les revues "Orientations" en 1982 et "Vouloir" en 1983, avec le concours précieux de Jean-Edmond van der Taelen (1917-1996).

Son itinéraire s'inscrit dans le cadre de la "Nouvelle Droite", avec laquelle il a définitivement rompu en 1992, en ne ménageant pas ses critiques, acerbes, consignées dans un numéro de la revue "Vouloir". Il refuse tout engagement dans un parti politique, car de telles démarches corrompent la pensée et obligent à se vautrer dans des compromissions inacceptables.

Il a principalement abordé les thèmes de la géopolitique, sous l'impulsion du Général autrichien, Heinrich Jordis, Baron von Lohausen. Son deuxième thème de prédilection est la "révolution conservatrice" allemande et autrichienne, ainsi que ses retombées dans les pays européens. Il a donné des conférences en Belgique, en France, en Suisse, au Portugal, en Italie, en Angleterre, en Allemagne, en Autriche et en Russie sur ces thématiques. Il a collaboré à de nombreuses revues en Europe, aux Etats-Unis et en Amérique latine.

Dans le domaine de la géopolitique, son souci majeur est de dégager les peuples d'Eurasie de la tutelle américaine et de voir advenir une Europe unie, débarrassée des inimitiés du passé. Cette option l'a rapproché du philosophe russe Alexandre Douguine. Elle s'inspire principalement du grand juriste allemand Carl Schmitt (1888-1985).

Autour de l'Association Universitaire Provence-Europe, animée par Christiane Pigacé, Professeur à l'IEP d'Aix-en-Provence, et de Maitre Thierry Mudry, du Barreau de Marseille, il a participé à plusieurs universités d'été dans le Luberon. Ces activités para-universitaires ont ensuite essaimées en Italie et en Allemagne.

Il a participé au Congrès de Vienne sur le centième anniversaire de la naissance du philosophe traditionaliste italien Julius Evola (1898-1974)et au Symposium de Zurich, un an après, célébrant, lui, le vingt-cinquième anniversaire de sa disparition.

Ses auteurs de prédilection sont Ernst Jünger, Georges Orwell, Arthur Koestler, Fiodor Dostoïevski, Camille Lemonnier, David Herbert Lawrence.

Il a dirigé un bureau de traduction à Bruxelles de 1985 à 2005, surtout dans les domaines du droit, de l'architecture et des relations publiques (lobbying auprès de la Commission Européenne). Il donne des cours de langues.

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Vouloir, revue culturelle pluridisciplinaire

Vouloir

 

 

 

« Vouloir » était une revue culturelle pluridisciplinaire, liée au début de son existence à la vaste nébuleuse des publications dites de « nouvelle droite », avant de s’en détacher en 1992. Elle a été fondée en novembre 1983 par Robert Steuckers et Jean-Eugène van der Taelen.

 

 

 

En octobre 1980, Robert Steuckers fonde, avec l’assistance d’un groupe d’amis, la revue « Orientations », qui s’inscrit, à l’époque, dans le cadre des activités du GRECE-Belgique (« Groupement de Recherches et d’Etudes sur la Civilisation Européenne »), dirigé par Georges Hupin. Ce fut une conférence sur les théories géopolitiques, tenue à la Tour du Midi à Bruxelles, qui fut l’occasion de lancer cette publication qui devait épauler, sur le plan théorique, la revue de Georges Hupin, « Pour une Renaissance Européenne », organe de liaison des membres et amis du GRECE-Belgique. « Orientations » devait être l’organe belge francophone correspondant à la revue « Etudes et Recherches » émanant du SER (« Secrétariat Etudes & Recherches ») du GRECE français, où oeuvrait notamment Guillaume Faye.

 

 

 

Un premier numéro (n°0) d’Orientations paraît le jour de la conférence sur les théories géopolitiques, le 30 octobre 1980, où Robert Steuckers et J. de Raffins d’Ourny prirent la parole. Ce numéro fut essentiellement consacré au livre du Général Baron autrichien Heinrich Jordis von Lohausen (« Mut zur Macht. Denken in Kontinenten », 1979), aux travaux de l’Américain Colin S. Gray (qui relancera les théories géopolitiques aux Etats-Unis), à l’ouvrage de Guido Giannettini (sur le conflit sino-soviétique en Extrême-Orient) et sur les atlas historiques de l’historien et géographe écossais Colin McEvedy.

 

 

 

La parution d’ « Orientations » est alors interrompue car Robert Steuckers deviendra de mars 1981 à décembre 1981 le secrétaire de rédaction de la revue « Nouvelle école », dirigée par Alain de Benoist. Steuckers participera à deux dossiers de « Nouvelle école », l’un consacré à Vilfredo Pareto, l’autre à Martin Heidegger. A la suite de divergence de vues entre les deux hommes, Steuckers revient à Bruxelles et relance aussitôt « Orientations ».

 

 

 

Trois numéros paraîtront en 1982, avant que Steuckers n’interrompe la parution pour raisons de service militaire ;  l’un de ces numéros sera consacré à la vision de l’histoire d’Oswald Spengler ; le second à des mélanges (dont un article important du Dr. Armin Mohler, théoricien de la « révolution conservatrice » et animateur principal, à l’époque, de la « Siemens Stiftung » de Munich) ; le troisième à la problématique, très actuelle, du national-neutralisme allemand. La Ville de Berlin, encore divisée, venait, par une exposition magistrale, de renouer avec son passé prussien ; l’hostilité à l’installation des missiles américains en RFA faisait basculer plusieurs figures marquantes de la gauche allemande dans le camp national (dont le fils de Willy Brandt, Peter Brandt, auteur d’un ouvrage de référence sur la question à l’époque), sans pour autant épouser les thèses de l’extrême droite nationaliste. Steuckers prenait, mutatis mutandis, pour modèle la politique de la revue allemande « Wir Selbst », dirigée par Siegfried Bublies à Coblence. Bublies, issu des milieux de la droite nationale, avait opté pour une ouverture à gauche et venait de lancer, fin 1979, sa revue « Wir Selbst » (traduction du gaélique irlandais « Sinn Fein ») qui connaîtra un succès retentissant et fera beaucoup parler d’elle. Au début, cette ouverture à gauche, renforce encore le froid entre Steuckers et l’équipe parisienne autour d’Alain de Benoist, qui officie à l’époque dans la presse conservatrice (Figaro Magazine, Magazine Hebdo), plus ou moins liée au RPR, alors même que les cadres du GRECE avaient invité Steuckers à prononcer une conférence à leur tribune interne (celle du « Cercle Héraclite ») sur le national-neutralisme allemand et que cette conférence n’avait rencontré aucune objection.

 

 

 

Un quatrième numéro paraît dès l’automne 1983, quand Steuckers rentre des armées et s’installe définitivement à Bruxelles. A la parution de ce quatrième numéro, Jean-Eugène van der Taelen, qui soutenait « Orientations » depuis le printemps 1982, suggère de donner un rythme plus régulier aux parutions et offre gratuitement les infrastructures de son entreprise pour organiser débats et conférences. Pour Jean-Eugène van der Taelen, les dossiers d’ « Orientations » étaient trop copieux pour assurer une parution régulière et fidéliser les abonnés et sympathisants. Jean-Eugène van der Taelen accepte donc de parrainer les revues et les initiatives du SER belge, qui prendra alors le nom d’EROE (« Etudes, Recherches et Orientations européennes ») pour éviter de dépendre de Paris et pour assurer une indépendance totale des groupes non français, comme le souhaitaient également les Milanais, regroupés autour de Stefano Vaj.

 

 

 

Pour assurer une parution régulière, avec une publication plus réduite quant au nombre de pages, et pour marquer l’indépendance des pôles belges vis-à-vis de Paris, « Vouloir » devient l’organe de l’EROE et fonctionnera sans recevoir d’instruction du GRECE parisien. Jean-Eugène van der Taelen invente le nom et le graphisme (première mouture) de « Vouloir », qui est lancé en novembre 1983.

 

 

 

La revue contient dans un premier temps des recensions de livres et de brefs éditoriaux collés à l’actualité. Elle annonce les conférences et colloques de l’EROE qui se tiendront de 1984 à 1991. Cette année-là, « Vouloir » prendra la place d’ « Orientations » (qui cessera de paraître avec son treizième numéro, consacré à la figure du philosophe pessimiste roumain Emil Cioran). « Vouloir » publiera des dossiers sur le nationalisme, le futurisme (tous deux avec la participation de Charles Champetier, futur adjoint d’Alain de Benoist), les nations celtiques de Grande-Bretagne (Pays de Galles, Cornouailles, Ecosse ; avec l’appui de l’association britannique IONA), le post-modernisme (surtout tel qu’il fut présenté par l’Allemand Welsch), le judaïsme contemporain, l’économie, l’islam, le national-communisme, le conflit des Balkans, etc. En tout, 113 numéros paraîtront. Outre Steuckers, les principaux collaborateurs de « Vouloir » furent Ange Sampieru et Louis Sorel.

 

 

 

L’intérêt de la revue résidait essentiellement dans le fait qu’elle publiait un très grand nombre de traductions de l’allemand, de l’italien, de l’espagnol et du russe (dont plusieurs textes d’Alexandre Douguine / Dugin). Les textes émanaient pour la plupart de revues plus ou moins proches de la mouvance « nouvelle droite ».

 

 

 

En 1994, la revue reçoit une nouvelle numérotation et fait paraître neuf numéros jusqu’en 1999. Les dossiers de cette période ont été consacrés aux visions de l’Europe, à Julius Evola, à la guerre dans les Balkans, au socialisme belge, à la modernité, au communautarisme américain contemporain, à Martin Heidegger, à Ernst Jünger (pour son centenaire), à la Russie, à la révolution conservatrice allemande, au néo-paganisme actuel, à la géopolitique et à la « Nouvelle droite » (dossier très critique scellant la rupture définitive avec les réseaux d’Alain de Benoist, survenue quelques années plus tôt).

 

 

 

Le dossier géopolitique, de 1997, a été établi en hommage au Général-Baron Heinrich Jordis von Lohausen, pour son 90ième anniversaire. Ce dossier contenait un texte de Guido Giannettini, sur la vision eurasienne du pantouranisme turc, et plusieurs textes du géopolitologue suédois Bertil Häggman, animateur d’un centre géopolitique à Helsingborg en Suède. Louis Sorel et Robert Steuckers y traitaient des grandes figures de la géopolitique, articles complétés de bibliographies assez complètes de Haushofer et de Mackinder. Ce numéro atteste de la continuité des recherches entreprises par l’équipe de « Vouloir », ce qui distingue la revue des autres entreprises de « Nouvelle droite » où les ruptures et les recompositions idéologiques, les changements d’options philosophiques, se succédaient à un rythme assez rapide, provoquant le désarroi chez bon nombre de lecteurs.

 

 

 

En butte à l’hostilité constante d’Alain de Benoist, qui ne voulait pas d’autres revues rédigées en français dans la mouvance qu’il considérait comme la sienne, « Vouloir » a néanmoins coopéré loyalement avec le GRECE entre 1983 et 1987 et, après une première rupture de deux années, entre 1989 et 1992 (à la demande initiale de Charles Champetier, qui finira par adopter, à l’encontre de la revue belge, les positions hostiles d’Alain de Benoist). En 1992 survient la crise définitive, qui consomme la rupture entre Alain de Benoist et Charles Champetier, d’une part, et Robert Steuckers et Jean Eugène van der Taelen, d’autre part. En 1993, après la disparition d’ « Orientations », « Vouloir » prend sa place et son supplément devient « Nouvelles de Synergies Européennes » à partir de mai 1994. Cette fois, les deux revues s’inscrivent dans le cadre de l’Association « Synergies Européennes », qui sera créée par des dissidents du GRECE, des animateurs de l’EROE et des lecteurs de « Vouloir », après la rupture de décembre 1992 avec le GRECE, centré autour d’Alain de Benoist. Désormais les deux groupes organiseront leurs propres universités d’été.

 

 

 

Jean-Eugène van der Taelen meurt en janvier 1996.

 

 

 

En 1999, la revue « Vouloir » cesse de paraître. Son supplément « Nouvelles de Synergies Européennes » parait jusqu’en octobre 2002. « Au fil de l’épée », devenu supplément de « Nouvelles de Synergies Européennes », survit jusqu’en novembre 2003. Depuis lors, les textes sont envoyés sur la « Grande Toile » et repris par plusieurs sites, d’obédiences diverses.

 

 

 

« Vouloir » n’a jamais soutenu aucun parti politique ni servi de tribune pour autre chose que l’EROE ou « Synergies Européennes ».

 

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Introduction au colloque d'"Eurorus"

Introduction au Congrès d’EURORUS,

 

Lebbeke, 2 décembre 2006

 

 

 

Tout au long du dix-neuvième siècle, la Russie a été perçue comme le bouclier de la « Tradition » contre l’esprit de la révolution française. Elle était donc la référence de toutes les forces conservatrices et traditionnelles en Europe et ailleurs dans le monde. En 1917, avec la révolution bolchevique, cette image s’effondre. En un coup, la Russie devient l’avant-garde des principes révolutionnaires radicalisés à l’extrême. Les forces conservatrices remplaceront dès lors leur russophilie initiale par un éventail d’affects anti-russes, sur lesquels ne cesseront de tabler les propagandes anglaises puis américaines pour étayer leur politique d’endiguement et, plus tard, de « roll-back » (« refoulement »), un « roll-back » non plus nucléaire comme l’avait théorisé John Forster Dulles au début des années 50, mais un refoulement porté par le soft power, le pouvoir idéologique, qui génère des « révolutions colorées » depuis la chute de l’URSS et la déliquescence de la CEI.

 

 

 

Pendant la guerre froide, nous courrions le risque de subir, sur le sol européen une troisième guerre mondiale, qui aurait achevé de ruiner définitivement notre civilisation. Dans ce contexte, dès les années soixante, en notre pays, le ministre des affaires étrangères Pierre Harmel, et le militant politique jugé extrémiste, Jean Thiriart, ont jugé cette situation inacceptable. Pour Pierre Harmel, les petits pays des deux blocs devaient s’efforcer de diminuer le risque de conflagration mondiale, en développant, entre eux, des relations bilatérales, aussi étroites que le permettait l’inféodation aux blocs. L’objectif était d’éviter la guerre, de la retarder. Pour la Belgique, ces relations bilatérales se sont nouées essentiellement avec la Pologne et, dans une moindre mesure, avec la Roumanie de Ceaucescu. Ailleurs, comme en Allemagne, cette tentative d’éviter le conflit, se traduisit par l’Ostpolitik de Brandt.

 

 

 

[Addendum post colloquium : Pour Thiriart, l’européisme hostile aux blocs s’est d’abord traduit par l’espoir de voir l’OAS anti-gaulliste faire de la France un « Piémont » qui, à l’instar de cet ancien royaume du nord de l’Italie qui a uni la péninsule sous la poigne de Cavour et de Garibaldi, unirait l’Europe sous le signe d’une libération des peuples végétant sous le duopole instauré à Yalta. Mais De Gaulle, ennemi de l’OAS, mènera une politique de désengagement français ; Paris quittera l’OTAN, tandis que l’OAS, et Thiriart dans son sillage et à son corps défendant, étaient rejetés hors de toute sphère de décision. Thiriart optera dans un second temps pour une politique pro-chinoise, pour un soutien à la voie roumaine en Europe de l’Est, pour une alliance avec les régimes laïques arabes, nassériens ou baathistes, trois orientations politiques qui connaîtront malheureusement l’échec, forçant Thiriart à interrompre momentanément toute activité politique et tout travail idéologique].

 

 

 

En 1972, coup de théâtre, Nixon et Kissinger renouent les relations rompues entre la Chine et les Etats-Unis, depuis la prise de pouvoir par Mao en 1949. L’objectif de ce renversement d’alliance est toujours de contenir la Russie, de parfaire la fameuse politique de l’endiguement et, aussi, de rompre définitivement l’unité du bloc communiste, déjà sévèrement compromise par les différends frontaliers sino-soviétiques et les querelles idéologiques. A partir de ce moment, naît l’idée d’une solidarité voire d’une alliance entre l’Europe et la Russie. L’exposant le plus précis de cette idée a été l’Italien Guido Giannettini, auteur d’un livre sur les relations sino-soviétiques : Dietro la Grande Muraglia. Pour Giannettini, la nouvelle donne impliquait une solidarité euro-russe, face au nouveau tandem sino-américain.

 

 

 

Entre 1985 et 1989, quand Gorbatchev inaugure sa période de « glasnost » et de « perestroïka », un immense espoir nous a secoués, nous Européens, si bien que nous pouvions paraphraser Martin Luther King en disant « We all had a dream ». Mais nous avons rapidement déchanté, essentiellement pour cinq motifs : 1) La gestion catastrophique d’Eltsine sur le plan économique, avec la vente à l’encan des ressources de la Russie ; 2) La ruine générale de la Russie, avec une inflation digne de la République de Weimar en Allemagne dans les années 20 du 20ième siècle ; 3) La mise en œuvre de la stratégie Brzezinski, visant la fragmentation des territoires de l’ancienne URSS et de l’ex-Empire des tsars, en pariant notamment sur les éléments turcophones et islamiques ; 4) La guerre de Tchétchénie, déclenchée sous Clinton par l’alliance entre les Etats-Unis, la Turquie et les fondamentalistes wahhabites, financés par l’Arabie Saoudite ; 5) Le harcèlement médiatique contre Poutine, dont le Soir, le quotidien principal de Bruxelles se fait le triste relais.

 

 

 

Ce faisceau de faits nous oblige à constater que nous sommes à nouveau dans une situation de guerre froide, alors que personne, ni à gauche ni à droite de l’échiquier politique en Europe, ne l’avait voulu.

 

 

 

C’est pourquoi je salue une initiative comme ce colloque de la nouvelle association « Eurorus », que j’accepte d’être le modérateur dans les débats qui vont, tout à l’heure, confronter des personnalités aux trajectoires très différentes, au passé jugé parfois sulfureux, mais ce goût de soufre est décidément bien préférable à l’atmosphère feutrée et aseptisée du ronron médiatique contemporain.

 

 

 

Je déclare le colloque ouvert.

 

  

 

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Gilles Lipovetsky et la société de déception

Synergies européennes - Ecole des cadres (Wallonie-Bruxelles-Luxembourg-Lille) – Décembre 2006

Benoit Ducarme / Robert Steuckers :

La société qu’ils nous ont fabriquée : une société de déception (Gilles Lipovetsky)

Depuis plus de deux bonnes décennies, nous connaissons l’excellence des travaux de Gilles Lipovetsky. Son ouvrage « L’ère du vide », de 1983, est rapidement devenu un classique de la pensée politique et sociologique contemporaine. Ce classique a été suivi d’un autre ouvrage important, « L’empire de l’éphémère », paru chez Gallimard en 1987. Pour Lipovetsky, disciple de Max Weber à plus d’un titre, la société libérale occidentale  -celle dans laquelle nous sommes plongés et où nous végétons à notre corps défendant en tant qu’esprits critiques identitaires-  est une société désenchantée ; c’est pourquoi, au bout de quelques décennies d’hypertrophie, elle débouche sur le vide, à force, explique Lipovetsky en poursuivant son raisonnement wébérien, de ne s’attacher qu’à l’éphémère, qu’à un présent furtif et trivial, qui passe et qui passe très vite.

Nous en déduirons qu’une société n’est cohérente que si elle garde mémoire vive, souvenirs durables, pour re-projeter de la cohérence vers les temps qui viennent. « Archéofuturisme » dirait Guillaume Faye, lecteur attentif de Lipovetsky comme nous allons le voir. Car, justement, dans l’orbite de la pensée contestatrice identitaire, seul ce sacré Guillaume Faye a attiré notre attention, et l’attention du public néo-droitiste, sur l’œuvre de Lipovetsky, à l’époque de gloire et de pertinence du GRECE. Notamment dans les colonnes de « Panorama des idées contemporaines », revue dirigée par le grand indianiste et sanskritologue français Jean Varenne, prématurément décédé en 1997.

Du désenchantement à la déception

Les analyses de Faye, dans la revue de Varenne, étaient claires, succinctes et pertinentes. Elles constituent aujourd’hui un socle qui nous permet de revenir à Lipovetsky. Surtout à un petit ouvrage récent, très abordable : en fait, il s’agit d’un entretien avec Bertrand Richard, où Gilles Lipovetsky, philosophe et sociologue, explicite son nouveau concept de « société déceptive », après avoir diagnostiqué les nouveaux maux accumulés dans nos sociétés de plus en plus désenchantées (que dirait Max Weber, s’il revenait parmi nous ?). Les sceptiques d’entre les nôtres nous diront, narquois et désabusés, que Lipovetsky n’innove en rien. Ce désenchantement, omniprésent, avait déjà été fustigé par bon nombre d’auteurs dès le 19ième siècle ; Lipovetsky, par conséquent, ne ferait que réchauffer un concept ou un complexe de concepts au moins une fois séculaire.

Sans doute, ces sceptiques ont-ils raison. Mais partiellement seulement. Car le 19ième siècle conservait, à vaste échelle, des espaces intacts, des communautés rurales et villageoises, certes non dominantes, ou des communautés urbaines bien organisées mais encore à l’échelle humaine (que l’on songe aux travaux du sociologue Ferdinand Tönnies, ou aux réflexions de Heidegger sur sa propre petite ville de Messkirch). Aujourd’hui, la consommation effrénée, véhicule de l’amplification démesurée du désenchantement, selon Lipovetsky, s’insinue jusqu’au fin fond des campagnes, qui calquent le comportement ultra-consumériste des grandes métropoles.

Il n’y aura pas de « fin de l’histoire » !

Mais la force de l’argumentaire lipovetskyen, c’est qu’il n’est en rien moralisant. Lipovetsky est un observateur du réel humain. Il observe et comptabilise nos déceptions : nos efforts à consommer sont insatiables, n’atteignent jamais les objectifs d’acquisition, de démultiplication quasi infinie de plaisirs. Ce mirage, plutôt cette succession incessante de mirages, tous plus mirobolants que les autres, engendre la déception. En cela, la déception est donc plus que le désenchantement de Max Weber, qui, lui, faisait aussi allusion à l’évanouissement des espoirs et des consolations de la religion voire de la religiosité populaire, des traditions locales, des processions et autres rites liturgiques qui rythmaient la vie et que les esprits forts brocardaient, en s’imaginant imiter Voltaire. La déception est donc un stade ultérieur, un avatar encore plus triste du désenchantement, qui mélancolise encore davantage la vie.

Alors, sur ce fonds d’épouvantable morosité ou sinistrose, assistera-t-on, très bientôt, à une « fin de l’histoire » ? Non, répond Lipovetsky, parce que, s’empresse-t-il d’ajouter, ce concept de fin d’histoire n’a pas de sens, vu qu’il n’y a jamais eu de fin de l’histoire, que toujours elle a redémarré, et parfois de manière bien inattendue.

Dans l’entretien qu’il accorde à Bertrand Richard, Gilles Lipovetsky retrace son itinéraire : il a d’abord critiqué cette nouvelle philosophie du soupçon « foucaldienne » (c’est-à-dire dérivée de l’œuvre de Michel Foucault), qui percevait, derrière les mécanismes du nouveau consumérisme, qui se déployait tous azimuts, un mécanisme subtil et occulté de contrôle, de mise au pas des âmes et des corps. Dans le mixte idéologique dominant des années 70, les intellectuels avaient tendance à mêler Orwell et Foucault, pour annoncer une sorte d’apocalypse de grisaille, où même Big Brother, pourtant présent, n’aurait plus eu ni nom ni visage. Lipovetsky avait critiqué  -et critique toujours-  cet « apocalypsisme » noir et exagéré.

Le « mal de l’infini »

Il constate toutefois, avec Tocqueville et Durkheim, que l’accumulation de biens matériels et consommables, rend les hommes malheureux, dans la mesure où ils ne tolèrent plus les inégalités devant la possession de biens (et même de biens meubles, périssables et éphémères). Comme Durkheim, Lipovetsky « repère le ‘mal de l’infini’ (de l’infini des choses ‘acquérables’) qui, entraîné par la perte d’autorités des règles sociales, est générateur d’un profond désappointement ».

Ce désappointement ou cette déception ubiquitaire, structurelle et permanente, ne concerne pas seulement la sphère sociale et économique. Elle déborde sur le politique, tout simplement parce que la démocratie libérale  -qui est arrivée sur scène immédiatement avant la révolution industrielle, l’amorce de la consommation d’objets très vite sérialisés, et qui marque le début du « règne de la quantité »-  « porte structurellement en elle la déception », parce qu’ajoute Lipovetsky à la suite du théoricien français contemporain de la démocratie, Claude Lefort, elle est un pouvoir qui n’appartient à personne. Au fil du temps, le mélange des genres, l’alignement des programmes les uns sur les autres, a conduit à l’absence de résultats politiques tangibles, vu l’impossibilité d’une décision tranchée ; d’où la défiance générale des électeurs, avec tous les phénomènes connexes que cela entraîne : absentéisme électoral, désintérêt pour les débats, mépris pour les élus… Conclusion : la démocratie libérale est incapable de répondre au désir de bonheur (p. 70), alors qu’elle le promet, qu’elle prétend être la seule à pouvoir l’offrir aux peuples, comme elle l’inscrit par ailleurs dans deux textes fondamentaux : la Déclaration d’indépendance américaine de 1776 et la Déclaration des droits de l’homme de 1789.

De l’Etat à la tribu

Par conséquent, les peuples, déçus, retournent vers des échelons plus visibles et palpables pour trouver ce bonheur qu’on leur a promis et dont on les a frustrés : cet échelon est la tribu (voir les travaux de Michel Maffesoli) ou la communauté minoritaire, qui harcèlera l’Etat démocratique ou la fameuse « République » dont on se gargarise aujourd’hui en France. Les diasporas se rebiffent, entrent en rébellion, ne trouvant ni sens ni bonheur dans cet Etat ou cette « République », qui ne sont ni le leur ni la leur, ne relève pas de leurs traditions ou de leur mémoire. Les minorités ethniques, linguistiques ou régionales se mettent également à regimber et à suggérer de nouvelles formules de représentation, dont les exemples les plus emblématiques demeurent les projets de Robert Lafont pour l’Occitanie et de Gianfranco Miglio pour la Padanie. Pour Lipovetsky : « L’âge de l’escalade déceptive voit monter la tyrannie des minorités activistes ». Phrase qui ne dénonce évidemment pas d’éventuels partisans de Lafont ou de Miglio, mais les minorités diasporiques qui revendiquent pour mieux déconstruire encore un Etat-reliquat et rafler avantages matériels et autres aux autochtones, amortis, déçus et dépolitisés.

Pour un nouvel ascétisme

Lipovestsky, prudent, ne propose aucune solution, craignant sans nul doute les foudres d’une inquisition, plus sauvage en France qu’ailleurs, comme le prouvent les démarches récentes de l’Académicien René Rémond, qui veut courageusement mettre un holà au train des lois liberticides qui empoisonnent la vie universitaire hexagonale. Quand on approche des zones aussi dangereuses de l’actualité, doit-on craindre, effectivement, d’être houspillé dans la géhenne de l’incorrection politique ? Peut-être. Ou peut-être non. Finalement, la question n’a pas tant d’importance ici. Lipovetsky, avec une prudence de Sioux, n’indique qu’un levier possible : celui qui s’incarne dans l’action de militants anti-publicitaires, qui entendent ruiner le prestige des logos, forcer ainsi les marchés à diminuer les prix, inciter à une simplicité existentielle, à un retour à un ascétisme non forcé, non caricatural, non doloriste. Parmi les indices de cette simplicité et de cet ascétisme, Lipovetsky place aussi quelque espoir dans les mesures volontaires, émanant de citoyens, et volontaristes, émanant des instances politiques, en faveur des défavorisés (certaines soupes au lard, distribuées aux miséreux des villes françaises, au creux de l’hiver et qui suscitent la haine de quelques préfets repus ?), parce que tout cela montre « que l’acquisition hédonistique de biens marchands n’apparaît pas comme l’alpha et l’oméga de la vie ».

Hédonisme et consumérisme, conclut Lipovetsky, sont finalement des phénomènes très récents. Et, en peu de temps, ils ont déçus. Terriblement. Profondément. Ils vont donc être forcément congédiés. Par une révolution culturelle qui « réévaluera les priorités de l’existence, la hiérarchie des finalités, la place des jouissances immédiates dans le système des valeurs » (p. 109). Ensuite : « A un moment donné, les hommes trouveront le piment de la vie ailleurs que dans l’hédonisme consommatoire ».

Il ne pourra pas en être autrement. Et nous nous en réjouissons.

Benoit Ducarme / Robert Steuckers.

Références : Gilles Lipovetsky, La société de déception, Editions Textuel, Paris, 2006, 17 euro, ISBN 2-84597-195-8.

 

 

 

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