Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 2005
Sur la situation actuelle de la Russie
Extrait d’une allocution de Robert Steuckers à la Tribune de “Terre & Peuple-Lorraine”, à Nancy, le 26 novembre 2005
La situation actuelle de la Russie est assez aisément définissable: cette superpuissance européenne en recul dramatique fait face, depuis la fin de l’ère Gorbatchev, à trois offensives de guerre indirecte; 1) elle subit une stratégie d’encerclement; 2) elle subit une deuxième stratégie, qui vise son morcellement; 3) elle subit un processus de subversion intérieure qui mine ses capacités de résister aux défis du monde extérieur.
◊1. La stratégie d’encerclement est clairement perceptible: à la périphérie du territoire de l’actuelle Fédération de Russie, sur des zones qui firent partie de l’empire des Tsars et de l’ex-URSS ou qui en furent des glacis, nous voyons, depuis la fin de l’ère Gorbatchev, se constituer une zone de turbulences permanentes. Cette zone comprend le Caucase, l’Asie centrale, l’Ukraine et, potentiellement, dans une éventuelle offensive ennemie ultérieure, le bassin de la Kama, avec une agitation programmée à l’extérieur des Tatars et des Bachkirs, regroupés dans des “républiques” autonomes de la Fédération (les investissements étrangers dans ces régions sont d’ores et déjà bien plus élevés que dans le reste de la Fédération). Après les glacis conquis depuis Pierre le Grand, on programme, à Washington, l’émergence d’un islam très septentrional, sur le site même des khanats tatars terrassés jadis par Ivan le Terrible. Après l’encerclement de l’ancien empire russe et soviétique, viendra peut-être l’encerclement du tremplin moscovite, du noyau premier de cet empire. Cette stratégie d’encerclement prend le relais de la stratégie d’endiguement, qui fut celle préconisée par Mackinder et ses successeurs, dont Lord Curzon, contre la Russie de Nicolas II et contre l’Union Soviétique de Lénine à Gorbatchev.
◊2. La stratégie du morcellement de l’espace russe, dont nous parlait Alexandre Douguine lors de ses récentes interventions à Anvers (11 nov. 2005) et à Bruxelles (12 nov. 2005) découle très logiquement de la stratégie d’encerclement , qui, notamment, vise à agiter les peuples ou les ethnies ou les communautés religieuses ou mafieuses de la “zone des turbulences permanentes” de façon à les détacher de l’espace impérial russe défunt et de l’espace spirituel de la “civilisation russe” (Douguine), concept dynamique que l’on comparera utilement à la notion de “civilisation iranienne” qu’évoquait le dernier Shah d’Iran dans le plaidoyer pro domo qu’il adressait à l’histoire (cf. Mohammad Reza Pahlavi, Réponse à l’histoire, Albin Michel, 1979). L’espace de la “civilisation russe” a connu son extension maximale avec l’URSS de Brejnev, avec, en prime, une “Wachstumspitze” (une “pointe avancée”) en Afghanistan. Malheureusement, la période de cette extension maximale n’était pas marquée par une grandeur traditionnelle, comme sous certains tsars ou comparable à ce que le Shah entendait par “civilisation iranienne”, mais par une idéologie froide, mécaniciste et guindée, peu susceptible de susciter les adhésions, de gagner la bataille planétaire au niveau de ce que les Américains, avec Joseph Nye, appellent aujourd’hui le “soft power”, soit le pouvoir culturel.
◊3. La stratégie de subversion vise plusieurs objectifs, déjà implicites dans les deux stratégies que nous venons d’évoquer: 1) imposer à la Russie un idéal démocratique importé, fabriqué de toutes pièces, comparable à celui que véhiculait la “révolution orange” en Ukraine l’an dernier. 2) contrôler les médias russes et suggérer un “way of life” de type américano-occidental, irréalisable pour la grande masse du peuple russe. 3) gagner en Russie une bataille métapolitique en faisant jouer le prestige du “soft power” occidental. Cette stratégie de subversion est portée par diverses officines téléguidées depuis les Etats-Unis et financées par des réseaux capitalistes internationaux. Nous avons là, pêle-mêle, la Freedom House, l’International Republican Institute, le National Endownment for Democracy, la Fondation Soros, le National Democratic Institute, l’Open Society Institute (dont bon nombre de subdivisions et de départementssont consacrés aux Balkans, à l’Ukraine et à la Biélorussie), etc. Le concours de toutes ces fondations, avec l’aide des grandes agences médiatiques internationales, a contribué à mettre sur pied des mouvements comme Otpor en Serbie (pour renverser Milosevic), comme Pora en Ukraine (avec la révolution orange de la belle Ioulia), comme Kmara en Géorgie pour faire triompher un candidat qui accepterait l’inféodation complète du pays à l’OTAN, ou comme la révolution des tulipes au Kirghizistan et, enfin, comme une révolution qui, elle, contrairement aux autres, a du mal à démarrer, parce que la leçon a été apprise: je veux parler ici de l’agitation, timide et jugulée, du mouvement “Subr” (= “Bison”) en Biélorussie. L’hebdomadaire allemand Der Spiegel, dans un article de longue haleine publié en deux volets, explicitait le mode de fonctionnement de cette vaste entreprise de subversion, à têtes multiples telle l’hydre de la mythologie grecque. Les enquêteurs de cet hebdomadaire de Hambourg nous apprenaient comment se déroulait effectivement la formation des personnages principaux de cette vaste entreprise. Le Spiegel nous rappelle, fort utilement, que l’essentiel de cette formation se trouve consigné dans un film de Peter Ackerman, intitulé “Bringing Down a Dictator” (= Faire tomber un dictateur). Le titre dévoile clairement les intentions des auteurs: faire tomber, non pas véritablement des dictateurs, mais des leaders politiques qui déplaisent à l’Amérique ou qui ne veulent pas s’aligner sur les diktats du néo-libéralisme. En juin 2005, les jeunes recrutés dans les pays à subvertir et engagés dans ces entreprises de subversion destinées à de larges franges de la zone des turbulences, se sont réunis en Albanie pour mettre au point les nouveaux aspects de la stratégie et planifier l’avenir de leurs activités.
Pour résumer, l’objectif des Etats-Unis, héritiers de la stratégie anglo-saxonne mise au point par Mahan, Mackinder et Lea dans la première décennie du 20ième siècle, est 1) d’encercler la Russie selon les thèses géopolitiques et géostratégiques des géopolitologues Lea et Mackinder; 2) de morceler et satelliser la zone de tubulences et, ensuite, dans une phase ultérieure, le reste de la Fédération russe selon la stratégie de balkanisation mise au point par Lord Curzon à partir du Traité de Versailles de 1919; effectivement, après la révolution bolchevique et la guerre civile entre Rouges et Blancs, Lord Curzon souhaitait créer ou faire émerger un maximum d’Etats tampons, dépendants et économiquement précaires, entre l’Allemagne de Weimar et la nouvelle URSS. Cette stratégie visait à appuyer la Pologne, avec le concours de la France, sans que cette Pologne instrumentalisée ne puisse développer une industrie autonome et viable, tout en étant obligée de consacrer 39% de son budget à l’entretien d’une armée. Selon le Colonel russe Morozov, ce stratagème a été ressorti du placard dans les années 90, dans la mesure où l’armée polonaise a augmenté ses effectifs dans l’OTAN tandis que la Bundeswehr allemande a été réduite (aux mêmes effectifs que la nouvelle armée polonaise) et que l’armée russe connaît un ressac épouvantable, faute de budgets substantiels. Aujourd’hui, la réactualisation des projets de morcellement à la Curzon, est perceptible dans le Caucase et en Asie centrale, non seulement contre la Russie mais aussi contre l’Iran. Enfin, 3) de subvertir la Russie par tous les moyens que peut fournir un “soft power” dominant. En gros, il s’agit de provoquer en Russie un soulèvement orchestré par les médias contre Poutine sur le modèle de ce qui s’est passé en Ukraine fin 2004.
Double pari: sur le pantouranisme, sur l’islamisme saoudien
C’est dans ce cadre qu’il faut analyser le double pari des stratèges américains de ces trois dernières décennies : le pari sur le monde turc/turcophone et le pari sur la carte musulmane wahhabite saoudienne. Le pari sur le monde turc était bien clairement exprimé sous Clinton, un Président sous lequel les trois stratégies énumérées dans la première partir de cet exposé ont été mises en oeuvre. De surcroît, pour injecter dans la région un soft power puissant mais inféodé aux agences américaines, on prévoyait le lancement d’un satellite de télécommunication afin de créer une chaîne unique turcophone, dans une langue turque unifiée et standardisée, capable de diffuser un message bien orchestré en Asie centrale jusqu’aux confins de la Chine.
Le pari sur les réseaux wahhabites saoudiens remonte à l’époque où il fallait recruter des hommes de main contre les troupes soviétiques présentes en Afghanistan. Des combattants de la foi musulmane, les mudjahiddins, s’engageaient dans des formations militaires bien entraînées pour appuyer les Pachtouns hostiles à la présence russe. Parmi eux, un certain Oussama Ben Laden, qui financera et appuyera les “talibans”.
Le pari sur le monde turc était un pari plus homogène et plus cohérent, en fin de compte, plus “impérial” que “nomade”, dans la mesure où l’empire ottoman, héritier de bon nombre d’institutions impériales de la Perse sassanide et de la romanité greco-byzantine, possédait les structures organisées d’un empire tandis que l’islam wahhabite garde toutes les caractéristiques des tribus de la péninsule arabique, qui ont eu l’enthousiasme de bousculer les empires byzantin et perse moribonds mais non l’endurance de gérer ces territoires civilisés et urbanisés sur le long terme. Mais le pari sur le monde turc, du temps de Clinton, n’était pas un néo-byzantinisme ou un néo-ottomanisme. Il pariait bien plutôt sur une idéologie nouvelle, datant du 20ième siècle, qui posait la Turquie comme l’avant-garde des peuples mobiles, pasteurs, nomades et cavaliers du Touran, d’Asie centrale. Cette idéologie est le panturquisme ou le pantouranisme. Elle a servi un objectif anti-communiste et anti-soviétique, depuis le temps de l’Allemagne nazie jusqu’aux Etats-Unis de Clinton, où la Turquie était posée tout à la fois comme cette avant-garde pantouranienne en direction de l’Ouest et comme l’avant-garde de l’OTAN dans la zone sensible de la Mer Noire.
Pantouranisme: un lien millénaire avec les peuples turcs d’Asie centrale
Le pantouranisme est une idéologie diffuse, grandiloquente, qui ne peut trouver aucune concrétisation sans un appui extérieur, sans l’aide d’une puissance étrangère dominant les mers et possédant une solide infrastructure industrielle. L’idéologie pantouranienne a toujours été latente dans l’histoire turque, mais elle n’a été théorisée, de façon complète, que dans les années 20 du 20ième siècle, à la suite et sur le modèle des idéologies pangermanistes et panslavistes. Elle est portée par un argument historique valable du point de vue turc: c’est en effet toujours un apport turc (turkmène, tatar ou ouzbek) venu d’Asie centrale qui a permis à l’Empire ottoman de renforcer ses armées et de mener des opérations en Europe et au Moyen-Orient, contre la Sainte-Ligue, l’Autriche-Hongrie ou l’Empire perse. Quelques exemples: le calife de Bagdad fait appel aux troupes turques de Toghrul Bey venues du fonds de la steppe pour rétablir l’ordre dans le califat arabe en déliquescence; les Seldjouks, qui arrivent au 11ième siècle et battent les Byzantins à Manzikert en 1071, viennent eux aussi d’Asie centrale; les derniers Grecs de Trébizonde doivent finir par céder face aux masses rurales de l’arrière-pays, entièrement composées de pasteurs turkmènes, alliés des Ottomans; à Vienne en 1683, l’armée ottomane est appuyée par des colonnes volantes de cavaliers-raiders tatars et turkmènes qui rançonnent, pillent et saccagent la Hongrie, la Slovaquie et de vastes régions d’Autriche. Les peuples turcs d’Asie centrale ont constitué la réserve démographique et militaire de l’empire ottoman.
Dans les années 20 et 30 du 20ième siècle, le pantouranisme est l’idéologie de quelques savants turcologues; elle ne connait pas de traduction politique; elle est à ce titre désincarnée mais d’autant plus virulente sur le plan intellectuel. En 1942, quand le sort des armes paraît favorable au Troisième Reich et que les services de celui-ci encouragent les peuples non russes à déserter le service de Staline, le pantouranisme, qui veut profiter de cette aubaine, gagne des adeptes et sort de la discrétion. Un certain Turkes, qui deviendra le leader des “Loups Gris” nationalistes, fait partie de ceux qui réclament une alliance rapide avec l’Allemagne pour participer au démantèlement de l’Union Soviétique jugée trop vite moribonde, parce qu’elle n’a pas encore reçu, via l’Iran occupé, un matériel moderne venu des Etats-Unis. Le mouvement des “Loups Gris”, intéressant à plus d’un titre et bien structuré, s’alignera sur des positions panturques pures et laïques jusqu’en 1965, année où il fera une sorte d’aggiornamento et admettra un “islamisme” offensif, à condition qu’il soit dirigé par des éléments turcs. Aujourd’hui, ce mouvement, qui a connu la répression du régime, est partagé: ainsi, il ne veut pas d’une adhésion turque à l’Europe, car, prétend-il, une immersion de l’Etat turc dans l’UE conduirait à lui faire perdre toute “turcicité”. Il me paraît dès lors important de ne pas confondre trois strates idéologiques présente en Turquie actuellement: le kémalisme, l’idéologie nationaliste des Loups Gris et le pantouranisme, dans son orientation libérale et pro-occidentale.
Diverses idéologies turques
En effet, le kémalisme voulait et veut encore (dans la mesure où il domine) aligner la Turquie sur l’Europe, l’européaniser sur les plans intellectuels et spirituels sans pour autant la christianiser. Dans ce but, Kemal Ataturk développe un mythe “hittite”. Pour lui, la Turquie est l’héritière de l’empire hittite, peuple indo-européen venu de l’espace danubien pour s’élancer vers le Proche-Orient et se heurter à l’Egypte. C’est la raison pour laquelle il crée un musée hittite à Ankara et encourage les fouilles pour redécouvrir cette civilisation à la charnière de la proto-histoire et de l’histoire. L’idéologie des Loups Gris, qui se dénomment eux-mêmes les “idéalistes”, est panturquiste mais ses avatars ont parfois admis l’islamisation et ont refusé, récemment, l’adhésion à l’UE, que préconiserait tout néo-kémalisme fidèle à ses options de base. Les libéraux et les sociaux-démocrates turcs (pour autant que ces labels idéologiques aient une signification en dehors de l’Europe occidentale) sont souvent à la fois panturcs et pro-américains, anti-arabes, anti-russes et pro-UE.
Après la défaite électorale des démocrates américains et l’avènement de Bush à la présidence, la stratégie américaine s’est quelque peu modifiée. L’alliance qui domine est surtout wahhabite-puritaine; elle mise sur un islamisme simplifié et offensif plus exportable et, en théorie, détaché des appartenances ethniques. L’objectif est de fabriquer une idéologie mobilisatrice d’éléments agressifs pour réaliser le projet d’un “Grand Moyen Orient” intégré, servant de débouché pour une industrie américaine toujours en quête de clients. Ce “Grand Moyen Orient” a l’atout d’avoir une démographie en hausse, ce qui permet de prévoir d’importantes plus-values (l’iranologue français Bernard Hourcade, dans une étude très fouillée, constate toutefois le ressac démographique de l’Iran, en dépit de l’idéologie natalisme du pouvoir islamique; cf. B. Hourcade, Iran. Nouvelles identités d’une république, Ed. Belin/Documentation Française, 2002).
L’alliance wahhabite-puritaine recouvre aussi —c’est l’évidence même— une alliance économique axée sur le pétrole (saoudien et texan). Avec Bush, c’est une stratégie plus pétrolière que historico-politique qui s’installe, et qui bouleverse certaines traditions diplomatiques américaines, notamment celles qu’avaient déployées les démocrates et les conservateurs classiques (que l’on ne confondra pas avec les néo-conservateurs actuels). Cette nouvelle stratégie pétrolière ne satisfait pas les rêves turcs. Qui, eux, visent essentiellement à récupérer le pétrole de Mossoul. En effet, la Turquie, de Mustafa Kemal à aujourd’hui, est un Etat aux ressources énergétiques rares, insuffisantes pour satisfaire les besoins toujours plus pressants d’une population en croissance rapide. Les nappes pétrolifères de l’Est du pays, dans le Kurdistan montagnard en ébullition, à proximité de la frontière irakienne, sont insuffisantes mais nécessaires, ce qui explique aussi la hantise et la phobie du régime turc pour toute idée d’une émancipation nationale kurde pouvant aboutir à une sécession. Les départements autour de ces quelques puits de pétrole sont tous sous le statut d’état d’exception, notamment la région de Batman où se situe la principale raffinerie de pétrole turc. Pour Ankara, la fidélité à l’alliance américaine devait à terme trouver une récompense: recevoir une certaine indépendance énergétique, par le biais de revendications territoriales issues d’une idéologie panturquiste ou néo-ottomane, soit en annexant le Kurdistan irakien, soit en forgeant une alliance avec l’Azerbaïdjan, Etat turcophone mais iranisé, soit en recevant toutes sortes d’avantages dans l’exploitation du pétrole de la région caspienne, du moins dans ses parties turcophones. La stratégie pétrolière de Bush vise, elle, à concentrer un maximum de ressources en hydrocarbures entre les mains de ceux qui, au Texas comme dans la péninsule arabique, en possèdent déjà beaucoup. La Turquie, comme personne d’autre, n’est invitée au partage. Dans de telles conditions, la Turquie ne peut espérer récupérer Mossoul.
“Hürriyet” et la question kurde
Récemment, le principal quotidien turc, “Hürriyet”, suggère indirectement une paix aux Kurdes, dans la mesure où il dit ne plus craindre ouvertement la création d’un Kurdistan indépendant dans le nord de l’Irak. Pour “Hürriyet”, désormais, le Kurdistan indépendant du nord de l’Irak pourrait parfaitement cohabiter avec un Kurdistan autonome sur le territoire de la république turque, à condition que s’instaure une sorte de marché commun turco-kurde, dont la principale source d’énergie serait ce pétrole tant convoité de Mossoul. C’est la première fois qu’un quotidien turc, de l’importance de “Hürriyet”, ose évoquer l’idée d’un Kurdistan autonome. L’objectif de ce nouvel engouement kurde est à l’évidence de récupérer le pétrole de Mossoul, cédé à contre-coeur par la Turquie en 1923, et d’empêcher les Chiites irakiens, alliés des Etats-Unis, de faire main base sur l’ensemble des ressources en hydrocarbures de l’Irak dépecé. Le vent est en train de tourner en Turquie et Bush, contrairement à Clinton, n’a pas carressé son allié turc dans le sens du poil. Une négligence qui pourrait être lourde de conséquence.
L’alliance entre Washington et les Wahhabites est un fait, malgré les rideaux de fumée médiatiques, évoquant une guerre des civilisations entre un Occident dominé par l’Amérique et un monde arabo-musulman travaillé par l’idéologie de Ben Laden. Posé comme l’ennemi public n°1 sur la planète entière après les attentats de New York en septembre 2001, Oussama Ben Laden reste curieusement introuvable, ce qui permet de faire de sa personne le croquemitaine universel, se profilant derrière tous les attentats sordides qui ensanglantent la planète. Ben Laden est sans doute le modèle tout trouvé pour des musulmans déboussolés dans les grandes banlieues sinistres où l’on parque les immigrés en Occident, mais il est loin de représenter tout l’islam. Son islam n’est pas celui de l’Iran, qui choisit d’autres alliances stratégiques, avec la Chine ou avec la Russie. Son islam n’est pas non plus celui de l’islam russophile d’Asie centrale, qui, même s’il est fortement battu en brèche depuis l’effondrement du soviétisme, ne souhaite pas se voir inféodé à un “Grand Moyen Orient”, entièrement sous la tutelle des trusts américains. Il existe non pas un islam mais des islams comme le disait très justement le géopolitologue français Yves Lacoste. Les islamismes radicaux, qui se proclament bruyamment anti-américains, font souvent le jeu de Washington et peuvent, le cas échéant, être considérés comme des créations des services spéciaux, servant de leviers à des opérations de guerre indirecte.
L’islamisme : un levier de déstabilisation permanente
Bon nombre de ces islams radicaux sont effectivement des leviers pour créer du désordre partout. C’est le cas en France pour briser et affaiblir l’une des principales puissances de l’axe potentiel unissant Paris, Berlin et Moscou. C’est le cas dans le sud de la Thaïlande, déstabilisé par sa minorité musulmane. Ce sera demain le cas en Inde, un pays qui se développe plus lentement et plus sûrement que la Chine, déjà dans le collimateur de Washington.
Pour ce qui concerne la Russie, l’alliance Washington-Ankara permettait aux Etats-Unis d’occuper l’Anatolie, base de départ de la conquête ottomane des Balkans, dont la façade orientale, avec la Bulgarie et la Roumanie, était inféodée, à partir de 1945, à la puissance soviétique; de se trouver proche du Caucase que les Allemands n’avaient pas pu conquérir en 1941-42 et de tenir en échec les puissances arabes du Proche-Orient et l’Egypte, alors alliées de l’URSS. Aujourd’hui, la Turquie sert de base arrière aux terroristes tchétchènes et d’alliée des Azeris. Seule la question de Mossoul a jeté un froid sur les relations turco-américaines et permis un rapprochement avec la Russie. L’alliance entre Washington et les wahhabites permet d’instrumentaliser des islamistes dans le conflit tchétchène et ailleurs en Asie centrale, voire de trouver des sources de financement pour remettre l’Albanie anti-serbe sur les rails.
Le panturquisme et l’islamisme wahhabite sont des leviers, tout comme la Fondation Soros, et toutes les fondations de même nature, pour parfaire ce que les géopolitologues anglo-saxons ont nommé le “Grand Jeu”, qui est, hier comme aujourd’hui, la volonté de contenir ou de détruire la puissance impériale russe.
Robert STEUCKERS,
Forest-Flotzenberg/Nancy, 26 novembre 2005.