lundi, 24 octobre 2022
Le point de fusion entre progressisme et capitalisme
Le point de fusion entre progressisme et capitalisme
par Marcello Veneziani
Source : Marcello Veneziani & https://www.ariannaeditrice.it/articoli/il-punto-di-fusione-progressita-con-il-capitale
Quand a eu lieu le passage de la gauche du contre-pouvoir au pouvoir, de la Place publique au Palais des gouvernants ? Que s'est-il passé pour qu'une force antagoniste du Capital devienne la Garde rouge du Capital et fasse partie intégrante de la classe dirigeante ? Nous le répétons souvent, mais le passage clé nous échappe. Les indices de surface sont nombreux et trop familiers : à l'est, l'échec des expériences communistes, à l'ouest, l'effondrement de l'État-providence ; au niveau intellectuel, le déclin de Marx et de l'idée de Révolution, et au niveau social, l'inclusion de militants, d'agents et de fonctionnaires de gauche dans l'appareil public, le secteur privé et le système judiciaire, l'école, l'université, l'édition et le divertissement. Une inclusion qui, en plus des effets politiques et idéologiques bien connus, a également entraîné l'inévitable "gentrification" de la classe progressiste et la revalorisation subséquente de l'establishment.
Nous pouvons également périodiser ce processus : il s'est produit après 1968, tout au long des années 1970, puis s'est étendu dans les années suivantes jusqu'à intégrer et interpénétrer les pouvoirs et les institutions. L'avantage est réciproque : au Capital, il a donné une "bonne conscience" éthique et une légitimation culturelle au niveau de l'émancipation et de la défense des droits de l'homme et du citoyen ; et à la Gauche, il a donné un pouvoir d'influence et d'interdiction, et un leadership culturel et civil.
Mais tout cela n'explique toujours pas la raison centrale de l'union entre la gauche et le capital, la soudure de deux hégémonies, la soudure entre le pouvoir économique et le pouvoir culturel. Qu'est-ce qui a provoqué cette convergence ? C'est le but commun de remplacer le monde commun fondé sur la réalité par le monde uniforme fondé sur les désirs induits ; le désir d'un nouveau monde pour la gauche et de nouveaux marchés pour le capital.
Comment ce changement s'opère-t-il ? En effaçant, en méprisant et en brisant les liens, les frontières, les limites. Ce que la gauche appelle émancipation, libération, progrès ; et dans le jargon capitaliste, ils appellent ces phénomènes, le développement, la consommation, la modernisation. Le mot clé, commun à ces deux pôle, est le déracinement, où l'identité se dissout : le déraciné est alors considéré comme un homme libre qui n'a pas d'attaches ou d'affiliations, qui est fluide dans un monde liquide, projeté dans ses désirs plutôt qu'amarré à son héritage et à sa nature ; connecté à son époque et au web mais déconnecté de son lieu et de ses liens communautaires. Il devient ainsi un citoyen du monde, un homme sans frontières (y compris sexuelles), un individu émancipé et global, selon le rêve convergent de l'internationalisme de gauche et de la mondialisation capitaliste.
Le monde à démolir n'est pas nommé pour ce qu'il est - la réalité des liens religieux et civils, familiaux et communautaires - mais est renommé en termes négatifs comme racisme, fascisme, homo-transphobie, anti-féminisme.
Cette convergence a une répercussion sociale précise : déclarer la guerre au monde commun, à la réalité, à la nature, au contexte dans lequel l'homme a toujours vécu, signifie rompre avec les peuples et partir des élites, soit des oligarchies économiques et financières, politiques et intellectuelles, ennemies du sentiment commun, des racines et des liens populaires. C'est la rébellion des élites sur laquelle un sociologue américain lucide, Christopher Lasch, a écrit en 1994, faisant écho à la rébellion des masses d'Ortega y Gasset (1930).
Dans son ouvrage, Lasch a noté ce que des observateurs italiens très pointus de bords idéologiques opposés comme Augusto Del Noce et Pierpaolo Pasolini avaient déjà saisi: les manifestants, les révolutionnaires et les gauchistes radicaux ont déclaré la guerre au capitalisme mais ont ensuite combattu le patriotisme, la religion et la famille traditionnelle, croyant frapper au cœur et à l'arrière du capitalisme. Au lieu de cela, leur combat était entièrement fonctionnel au capitalisme, qui voulait briser ces mêmes digues et se débarrasser de ces liens qui faisaient obstacle à l'établissement d'une société entièrement éradiquée, composée désormais d'individus solitaires, proies faciles du consumérisme. Même Marx avait expliqué dans le Manifeste qu'avec le capitalisme "toutes les relations sociales stables et fixes, avec leur cortège de conceptions et d'idées traditionnelles et vénérables, sont dissoutes". Par obtusion, présomption ou mauvaise foi, la gauche a ignoré le Manifeste de Marx (qui n'est pas un auteur réactionnaire) et est devenue le tueur à gages en charge de liquider la société traditionnelle, avec la bénédiction du capital... Si les croyants, les membres de la famille, les patriotes sont effacés, il ne reste que les consommateurs de marchandises et d'idéologies. "On ne s'affranchit de la tradition que pour se plier à la tyrannie de la mode", note Lasch dans l'essai Against Mass Culture (maintenant publié en Italie par Eleuthera).
La liberté consiste à choisir entre des marques, des produits, "des opinions et des idéologies préemballées conçues par des faiseurs d'opinion" ; le processus se fera, notait Lasch il y a trente ans, en "détruisant la mémoire collective, en remplaçant l'autorité responsable par un nouveau star system", aujourd'hui nous dirions avec les influenceurs et les usines de consensus manipulés. Il restera comme une gratification illusoire dont parle Lasch dans La culture du narcissisme : c'est le nouvel opium du peuple, réduit à un seul format devant le miroir (ou un smartphone).
Lasch a appelé à une alliance pour résister à l'assimilation, au déracinement et à la modernisation forcée. Pour Simone Weil, celui qui est déraciné déracine ; pour Lasch, "le déracinement déracine tout, sauf le besoin de racines".
C'est donc là que réside la fusion du gauchisme et du capital : dans la dissolution des liens naturels, religieux et communautaires que l'on fait passer pour une émancipation et une libération de l'emprise de monstres. Ils vous enlèvent tout et vous disent ensuite : vous avez moins de fardeaux et de contraintes, maintenant vous êtes libres de courir. Ils vous disent aussi où aller, quoi acheter et quelle route prendre.....
15:52 Publié dans Actualité, Sociologie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité, sociologie, christopher lasch, déracinement, capitalisme, gauche | | del.icio.us | | Digg | Facebook
vendredi, 25 novembre 2016
La déterritorialisation, vraiment ?
Il est devenu fréquent de lire dans les différents ouvrages et articles critiques de la mondialisation que cette dernière conduirait à une « déterritorialisation ». Dans son ouvrage Au nom du peuple, Patrick Buisson écrit par exemple ceci : « Contre la mondialisation, quintessence du non lieu, qui pousse à la déterritorialisation et au délestage des attaches symboliques, le peuple des laissés-pour-compte plébiscite le lieu comme première composante du lien. Le village coutumier contre le village planétaire. Être, c'est habiter... Le bonheur est dans le pré, pas dans le terrain-vague ni dans la ville-monde. »
Si on comprend parfaitement où veut en venir l'ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, ce qui est le principal me direz-vous, ce passage pose question. L'emploi du terme « déterritorialisation » est en effet maladroit.
Le terme de « déterritorialisation » nous vient des philosophes post-modernistes Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur trilogie « Capitalisme et schizophrénie » : Anti-Œdipe, Mille Plateaux, et Qu’est-ce que la philosophie ?. Il s'agit d'un phénomène qui conduit un territoire, un objet, à perdre son usage conventionnel ou premier. Ce phénomène s'accompagne d'un processus de reterritorialisation qui redonne un usage à l'espace, au territoire ou à l'objet. Pour les post-modernes, cela pouvait favoriser le détournement, par l'art, de l'objet ou du support.
Dans la mondialisation, il n'y a donc pas tant « déterritorialisation » que reterritorialisation. Le non-lieu n'est pas une absence de lieu ou de territoire, mais une représentation particulière du lieu et du territoire. Un lieu qui aurait perdu son caractère « traditionnel » au profit d'une approche fonctionnaliste pure devient peut-être un « non lieu » sociologique ou philosophique mais il ne s'agit pas d'un « non territoire » ou d'un « non lieu » géographique.
Qu'est-ce qu'un territoire ?
Le Dictionnaire de l'espace et des sociétés de Jacques Lévy et Michel Lussault qui est un peu la Bible des géographes hexagonaux, rappelle que le terme de territoire n'est véritablement employé dans la géographie francophone de façon officielle que depuis 1982. L'auteur de l'article, J. Lévy donne neuf définitions et usages du terme territoire.
- Le terme « espace » est préféré au terme territoire.
- Espace et territoire se confondent mais territoire apparaît plus opérant.
- Le territoire est un synonyme de lieu et se réfère le plus souvent à une spécificité locale.
- Le territoire « épistémologique » où, sortant du concept, le territoire désigne un espace socialisé. On distingue alors le réel, du discours qu'on produit autour de celui-ci.
- Le territoire comme espace contrôle-borné. Cette définition renvoie à celle du territoire national avec son Etat et ses frontières.
- Le territoire au sens de l'éthologie, en lien avec l'animalité. On distingue les espèces « grégaires », protégées par le groupe, des espèces « territoriales », protégées par leur contrôle d'un espace.
- Le territoire comme un espace « approprié ».
- Le territoire se distingue ici du « milieu » naturaliste de Lamarck puis de l'espace émanant du spatialisme cartésien géométrique. Le territoire est caractérisé par les effets, abordés sous l'angle de la géographie, de l'identité des individus et des sociétés.
- Après une critique des huit définitions et usages précédents, J. Lévy définit le territoire comme « un espace à métrique topographique ». Celle-ci a la mérite de s'opposer, d'après les auteurs, à une autre grande famille de métrique, les réseaux.
Lorsqu'on parle de déterritorialisation, on passerait donc selon la neuvième définition du territoire au réseau. Mais on comprend bien que l'ensemble des autres définitions nous permet de nuancer l'usage abusif du terme de « déterritorialisation ». Pour ne pas prendre le sujet à l'envers, on peut déceler, chez beaucoup d'auteurs, une approche de ce concept essentiellement centrée sur l'affaiblissement des Etats-nations. Il y aurait donc « déterritorialisation » car le territoire n'est pas, ou n'est plus, cet Etat-nation borné par des frontières, contrôlant les flux entrant et sortant. C'est une vision trop rapide du phénomène car l'appropriation de l'espace par un groupe humain, que les post-modernes appelleraient la reterritorialisation, ne fait que produire une autre approche, une autre définition, du territoire. En ce sens la privatisation par des entreprises d'une partie du territoire national ne signifie pas la fin du ou des territoire(s), elle signifie simplement que l'on passe d'un usage du territoire à un autre. Par ailleurs le territoire ne peut-être limité au local, qui n’est qu’une définition du territoire parmi d’autres, quand bien même le local, que la population fréquente, habite et s’approprie quotidiennement, peut sembler être le territoire par excellence car il est un « espace vécu » pour reprendre l'expression d'Armand Frémont (au sujet de la région).
A la suite de l'article de J. Lévy, Bernard Debarbieux donne quand à lui la définition suivante : « Agencement de ressources matérielles et symboliques capable de structurer les conditions pratiques de l'existence d'un individu ou d'un collectif social et d'informer en retour cet individu et ce collectif sur sa propre identité. » Le territoire a donc un lien avec les ressources, la reproduction, l'ordre social et l'identité. Jean-Paul Ferrier propose enfin la définition suivante : « Toute portion humanisée de la surface terrestre ». Selon cette définition, territorialisation et humanisation vont de concert selon une approche nature-culture.
Guy Di Méo proposait en 1996 dans Les territoires du quotidien une définition qui pourrait apparaître comme dépassée et incomplète mais qui conserve pourtant une grande pertinence : « Le territoire est une appropriation à la fois économique, idéologique et politique (sociale, donc) de l'espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d'eux-mêmes, de leur histoire. » Cette définition appuie encore ici notre développement : il y a territoire à partir du moment où il y a appropriation par un groupe humain. Les « quartiers sensibles » sont pleinement des territoires au sens du géographe, et Michel Lussault le démontre assez bien dans son ouvrage De la lutte des classes à la lutte des places. La City de Londres est également un territoire à part entière, même si on peut en avoir une représentation négative.
L'emploi abusif du terme « déterritorialisation » est donc une erreur conceptuelle car la mondialisation ne déterritorialise pas. Couplée à l'explosion démographique, elle a plutôt tendance à « territorialiser » de nouveaux espaces par un phénomène d'anthropisation. Les front pionniers, qu'ils soient forestiers ou maritimes, en sont des exemples. La mondialisation produit de nouveaux territoires et elle change la nature de certains autres dans le cadre d'une mutation globale des systèmes productifs. Les phénomènes d'urbanisation, de métropolisation ou de littoralisation produisent des territoires et des manières d'habiter qui diffèrent des générations précédentes mais il n'y a là dedans aucune déterritorialisation. Il y a plutôt une forte fragmentation et spécialisation spatiale. J. Lévy écrit d'ailleurs que « La mondialisation redessine la carte des lieux ».
La mondialisation n'est pas hors sol. Le renforcement du numérique n'y change rien. Il a même favorisé un phénomène de concentration de la population et des activités dans les métropoles car le tertiaire nécessite un environnement urbain. Saskia Sassen notait dans un article : « La ville globale : Éléments pour une lecture de Paris » que la plupart des analyses omettent les infrastructures. Pourtant, comme l'a très bien théorisé le Comité Invisible, le pouvoir réside dans les infrastructures. Le capitalisme financier a besoin de lieux et de territoires : les lieux de commandement dans les quartiers d'affaire des grandes métropoles (comme la City), les lieux où on produit de l'énergie (centrales nucléaires, centrales thermiques, raffinerie de pétrole, champs d'éoliennes, ….), les lieux où sont construit les infrastructures de transport : la gare TGV ou l'aéroport. Laurent Carroué dans La planète financière, Capital, pouvoirs, espace et territoires ne dit pas autre chose : « Loin d'être désincarnée, la mondialisation financière place les territoires et les dynamiques au cœur des enjeux sociaux, géoéconomiques et géopolitiques. »
De quoi la « déterritorialisation » est-elle le nom ?
Ce terme, qui renvoyait à la philosophie mais qu'on applique désormais à la géographie, est donc souvent employé en lieu et place de « déracinement ». Les sociétés contemporaines sont « déracinées » mais elles ne sont pas « déterritorialisées ». Or le déracinement doit plutôt être étudié sous un angle anthropologique plutôt que strictement géographique. Espaces et territoires sont modelés par ces bouleversements anthropologiques mais ils ne peuvent pas cesser d'exister.
Il faudrait distinguer de fait la mondialisation, qui est un phénomène complexe qui puise ses racines dans l'histoire (Christian Grataloup, Géohistoire de la mondialisation) et ne peut se résumer à la mondialisation néo-libérale des 30 dernières années, et la question des techniques, au final beaucoup plus vaste.
Jacques Lévy rappelle que la mondialisation est d'abord un changement d'échelle. C'est l'étude à l'échelle mondiale des grands phénomènes géographiques, des échanges économiques et des relations entre Etats. En ce sens, et pour paraphraser Michel Lussault, la mondialisation est « l'avènement du monde », c'est à dire que le « le monde est devenu le Monde ». Mais cet avènement n'a été possible que par les progrès techniques. Pour Olivier Dollfus, qui parle de « système-monde » dès 1984 avant d’utiliser ce terme de mondialisation : « La mondialisation, c'est l'échange généralisé entre les différentes parties de la planète, l'espace mondial étant alors l'espace de transaction de l'humanité ». La mondialisation traduit d'abord l'anthropisation. Olivier Dollfus distinguait le « système-Terre » du « système-Monde ». Le premier pouvant se passer de l'homme alors que le second est lié aux sociétés humaines. Christian Grataloup estime que « Le Monde, ce sont les hommes sur la terre et reliés entre eux ; mais certains le sont beaucoup moins que d'autres. »
Le « système-monde » tient son origine probable au sein des marges de l'Eurasie. Chinois, Japonais ou Portugais s'aventurent sur les mers. Pourquoi ? Il serait beaucoup trop long et complexe de traiter de ce sujet ici, mais, pour simplifier, et en mettant pour le moment de côté l'Amérique, le cœur du monde est essentiellement au Proche-Orient qui est un carrefour entre trois continents. Si les Européens ou les Asiatiques ont cherché à prendre la mer, c'est en partie pour contourner l'Orient islamique. L'impossibilité des Chinois et des Japonais à trouver une échappatoire va donc causer leur recul. Ils étaient isolés. La Chine se ferme autour de 1500 et le Japon sort de la féodalité à la fin du XIXeme siècle. L'Amérique a été, à bien des égards, source d'espoirs et des malheurs pour l'Europe mais sans la domination de de « nouveau monde » qui ne porte pas ce nom là par hasard, il eu été probable que l'Europe décline et soit soumise. Cette réalité, on la lit fort peu chez les défenseurs du « nomos de la Terre ». Ce sont les hommes forgés par la Reconquista, au Portugal, comme en Espagne, qui vont prendre la mer au XVeme et au XVIeme siècle. Il s'agit alors tout simplement de survie. Si les Européens n'avaient pas su s'attaquer à l'Atlantique, ils auraient été coincés entre cet océan et le monde islamique qui, contrôlant le sud de la Méditerranée, le commerce d'esclaves, la route de la soie et des épices aurait fini par nous étouffer et nous dominer. Mais c'est aussi cette ouverture Atlantique, vers l'Amérique qui impulse véritablement la mondialisation.
Si la mondialisation peut passer comme l'apogée d'une économie dérégulée, elle fut donc dans un premier temps une convergence progressive des économies nationales au sein d'une « économie-monde » comme l'écrivait Fernand Braudel. Ceux-ci ont vu dans l'ouverture économique et l'accroissement des échanges des facteurs de puissance, dès l'époque des Grandes Découvertes. En France l'Etat a été un puissant facteur de déracinement, y compris sous la présidence du Général de Gaulle. Comme nous l'avions déjà expliqué ici (http://cerclenonconforme.hautetfort.com/archive/2015/08/0...) Le rapport du groupe 1985, composé de haut fonctionnaires, d'experts et de techniciens prévoyait l'augmentation des mobilités et l'avènement du nomadisme : « Si les techniques de l'automobile et du chemin de fer paraissent avoir atteint le stade de la maturité, où peu d'innovations spectaculaires sont à prévoir, il n'en est pas de même pour les transports aériens, et on doit s'attendre à l'apparition de nouvelles techniques. Le résultat sera une mobilité qui, au moins pour certains individus, confinera à l'ubiquité. Cette mobilité n'est pas un fait exceptionnel : les sociétés nomades étaient caractérisées par une mobilité extrême au regard de laquelle l'actuelle mobilité des Américains du Nord ne paraît pas sans précédent ; c'est plutôt la vie sédentaire, liée d'abord aux activités agricoles et plus tard aux lourds investissements fixes de la société industrielle qui peut paraître surprenante. » dans Groupe 1985, Réflexions pour 1985, Paris, La Documentation française, 1964
Si nous sommes déracinés, c'est d'abord en raison des techniques et des technologies en particulier les transports, le numérique et l'accroissement de la vitesse qui concerne l'ensemble de notre existence, de la vitesse de nos véhicules à la vitesse d'envoi d'un courriel. Une abondante littérature peut aller dans ce sens, on mentionnera évidemment pour la réflexion sur la vitesse à Vitesse et politique, essai de dromologie, publié en 1977 par le philosophe et urbaniste Paul Virilio. On songera aussi, même si plus ancien, à La France contre les Robots, de Georges Bernanos, que nous avions chroniqué ou évidemment au Système technicien de Jacques Ellul.
On aurait tort donc de ne s'en tenir uniquement à des aspects économiques. Au même titre que Saskia Sassen pointait l'oubli des infrastructures chez de nombreux analystes, on note souvent l'oubli des techniques. La technique n'est pas neutre et c'est par les progrès techniques que les sociétés humaines se retrouvent bouleversées. Bien que son livre soit un plaidoyer vegan et pro-théorie du genre soutenue par une philosophie déconstructiviste, Sapiens de l'historien israélien Yuval Noah Harari, traduit en près de 30 langues, explique remarquablement bien comment la révolution néolithique a bouleversée non seulement l'humanité, mais aussi la planète.
Revenons en aux géographes français, et plus particulièrement à Roger Brunet. Il définissait le « système-monde » de cette façon en 1992 : « le Monde vu comme un système, tel qu'aucun de ses points n'apparaît plus comme isolé, que l'information circule vite et même quasi instantanément autour du globe, que tous les lieux sont plus ou moins interdépendants, que les décisions d'un Etat ou d'une entreprise sont susceptibles d'avoir des répercutions lointaines, et qu'il est indispensable de prendre conscience de cette solidarité de fait. »
La définition de Roger Brunet mentionne l'isolement. Alors que les Européens ont fait basculer le centre du monde de l'Orient vers l'Atlantique, les peuples d'extrême-orient se sont retrouvés isolés. Leur retour progressif dans le Monde vient donc du basculement progressif vers le Pacifique de l'économie mondiale. Mais il leur aura fallu cinq siècles. L'autre élément important de la définition de Roger Brunet est la vitesse de circulation de l'information. La vitesse et le numérique qui favorisent la mondialisation actuelle peuvent apparaître comme une « nouvelle révolution néolithique » au sens où il y a bouleversement total des sociétés. Et si les sédentaires y voient une « déterritorialisation » c'est parce qu'ils assimilent le territoire à la sédentarité. Ce qui est une erreur. Les nomades aussi habitent sur des territoires, sur les « grands espaces » tant vantés par la géographie des pan-idées : panslavisme, pangermanisme, pan africanisme... Le déracinement n'est pourtant pas le nomadisme au sens des « peuples nomades » car il est marqué par une forte discontinuité territoriale et des mobilités accentuées par la vitesse. Le nomade n'avait pas les moyens d'abolir la distance, l'homme mondialisé peut d'une certaine manière abolir la distance. Il raisonne d'abord en terme de temps.
Là aussi, comme nous l'avions déjà rapporté, le Groupe 1985 avait été visionnaire et écrivait en 1964 :
« Et alors que la notion de distance est actuellement la plus utilisée pour traiter de ce sujet, c'est en fait une fonction du temps passé, du confort et du prix qui sera sans doute, et à juste titre, de plus en plus souvent mise en jeu dans l'avenir : qu'il soit possible d'aller d'un bureau grenoblois à un bureau parisien en deux heures, pour cent francs, dans un bon siège, et la vie de la province sera changée ; point n'est besoin de savoir quelle sera la part de l'avion de l'automobile ou de l'aérotrain là-dedans — ni de penser aux 600 kilomètres qui séparent les deux villes, et qui seront toujours 600 kilomètres. On peut imaginer, par exemple, qu'en supposant un confort convenable — et indispensable — trois ordres de temps de voyage pourront être considérés : — inférieur à une demi-heure, qui peut être accepté deux fois par jour (habitat - travail) — inférieur à deux heures, qui peut être admis une fois par semaine ; — de l'ordre d'une nuit, plus exceptionnel. »
L'économie dont nous parlons actuellement doit beaucoup à la vitesse et aux techniques. Nous produisons des objets qui nous permettent de « gagner du temps », les micro-ondes ou les machines à laver, mais aussi d'être connectés avec nos ordinateurs ou nos téléphones portables. Ajoutons à cela, même si cela concerne plutôt d'autres pays, la production de voitures. Et si la Chine est intégrée à la mondialisation, c'est bien pour nous permettre d'aller plus vite, d'être connectés et de gagner du temps.
Il n'y a donc pas ici « déterritorialisation » car il y a tout au contraire un aménagement très important du territoire : usines, routes, quartiers pavillonnaires, centres d'affaire, centre commerciaux. Le déracinement va de paire avec l'aménagement du territoire donc avec la territorialisation. C'est parce qu'on a aménagé nos territoires, pour les rendre plus productifs, que des milliers d'enfants de paysans se sont retrouvés dans les usines et les bureaux en France. En effet rappelez vous qu'une des définitions de territoire est « toute portion humanisée de la surface terrestre ». Quoi de plus humanisé qu'une métropole ? Et pourtant quoi de plus déraciné qu'un habitant de cette métropole ?
Pour qu'il y ait véritablement déterritorialisation géographique, il faudrait qu'il y ait un phénomène de reflux de l'œkoumène. Si la mondialisation est « l'avènement du Monde » et va donc de paire avec une extension de œkoumène, alors la déterritorialisation devrait être comprise comme le phénomène contraire. Le déracinement doit beaucoup plus aux évolutions techniques qu'à la mondialisation stricto sensu et l'évolution de la mondialisation sous sa forme actuelle est corrélée aux progrès techniques.
Peut-on de fait « démondialiser » uniquement en restaurant les frontières nationales ? Rien n'est moins sur. La simple restauration des frontières nationales nous conduira surtout à revenir au fonctionnement économique avant le tournant des années 70/80 mais cela n'influera que peu sur les habitants. La mondialisation, dès l'origine, est corrélée au capitalisme, y compris national, donc à la société produite par le capitalisme. En France, on estime que la population est urbanisée à 82% et qu'elle est sous influence urbaine jusqu'à près de 95% ! Tout retour en arrière paraît donc utopique en l'état. La population ne veut pas tant revenir au village coutumier que lutter contre son déclassement. La norme sociale de l'après-guerre, c'est la famille des Trente glorieuses, pas le paysan-paroissien dans son village.
Jean/C.N.C.
Note du C.N.C.: Toute reproduction éventuelle de ce contenu doit mentionner la source.
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vendredi, 28 août 2015
L’école des déracinés, une atteinte à notre culture
L’école des déracinés, une atteinte à notre culture
« La conception du paradis est au fond plus infernale que celle de l’enfer. L’hypothèse d’une félicité parfaite est plus désespérante que celle d’un tourment sans relâche, puisque nous sommes destinés à n’y jamais atteindre. », écrivit un jour Gustave Flaubert à Louise Collet. Ainsi en est-il du rêve de Najat Vallaud-Belkacem, son utopie sera le cimetière de ses ambitions. En souhaitant créer un paradis éducatif d’obédience sociétaliste, tout à fait inatteignable, en plus que d’être dangereux ; elle a parachevé le travail de ses prédécesseurs, et acté la destruction de l’école de la république.
Au nom du dieu Egalité, Najat Vallaud-Belkacem, et ses sbires, pratiquent la politique de la tabula rasa. Tout doit être sacrifié sur l’autel de l’égalitarisme, tant la vérité historique, que ce qui fait le sentiment d’appartenir à un peuple enraciné. Elle ne hait pas la France, elle la nie. Elle ne hait pas notre histoire, elle pense qu’elle est finie. Jamais, depuis qu’elle est ministre, Najat Vallaud-Belkacem n’a parlé de l’apprentissage, de la transmission des savoirs, et même des savoirs. L’essentiel, pour ces gens, n’est pas d’instruire, mais de rééduquer les élèves pour en faire des êtres jetés-là, des enfants de personne. Il faut égaliser les jeunes pousses de force, toutes les têtes qui dépassent seront raccourcies par la guillotine Terra Nova. Le but recherché n’est donc pas de donner l’égalité des chances, et de réinstaurer la primauté du mérite individuel, mais bien de créer des êtres indifférenciés, sans qualités ni mérites particuliers.
On pourra au moins reconnaître deux mérites à Najat Vallaud-Belkacem : elle a dévoilé sans artifices le projet du sociétal-libéralisme, et, elle a, par ses outrances, permis l’émergence d’une force contestataire. En effet, nous avons appris, ces derniers jours, que quatre membres du « Conseil supérieur des programmes » ont donné leurs démissions ; en raison de désaccords politiques (et humains) profonds avec les équipes du ministre.
Il faut dire que le ministère est prêt à tout pour bâtir son paradis artificiel. Annie Genévard, membre démissionnaire, indiquait au journal Le Point que : « Nous avons appris (les membres du CSP) que le cabinet de la ministre intervenait dans nos travaux en amont et sans que la plupart des membres le sachent. Quand, lors d’un déjeuner au ministère, je me suis étonnée de cet interventionnisme, le directeur de cabinet de Najat Vallaud-Belkacem m’a répondu en citant Edgar Faure sur « l’indépendance dans l’interdépendance. » » Le cabinet du ministère ne veut pas d’opposition. Les instances indépendantes dont il se prévaut, tel le « Conseil supérieur des programmes », n’ont en réalité aucun pouvoir, et ne servent qu’à donner un cachet « scientifique » aux nouvelles mesures.
Parmi les mesures envisagées, deux d’entre elles témoignent de la psychose qui s’est emparée du ministère. Le premier projet du programme de Français recommandait la parité entre les auteurs femmes et les auteurs hommes ! On peut sans peine imaginer les difficultés qu’aurait pu entraîner un tel délire. Mais ne vous y trompez pas, sans changement radical de direction, une telle absurdité reviendra sur le tapis. L’autre mesure envisagée préconisait de convier les familles d’enfants de « migrants » dans les salles de classe, pour qu’ils parlent leurs langues d’origine devant les élèves, sommés de les écouter les yeux fermés ! Un véritable cauchemar multiculturel antirépublicain, et anti-France. Nous ne pouvons plus les laisser faire, autrement ils détruiront la France à jamais.
Gabriel Robin – Secrétaire Général
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samedi, 24 septembre 2011
Un mondialisme sans queue ni tête : la politique de l'âme et des racines brûlées
Un mondialisme sans queue ni tête : la politique de l'âme et des racines brûlées
Ex: http://www.polemia.com/
par Laurence MAUGEST
De la quête du bonheur à la recherche du confort.
Dans la mentalité dominante distillée par les média, la notion du bonheur est de plus en plus souvent réduite à celle du confort qui favorise la consommation des biens matériels. Dans ce nouveau monde fait de secousses incessantes et d’images virtuelles, la sensibilité de l’homme à l’univers qui l’entoure s’amenuise.
C’est pourtant par sa relation au monde réel que l’homme a aiguisé, au fil des siècles, sa spiritualité.
Du confort à la lourdeur
La poésie meurt étranglée par la vulgarité qui s’infiltre dans ce qui a mission d’élever l’homme : la recherche du beau est bannie dans l’art, l’amitié se cherche sur les réseaux sociaux, l’amour en PACS prêt à l’emploi est jetable, la sexualité en jeux s’achète sur la toile…
L’aboutissement de l’homme machine : le consommateur du XXIe siècle : montage en kit, mode d’emploi fourni, arc réflexe bien connu des publicistes…
Ce sont les éléments essentiels de l’être humain qui sont ainsi, circonscrits, matérialisés dans un prosaïsme grisâtre. La singularité de l’homme nait de ce qui est indéfinissable en lui. Elle constitue la sphère spécifique à l’être humain où l’on trouve la créativité, la curiosité, l’élévation, la fantaisie, l’amour. La vie affective se réduit actuellement et trop souvent au corps donc à la matière. Au bout du compte, elle en perd sa beauté, sa dignité et peut-être ainsi roulée dans la fange qu’expriment si clairement les néologismes comme « meuf, nique » qui fleurent bon le merveilleux de la rencontre amoureuse. Via l’air du temps dominant, l’amour, qui est un joli pont entre le temporel et le spirituel, quitte cet entre-deux quand il se limite au souci constant du plaisir immédiat. Il y a le temporel inscrit, comme son nom l’indique, dans le temps, enraciné et secrété par l’histoire, où l’on trouve la verticalité de la conscience du destin humain. Parallèlement, il y a le temps moderne, avec ses mots rétractés, son temps haché sous l’étau de la productivité où l’homme risque de se réduire aux réflexes basiques de sa consommation. Dans ce monde suspendu, sans racine, l’homme se monte lui-même en kit. Il s’autoconstruit et peut même autodéterminer son sexe, en cour de route, grâce à la l’idéologie du « Genre ». Son mode d’emploi est approfondi dans les écoles de publicité et de communication. Dans le cadre de ces métiers où l’on doit apprendre à « gérer » parfaitement le fonctionnement de l’humanoïde du XXIe siècle, ce mutant que l’on appelle l’usager ou le consommateur.
Si l’immédiateté est devenue le pendant du temporel dans l’univers de la grande consommation, le fantasme serait-il celui du spirituel ?
Comment les valeurs du catholicisme peuvent survivre dans cette obsessionnelle recherche de bien être immédiat. Que devient l’ancienne dualité entre les pouvoirs spirituel et temporel lorsque ce dernier est réduit à l’immédiateté ? Ce que l’on reproche au clergé, ce n’est pas d’être happé par les séductions du monde temporel au risque de s’éloigner de la dimension spirituelle, mais d’être «névrosé ». Dans l’ambiance « psychologisée » qui est la nôtre, on est plus leste à s’intéresser aux fantasmes de certains qu’à la spiritualité d’un nombre de religieux qui, par leur exemple, devraient nous mener à réfléchir à la puissance de leur foi qui se concrétise dans le don de leur vie à Dieu. Une certaine psychologie vient donc imposer ses considérations strictement humaines dans un domaine spirituel qui lui échappe. Il semble que l’immédiateté actuelle malmène la temporalité du catholicisme qui s’inscrit dans un linéaire historique de la genèse à la résurrection.
Il n’y a pas qu’en Orient que l’on attaque les catholiques.
On tire à vue sur eux au quotidien dans la presse européenne et par les vocables utilisés. Le terme de « cathos » est en cela très symptomatique, il cherche à ridiculiser et à réduire l’acte de foi et la recherche spirituelle en étêtant cette population à coup de hache abréviative. Le mot même de « tradition » est décapité ironiquement en « tradi ». Dans l’indifférence totale, ces décapitations nous autodétruisent en entrainant l’hémorragie de la sève qui nous constitue depuis notre origine. Ces abréviations, telles des enseignes, attisent des réflexes sociologiques superficiels issus de l’opinion publique. Elles neutralisent, en la bafouant, la dimension spirituelle en la faisant dégringoler dans le quotidien et la mode. L’objectif est de contenir le mouvement religieux intime, cet élan qui différencie l’homme de l’animal et les derniers hommes « des hommes festifs » peints par Philippe Muray.
Dans la campagne de destruction actuelle menée contre le catholicisme, l’histoire est bien souvent manipulée et victime des inquisiteurs modernes qui jouent avec dextérité des tourments les plus redoutés de l’histoire : les anachronismes grossiers qui servent de vulgaires clichés. L’approche manichéenne du catharisme qui insiste sur l’intolérance des catholiques et occulte les enjeux de pouvoir des seigneurs du sud-ouest, l’oubli des religieux réfractaires torturés, noyés, brûlés sous la Révolution et les trop rares évocations des religieux qui ont caché des juifs et des résistants durant la deuxième guerre mondiale sont des exemples parmi d’autres.
L’objectif est de nier toute possibilité de spiritualité passée ou présente en Occident, à cette fin le prêtre doit être un homme comme les autres :
Les images du prêtre inquisiteur au moyen-âge, carriériste sous l’ancien régime, « collabo » en 40, ouvrier en 1968 et assistant social dans les années 80, montrent comment la pensée dominante et bavarde fige et réduit l’image du prêtre à l’aspérité du moment. Cette image est forcément négative lorsque la religion était encore prégnante dans la société car il faut démolir ce qui a été. Afin de confirmer leur normalité, la pathologie des prêtres doit être à l’image de celle de la société. Il n’est guère étonnant d’entendre maintenant des brouhahas médiatiques autour de prêtres suspectés de pédophilie et d’obsession sexuelle. Des hommes comme tout le monde ! Absolument ! Il est peut-être des hommes et des femmes qui se réfugient dans la religion pour éviter « la vie normale ». Comportement d’évitement qui fait d’eux des hommes en effet très normaux. Mais, ceux qui entrent en religion parce qu’ils ont la foi, ne sont pas des hommes comme les autres. Ces religieux, qui recherchent la dimension spirituelle dans un monde qui se coule dans le matérialisme rampant, sont parfaitement anormaux au sens statistique du terme. La certitude populaire qui impose la normalité aux religieux ne sert que la désacralisation actuelle. Elle ferme le chemin de la spiritualité qui reste ouvert à l’homme du XXIe siècle comme il l’était à celui du XIIIe siècle. Néanmoins, la recherche d’élévation est vivace en l’homme. Elle résiste dans l’essor des spiritualités orientales que l’on constate en Occident. Il s’agit donc « d’aller voir ailleurs ». Par cela même, ces aspirations alimentent encore le mondialisme et son pendant l’individualisme car le plus souvent, les versions occidentalisées de ces spiritualités s’apparentent davantage au « développement personnel » qu’à la recherche du Divin. Leur médiatisation simpliste participe ainsi au culte de l’homme et, par là même, renforce son avidité matérialiste qui sert la consommation de masse.
Le prisme aberrant du nihilisme : tout ce qui monte diverge !
Dans l’opinion publique, instrumentalisée par les média, se mélangent les affaires Polanski et Strauss Kahn qui sont traitées au même niveau. Nous constatons la généralisation d’un mépris du pouvoir, l’ancestral, celui de l’Etat, enfant de l’histoire et porteur de tradition. Le pouvoir temporel, désacralisé, sali, éclaté par l’Europe bureaucratique et le mondialisme financier, est de plus en plus malmené. Le monde de nos aspirations s’abaisse progressivement. Après la substitution du religieux par la politique, nous voyons cette dernière phagocytée par le pouvoir médiatique. Tout ce qui est au-dessus de nous est la cible des destructeurs de sens qui cherchent à briser la richesse et la transcendance de l’espèce humaine.
Ils vont donc jusqu’à nier la différenciation soit la complémentarité des sexes. Cette complémentarité des sexes, idée géniale qui a fait ses preuves, ne peut pas être attribuée au cerveau humain. En cela, elle est dangereuse car elle exprime, par le sens intelligent qu’elle porte, le signe d’une puissance extérieure. C’est pourquoi, l’homme du XXIe siècle cherche à la bannir pour planter son idéologie et déterminer lui-même qui est homme ou qui est femme dans une toute puissance dictatoriale d’un genre nouveau. Ces Rousseauistes de l’extrême envisagent l’homme du XXIe siècle comme le fruit de la société humaine et matérialiste uniquement.
La toute-puissance et le statut d’être « auto-créé » que l’homme recherche tuent son histoire
L’intervention du Divin est rejetée. A cette nouvelle société entièrement dominée par l’homme il fallait un mythe fondateur sorti des mains de l’homme. Ce mythe n’est plus la mort du Christ mais Auschwitz. Ce nouveau Golgotha nous impose une histoire rétrécie faite d’horreurs qui nous entraine à ridiculiser le sacré et le beau dans un nihilisme dépourvu de romantisme qui s’ouvre vers un avenir étriqué. La question est pourquoi faut-il nier toute puissance extérieure à l’homme ? Les caractéristiques essentielles de la nature humaine doivent aussi devenir enfant de la citée, même la mémoire que l’on transforme en « devoir citoyen ». Le devoir de mémoire est un paradoxe dangereux. En premier lieu, car la mémoire ne s’impose pas mais se vit. De plus, cette obsession obscurcit notre histoire plus ancienne. Celle des temps où nous étions sans intermédiaire face à l’univers, avant l’apparition de la machine et de son drame fondateur : la Shoah, la machine à tuer. Il semblerait que l’homme du XXIe siècle cherche à nier ce qu’il était avant d’être lui-même créateur de techniques de plus en plus complexes. Il impose une histoire à l’échelle de sa modernité au grès des événements surmédiatisés qui deviennent les balises des temps modernes : du 11 septembre à l’arrestation de M. Strauss-Kahn. Flashs médiatiques qui hypnotisent notre mémoire et font de notre histoire un film haché et dépourvu de sens.
L’histoire, la mémoire, l’identité sexuelle, deviennent une pâte à modeler pour l’homme qui évacue Dieu le Père pour imposer son omnipotence. Dans son appropriation exclusive de la vie et du monde, l’homme cherche à se débarrasser de tout ce qu’il ne contrôle pas soit l’esprit et le sens de la vie qui sont les constituants essentiels de son humanité.
Pour un devoir de résistance
Il nous faut résister à l’horizontalité écrasante. Commençons par prononcer les mots en entier pour en goûter leur histoire, respecter et transmettre leurs sens et contribuer à aller vers l’éveil qui s’impose.
Merci aux catholiques qui refusent le hachoir de désacralisation actuel, redressent leur tête et refusent d’être réduit à un simple phénomène sociétale. Merci à Dominique Venner qui nous invite à la recherche du graal, à la résurgence de notre force où puiser l’énergie nécessaire à la poursuite de notre histoire. Quelle nous porte loin des considérations matérialistes et nous replonge dans l’univers des signes et des symboles qui ne supporte pas l’amputation des mots. Histoire qui s’enracine dans la forêt mystérieuse de nos origines qui est la porte d’un avenir que l’on ne cherche pas à contrôler mais à conquérir.
Laurence Maugest
13/09/2011
Correspondance Polémia – 20/09/2011
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dimanche, 01 février 2009
"Signes de mort, signes de vie": identités et territoires face au mondialisme
« Signes de mort, signes de vie » : identités et territoires face au mondialisme
« Les signes de mort sont signes de vie, c’est aussi leur fonction essentielle », nous dit Jean Raspail. Les signes que nous impose chaque jour Ouest-France, que sont-ils, sinon « signes de mort » ? Mort de notre culture, de notre IDENTITE ? Il n’est que de se référer à Ouest-France du 8 décembre 2008, qui évoquait les ambitions iconoclastes de Sam Abi, agent immobilier « d’origine libanaise ». Il n’est que de se référer aux nombreux articles du même Ouest-France qui chantent les mérites de l’immigration britannique en Bretagne. Ces deux cas, au-delà de leurs différences, que révèlent-ils, sinon l’affrontement entre la liberté des marchés et celle des peuples ?
« Il part vendre les manoirs bretons aux émirats », proclame Ouest-France du 8 décembre 2008. Et d’évoquer Sam Abi, « Riécois d’origine libanaise ». Celui-ci, agent immobilier à Riec-Sur-Belon, se dit, avec un associé de Dubai, « décidé à commercialiser aux EMIRS les magnifiques demeures bretonnes de son catalogue », car « beaucoup de riches Arabes cherchent à acquérir des châteaux et des manoirs ». Et, après Dubai, « un autre marché au parfum de pétrole et de gaz : la Russie ». « Si les acheteurs sont sur la Lune, j’irai sur la Lune ! »
Depuis dix ans et plus, Ouest-France évoque l’achat massif de biens immobiliers par des étrangers, à plus de 80% anglophones. En Pays de Rance, en Centre-Bretagne et ailleurs, de véritables « colonies » britanniques. Plus de 60 000 personnes à ce jour, avec leurs journaux (Brit’Mag, Central Brittany Journal, Talking Point), leurs associations (Integration Kreiz Breizh), leurs émissions radiophoniques… et leurs agences immobilières (Brittany Immobilier) !
Cette vague britannique, c’est l’arbre qui cache la forêt. Car l’immigration en Bretagne, légale ou clandestine, est désormais issue du monde entier : Europe, Afrique, Asie et Amérique dite « latine ». D’autres ruptures et inflexions : une féminisation accrue, une explosion du « regroupement familial » et une tertiarisation importante des groupes sociaux. Il en est résulté une forte pression sur l’immobilier rural, sur celui du « rural profond », portée spectaculairement par l’immigration britannique, mais aussi, on le sait moins, sur l’immobilier périurbain.
Et Ouest-France nous annonce que va désormais se manifester une pression tout aussi forte sur notre immobilier patrimonial d’intérêt architectural et historique. Ce journal illustre cette pression par les ambitions de Sam Abi. Mais devons-nous pour autant négliger celles d’autres professionnels, moins exotiques et moins arrogants, mais aussi actifs ?
D’un côté, Ouest-France nous annonce les milliardaires en pétrodollars du Moyen-Orient et les oligarques russes, nouveaux acteurs de notre dépossession. D’un autre côté, le même quotidien continue de chanter ces colonies anglophones qui se constituent en enclaves protégées en zones vertes. Quel rapport entre eux, dira-t-on ? Il en existe bien un, qui est au cœur de cette stratégie mondialiste. Que se propose-t-elle ? Elle se propose d’éradiquer sur son propre territoire toute nation enracinée. Et d’y substituer de nouvelles populations qui n’obéissent qu’à leurs propres règles. Car l’ordre existant ne suscite aucun intérêt de la part du capitalisme sauvage. Nous sommes ici dans le libre marché. Il ne saurait triompher, en Bretagne comme ailleurs, sans oblitérer notre mémoire, notre culture, notre histoire, sans oblitérer notre IDENTITE. La voie royale, pour le libre marché, passe par la TABLE RASE : l’effacement, chez nous en Bretagne, de la mémoire profonde d’une culture millénaire. Il lui faut disposer d’une PAGE BLANCHE où écrire une nouvelle histoire. Les objectifs : éradiquer hommes, cultures, identités ; et d’abord vaincre la capacité de résistance de la population, éliminer les anticorps avant qu’ils ne puissent devenir actifs.
Allons-nous ainsi vers « Le pire des mondes possibles » de Mike Davis ? Ou y sommes-nous déjà ? En sommes-nous à la « déterritorialisation » : la désinsertion hors de l’espace public et l’exclusion de tout vestige de vie citoyenne ? Ou la Bretagne ne se construit-elle pas dès aujourd’hui une pseudo-territorialisation « hors-sol », parcourue de flux de populations et d’informations sans aucune cohésion sociale, technique, morale, ethnique ? Sans aucune cohésion IDENTITAIRE, en un mot.
« Les signes de mort sont signes de vie, c’est aussi leur fonction essentielle », nous dit Jean Raspail. Ne nous donne-t-il pas ainsi une raison d’espérer ? Et nous rallierons-nous à cet espoir du grand historien Arnold Toynbee : « La genèse et la croissance des civilisations obéissent à certaines lois et notamment aux impulsions de la minorité créatrice jusqu’au jour où, né de contradictions internes ou de formes extérieures, un défi est lancé que la civilisation devra relever sous peine de décomposition. » Saurons-nous et voudrons-nous être cette minorité créatrice ? Si oui, comment ferons-nous des signes de mort des signes de vie ?
Christian Beuzec pour Novopress Breizh
[cc] Novopress Breizh, 2009, Article libre de copie et diffusion sous réserve de mention de la source d’origine
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samedi, 31 janvier 2009
"Pour une sociologie de l'ethnicité"
« Pour une sociologie de l’ethnicité » : un sociologue rompt le tabou de l’ethnie
Albert Bastenier est professeur au département des sciences politiques et sociales de l’Université catholique de Louvain (Belgique). Dans le (long) article reproduit ci-dessous, il prend acte des effets de l’immigration massive en Europe de populations issues du tiers-Monde, à la différence de certains démographes et politiques qui s’efforcent de nier cette substitution de population. L’auteur voit dans ce bouleversement démographique un phénomène irréversible et ne cherche pas à dissimuler les implications considérables qu’il génère. Loin du discours publicitaire sur les beautés du métissage, il ne porte aucun jugement de valeur sur ce phénomène qu’il se contente d’enregistrer froidement (avec un indubitable fatalisme) en s’efforçant d’en tirer un certain nombre de conclusions. Affirmant que l’intégration républicaine traditionnelle est morte il propose de réévaluer la notion d’ethnicité, mise à mal par les universalistes républicains qui y voient le syndrome de la « peste communautaire » ou du « racisme ». Un discours en rupture (partielle) avec l’idéologie dominante.
Au cours des derniers mois, La vie des idées a publié diverses contributions consacrées au thème de l’identité, dont récemment un texte de Mirna Safi intitulé « L’usage des catégories ethniques en débat ». Il rendait compte du dossier que la Revue Française de Sociologie (2008, 49/1) a consacré aux discussions à propos de l’usage des catégories ethniques dans les sciences sociales. Il y était surtout question de la controverse au sujet du recueil de statistiques ethniques. Dans une perspective complémentaire, nous voudrions revenir sur la question en l’élargissant pour montrer que, comme catégorie d’analyse du social, l’ethnicité est loin de ne concerner que les statistiques.
S’il est vrai que la légitimité de l’instrument de recherche que constituent les statistiques ethniques devrait normalement finir par emporter l’adhésion, à lui seul il ne saurait toutefois prétendre englober l’ensemble des raisons qui justifient une réévaluation de la notion d’ethnicité dans le cadre des discussions que mènent les sciences sociales au sujet des identités. Réduite à cela, la question de l’ethnicité risque même de ne pas voir exploité tout le potentiel intellectuel qu’elle contient. On perdrait en tout cas une grande partie de son bénéfice si on ne voyait pas que, loin de ne permettre qu’un meilleur ciblage des politiques sociales antidiscriminatoires, elle jette aussi les bases d’une réflexion qui permet de mieux comprendre certains des rapports sociaux parmi les plus caractéristiques que génère actuellement l’Europe des migrations.
Ce ne sont, en effet, rien moins que les sources du peuplement continental lui-même qui sont occupées à se transformer par le biais des flux de population que la mondialisation intensifie et diversifie. Et parce qu’elle entraîne une recomposition et une requalification des interactions sociales au sein des populations du vieux continent, c’est de cette nouvelle donne démographique qu’il s’agit de saisir tous les enjeux.
Que les sources et les modalités du peuplement européen connaissent actuellement une profonde mutation, même les chercheurs peu enclins à accorder leurs faveurs aux thèses du multiculturalisme, l’admettent : liée au phénomène de leur vieillissement et de leur fécondité faible, la dépendance démographique des sociétés européennes est de plus en plus évidente. Selon Michèle Tribalat [1], ne fût-ce que le maintien de la population à son niveau actuel ne pourra venir que de la permanence d’un apport démographique externe. En outre, les données fournies par Eurostat permettent de dire que même dans le scénario d’une croissance démographique faible de l’Union à l’horizon 2030 (de 463 à 469 millions pour UE-25), celle-ci sera à mettre au seul crédit de l’immigration. On a là un véritable processus de substitution démographique et, en l’absence d’une hypothétique revivification de la fécondité des Européens, l’immigration est donc, selon l’expression suggestive de M. Tribalat, un « médicament à vie ». Elle souligne enfin que l’immigration suppose évidemment des répercussions importantes au sein des sociétés européennes, notamment sur la reconstruction des codes sociaux dans l’espace public.
Les conclusions auxquelles parvient François Héran [2] expriment des choses fort proches quoique avec un accent un peu différent : la démographie, dit-il, fait partie de ces instruments libérateurs qui permettent de s’extraire des vues étroites et voir que la part croissante des migrations dans la population européenne est un phénomène inéluctable. Le brassage des populations est en marche et rien ne l’arrêtera. Il n’y a pas à se demander s’il faut être pour ou contre. La seule question qui vaille est de savoir comment l’aider à se réaliser dans les meilleures conditions. Mieux vaut se préparer à ce brassage des natifs et des immigrés que de s’enfermer dans sa dénégation volontariste. C’est ensemble qu’il leur faudra croître et vieillir et, au lieu d’agiter l’image d’un spectre qu’il faudrait écarter, la sagesse est d’amener les esprits à y faire face.
Mais précisément, pour faire face, de quels discours disposons-nous ? A l’aide de quels concepts et cadre intellectuel cherchons-nous à penser l’avenir et les phénomènes collectifs complexes, souvent mal vécus, qui se développent dans le sillage des flux migratoires ? A ce monde neuf, de plus en plus hétérogène et caractérisé par la coprésence de plusieurs cultures sur le même espace, il faut fournir les moyens de se connaître, de jeter un regard lucide sur la réalité plutôt que de le laisser vivre dans la nostalgie d’un modèle d’intégration sociale qui ne fonctionne que de plus en plus mal.
C’est à cet égard qu’il y aurait avantage à en venir à une prise en considération dépassionnée de la potentialité intellectuelle contenue dans les catégories de l’ethnicité [3]. Dès lors que l’on admet que l’immigration fait partie des sources du peuplement européen, il s’impose de réfléchir, comme le dit M. Tribalat, sur les principes qu’adoptera l’Union dans la gestion de la diversité ethnoculturelle. Toutefois, même si on peut formuler des réserves à l’égard du multiculturalisme radical [4], n’est-ce pas une désinvolture peu propice à une telle réflexion que de se contenter, comme elle le fait, de qualifier les immigrés de simples « pièces rapportées » dans les sociétés européennes ? La théorie politique du multiculturalisme mérite plus qu’une mise en congé expéditive et, en l’occurrence, les catégories de l’ethnicité peuvent contribuer à l’approfondir et problématiser avec lucidité le nouveau monde social auquel nous avons affaire.
Même si elle commence par déplaire à beaucoup qui n’y voient qu’une atteinte à leur modernité et une concession à ce qu’ils appellent la « peste communautaire », l’anthropologie contemporaine – à commencer par la contribution décisive de Fredrik Barth [5] – nous a fourni des motifs suffisants pour revisiter la notion d’ethnicité. En ceci notamment que, si l’on veut bien abandonner la perspective intellectuelle statique et substantialiste qui en fait un quasi-équivalent de la race, on est loin de devoir comprendre cette notion comme une concession au communautarisme qui s’oppose aux idéaux républicains. En envisageant l’ethnicité non pas comme un patrimoine culturel statufié qui enchaîne les individus, mais de manière dynamique comme un processus social – c’est-à-dire comme une forme de l’action- au travers duquel les différents groupes humains devenus coprésents sur un même espace se perçoivent, se maintiennent ou transforment leurs frontières et leurs sentiments d’appartenance, on peut y discerner tout autre chose que l’expression d’un archaïsme cherchant à préserver des traditions culturelles rétives au compromis.
La tradition sociologique nous a tellement persuadés que l’évolution vers la modernité équivalait à un passage des communautés ethniques vers les sociétés nationales, que nous éprouvons quelque difficulté à accepter que l’on puisse aller aujourd’hui de la nation vers l’ethnicité. Et pourtant, il a une logique à ce qu’elle revienne au centre de la réflexion sociale dès lors que la mondialisation nous place dans une séquence historique où la coprésence de multiples cultures sur un même territoire devient un phénomène socialement aussi important que l’ancienne situation où les cultures différentes restaient pour l’essentiel confinées dans des espaces distincts. Ce sont donc les sociétés les plus modernes qui ne sont plus ethniquement homogènes et qui, en cela, diffèrent des sociétés traditionnelles et des tribus qui, elles, pouvaient l’être.
Face à cette situation, il ne s’agit pas de développer une rhétorique enthousiaste sur les beautés de l’hétérogénéité culturelle, mais d’y reconnaître la réalité en se demandant si, en utilisant la notion d’ethnicité, on ne parvient pas à mieux comprendre les enjeux liés à l’hétérogénéisation du vieux continent. Et à intervenir aussi avec plus de lucidité dans des situations et des luttes que l’on rejoint non pas en fonction de ses goûts et préférences, mais en raison de leur existence et de leur urgence.
Mais tentons d’abord de définir ces situations et ces luttes. Le dernier quart du XXe siècle, avec la tiers-mondisation des flux migratoires, fut le moment où commencèrent à être perceptibles certaines implications culturelles de la mondialisation. Ces flux ont en effet entraîné une recomposition culturelle de la population plus intense que le vieux continent n’en avait connue depuis longtemps. Ils ont également introduit les ingrédients d’une situation qui peut être qualifiée de postcoloniale parce que, parmi les immigrés, le ressentiment culturel des anciens colonisés parvient à se manifester sur la scène publique. Comme le montrent les « études postcoloniales » [6], c’est sur la trame d’un tel contentieux que se reconstruisent localement les identifications collectives et les rapports entre anciens mentors et pupilles coloniaux. Dans cette nouvelle séquence de l’histoire des sociétés européennes qui se reconfigurent en même temps qu’elles se repeuplent, il ne viendrait évidemment à l’esprit de personne de nier l’importance des composantes économiques et politiques qui hiérarchisent les différents groupes mis durablement en présence. On ne peut néanmoins minimiser l’importance de la dimension culturelle qui s’y adjoint et, surtout, ne pas observer qu’il y a des cultures qui confèrent de la dignité et de la puissance sociale tandis que d’autres confinent dans la faiblesse et la subalternité.
Toutefois, pour une sociologie réaliste qui quitte le terrain de la société conceptuelle pour rejoindre celui de la société réelle, il n’y a à vrai dire pas là une grande découverte : les sociétés humaines sont et restent des ensembles complexes de pratiques économiques, politiques et culturelles enchevêtrées, inégalement et imparfaitement unifiées, impliquant en même temps des solidarités et des antagonismes. Cependant, si un tel ensemble est générateur de conflits, il rend aussi particulièrement délicat tout discours sur l’intégration. Toujours cette dernière est poursuivie comme un bien souhaitable, mais elle n’est jamais qu’une intégration conflictuelle et partielle, à la manière du travail historique de la liberté qui lui-même prend souvent la forme d’une opposition à la domination. Ce qui compte le plus à partir de là, c’est de voir que, dans l’Europe actuelle, les appartenances culturelles en sont venues à jouer un rôle stratégique. Chacun des groupes en présence a tendance à réutiliser dans son patrimoine culturel et son passé – réel ou imaginaire – ce qu’il juge le plus approprié en vue d’affronter les défis du présent. Ceci revient à dire que les rapports de hiérarchisation culturelle dans l’Europe contemporaine résultent d’une coprésence spatiale où aucun des groupes en présence n’est plus à même d’être lui-même indépendamment de l’autre.
Ce constat nous place au cœur du processus de catégorisation mutuelle qu’est la logique ethnique. De part et d’autre, les acteurs cherchent à se positionner à l’aide, notamment, des représentations qu’ils se forgent au sujet de leur propre culture et de celle des autres. Les anciens Européens et les nouveaux arrivants suscitent ou transforment des identités, des affiliations et des appartenances en fonction d’objectifs qui ont du sens pour eux. Du côté des uns pour défendre les droits acquis de l’autochtonie. Et du côté des autres pour revendiquer une place respectable dans la société de leur transplantation. A l’aide d’un ensemble de traits culturels, spirituels et matériels parmi lesquels on peut retenir des choses comme la langue, le style de vie, une histoire partagée, la religion ou aussi des critères vus comme ceux de la dignité morale, tous ces acteurs réutilisent les dimensions symboliques de leur mémoire en vue de mieux affronter les enjeux de leur monde actuel. Pourquoi d’ailleurs faudrait-il s’en étonner jusqu’au point de ne pas l’admettre ? Aux côtés des déterminants économiques et politiques, en le combinant avec eux, ne convient-il pas de prendre en compte l’impact du facteur culturel comme source de différenciation et de hiérarchisation sociales ? Et pourquoi dans le domaine des pratiques culturelles davantage que dans celui des pratiques économiques ou politiques faudrait-il postuler que, pour fonctionner, les sociétés devraient disposer d’une assise épargnée par les tensions et les rapports de force ? Ce qui empêche de le penser, ne serait-ce pas le fait que, dans la sociologie française, sur fond d’universalisme abstrait et de jacobinisme, l’idée d’intégration républicaine a intellectuellement joué un rôle comparable à celui qu’avait joué l’idée de dictature du prolétariat dans la sociologie marxiste orthodoxe ?
S’il est exact qu’en adoptant la notion d’ethnicité l’analyse ne se préoccupe plus d’abord de savoir selon quelles procédures les immigrés abandonnent leur identité d’origine en vue de s’intégrer, ce n’est pas pour autant que l’on abandonne l’idée qu’il faut explorer les mécanismes qui président à la réintégration globale des sociétés élargies par l’immigration. La problématique est toutefois renversée : on se demande plutôt pour quelles raisons il ne faut plus s’attendre à ce que les immigrés, par une démarche d’assimilation, se transforment comme autrefois en autochtones. Et ceci non pas parce que, comme catégorie analytique de l’action, la notion d’ethnicité viserait à comprendre la rémanence d’identités intangibles qui auraient été réprimées et demanderaient à être réhabilitées. Ni non plus parce qu’elle affirmerait une volonté de sauvegarde des cultures comme on cherche à assurer la survie d’espèces naturelles menacées. Parce que nous sommes placés tout autrement qu’hier face à la question de la rencontre des cultures, ce que l’on cherche à comprendre, ce sont plutôt les interactions qui se construisent entre des acteurs culturellement différents mais placés dans une situation d’interdépendance irréversible. À l’opposé d’un passéisme, l’ethnogenèse dont il est question est donc synchrone avec la mondialisation qui signe la fin du monoculturalisme et fait passer l’Europe contemporaine dans une situation de pluriculturalité.
Il faudra bien finir par admettre qu’appeler unilatéralement les immigrés à s’intégrer aux sociétés européennes telles qu’elles fonctionnent actuellement, revient à leur demander de rallier la culture dominante comme on se convertirait à une religion. Et pour les sciences sociales, c’est continuer à faire comme si elles ne savaient pas que nombre de sociétés qui ont cherché ou cherchent encore à se bâtir sur la seule affirmation des exigences intégratrices d’une citoyenneté qui n’existe pas vraiment, choisissent en réalité de fonctionner sur l’inégalité, l’injustice et même l’ostracisme contre lesquels elles disent pourtant vouloir lutter. Si ces sciences veulent tenir un discours qui ait du sens, ce devra donc en être un autre, qui parvienne à montrer comment des populations diverses par leurs origines mais rassemblées sur le même territoire, se brassent et s’agrègent tout en développant entre elles les contradictions de la différenciation et de la hiérarchisation sociales où interagissent des différences culturelles, des inégalités économiques et les statuts politiques des uns et des autres. Tant du côté de la majorité que des minorités, les nouvelles solidarités et affiliations surgissent toujours en réponse aux lacunes ou aux échecs de la représentation démocratique, créant pour cela des stratégies de reconnaissance.
Ce n’est bien entendu que dans la mesure où elles rendent plus intelligibles les pratiques sociales caractéristiques des sociétés où les appartenances culturelles connaissent un nouveau développement que les catégories de l’ethnicité s’avèrent utiles. C’est-à-dire en référence avec un principe d’organisation de la totalité sociale qui fait ressortir la logique structurelle de la saillance ethnique. C’est pour ce faire qu’il faut réinterroger la théorie de l’action et s’enquérir du rôle qu’elle reconnaît à la culture dans la construction des rapports sociaux, c’est-à-dire aux acteurs comme sujets réflexifs et imaginatifs, producteurs de signes et de représentations à l’aide de quoi ils cherchent à orienter leur monde plutôt que de simplement le subir. Dans une visée heuristique, on peut alors appeler société ethnique celle où la dimension culturelle de l’agir humain s’affirme comme un ressort spécifique des processus collectifs et où de nombreux acteurs sont placés dans des rapports qui les incitent à remanier leurs identités, concevoir de nouvelles appartenances symboliques et produire divers dispositifs organisationnels qui en sont l’expression.
Pour expliciter cela d’une manière analogique, on pourrait dire que de la même manière que l’on a pu appeler société de classe celle qui, à partir du XIXe siècle et sur arrière-fond d’industrialisation capitaliste, a organisé socialement la conflictualité des statuts économiques, on peut appeler société ethnique celle qui, à la fin du XXe et sur arrière-fond de mondialisation, organise socialement la conflictualité entre les différents statuts culturels. Et que la conscience que l’on a de cette situation dans les différents segments de la population y supplante celle de la classe comme médium principal à partir de quoi les acteurs systématisent leur condition. Il ne faut pas prétendre que le facteur culturel en vient à se substituer au facteur économique dans la hiérarchisation sociale. Mais admettre qu’il y joue toutefois un rôle de plus en plus important qui complexifie davantage les rapports sociaux. On peut y voir une nouvelle configuration de la question sociale.
Dans le domaine scolaire, par exemple, l’analyse ethnique met en lumière que l’on s’y trouve aux prises avec l’une des institutions emblématiques par excellence des enjeux de la culture. Elle est chargée de la double mission de qualifier culturellement les individus qu’elle instruit en même temps que de disqualifier ceux qui ne répondent pas à ses exigences. Et parce que les établissements scolaires fonctionnent selon une logique de quasi-marché, on sait depuis longtemps qu’ils ne distribuent pas équitablement leurs bienfaits. En reconnaissant la chose, on n’a toutefois encore rien dit à propos des opinions qui expriment leur consternation au sujet d’une baisse du niveau scolaire liée à la présence des enfants d’immigrés. Pourtant, là est perceptible la compétition ethnique pour la captation des ressources éducatives. Les dires majoritaires témoignent d’une transformation de leurs attentes sociales. Ils veulent que les établissements scolaires concrétisent une différenciation entre eux et les « autres ». Leur souci est de garder le contrôle sur l’accès aux établissements les plus convoités, au cœur de la machine ethnonationale distributrice des prestiges de la culture. La préoccupation d’un statut avantageux durable se traduit dans une stratégie scolaire du groupe majoritaire qui vise à entretenir la frontière qui le sépare du groupe minoritaire. Se donne ainsi à voir le jeu des compatibilités et des incompatibilités symboliques au centre du processus ethnique. Par contre, pour nombre d’écoliers issus de l’immigration, les interactions sociales propres à l’enfance qui devaient être leur parcours initial dans la citoyenneté deviennent un détour par l’échec, l’épreuve publique que, jeunes encore, ils font de leur dévalorisation culturelle. L’école, dit Françoise Lorcerie [7], enferme les jeunes minoritaires dans les frontières de leurs origines. Il ne suffit donc pas de dire que l’école voit le processus ethnique pénétrer par capillarité dans ses murs. Elle est elle-même l’un des espaces où, au travers d’expériences scolaires hiérarchisées, ce processus pose les bases de sa construction. Et on ne s’étonnera pas que, pour ces jeunes, l’école soit fréquemment perçue comme une imposition sociale humiliante qu’ils vivent comme la domination culturelle toujours active des sociétés ex-colonisatrices. La considération dérisoire qu’affichent régulièrement les jeunes minoritaires à l’égard de l’école ou, plus gravement, la violence qu’y font exister certains, peut alors être vue comme l’expression réactive à l’humiliation qu’ils y éprouvent.
Que l’affaire du foulard se soit déclarée, elle aussi, dans l’enceinte scolaire n’est pas chose anodine. Ce n’est pas par hasard que ce soit sur cette scène éminemment symbolique que des jeunes filles ont tenté d’introduire cette pièce d’habillement. Elle est, en effet, expressive d’un défi ethnique adressé à la laïcité, elle-même non moins expressive de l’identité ethnique républicaine. Certes, il y a une diversité de motivations dans le port du voile islamique. Il s’agit d’une pratique complexe qu’il serait téméraire de réduire à une univocité de signification. Mais si, ici, on accorde prioritairement l’attention à l’antagonisme identitaire qui s’y manifeste plutôt qu’aux divers contenus que ses partisans ou ses adversaires y discernent, c’est parce que, à partir du paradigme ethnique, la dimension polémique entre les valeurs invoquées de part et d’autre n’a valeur que d’instrument : le motif que l’on se donne pour édifier des frontières et organiser socialement la différence. La pièce vestimentaire que d’un côté on exhibe et à laquelle de l’autre on s’oppose, est surchargée de messages contradictoires et vise, paradoxalement, soit par l’affirmation soit par l’interdiction, d’abolir les sources d’une ségrégation. Les portes de l’école deviennent ainsi la frontière de l’universalisme égalitaire, tandis que le voile devient le symbole frontalier d’une exigence de respect des identités différentes. Aux yeux de la majorité, la perception des minoritaires en est transformée : par leurs filles, ils font publiquement état de ce qu’ils vont jusqu’à prétendre à une renégociation de ce qui définit les sphères du privé et du public. Nacira Guénif-Souilamas [8] a bien mis en lumière l’ambivalence de cette situation, montrant que, lorsque l’interdit est placé sur certaines manifestations symboliques de la dignité culturelle des origines, la domination ethnique des majoritaires est contestée par la confrontation dont ces jeunes filles se font les protagonistes. Dans cette opposition, il n’y a pas ceux qui ont raison et ceux qui ont tort. Il y a deux légitimités culturelles qui s’affrontent et qui prennent les filles à témoin du malentendu en les sommant de prendre parti. On peut penser que, d’abord déchirées par ce choix impossible, elles mettent ensuite en scène à l’école l’ébauche des réponses personnelles actuellement possibles et, sur la ligne de crête entre une ethnicité subie et une ethnicité voulue, elles tentent finalement d’ouvrir un espace de liberté.
Outre le rôle d’acteur ethnique joué respectivement par l’État-nation auquel la religion musulmane répond à la manière d’une « patrie portative », d’autres exemples d’interactions pourraient encore être évoqués. Il en va ainsi des politiques urbaines dans les « villes globales », où la conflictualité entre les classes sociales semble en définitive ne plus être ressentie comme aussi menaçante pour la démocratie que celle entre les cultures. On pourrait parler aussi de l’ethnostratification du marché du travail dont témoignent le différentiel des salaires et la discrimination à l’embauche. Si la rivalité entre salariés autochtones et immigrés n’a pas été sans entraîner des contradictions au sein des organisations syndicales elles-mêmes, c’est parce que la question sociale y est restée durablement posée dans des termes exclusivement socioéconomiques, ce qui postulait que, pour y trouver leur place, les immigrés devaient accepter d’oublier leur identité ethnoculturelle au profit de celle de travailleur.
Ainsi, au cours des dernières décennies, diverses expressions de l’ethnicité ont transparu dans les rapports entre majorité et minorité culturelles [9]. Elles tendent certes à définir des frontières entre « eux » et « nous », mais elles montrent en même temps que cette forme de relations clôturées relève moins d’une pure logique de séparation que d’une tension dans l’interdépendance. Les frontières ne font donc pas que séparer et ségréguer. Elles organisent aussi l’interaction dans la contiguïté dès lors que les différents groupes ne disparaissent pas par la simple absorption de l’un par l’autre. On peut donc dire que, même si c’est dans la rivalité et le conflit, l’ethnicité est un mode d’organisation sociale de la différence. Les acteurs se différencient certes sur base d’un contentieux où s’intriquent des facteurs tout à la fois économiques, politiques et culturels. Mais ce que ce mélange de facteurs révèle, c’est, d’une part, que les frontières ethniques ne sont jamais séparables d’un état global de l’organisation sociale et peuvent donc évoluer en fonction de sa transformation, et, d’autre part, que l’ethnicité est moins liée à la matérialité des ressources culturelles mobilisées par les acteurs qu’à la signification qui leur est donnée dans les interactions actuelles de leur monde. L’ethnicité n’organise donc pas des niches culturelles inexpugnables, mais la dramaturgie d’une société qui doit globalement se réintégrer, reconstituer des rapports sociaux qui apparaissent comme défaits, où chacun est renvoyé à son identité personnelle, mais qui demandent à être réarticulés dans une nouvelle identité collective.
S’il est vrai que l’usage des catégories de l’ethnicité va croissant dans les travaux des sciences sociales, on ne manque pas de constater néanmoins que, lorsqu’il n’est pas exclusivement dénonciateur des périls du communautarisme, il en reste le plus souvent à une vision partielle du phénomène où le vocable ethnique désigne exclusivement les autres. L’ethnicisation des relations sociales que l’on y envisage concerne les seules minorités qui ne sont considérées que comme les victimes d’une stigmatisation qu’elles ne font que subir. Un tel usage équivaut en fait à une simple dénonciation de l’imposition identitaire unilatérale dont l’ancien racisme colonial était capable. Or, n’est-on pas dans une nouvelle séquence historique qui, pour les sciences sociales tout au moins, devrait mettre un terme à cet usage unilatéral ? Comme le suggère l’anthropologue indien Arjun Appadurai [10], ne faut-il pas admettre qu’après le colonialisme, la grande question pour les sciences sociales n’est plus principalement de traquer les suites de la colonisation telles qu’elles peuvent se perpétuer dans les discriminations des sociétés européennes, mais d’arriver à une pensée transformée, au-delà de la logique à l’œuvre dans les prétentions intellectuelles de la période coloniale qui substantifiait l’ethnicité et ne l’appliquait qu’aux autres ? Il s’agit, dit-il, non pas de se contenter de penser l’après-colonialisme mais surtout de parvenir à penser après le colonialisme en purgeant la pensée de ce qui reste en elle de son unilatéralisme intellectuel ancien. Ce qui invite à analyser les interactions sociales propres à l’Europe multiculturelle en tenant compte de ce que, comme y insiste F. Barth, on n’assiste jamais à l’apparition d’une affirmation ethnique isolée, mais à un système d’affirmations ethniques indissociables qui, par le truchement d’imputations identitaires croisées, se répondent en vue d’organiser les appartenances, les frontières et les rapports entre les anciens établis majoritaires et les nouveaux entrants minoritaires.
Hélène Bertheleu [11] a fort bien identifié les résistances qu’il y a en France à franchir le pas d’une telle démarche. Elle souligne que tout au long des années 1990, beaucoup d’intellectuels furent convaincus qu’il fallait résister à la montée des particularismes qui équivalaient à leurs yeux à une fragmentation ou une balkanisation de la société française. De leur point de vue, rejeter l’usage de la notion d’ethnicité participait directement au soutien de la pensée républicaine universaliste. Et si au cours des années plus récentes l’expression « ethnicisation des relations sociales » est entrée malgré tout dans le vocabulaire des sciences sociales, ce n’est toutefois qu’au prix d’une sérieuse réduction de sa portée. C’est-à-dire en en restant au seul point de vue de la majorité et des soucis que peut inspirer aux mandataires publics la gestion d’une société de plus en plus composite au sein de laquelle la stigmatisation ethnique des minorités vient anormalement redoubler l’exclusion économique et politique dont elles pâtissent déjà. En creux s’affiche ainsi l’idée que l’on aurait dû normalement en rester à la perspective assimilationniste du traitement de la question migratoire. Mais ce qui est surtout obtenu grâce à cette manière d’utiliser la notion d’ethnicité, c’est que la catégorie nationale française elle-même ne soit pas ramenée au rang de groupe ethnique. Une telle manière de raisonner équivaut cependant à occulter les dimensions constructiviste et interactionniste qui constituaient le principal du potentiel théorique de l’ethnicité comme catégorie analytique de l’action. Elle demeure donc largement impensée dans ce pays, conclut H. Bertheleu.
Dans l’Europe qui voit s’élargir les sources de son peuplement en même temps que la question des identités y prend une forme inédite, il s’agit de parvenir à gérer une nouvelle configuration de la conflictualité sociale. Et il faut parler d’une réintégration de la société globale parce que l’idée d’intégration n’est pas une idée dynamique, capable de nous éclairer au sujet des processus socioculturels en cours dans une société dont l’histoire n’est pas finie. On ne peut s’en remettre à une conception monumentaliste de la société, qui la voit comme un ensemble achevé et quasi immuable, imposant et admirable dans lequel les immigrés ne pourraient aspirer qu’à faire disparaître leurs identités d’origine. Si pour penser la nouvelle conflictualité sociale il n’y a eu longtemps, particulièrement en France, aucune place pour le paradigme ethnique, c’est notamment parce que la question de la citoyenneté y a été phagocytée par celle de la nationalité qui faisait de l’intégration un impératif capable de dissimuler les modalités complexes de la construction des appartenances collectives. Mais la nationalité, qui est elle-même une notion politico-culturelle historiquement située, n’est plus à même de remplir cette fonction aujourd’hui. Et comme le fait valoir Herman van Gunsteren [12], l’alternative culturelle entre le communautarisme et l’universalisme est précisément ce dont la théorie politique de la citoyenneté doit chercher à sortir aujourd’hui. Car la communauté de destin des individus rassemblés par l’histoire sur un même territoire n’a donné naissance qu’à une « citoyenneté imparfaite ». C’est-à-dire à un type d’accomplissement politique qui, au travers d’une multiplicité d’identifications sociales reliant entre eux les individus en même temps qu’elles les opposent, n’assure que provisoirement une maîtrise du lien collectif jugée acceptable. En d’autres termes, les contenus de la citoyenneté confondus avec la conformité culturelle de la nationalité n’ont jamais constitué une réalité achevée, située en dehors des tensions sociales et des rapports de pouvoir. Ils ne correspondent pas à une norme définitivement établie et font continuellement l’objet de luttes non seulement pour les défendre, mais aussi pour les réinterpréter et les étendre.
Le travail du chercheur n’est pas de juger et de prescrire, mais d’abord de comprendre. Dans la présente note, on a simplement voulu montrer que les catégories de l’ethnicité n’ont pas qu’une utilité statistique et qu’elles peuvent constituer un paradigme fécond qui apporte un nouvel éclairage au moment où, sans qu’il soit nécessaire de prétendre que tous les rapports sociaux relèvent d’elles, dans les sociétés européennes contemporaines elles mettent néanmoins en lumière des clivages basés sur une différenciation sociale autre que celles plus traditionnelles de la classe, du sexe ou de l’âge. La reconnaissance de ces clivages ouvre une perspective supplémentaire à l’étude de l’espace public vu tout à la fois comme espace de risque et espace d’accomplissement social. Les catégories de l’ethnicité permettent de comprendre comment naissent, se croisent et deviennent politiques des pratiques consécutives au rassemblement de différentes identités culturelles dans un même espace. Et que ce n’est pas de la bienveillance des uns pour les autres mais au contraire de l’émoi et des désaccords face à ce qui, de part et d’autre, est perçu comme une menace ou comme un risque, que, dépassant leurs contradictions, les sociétés ethniques s’attèlent à la construction d’un nouveau faisceau de normes communes. C’est par le biais de compromis successifs qu’est donc progressivement rediscutée l’autoréférentialité dont spontanément les différentes cultures se réclament et que se créent des possibilités d’action commune entre des parties qui, au départ, s’évitaient par l’érection de frontières entre elles. Ainsi se prépare la mise en forme d’institutions politiques autres que celles qui régissaient les sociétés monoculturelles.
Il est temps de sortir des faux procès en hérésie culturaliste et cesser d’agiter le spectre du communautarisme que la notion d’ethnicité n’est pas soupçonnable de couvrir. Car elle vise précisément à établir que, si la référence à la culture est distincte et ne peut être réduite à n’être qu’une fausse conscience dérivée de l’économique et du politique, cette référence n’a néanmoins pas d’existence en dehors de ses rapports avec ces autres éléments constitutifs de l’agir humain. Avec l’ethnicité, il ne s’agit pas de privilégier le domaine des pratiques culturelles, mais d’affirmer que la vie est action et qu’elle est, notamment, culturelle dans son action. Il faut conférer sa place à la culture dans l’analyse de la dynamique sociale au sein de laquelle, avec les domaines économique et politique, elle donne sa forme à ce que Marcel Mauss appelle le « fait social total ».
par Albert Bastenier [14-10-2008]
Notes
[1] Michèle Tribalat, « Hétérogénéité ethnoculturelle et cohésion sociale », dans [Futuribles, juillet-août 2007, n°332, pp. 71-84.
[2] François Héran, Le temps des immigrés. Essai sur le destin de la population française, Seuil, La république des idées, 2007.
[3] J’ai tenté de montrer la fécondité intellectuelle de ces notions dans mon ouvrage Qu’est-ce qu’une société ethnique ? Ethnicité et racisme dans les sociétés européennes d’immigration, P.U.F., Coll. Sociologie d’aujourd’hui, 2004.
[4] Citant David Miller (Citizenship and National Identity, Cambridge, Polity Press, 2000), M. Tribalat définit le multiculturalisme radical comme une politique uniquement soucieuse de la préservation des différences sans souci pour l’identification avec la communauté nationale et l’État.
[5] Fredrik Barth, « Les groupes ethniques et leurs frontières », traduction française dans P. Poutignat et J. Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité, PUF, 1995.
[6] Parmi tous les auteurs qu’il faudrait citer, on retiendra Stuart Hall, Paul Gilroy, Achille Mbembe, Homi Bhabha, Arjun Appadurai.
[7] Françoise Lorcerie, L’école et le défi ethnique. Éducation et intégration, INRP-ESF, 2003.
[8] Nacira Guénif-Souilamas, « Les beurettes aujourd’hui », dans F. Lorcerie , 2003, op. cit.
[9] Dans mon ouvrage sur la société ethnique, j’ai consacré de longs développements aux expressions concrètes de la conscience identitaire tant de la majorité que de la minorité ethniques.
[10] Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Payot, 2001.
[11] Hélène Bertheleu, « Sens et usage de l’ethnicisation. Le regard majoritaire sur les rapports sociaux ethniques », dans Revue Européenne des Migrations Internationales, 2007, vol.23, n°2, pp. 7-26.
[12] Herman van Gunsteren, A Theory of Citizenship. Organizing Plurality in Contemporary Democracies, Westview Press, 1998.
Source : http://www.laviedesidees.fr
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