Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

vendredi, 11 avril 2014

Jacqueline de Romilly: La grandeur de l'homme au siècle de Périclès

jacqueline-de-romilly-en-2003-10369195qchdf_1713.jpg

Jacqueline de Romilly, La grandeur de l'homme au siècle de Périclès, Editions de Fallois, 2010.

Ex: http://cerclenonconforme.hautetfort.com

Helléniste française de renom international, membre de l’Académie Française, Jacqueline de Romilly est décédée en 2010. Quelques mois avant sa mort, elle écrivit (ou plutôt dicta) cet essai qui répondait à son triste constat quant à la réalité de notre époque : le niveau culturel baisse inexorablement et les textes antiques ne sont plus lus. Or, pour l’auteure, il est impératif de se ressourcer auprès de ces grands textes afin d’y trouver les réponses sur nous-mêmes et de préparer notre futur car « nous vivons une époque d’inquiétude, de tourments, de crise économique, et –par suite- de crise morale ». Cette louable préoccupation, qu’on retrouvait également chez Dominique Venner, explique pourquoi je me suis intéressé à cet ouvrage dont je vais tenter d’extraire plus bas les aspects qui m’ont le plus marqué.

1. Que signifie, pour les auteurs grecs de l’époque de Périclès (Vème siècle avant JC), cette idée, exprimée pour la première fois sans doute, de grandeur de l’homme ? 

romilly.jpgJacqueline de Romilly se base ici sur Sophocle et surtout Thucydide où elle décèle les éléments d’une sagesse politique tendant à des vérités valables pour le présent mais aussi l’avenir.

La grandeur de l’homme s’entend comme l’agrégat de plusieurs éléments: en plus de l’intelligence et de l’ingéniosité propres aux hellènes, c’est ce sentiment que la nature humaine dans ce qu’elle a de plus « humain » (égoïsme, paresse, passions –au mauvais sens du terme- diverses) se doit d’être dominée. « La grandeur de l’homme, nous dit effectivement J. de Romilly, c’est de s’élever contre sa nature ».

Dans sa Guerre du Péloponnèse, Thucydide faisait justement remarquer que nombre des acteurs politiques de l’époque étaient souvent mus par de bas mais très humains motifs personnels au lieu de rechercher avant tout le bien commun. Il soulignait par ailleurs que Périclès, à la différence de ceux-là, était honnête et incorruptible. Il disait la vérité au peuple et cherchait à le guider pour le bien de la cité. Voilà ce qu’est un dirigeant valable : un homme rempli de qualités morales qui fera rejaillir celles-ci chez le peuple qui a besoin de tels meneurs. Seul, le peuple ne peut en effet ni dominer sa nature ni tendre vers le supérieur car il lui manque des responsables exemplaires, disposant de hautes vertus, et donc, capables de le conduire vers davantage de grandeur. En effet, le peuple est trop marqué par sa nature profonde, sa légèreté et son manque de réflexion (il est ainsi capable de s’enthousiasmer facilement pour le premier démagogue venu), pour évoluer sans guides. Toute réussite politique est donc le fruit de la recherche du bien commun couplé à une morale forte. Elle implique la rencontre d’esprits éclairés et d’une base réceptive.

D’ailleurs, les points principaux de l’idéal politique de Périclès se retrouvent chez Thucydide (dans son oraison funèbre des morts, Livre II) : le respect des gens et de la loi, l’absence de trop de coercition, la participation à la vie publique (tout en ayant une vie privée), la célébration des fêtes, le respect des morts et de leur gloire passée, le courage et le dévouement à la cité. Cet ensemble de rites et de vertus cimentent la communauté dans la recherche du bien pour le plus grand nombre. Les citoyens sont donc fiers, responsables et peuvent mener un mode de vie éclairé par la liberté, ce qui les mène sur les chemins de la grandeur.

On pourrait par ailleurs ajouter à ce tableau idéal les idées que l’auteure n’évoque que trop rapidement : la morale qui perle à cette époque à propos de la solidarité, de l’indulgence et du pardon ou encore ce qu’on retrouve dans Socrate et Platon qui, d’un point de vue religieux, placent le but de l’homme dans son « assimilation à Dieu »…

2. En quoi la figure du héros tragique nous aide à mieux cerner ce qu’est la grandeur de l’homme ?

Se basant également sur les tragédies de la même époque se rapportant aux héros grecs, la grande helléniste nous montre un autre aspect de cette grandeur de l’homme à travers l’étude de leur sort.  Dans les tragédies d’Eschyle ou d’Euripide, les héros et leurs proches sont tous frappés de désastres et souffrent allégrement. Bien sûr, des personnages aussi différents qu’Œdipe ou Médée sont très souvent emportés par leurs passions, la première tue ses enfants pour se venger de Jason et le second (chez Euripide) tue toute sa famille. Pourtant, et ce point est fondamental, ils ne sont que des victimes de la volonté divine. Les dieux, par châtiment ou hostilité, inspirent démesure, folie ou actes insensés aux hommes et aux héros qui subissent cet « égarement » qu’ils craignent au plus haut point tant il est une menace pour leur dignité et leur grandeur. C’est un fait, l’homme (ou le héros qui est une sorte de demi-dieu) est fragile, voire minuscule face aux dieux.

Pourtant, même abattu ou humilié, le héros ne perd pas de sa grandeur. Le malheur le rend encore plus grand à nos yeux car il n’est pas synonyme d’abandon. Il prouve que le héros de la tragédie est prêt à tout pour atteindre son but : il accepte les épreuves et le sacrifice ultime : la mort.

Le spectacle répété des tragédies amenait ainsi le public à accéder à un monde de grandeur où se déroulait ce que Jacqueline de Romilly appelle « la contagion des héroïsmes ». La grandeur des héros pénétrait les habitudes de pensée des Grecs et influait sur leurs esprits et leurs idéaux. Savoir se sacrifier alors qu’on sait n’être que fragilité face aux dieux magnifie d’autant plus, chez l’homme, sa grandeur. D’ailleurs, l’exemple d’Ulysse qui fait face au courroux de Poséidon et à mille autres dangers le montre bien.

Les grecs n’étaient pas des optimistes béats et avaient bien conscience que l’homme mène une vie difficile où les épreuves et les pièges sont légions, avant tout à cause de sa fragilité et de sa nature intrinsèque. Pourtant, ils avaient fait le choix de dominer cela et de se vouer à un idéal supérieur, durable et beau, atteignable seulement par un travail constant sur soi impliquant efforts et triomphe de la volonté. Ils nous montraient un chemin, un élan intérieur, que nous devrions chacun essayer de suivre avec ardeur car tendre vers cette grandeur est un désir que nous nous devons de poursuivre en tant qu’Européens conscients de notre héritage et désireux de construire notre avenir. Car notre premier travail, il est à faire sur nous-mêmes. Et nous sommes notre premier ennemi.

Rüdiger

Note du C.N.C.: Toute reproduction éventuelle de ce contenu doit mentionner la source.

samedi, 29 janvier 2011

Jacqueline de Romilly et la bonne Grèce

20070402_WWW000000512_6911_1.jpg

Jacqueline de Romilly et la bonne Grèce

par Claude BOURRINET

Assurément, il n’est guère correct de s’en prendre à une défunte et à son œuvre. La seule excuse à donner est que l’académicienne n’aurait pas pris la peine de réfuter ce qui suit. Cependant, le ton dithyrambique et l’encens qui ont accompagné les obsèques de l’illustre helléniste avait de quoi irriter, non seulement parce que la flagornerie, même quand il s’agit d’un mort, horripile, comme si ce supplément d’âme eût l’heur de faire oublier la catastrophe annoncée qui ruine l’enseignement du latin et du grec en France, mais on ne s’est guère demandé, et pour cause, si la bonne dame du Collège de France avait fait tout ce qu’il fallait pour qu’une telle tragédie fût devenue impensable. Il y eut bien des pétitions, des murmures de couloir, mais Jacqueline de Romilly était bien trop intégrée pour ruer comme une bacchante ou poursuivre les assassins du grec comme une Érinye assoiffée de sang.

À vrai dire, je n’ai jamais essayé de lire un de ses ouvrages sans que le livre me tombe des mains, tellement il est farci de bons sentiments, et de cette manie anachronique de démontrer l’impossible, à savoir que les Grecs, c’était nous, les modernes de 1789, de la République etc. Le paradigme politique a radicalement changé, tant le christianisme a bouleversé notre manière de voir le monde et les hommes, l’individualisme, la marchandisation, la coupure avec un ordre holiste du monde ont contribué à broyer ce qui demeurait de l’Antiquité. Au demeurant, Walter Friedrich Otto le dit très bien dans Les dieux de la Grèce; comme le souligne Détienne dans la préface de cet ouvrage fondamental : « il faut […] prendre la mesure de ce qui nous sépare, de ce qui nous rend étrangers à l’esprit grec; et en conséquence dénoncer les préjugés [positiviste et chrétien] qui nous empêchent de comprendre «  les dieux de la Grèce ” ».

Et si, bien sûr, la Grèce est à l’origine de l’Europe, ce n’est pas dans le sens où les héritiers de la IIIe République l’entendent. D’une certaine manière, même si je me retrouve dans cette époque, en en partageant tous les fondements, y compris les plus scandaleux pour un moderne, et qui sont très éloignés de l’idéologie néochrétienne des droits de l’homme, la Grèce antique est complètement différente du monde contemporain. À son contact, on est en présence avec la véritable altérité (en fait notre identité). Hegel disait que pour un moderne, un Grec est aussi bizarre et étrange qu’un chien.

Voilà ce que qu’écrivait Hegel de l’Africain dans La Raison dans l’Histoire : « C’est précisément pour cette raison que nous ne pouvons vraiment nous identifier, par le sentiment, à sa nature, de la même façon que nous ne pouvons nous identifier à celle d’un chien, ou à celle d’un Grec qui s’agenouillait devant l’image de Zeus. Ce n’est que par la pensée que nous pouvons parvenir à cette compréhension de sa nature; nous ne pouvons en effet sentir que ce qui est semblable à nos sentiments. »

Le fondement de la pensée véritable, c’est ce sentiment d’étrangeté, un arrachement aux certitudes les plus convenues, pour parvenir à notre vérité profonde.

Un Grec est plus proche du Sioux, d’une certaine façon, que du kantien.

Maintenant, avec un effort d’imagination et beaucoup de caractère, on peut se sentir plus proche du Sioux que du kantien.

Jacqueline de Romilly n’a eu donc de cesse d’invoquer la Grèce antique pour louer les vertus supposées de la modernité : la démocratie, dont chacun sait qu’elle est une « invention des Grecs », l’égalité, notamment entre hommes et femmes, les droits de l’homme, etc. La presse ne s’est pas fait faute de le rappeler à satiété, comme si le retour à l’hellénisme ne pouvait que passer par les fourches caudines du politiquement correct.

La source des confusions, lorsqu’on s’avise de s’inspirer des théories politiques de l’Antiquité pour définir les modèles organisationnels de la meilleure société possible, est que nous avons affaire à deux mondes différents, et l’erreur de perspective conduit à des décalages conceptuels et symboliques, à des malentendus. Les notions qui font l’objet d’un glissement suprahistorique fallacieux, confinant à l’anachronisme, sont aisément repérables dans cette phrase, tout à fait représentative du style qu’on trouve chez nos universitaires : « Un sens de l’humanité sorti de l’histoire dont les valeurs et les idées sont toujours dans l’actualité, surtout si on a à l’esprit les remises en cause actuelles des valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité, au nom du droit à la différence confinant à la différence des droits, du communautarisme encouragé par le clientélisme politique, d’un retour radical du religieux et du patriarcat déniant aux femmes qu’elles puissent être les égales de l’homme ! » (Guylain Chevrier, docteur en histoire, cf. http://www.agoravox.fr)

Tout y est, avec même le ton déclamatoire.

La réduction, dans les classes de collège et de lycée, de l’apport hellénique à la démocratie a de quoi irriter. Luciano Canfora , pour ne parler que du terme « démocratie », a démontré que, dans le préambule à la Constitution européenne de 2003, ses concepteurs, par « « bassesse » philologique », ont falsifié les « propos que Thucydide prête à Périclès » (qui était, de facto, prince – prôtos anêr, dixit Thucydide – d’Athènes) en assimilant démocratie et liberté. La « gaffe » provient de leur formation scolaire, qui leur a révélé que « la Grèce a inventé la démocratie » (« formule facile, tellement simplificatrice qu’elle se révèle fausse », écrit Canfora), sans entrevoir qu’« aucun texte écrit par un auteur athénien ne célèbre la démocratie » ! Celle-là, dans l’histoire des Grecs antiques, a été un régime minoritaire, ramassé dans le temps, qu’il n’a pas été si démocratique que cela (au sens moderne), et qu’il a été méprisé par pratiquement tous les penseurs, à commencer par le premier, Platon, qui lui reprocha d’avoir assassiné Socrate. Il faudrait analyser de plus près ce que dit Aristote, qui est plutôt pour le gouvernement des meilleurs.

D’autre part, la notion d’égalité est aussi un piège : Agamemnon par exemple est le primus inter pares. Il n’est pas question d’égalité entre êtres humains, mais entre aristocrates, entre rois. Thersite en sait quelque chose, qui reçoit de la part d’Ulysse un coup de sceptre pour avoir prôné le défaitisme, et, avant tout, pour avoir pris la parole.

Pratiquement personne n’a remis en cause l’esclavage.

Ce que l’on omet de dire, c’est que, si l’on survole l’histoire hellénique jusqu’à Rome et au-delà, le régime qui s’impose et qui, justifié par les stoïciens, les platoniciens et d’autres, semble le plus légitime, surtout après Alexandre, c’est la monarchie. L’Empire romain est fondé sur cette idéologie, comme l’a montré Jerphagnon.

Qu’en est-il de l’égalité entre l’homme et la femme ? Ce n’est pas à un Grec qu’on va faire passer cette baliverne ! Il en aurait bien ri, lui qui, sur cette question, ressemble beaucoup à un musulman, en remisant son épouse dans le gynécée. Lysistrata est une COMÉDIE, destinée à FAIRE RIRE ! Autant dire que l’idée d’égalité entre hommes et femmes était présentée comme une bouffonnerie.

Je renvoie à Vernant pour ce qui est du « mythe d’Œdipe », qu’il dénonce savamment en montrant que Freud s’était trompé sur toute la ligne.

Loin de moi l’idée de démolir la statue funèbre de Jacqueline de Romilly, mais j’avoue que les éloges actuels m’énervent un peu.

Pour apprécier en profondeur la pensée grecque (et subsidiairement romaine), autant lire Vernant, Jerphagnon (l’exquis !), Friedrich Otto, Paul Veyne, qui me semblent plus incisifs que la bonne dame pour classes terminales…

Claude Bourrinet


Article printed from Europe Maxima: http://www.europemaxima.com

URL to article: http://www.europemaxima.com/?p=1846